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Philosophie

  • Boulangerie : Montaigne quotidien

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    En direct : J'écoute Leonard Cohen, Ten new songs, puis j'écoute Alain Bashung, Bleu pétrole, je relis Hypérion de Hölderlin au hasard, je reprends les Hymnes à la nuit de  Novalis, n'en relis que les annotations en marge, faites au crayon, de mes premières lectures. Manciet, Juliet, Cadou, Neruda, Ungaretti me lancent des oeillades - et nous alors, ohé !... Je contemple sans le regarder un ciel bleu pâle. Novembre. Fin novembre doux au lieu d'être givré jusqu'à l'os, soit l'opposé d'un novembre classiquement vigoureux, capable de glacer notre oesophage lorsque nous inspirons à fond, à l'aube, face à lui tout entier. Droit dans les yeux déjà gentiment agressés par une froidure que l'on accueille "comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride" (Char). Un vent à décorner les ânes dirait mon ami Benoît génère à l'instant une rauque musique de mes volets mal arrimés. Je les ai pourtant coincés avec des bouchons. Je veux ignorer le prénom de ce nouvel ouragan - ou prétendu tel... La plage de la petite Chambre d'amour était plate tout à l'heure. Marée haute. Plate comme une crêpe sèche. Oubliée au-dessus du placard lorsqu'on a (volontairement) raté son saut dans la poêle. Cela porte bonheur, disait Maman. L'Adour (et j'aime que le correcteur rectifie aussitôt ma frappe avec une aveugle autorité : L'Amour...), uniformément beige, semblait prêt à déborder, dans l'arc de Blancpignon qui figure un mol croissant de lune. Nous connaîtrons de plus en plus de débordements. Ils ne seront pas toujours pétris de sentiments généreux, amoureux. Plutôt d'excès haineux, rugueux. Je chasse la douceur en ce dimanche comme on quémande un regard complice, une connivencia sourde. Tue. Forcément tue. En choisissant par défaut l'affût au lieu de l'approche. Preuve que je ravale à l'instar d'une biche bréhaigne, ou comme un grand vieux solitaire, une carne repliée au -fin- fond d'une forêt forcément noire. Et crue. Une page des Essais de Montaigne quotidien - plus indispensable que le pain - me sauvera, j'en suis certain. Il me faut juste me lever et l'attraper. Dresser le bras gauche, empoigner le volume avec le même délice de chaque jour. Puis, l'ouvrir au hasard, ainsi que je pratique cet exercice sportif avec La Recherche, de Proust. Nous avons les Ventoline que nous pouvons. Montaigne prescrit comme bronchodilatateur. Pourquoi pas? La belle affaire sans ordonnance... L.M.

  • Avec Manu, la boucle est bouclée

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    Avec Manu Dubarry, la boucle de l'art et celle du couple passent par le poisson. Gyotaku mode d'emploi.

    Elle a le sens de la boucle et elle ne la boucle jamais car elle a, a minima, une idée par minute. Manu Dubarry – fille de Pierre, qui fonda Les Ducs de Gascogne, ou le foie gras dans tous ses états, a lâché Gimont pour Hossegor, son port d’attache, et les longues plages voisines de Seignosse, soit la généreuse terre gersoise pour l’océan infini de la côte landaise ; ce depuis belle lurette. Les vagues, l’horizon, le sable - et ce qui y échoue surtout, le Gouf et ses insondables mystères à tenter de deviner devant Capbreton, n’ont fait qu’attiser son imaginaire prolixe comme les vagues. Manu créé par séries continuelles. Elle figure le rythme des marées, réputé infini. Artiste autodidacte, après avoir travaillé comme peintre de décors pour le cinéma, elle transforme tout ce qu’elle touche, de ses dix doigts armés par un esprit fertile, en œuvre délicate à tirage unique et à haute valeur ajoutée sensible ; puissamment mais tendrement poétique. 

     

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    Là, elle expose plus d’une soixantaine de ses créations singulières à Olatu (100, avenue de l’Adour à Anglet, juste avant le Brise-Lames, le port de plaisance, et notre querencia gourmande, le restaurant Le Poisson à Voile). Depuis le 15 janvier et jusqu’au 28 mars (le vernissage aura lieu le 15 février à 18h.IMG_2715.jpeg Venez tous). L’espace s’y prête « qui autorise une vue d’ensemble, de loin, et aussi de pouvoir s’approcher très près de chaque cadre afin d’en lire les détails », dit-elle, « d’observer les traits, le regard, les tâches, les écailles de chaque poisson mis en scène en noir de seiche... & blanc ». C’est en réalité à une visite d’un « aquarium à sec » qu'il s'agit, qui n’est ni le musée de la Mer de Biarritz ni l’aquarium de La Rochelle ou celui de San Diego, mais la projection scénographiée d’une femme audacieuse et créative jusqu’au bout des ongles, ayant à cœur de faire œuvre de la pêche de son homme avant de la lui cuisiner. L’intention est donc, philosophiquement et sans le vouloir, puissante. Et admirable. Et cela passe par l’encre de seiche dont

    IMG_2761.jpegelle enduit chaque poisson pris dans le Gouf, au lancer, au leurre souple, au madaï, à la turlutte, à l’ascenseur, les techniques variant chaque jour, à chaque marée, selon d’ésotériques critères, parfois...

    Les poissons-filets

    « Il y a sept ou huit, ans, j’ai commencé de faire ce que j’appelle mes poissons-filets ou mes poissons démaillés, des poissons reconstitués à partir les fils multicolores de filets de pêche échoués sur les plages de Seignosse, que j’ai remaillés, reconstruits », dit Manu. « Je démaille et je couds, rien de plus, je n’ajoute rien, tout a été ramassé sur le sable ».

     

    IMG_2724.jpeg Ainsi, tout a... maille à partir avec la pêche, puisque « je fabrique des poissons, des crustacés, des mollusques avec ce qui a permis de les capturer : les fils du filet ou d’une ligne. Chaque poisson ou crustacé reprend sa forme avec l’outil de sa prise et donc de sa mise à mort ». La boucle. L’omniprésence de l’esprit de la boucle... « J’étais devant mon premier aquarium de poissons-filets, lorsque, au cours du premier confinement, au printemps 2019, une amie m’a parlé de la technique japonaise inventée en 1862, du Gyotaku (titre de l’exposition en cours). Il s’agit de « l’art d’immortaliser des poissons en prenant leur empreinte sur du papier afin de réaliser une estampe ». Cette technique est née du désir d’un seigneur d’offrir à l’empereur l’image d’une magnifique daurade, symbole de bonheur. 

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    « Les pêcheurs », enchérit Manu, « auraient utilisé la technique Gyotaku pour immortaliser leurs plus belles prises en indiquant scrupuleusement les mensurations de chaque poisson. » Et c’est d’ailleurs ce que nous lisons en parcourant cette exposition d’une richesse confondante, qui n’est pas avare en émotions. Le voyage est infiniment poétique – nous nous répétons -, et nous cheminons comme Wang-Fô se sauva dans le conte éponyme extrait des Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar. Le parcours de droite à gauche avec des poissons qui se croisent sans se rentrer dedans car ils vont et viennent mûs par une fluidité instinctive, et l’encre de seiche qui les définit en les dessinant, les fossilisent – ils ressemblent en effet à des fossiles multi millénaires inscrits dans le minéral. Or, nous sommes devant du papier de qualité acheté chez Sennelier à Paris, ou devant de vieux draps récupérés, parfois brodés, blanc cassé ou uniformément immaculés, et tout cela tracé de noir animal, organique ; pur. Très pur (*). Il y a là non seulement des silhouettes, mais des détails effarants de vérité, y compris lorsque certains poissons sont reproduits, retranscrits les yeux « vides », vidés, liquéfiés, soit morts depuis un certain temps après leur prise, « les yeux cavés » comme les pendus de la Ballade de Villon. Manu ne cache rien. Elle est d’une franchise intérieure totale. C’est brut enduit de douceur, animal fourré de satin, sauvage doublé de soie.

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    Chaque poisson est ainsi à plat, sauf ce couple de lieus noirs qui jaillit à l’unisson, verticalement, et semble initier une danse nuptiale. Ou ce banc de marbrés fuyant et dont on éprouve la vitesse grande. Une technique voisine dédiée au végétal se nomme le Tataki-zomé, et Manu s’y frotte déjà avec gourmandise (à suivre)...

    La révélation Gyotaku

    « La découverte du Gyotaku correspondait tellement à mon histoire, lorsque cette amie m’en parla, que ce fut un choc, en écho à mon for intérieur, à ma force intérieure également, habitée que je suis par le monde des poissons depuis trente ans. C’est ma culture, c’est mon patrimoine. Mon mari (qui n’a pas encore d’écailles sur le dos, mais peu s’en faut), après avoir travaillé un quart de siècle pour Quiksilver, et surtout après avoir été sacré champion d’Europe de surf – il était alors surnommé Le Prince des Landes », ce qui génère un sourire amoureux et ravi à Manu lorsqu’elle prononce lentement ces quatre mots... « s’est mis à pêcher chaque jour que Dieu fait « de manière obsessionnelle », précise-t-elle. Poupi, les jours de gros temps qui l’interdisent, sombre dans la mélancolie des gens de mer saisis du mal de terre. Il ne fait qu’attendre le lendemain. » Il est happé par la bile noire (qui a peut-être partie liée avec l’encre de seiche, chi lo sa) comme un bar distrait par l’hameçon dissimulé.

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    IMG_2785.jpegEt puis le père de Manu est présent aussi, il est « dans la boucle », car il a appris à sa fille à cuisiner le poisson (et pas que), ce qu’elle fait quotidiennement avec amour et application. « Lorsque Poupi – alias Jean-Louis Poupinel – apporte le fruit de sa pêche quotidienne, « je prends donc l’empreinte de chaque poisson en le badigeonnant d’encre de seiche, puis je pose le poisson sur du papier ou sur du drap. Le corps s’imprime, y compris les tâches, l’œil, les blessures, des rayures par exemple, et je les travaille grâce à ma mémoire visuelle, je retouche en quelque sorte. Je fais ça à l’instinct aussi, je restitue du mieux que je peux l’âme du poisson à travers son œil ». C’est le lieu de toutes les concentrations, comme pour le regard humain, en somme. Ainsi les poissons morts retrouvent-ils une vivacité. Un vrai regard de vivant. « Certains sont romantiques, d’autres semblent apeurés, d’autres encore expriment leur colère ». Nous parcourons lentement l’expo. Manu Dubarry s’arrête devant un chinchard encadré. « Il était très bon en ceviche, lui ». Et avoue adorer manger les « parpaillettes », les bas-joues des poissons, situées sur les côtés de la tête (à ne pas confondre avec les kokotxas de merlu, par exemple, qui se situent sous la mâchoire inférieure de cette espèce-là).

    Boucler la boucle, une obsession

    Toutes les œuvres de Manu Dubarry sont issues de poissons pêchés dans le Gouf, aux noirs mystères réputés abyssaux, bis repetita à dessein. Et Manu de préciser qu’elles sont bien sûr toutes à l’échelle 1 :1. Forcément. Et que tous les tableaux qui sont exposés, comme les précédents qui ont été vendus, représentent des pièces ayant été cuisinées par Manu. « Je les sers soit crues, en tartare, en ceviche, soit fumées avec mon petit fumoir de table, soit cuites bien sûr mais sans les cuisiner « de trop », très simplement afin de respecter l’authenticité des saveurs originelles, comme un indispensable hommage. » Cette exposition, ce travail, sont une histoire d’amour, et de poésie forte. On boucle véritablement la boucle avec Manu, et Poupi, lequel a toujours vécu sur l’eau, une planche de surf sous ses pieds ou une ligne en mains sur son bateau.

    IMG_2770.jpeg « Il tue ses poissons selon la technique japonaise ancestrale et douce qui évite la souffrance, et augmente le goût de la chair, appelée Ikejimé (en perçant instantanément le cerveau et la moelle épinière). Sa démarche globale est très nature, respectueuse jusqu’au bout... », souhaite préciser son épouse. En résumé, Poupi pêche, Manu fait œuvre d’art du produit de la quête de son homme, puis elle cuisine cela pour lui et toute la famille. « Je fais aussi bouillir chaque tête, et je garde les crânes (exposés également à Olatu) car ils sont tous différents, et fascinants par leur force évocatrice : un dragon ici comme issu de Games of Thrones, un profil de rapace là... De même, elle recueille les « plumes » de calamar qui sont d’une beauté transparente stupéfiante. « Avec Poupi, on ne se voit pas de la journée, il part pêcher très tôt et rentre tard, et nous avons peut-être inconsciemment cherché à nous rapprocher, à nous lier de cette façon. Il y a, oui, cette boucle, ce prolongement que je crée, et le retour en cuisine. Je le nourris de sa propre pêche, ainsi peut-il repartir pêcher le lendemain... » Un regard circulaire sur cette exposition en tous points unique relève ce banc de marbrés sur de la toile de drapeau tendue comme les deux battants d’un paravent japonais. Plus loin, une table de bistro offre des poissons imprimés sur son rond. L’empreinte, la trace, le patrimoine océanique... « Mon rêve serait de faire une expo à Capbreton de tous les poissons présents dans le Gouf, y compris dans ses profondeurs noires. » Cette exposition qui se tient à Olatu, c’est l’aquarium sec et kaléidoscopique, fantasmatique et poétique de Manu Dubarry. Il nous invite à nager pas à pas devant le palimpseste à l’envers de poissons imprimés à l’encre de seiche. Et c’est d’un parcours unique qu’il s’agit. D’un long poème qui réclame un livre hommage composé de haïkus et de dessins. Affaire en cours...

    Léon Mazzella

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    (*) « Il est fort probable qu'avec le temps, le noir organique de ces dessins vire au sépia », confie Manu. Ce n'est que justice : sépia signifie seiche, c'est son nom latin, son étymologie. C'est ancré... L'esprit de la boucle aura le dernier mot.

     

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  • Lectures sauvées des jours

    Capture d’écran 2024-01-01 à 09.40.20.pngParmi mes lectures marquantes au cours de cette année qui s’achève ce soir, je retiendrai une petite poignée de livres émouvants, à commencer par « Frère unique », d’Olivier Frébourg (Mercure de France), récit poignant, à la limite de l’insoutenable parfois, sur la disparition tragique, accidentelle, et injuste de son frère Thierry, « ponte » de la médecine, chercheur généticien de renommée mondiale et victime d’une minable erreur médicale sur le lieu même où il officia tant d’années : l’hôpital de Rouen – rendu coupable de n’avoir de surcroît jamais vraiment reconnu sa faute, ce qui donne lieu à des pages enragées de la part du frère meurtri et inconsolable ; révolté. Double peine. Mais ce livre intime (Olivier Frébourg avait déjà donné « Gaston et Gustave » sur la disparition d’un de ses fils grand prématuré, et – ai-je envie d’ajouter, « La grande nageuse », sur la douloureuse séparation d’avec la mère de tous ses fils) brille avant tout par les souvenirs d’enfance heureuse de deux frères sous le soleil des Antilles où la famille vécut un temps, de 1969 à 1972, puis en Normandie, berceau familial, car le père est un brillant commandant de Marine (officier de la Transat, il fut pressenti pour prendre le commandement du France). Nous savons Olivier Frébourg, écrivain de Marine, habité par la mer. Nous le découvrons ici « frère et fier » de son frère, son « pilier lumineux », qu’il admire sans ambages. « Nous étions des brotherships », écrit-il joliment. « J’étais enfant de la mélancolie. Il était le soleil. J’étais la lune ». L’écrivain Frébourg appelle alors à la rescousse ses vieux compagnons, Hemingway, Ovide, Dante, Virgile, Hugo, Reverzy, Buzzati, Chatwin, Brauquier et autres trafiquants d’exotisme, les poètes, les oiseaux aussi, tout fait baume, ou devrait pouvoir panser... L’ouvrage est bouleversant de bout en bout qui vous traverse de part en part. Je me souviens que, le livre achevé, mes mains tremblaient et j’avais le cœur serré comme une gorge.

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 16.57.10.png« Éloge des oiseaux de passage », de Jean-Noël Rieffel (Équateurs, vénérable maison dirigée par Olivier Frébourg) est un de mes chouchous car je suis un peu à l’origine de cette publication, puisque mon ami Jean-Noël m’avait envoyé son texte (devenant son premier lecteur, ce qui m’honora), que j’ai aussitôt aimé et transmis à mon autre ami Olivier Frébourg, qui s’enthousiasma à son tour. Ce premier livre est une ode à la migration, au pouvoir des oiseaux sur l’esprit de l’homme et donc sur son bonheur. Je partage avec son auteur trois passions : les oiseaux, la poésie et les vins purs. Il en est question dans ses pages, notamment de l’œuvre sensible et précieuse de Philippe Jaccottet. Quant aux oiseaux, ils imprègnent tant l’ouvrage qu’il me semble être composé de plumes et de chants. Je sais que le livre a connu un joli succès, et c’est justice qui me réjouit.

     

    Capture d’écran 2024-01-01 à 09.41.40.pngFervent lecteur de Pascal Quignard, dont je lis absolument tout, j’ai été une fois encore enthousiasmé par « Les heures heureuses » (Albin Michel) qui poursuit la quête spirituelle de la sensation, des émotions pures, de la source de l’amour, de l'émoi originel, l’ensemble dans une langue tendue et on ne peut plus baroque (depuis « Tous les matins du monde »), minérale, d’une précision d’horloger genevois, à la limite du jansénisme littéraire, en tous cas d’une rigueur admirable qui n’exclut jamais – et c’est l’un des talents de Quignard, la dimension extrêmement poétique de sa prose. L’auteur aborde une foule de petits sujets universels par le biais de l’anecdote historique, de la description de l’événement au demeurant insignifiant. Chacun de ses livres, notamment cette « suite » intitulée « Dernier royaume » et dont c’est le XIIe opus, renvoie - à mes yeux en tous cas - à la phrase célèbre de Miguel Torga, « l’universel, c’est le local moins les murs ». Et n’est-ce pas la première vertu de la littérature, sa mission que de rendre universel le village de Macondo dans « Cent ans de solitude » – par exemple. Aussi, et c’est un sacré atout, « un » Quignard se dévore en picorant, le lecteur peut l’aborder comme des pintxos au comptoir d’un bar de San Sebastian. Et, par surcroît, il instruit considérablement, car il n’est jamais avare de détails étymologiques, philologiques, historiques, littéraires et philosophiques, qu’il évoque La Rochefoucauld ou un inconnu, la regrettée Emmanuèle Bernheim ou Spinoza. Et nous sortons de ces « heures heureuses » galvanisé et comme abasourdi lorsque, dans une salle obscure, d’un film exceptionnel nous lisons le générique de fin avec une scrupuleuse gourmandise...

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.04.09.png« La grande ourse », de Maylis Adhémar (Stock) est un roman brillant sur un thème devenu « à la mode » : la difficile cohabitation de l’homme en milieu pastoral avec (le retour) des grands prédateurs comme le loup et l’ours – le lynx croquant surtout les chevreuils des forêts vosgiennes. En l’occurrence, il s’agit des bergers ariégeois du Couserans – cette si belle région que l’auteur(e), toulousaine, connait dans les recoins, et de l’ours. L’écriture est sensible, précise, ciselée, les personnages parfois caricaturés (les rugbymen des bars de l’arrière-pays, le chasseur bourru, le berger bucolico-gionesque, la bergère dure à la tâche...), les paysages ne sont à mon goût pas assez Capture d’écran 2024-01-01 à 09.39.01.pngmagnifiés, la narration d’un conflit qui enfle l'est bien davantage, et la jalousie de l’héroïne pour l’ex de son amoureux un peu too much. Une économie d’une cinquantaine de pages sur le sujet eut été bénéfique. Mais bon, cela n’exclut pas que ce livre soit pétri de qualités, et je le rapproche d’un autre grand texte franchement admirable, sur le même sujet, de Clara Arnaud, « Et vous passerez comme des vents fous » (Actes Sud).

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.04.37.pngSous-titré « Petite rhétorique itinérante », « En marchant », de Patrick Tudoret (Tallandier) est un précieux livre total car il entremêle érudition (sans frime aucune) et petite philosophie de la marche avec brio. Le tout piqué de souvenirs très personnels comme un gigot d’agneau l’est de gousses d’ail. Souvenons-nous que Montaigne, marcheur (et cavalier) impénitent, prétendait « penser par les pieds », et songeons avec Eugenio de Andrade, que « la démarche crée le chemin ». Tudoret est dans cette mouvance-là. Contemplatif et jamais sportif acharné, il prend le lecteur par la main, lequel prend son bâton de pèlerin, et c’est parti. Véritable anthologie littéraire à dominante poétique, le livre devient vite un compagnon que l’on est tenté de glisser dans le sac à dos pour nos prochaines haltes dans la montagne basque – où l’auteur randonne également. « Il y a une ivresse de la marche comme il y a une ivresse d’écrire », note-t-il. Tudoret aime à sentir « la pulpe d’un lieu », à en saisir « le pouls intime », et aussi marcher dans les pas des écrivains qu’il aime. Il en appelle à Saint-Augustin : « Qui n’avance pas piétine », souligne : « La marche comme école de détachement, d’affranchissement. On largue les amarres. La marche art du délestage, de l’allègement. Délestage physique, matériel, mais aussi moral : se déprendre de soi ». Et précise salutairement : « Les assis m’ennuient, ceux qui courent me fatiguent, j’aime ceux qui marchent ». Nous tous aussi, non ?..

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.05.40.png« Monsieur Nostalgie », de Thomas Morales (Heliopoles), déclaration d’amour aux Trente Glorieuses, hymne au « c’était - tellement - mieux avant », est un livre délicieux d’un grand styliste dans la lignée hussarde de Blondin, qui assume avec talent son attachement aux choses surannées et passées de mode. Mais qui pourrait prétendre que Claude Sautet, Bébel, le culte de la langue française, le panache hexagonal, les livres paillards de Boudard, la voix de Michel Delpech, le plat Berry qui est le sien puissent passer un jour de mode ? Morales possède ce passé brillant, truculent, hédoniste, cultivé, amical, gascon et rastignacien, épris de clochers et de ballons de rouge partagés au zinc, du mythe B.B. et des fromages bien faits, chevillé à l’âme comme au corps. Et nous le suivons, page à page, avec une gourmandise qui augmente à mesure, en lisant en ronronnant. « Arrière les esquimaux ! » Olé...

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.06.30.png« La Vie derrière soi. Fins de la littérature », d’Antoine Compagnon (folio essais) est un essai aussi important que sombre. « La littérature a un lien essentiel avec la mort, le deuil et la mélancolie », prévient d’emblée l’ex-universitaire et essayiste des « Antimodernes » et le biographe inspiré (et à succès) de Montaigne, Proust et quelques autres. Est-ce l’âge, le décès de son épouse, la retraite prise... Compagnon se penche sur les œuvres tardives, évidemment pas comme Narcisse sur son reflet dans l’eau, mais en intellectuel constamment en question, à l’écoute, notamment sur ce qui pourrait constituer ce fléchissement de l’âme, sur ce qui préfigure chaque chant du cygne, sur les faiblesses physiques aussi – qu’il ne faut pas négliger, car elles gouvernent le mouvement de la main sur la feuille... L’érudition de l’ancien professeur au Collège de France (dont je suivais les cours, parfois dehors devant un écran géant, pour cause de succès, lorsque je vivais dans le Ve arrondissement, à un jet de galet du Collège...) brille par mille feux en voie d’extinction, et cette plongée dans les eaux profondes de l’ultima verba donne à voir et à réfléchir sur la teneur des dernières pages de « La Recherche », sur la théâtralisation du « Journal » de Gide, sur tant de récits de la vieillesse qui se révèlent parfois, souvent, plus toniques que ceux de la jeunesse, aussi. Stimulant.

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.07.00.pngBien sûr il y eut la divine surprise – oh, vingt-neuf pages à peine -, mais de l’indépassable Julien Gracq, avec « La Maison » (Corti), nouvel inédit, cadeau du ciel et des étoiles, condensé du talent immense du « patron » comme disait Nourissier. L’histoire, mais en est-ce une, est mince come un papier Rizla+, et en faut-il d’ailleurs une pour faire œuvre (à vocation) universelle ? cf. supra. L’apparition énigmatique d’une maison enfouie dans une friche sur le trajet du bus, « comme l’affût précautionneux et tendu d’une bête lourde au milieu de ces solitudes », « de ces fourrés sans oiseaux ». Nous sommes aussitôt chez Poe que Gracq vénérait autant que Verne. Son approche furtive un jour, à pied, « le besoin de me sentir le cœur net de l’envoûtement bizarre de ces bois sans joie », « une extraordinaire suggestion d’abandon et de tristesse », et tout à trac le chant à peine perçu d’une femme, « une voix nue », la vue, l’espace d’un court instant, de « quelque chose d’elle », « la pointe de deux pieds nus », et il n’en faut pas davantage pour générer une montagne d’un désir retenu serré par l’écriture comme jamais maîtrisée de l’auteur du « Balcon en forêt ». La charge érotique de ce très court texte est d’une intensité sublime puisque tout est suggéré, entrevu, et enfin la chute, que je délivre ici car elle n’empêche aucunement le plaisir du texte, sa montée en puissance comme le mercure dans le thermomètre, « ... plus nue encore, et plus secrète que les pieds nus, la masse ondée, prodiguée, déployée, comme une draperie, d’une longue chevelure blonde, la chevelure défaite d’une femme ». Qui écrit mieux ?

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.07.37.pngGrâce soit rendue à Brice Matthieussent, traducteur magnifique de tout l’œuvre – volumineuse (trente ouvrages) de « Big Jim » et à Flammarion d’avoir rassemblé tout ce que ce corpus compte de récits et d’extraits de romans, de « novelas » aussi, placés sous la personne emblématique de Chien Brun, double de Jim Harrison, « Chien Brun. L’intégrale » (Flammarion), donc. Il s’agit d’un livre en surnuméraire lorsqu’on possède une étagère pleine à ras-bord des bouquins de Jim, et qui – pour l’anecdote, faillit un jour me priver de vieillir, en tombant brusquement sur ma tête. Je m’en tirai avec un éclat de rire étrange et une bosse énorme. Ah, Chien Brun, mélancolique bâtard supposé d’Indien mais n’ayant que du sang chaud qui circule ardemment dans les veines, Chien Brun l’anar broussard du Michigan dépourvu de numéro de sécurité sociale – notez la poésie insolite de ces mots, Chien Brun pêcheur de truites et devant l’éternel, Chien Brun chasseur et trousseur, sauvage comme on aime les personnages de cette Amérique des grands espaces, court ici sur près de six cents pages, et plus on les feuillette, s’y arrête, plus Jim nous manque. Mais ce n’est pas si grave, Chien Brun se retourne, décèle votre peine, et vous embarque, et c’est bon de le suivre à nouveau, de le lire...

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.08.03.pngVoici un ouvrage singulier que Jim Harrison aurait sans doute aimé. « Chanteurs d’oiseaux », de Jean Boucault et Johnny Rasse (Les Arènes/PUG), ou l’histoire de deux surdoués de l’imitation des chants d’oiseaux – l’un est spécialiste du goéland argenté, l’autre du merle noir, qui raflent tous les concours (ce qui semble très étrange, pour un citadin) ayant cours notamment en baie de Somme, d’où ils sont issus. Terre d’oiseaux de passage, ils ont grandi parmi eux, du côté d’Arrest, leur parcours est narré en alternance, et ils se donnent aujourd’hui en spectacle, et c’est paraît-il bluffant (mais j’ai la chance immense de pouvoir les écouter bientôt, vers la mi-janvier, à Paris, à la faveur du Salon du Livre de Nature, où se tiendra leur prestation). Leur récit alterné est touchant, simple, qui décrit leur quotidien, l’école – surtout buissonnière, l’amour infini des oiseaux, l’apprentissage de leur parole, de l’infinie subtilité des « modulations de fréquence » de chacune d’elles, la naissance d’une passion dévorante, tout cela est décrit dans une langue directe et sensible, naturellement sauvage et saumâtre, avec des adjectifs beaux comme des marécages à l’aube, des joncs éclairés par un soleil timide. « Je t’apprendrai à faire le courlis cendré ». Juste cette phrase et je frissonne. Comprenne qui sait déjà...

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.08.35.png« L’ABéCédaire de Michel de Montaigne », choisi par Michel Magnien (L’Observatoire) est issu d’une collection particulièrement attachante (celui de Romain Gary nous avait ravi, il y a quelques mois). Il agit comme un « memo », un rappel, un vaccin, on le feuillette en cherchant des entrées moins convenues, laissant tomber amitié, cannibales, apprendre à mourir, éducation... en musardant du côté de bordel, branloire, chasse, constance, cul, délectation morose, désir, difformité, écrivaillerie, garde-robe, ivrognerie, etc. Inépuisable Montaigne. Ce livre est à rapprocher du (déjà ancien) « Le meilleur de Montaigne », concocté par Claude Pinganaud pour arléa. Revenir, toujours, à Montaigne.

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.09.32.pngJ’en attendais plus. Je fus déçu. Comme souvent, avec le choix de l’Académie Nobel. Louise Glück ne profita pas longtemps du sien, obtenu en 2020, car elle vient de nous quitter. La « grande » poétesse américaine se voit compilée par Poésie/Gallimard, avec « L’Iris sauvage, Meadowlands, et Averno » lesquels m’ont laissé sur ma faim de poésie profonde, dense, parce que, page 193, je ne me contente pas du début du poème intitulé

    « Anniversaire : 

    J’ai dit que tu pouvais faire un câlin.

    Ça ne veut pas dire tes pieds froids sur ma bite.

    Quelqu’un devrait t’apprendre les bonnes manières au lit. »

    Un poème, un seul (sur 450 pages, c’est léger) a trouvé grâce à mes propres critères, « Rotonde bleue :

    J’en ai assez d’avoir des mains

    dit-elle

    Je veux des ailes –

    Mais que feras-tu sans tes mains

    Pour être humain ?

    J’en ai assez de l’humain

    dit-elle

    Je veux vivre sur le soleil »...

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.10.06.pngApprocherions-nous, via cette dernière image, de l’éternité décrite (« Quoi? »..) par Rimbaud, dont on célèbre le 150eanniversaire de l’impression à compte d’auteur à Bruxelles, des cinquante-quatre pages d’« Une saison en enfer » (Poésie/Gallimard), soit une mince plaquette de textes en prose sertie de sept poèmes en vers, avec des pages blanches, des fautes typographiques demeurées (il s’agit d’un fac-similé, comme celui qu’arléa offrit à ses fidèles clients il y a quelques années). La mention PRIX : UN FRANC qui barre la page de titre (intérieure) comme une ceinture de bourreau, possède finalement l’élégance surréaliste d’un aquoibonisme de belle facture. Rimbaud détruisit le faible tirage, non sans avoir offert un exemplaire à Verlaine. C’est grâce à celui-ci que le texte fut sauvé, nous est parvenu, et nous touche encore de plein fouet :

    « Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.

    Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère.  – Et je l’ai injuriée. »

    Ainsi débute cet ouvrage iconique, comme on dit, que nous ne nous lasserons jamais de rouvrir.

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.10.34.png« Je suis un volcan criblé de météores », de Etel Adnan (Poésie/Gallimard), m’est une découverte majeure. Cette somme de poésies qui couvre les années 1947 à 1997 provient d’une poétesse prolixe (1925-2021) tardivement reconnue, peintre aussi, issue du carrefour de plusieurs cultures (turque, grecque, libanaise, française, américaine). Il y a des poèmes militants à connotation politique, je les ai écartés d’instinct, considérant avec Stendhal que « la politique dans un roman, c’est un coup de pistolet dans un concert », et avec Proust que des idées dans une fiction « sont comme l’étiquette du prix laissée sur un cadeau ». En revanche, de très nombreux textes sont infiniment sensibles, touchants. Extraits :  

     

    « Le soleil dit la mer est la vie originelle,

    je suis les vignes futures et la vigueur des panthères.

    La mer est femme sur les genoux de l’aube. »

    -----

    « La nuit coulait plus lentement

    qu’un étang. L’ange comptait

    les étoiles. Tu disais : L’amour

    est une eau qui revient à son

    aube. »

    -----

    « J’ai épousé la lumière

    j’ai enfanté la folie

    je suis un fleuve mon amour

    tu ne peux que pleurer

    sur mes bords. »

    -----

    « et la chaleur de ta

    passion

    prend

    la couleur du givre

    blanc comme un perpétuel printemps. »

    -----

    « Elle avait des yeux qui faisaient

    briller le soleil au-dessus de mon lit

    et tomber la pluie

    c’est de ma mère que je parle... »

    -----

    « La solitude du monde animal

    est entrée dans mon cerveau :

    Une femme m’a aimée au-delà de toute raison »

     

    Capture d’écran 2024-01-01 à 10.04.38.pngÀ la faveur de retards homériques des trains de la SNCF la veille de Noël et son surlendemain, et ayant pris soin, au cas où si probable, de me munir d’une Pléiade, j’ai relu les Oeuvres romanesques de Marguerite Yourcenar, la grande Marguerite Yourcenar. « Alexis ou le traité du vain combat », Le coup de grâce », « Feux », « « Nouvelles orientales », un peu de « l’Œuvre au Noir », des « Mémoires d’Hadrien »... Un bonheur réitéré une journée durant entre Bayonne et Nîmes, via Bordeaux et Toulouse. Je suis soudain tenté de reproduire ici tout ce que j’ai pu annoter au crayon sur le papier bible, tant de fulgurances, de traits, de percussion, de vérité, de subtilité extrême... Allez, juste deux ou trois comme ça, pour frissonner :

     

    « On dit : fou de joie. On devrait dire : sage de douleur. »

    -----

    « Posséder, c’est la même chose que connaître : l’Écriture a toujours raison. L’amour est sorcier : il sait les secrets ; il est sourcier : il sait les sources. L’indifférence est borgne ; la haine est aveugle ; elles trébuchent côte à côte dans le fossé du mépris. L’indifférence ignore ; l’amour sait, il épelle la chair. Il faut jouir d’un être pour avoir l’occasion de le contempler nu. Il m’a fallu t’aimer pour comprendre que la plus médiocre ou la pire des personnes humaines est digne d’inspirer là-haut l’éternel sacrifice de Dieu. »

    -----

    « Où me sauver ? Tu emplis le monde. Je ne puis te fuir qu’en toi ? »

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.11.54.pngJ’achèverai cette brève liste (j’en oublie, c’est certain, car une année c’est long, mais je la rectifierai, le cas échéant)... Avec une relecture faite à la faveur d’un cadeau d'anniversaire précieux comme le givre à l'aube, le premier regard de connivencia, l'amour et le vin pur en partage, le silence qui épargne le geste, les yeux fermés paupières coupées : « L’Amour fou », d’André Breton dans une belle édition rare, illustrée et numérotée du Club français du livre. J’ai éprouvé le besoin parallèle de reprendre le « André Breton. Quelques aspects de l’écrivain », de Julien Gracq (José Corti) pour ce qui y est souligné par celui qui fut fasciné par le père du surréalisme : ceCapture d’écran 2024-01-01 à 10.06.37.png pouvoir prodigieux d’associer sans contrainte pour le lecteur la poésie et l’essai, la beauté de la phrase et la réflexion sur le motif. Avec Breton, comment dire... l’émulsion, pour une fois, semble pouvoir prendre : l’eau à l’huile s’allie et la fusion procède d’un alliage unique. « L’Amour fou », donc, offert par une main experte en surréalisme, « parce que la neige demeure sous la cendre », et ses inoxydables fulgurances, pour le plaisir du texte, soit pour ne jamais changer...

    « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas. »

    -----

    Et cette célèbre citation que l’on voudrait faire inscrire sur notre pierre tombale ou bien sur notre urne, au choix :

    « J’aimerais que ma vie ne laissât après elle d’autre murmure que celui d’une chanson de guetteur, d’une chanson pour tromper l’attente. Indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique. »

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    Bonne Saint-Sylvestre. « Je vous souhaite d’être follement aimé(es) ». A.B.

    Léon Mazzella

     

      

  • Flemme

    La flemme. Elle m'étreint. Je veux seulement parler de ma nouvelle flemme à évoquer, critiquer les livres que je lis ainsi que je le fais depuis plus de quarante ans (mes débuts furent aux pages livres de Sud Ouest Dimanche). J'ai juste la force, là, de citer mes derniers bonheurs de lecture, en exposant la couverture des ouvrages (il y en a vingt-sept, ci-dessous). J'en parlerai plus tard. Peut-être. Je dirai combien le nouvel inédit de Gracq, mince comme un After Eight, est dense comme une truffe melanosporum, je dirai que la seconde Beune de Michon est torride, sexuelle, mais toute en retenue, en frôlement d'une forme de tantrisme littéraire (à rapprocher de la tentative gracquienne d'exploration d'une maison découverte fortuitement, en voyeur têtu et, à la faveur d'une apparition, d'une voix, d'un pied féminin, sujet romantique à l'imaginaire hölderlinien le plus débridé). Et qu'il faut reprendre la Grande Beune, puis lire la Petite aussitôt après. Je dirai que Patricia Perello possède une prose happante, captivante, et un sacré don de récitante (au coin du feu, du côté d'Iraty - genre). Je dirai que prendre et reprendre Colette par son meilleur (Sido, Les vrilles de la vigne) comme aussi La naissance du jour, ou bien par le prisme de l'excellent Antoine Compagnon, procure un bonheur bucolique intense qui transforme chacun de nos soupirs en détente absolue, augmentée de chants de passereaux comme une guirlande de fleurs des champs dans les cheveux. Je dirai que l'ouvrage précieux de l'ami Jean-Noël Rieffel (je puis dire que je suis à l'origine de la publication de ce touchant récit d'un ornithologue chevronné amateur de poésie - notamment celle de l'immense Jaccottet, et de vins purs) fait un éloge vibrant de la migration et de ce qu'elle génère en nous, observateurs amoureux invétérés. Je dirai que l'excellent essai de Patrick Tudoret sur une philosophie certaine de la marche conçue comme une démarche littéraire autant que poétique, est un bréviaire que j'offrirai souvent; c'est sûr. Dire que mon ami Christian Authier brille une fois encore, sur un sujet qu'il possède, La Poste, avec humour, fantaisie, connaissance fine, dérision, sarcasme et nostalgie sera une mission fortement possible. Je dirai que mon ami (décidément) Emmanuel Planes m'a étonné en m'apprenant plein de choses sur une ville, la mienne (Bayonne), que je pensais connaître comme le fond de ma poche trouée. Justement... Je dirai que s'il est un seul livre (inclassable) à retenir de cette liste, et donc à lire en priorité, ce sont ces Impardonnables de l'érudite subtile Cristina Campo. Il n'est qu'à citer ses pages sur la sprezzatura, concept italien que je vous laisse le soin de découvrir, car il est si rare dans son impossible définition que je n'ose l'évoquer. Je dirai que François Cérésa nous offre un livre salutaire, puisque notre époque marquée du sceau du nivellement par le bas, manque cruellement de panache. Et que sa galerie de portraits habilement choisis renfloue notre humeur à marée basse lorsque nous observons le monde tel qu'il va médiocrement. Je dirai que Robert Desnos continue de me bouleverser chaque fois que j'ouvre n'importe lequel de ses recueils de poèmes, je dirai qu'il m'est nécessaire de frissonner au contact de ses mots tendres et dotés d'une force douce, amoureuse et candide. Je dirai que la poésie chinoise classique - davantage que l'exégèse de Le Clézio, est un viatique pour le voyageur ne sachant pas quoi caler dans la poche extérieure de son sac à dos, fut-ce pour faire un aller-retour en basse montagne dans la journée, ou bien pour partir aux antipodes. (Pour ces derniers, je conseillerai plutôt Bouvier et Thoreau, Chatwin et Hamsun, Charles Wright et André Suarès, et puis Tesson bien entendu). Je dirai que tout amateur de littérature aime l'objet livre, le tenir en mains, le humer, l'entendre flapper ses pages du bout des doigts, et affectionne donc charnellement la police des caractères - laquelle ne nous demande jamais nos papiers... Ainsi, les Miscellanées d'un bouquineur figurent-ils une déclaration d'amour au physique du livre. Je dirai que le traducteur historique de Jim Harrison, Brice Matthieussent, a eu l'idée géniale de rassembler tous les textes évoquant Chien Brun, double de Big Jim, éparpillés dans son oeuvre accomplie, en un seul et épais, et par conséquent très précieux volume. Gloire à Brice ! Je dirai que quelques académiciens ont mille fois raison de s'insurger contre la dévalorisation de la langue française, surtout à l'heure où d'aucuns écrivent franglais, ou langage sms, à une époque inquiétante où l'invective au Palais-Bourbon touche à la sémantique poissonnière, et ce fabuleux livre rouge intitulé légèrement Flânerie au pays des mots est une invite à revoir le sujet avec beaucoup de sérieux, car il y a péril en la demeure. Je dirai que Christiane Rancé, dont nous avions loué ici même le Dictionnaire amoureux des saints, est une amoureuse totale de la Botte, et qu'elle a, ancré en elle, le talent pour la dire, avec l'élégance du semeur lorsqu'il déploie son bras : Italie je t'aime. Je dirai que Colliat est un gars malin qui a eu l'idée formidable de collectionner un millier traits d'esprit sarcastiques, cyniques, claquants, tous brillants, des réparties donc, et son anthologie figure un bréviaire du tac au tac de génie. Sur la table de chevet, svp ! Je dirai que mon philosophe chouchou Michel Onfray (je suis l'un de ces rares Mohicans qui le lisent, l'aiment et le défendent) procure comme toujours une jubilation intellectuelle en nous augmentant avec son savoir et son invitation permanente à l'interrogation en forme de bousculade qui n'est jamais bourrue, mais plutôt une douce douche froide sur le cerveau. Je dirai que Bérénice Levet nous offre un essai indispensable pour monter à l'assaut du wokisme et son insondable bêtise, et que j'ai failli surligner chaque ligne de ce livre à brandir dans toute contre-manif - et à offrir à chaque dîner en ville (comme on dit). Je dirai, s'agissant de ma passion pour les oiseaux, que Légendes... apprend quantité d'histoires, comme celle du rouge-gorge, lequel doit la couleur (orangée, cependant) de sa poitrine au frôlement avec celle, ensanglantée, du Christ sur la Croix... Mais ça, Jean-Noël Rieffel l'évoque aussi. Les deux ouvrages se font écho à certaines pages, et c'est heureux. Le mince texte du grand Pierre Bergougnioux sur les oiseaux est une sorte de tendre thriller de l'enfance circonscrit en vingt pages, et je n'en dirai pas davantage sur cette nouvelle parfaite comme un oeuf. Je dirai que l'alouette mérite encore et toujours tout notre respect, notre déférence, notre admiration face à un vol stationnaire et un chant entre tous envoûtants. Un éloge lui rend joliment grâce (la mode éditoriale serait donc à l'éloge. D'ailleurs, moi-même, avec le Pays basque...). Je dirai que Pascal Quignard, avec L'amour, la mer, semble être à son paroxysme littéraire, mais comme nous nous sommes déjà fait cette réflexion avec quelques uns de ses livres précédents, nous ne savons, je ne sais plus quoi dire, écrire. Attendons les suivants, car il y en aura bientôt. Je dirai que Ramón Gómez de la Serna est définitivement un auteur majeur de chez majeur. Et que, passé le choc produit par la lecture de son monumental Automoribundia (narré ici), il n'y aurait plus qu'à savourer le plaisir de la relecture - et bien non, voici l'Aube, mini chef-d'oeuvre de plus. Je dirai que Le nageur est un bon Assouline, qui raconte avec talent le destin singulièrement tragique d'Alfred Nakache, champion olympique de natation, juif, dénoncé à la Gestapo par une crevure immonde nommée Cartonnet, son rival dans les piscines. Je dirai que À tire d'ailes est une jolie anthologie de l'oiseau dans l'art pictural, augmentée d'illustrations fidèlement imprimées, connues ou peu connues, propices à la rêverie. Je dirai... Passée la flemme, je dirai. Ou peut-être pas. Peut-être même que je bartlebyriserai mon intention première, et que j'écrirai je préfèrerais ne pas. Chi lo sa... L.M.

    Capture d’écran 2023-05-03 à 10.08.37.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.08.30.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.07.16.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.07.27.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.07.35.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.07.45.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.07.56.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.08.04.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.08.12.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.08.20.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.08.45.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.08.53.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.09.00.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.09.09.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.09.16.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.09.24.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.09.33.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.09.41.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.09.47.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.09.57.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.10.05.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.10.22.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.10.28.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.10.36.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.10.53.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.10.45.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.10.13.png

  • Arrivato

    Bon, ça y est, il m'est parvenu, ainsi qu'à la presse. Il sera en librairie le 27 de ce mois (première signature officielle le 29 à Cultura/Anglet).

    Réservez-le auprès de votre libraire. On en reparle bientôt.

    (Je l'ai aussitôt relu pour me livrer à une chasse à la coquille. Je n'en ai trouvé aucune parmi ses 190 pages.  À la bonne heure).

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  • Petit éloge amoureux...

    Voici ce que mon éditeur publie ce matin sur son compte Instagram :

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  • La tour de Montaigne

    WhatsApp Image 2022-12-11 at 23.38.19 (3).jpegIMG_7565.jpegIMG_7568.jpegIMG_7560.jpegIMG_7583.jpegIMG_7617.jpegPèlerinage émouvant de groupie assumé, hier après-midi à la tour de Montaigne, à Saint-Michel-de-Montaigne (24). Visite monacale et infiniment tranquille à l'heure où la lumière d'hiver baisse en rougissant avec componction un ciel glacé et roide. Emprunter l'escalier en colimaçon aux marches usées, voir le lit, la cheminée, des peintures murales effacées, l'âtre, ce qui faisait office de lieu d'aisance, penser la cuisine, ouvrir les fenêtres, contempler la pièce ronde du bureau surtout, les inscriptions en grec et en latin dans le bois de chacune des poutres - les citations de philosophes (au premier rang desquels loge Socrate) qui accompagnèrent Montaigne, imaginer la bibliothèque face à la table de travail, écouter le silence alors à peine troublé par un pinson et un rouge-gorge, affronter le froid d'hier et ressentir, autant que faire se peut, ce que Montaigne dut tant éprouver là afin d'y écrire ses Essais. D'où, me dis-je, la présence de trois selles d'époque, car Montaigne galopait par monts et par vaux lorsqu'il n'écrivait pas ce que, justement, il prélevait en voyageant, en frottant sa cervelle à celle de l'Autre. Par pénétration, et comme par une sorte de palimpseste, j'eus l'envie forte de croire que je pouvais me projeter instantanément entre 1533 et 1592 là même, et j'imaginai, j'ai imaginé, j'ai forcé mes sens, mes muscles, mes idées rassemblées en désordre. J'ai voulu. Le moment fut délicieux, vivifiant et d'une sereine intensité, car vide de tout élément extérieur, humain surtout. La solitude (partagée) savourée en un tel endroit me fut un cadeau du ciel. J'ai repris les Essais, ce matin,  non sans avoir rangé au préalable, dans la part de rayon de ma bibliothèque consacrée à Montaigne, une bouteille qui ne se boit pas, mais qui doit loger parmi l'Oeuvre, ses éditions diverses et son exégèse. Elle porte le nom de l'auteur, car un  vignoble en appellation Bergerac prospère tout autour de la tour. L.M.IMG_7736.jpeg

  • Aragon, pschitt

    Capture d’écran 2022-11-30 à 14.06.40.pngCapture d’écran 2022-11-30 à 14.06.10.pngCapture d’écran 2022-11-30 à 14.05.38.pngLa poésie militante ou insipide, pénible d'Aragon sent parfois la sueur. Ses poèmes incontinents (il perd aussi son prénom, Louis, sur les trois couvertures) proposés par Gallimard ce mois-ci : Persécuté Persécuteur, Les Chambres (sous-titre : Poème du temps qui ne passe pas), Les Adieux et autres poèmes, m'ont laissé froid. Lire un éloge de Lénine, un autre à la gloire de Staline ne passe plus, et le sigle URSS inscrit à tout bout de vers révulse, quoiqu'on sache du rôle de potiche, de plante verte du PCF qu'occupa le talentueux auteur du Fou d'Elsa au cours de ces années de plomb (lequel servit aussi à imprimer du Aragon). Ce sont là des mots fades, incapables de générer l'émotion, enfilés à la suite les yeux fermés on dirait, même lorsqu'il s'agit de l'immense Hölderlin (son long poème consacré ressemble à une copie de potache chargé d'exécuter un commentaire de texte), tout cela est écrit à la va comme je te pousse, et ne devrait en réalité pas être rassemblé, et proposé (à nouveau) à la lecture. Aragon vieillit mal. Même lorsque, tardivement, il évoque encore Elsa en fin de vie, cela sent l'amour faisandé, le passé suranné - par manque de déodorant sans doute. Et l'on se dit qu'il eut peut-être mieux valu ne pas écrire du tout, se taire et regarder, pleurer mais laisser sa plume tranquille, ou bien faire feu et flamme. Sauf que là, c'est pschitt à chaque page. Le talent a disparu... 

    Ce n'est pas le cas de Pierre Mendès France (coq à l'âne) dont les portraitsCapture d’écran 2022-11-30 à 13.59.42.png d'hommes politiques qui comptent (Churchill, de Gaulle, Ferry, Zola, Caillaux, Briand, Herriot, Jaurès, et Hubert Beuve-Méry !..) dans le recueil La vérité guidait leurs pas, exhalent le sérieux de l'analyse derrière une admiration prudente. La plume de PMF est franche, droite, comme l'homme politique le fut toute sa vie. Sa trempe manque terriblement à cette Ve république sénescente et qui n'engendre que des clowns à l'intérêt autocentré. Mendès représente aujourd'hui une gauche disparue, hélas, pétrie d'humanisme et d'intérêt général - une valeur fondamentale en voie de dilution, lorsqu'elle eut le pouvoir ; sous sa houlette.

    Capture d’écran 2022-11-30 à 14.00.31.pngRegistre voisin, Régis Debray, avec D'un siècle l'autre, un titre célinien, poursuit son autobiographie intellectuelle, désabusée, car l'homme protéiforme, limite caméléon touche-à-tout de génie est revenu de tout (l'auteur a réellement envie de nous faire savoir qu'il a tout vu, tout fait, tout compris), son existence est jalonnée d'expériences à haute valeur ajoutée, certes (le révolutionnaire emprisonné, le conseiller du Prince, le médiologue, le romancier, l'essayiste), qu'il sait mettre en valeur sans trop plastronner, quoique. Un côté Papy, raconte-nous encore l'Indo ! sans que l'on demande au Papy de nous raconter encore l'Indo, remonte à la surface de la lecture... Au soir de sa vie, Debray dresse le bilan, à la colonne PP, pour pertes et profits. D'autres volumes paraîtront. Déjà, L'exil à domicile est sorti ce mois-ci. Pas encore lu. Nous attendons néanmoins la suite de cette suite. 

    Enfin,  kilo de cerises sur le gâteau, un volume capiteux, les Tragédies complètes deCapture d’écran 2022-11-30 à 14.04.59.png Sénèque, 1000 pages, occupera nos prochaines après-midi. Pensez ! Oedipe, Les Phéniciennes, Hercule furieux, Hercule sur l'Oeta, Médée, Phèdre, Thyeste, Les Troyennes, Agamemnon sont capables de nous faire oublier un rendez-vous chez le dentiste. Nous y reviendrons, ici. Merci la collection folio. L.M.

     

     

  • Un an plus tard

    Cliquez là => LE BRUISSEMENT DU MONDE

    Léon Mazzella capture quelques fragments du monde pour en saisir toute la volatilité sensuelle.

    Par THOMAS MORALES.

    Article paru dans Causeur.


    Le choix de la première chronique littéraire de l’année s’apparente à la cueillette des champignons, dans un sous-bois, à l’automne, quand la feuille morte rythme le pas, quand l’incertitude guide la main du critique. La pluie grise les sentiments, la nature protège et isole; le critique hésite, il tâtonne, il se rétracte parfois, puis il se lance, il a enfin trouvé le livre qui correspond à son souffle intérieur, à son émotion du moment, à sa volonté de ne pas ensorceler le monde. En 2021, l’esprit ne sera ni à la querelle incestueuse, ni à la légèreté béate, plutôt à la beauté qui s’efface peu à peu, elle s’échappe, nous le sentons charnellement, et pourtant, il faut la retenir, s’incliner une dernière fois devant elle, la remercier encore et toujours. Se rappeler que sans elle, nous sommes des êtres désarticulés, surnuméraires fantômes. Cette beauté fugace n’est pas grandiloquente, elle ne bombe pas le torse, elle ne nous fait pas du gringue au coin d’une rue ou à la lecture d’un paragraphe trop étincelant; discrète, elle sait tenir ses distances.

    Mazzella caresse le désenchantement

    Elle s’apprivoise difficilement. L’écrivain Léon Mazzella, styliste des terres basques, grand spécialiste du vin, part à sa recherche dans Le Bruissement du monde aux éditions Passiflore. Il est de ces explorateurs esthètes qui ne surjouent pas la surprise ou l’émerveillement. Ce gracquien sème la chronique au vent, sans charger sa phrase d’un affect débordant, elle garde sa pureté originelle tout en susurrant son pouvoir d’abstraction. Là, réside le charme vivifiant de ce recueil buissonnier qui promène son bonheur de vivre entre fragments, souvenirs d’enfance, nostalgie du cœur, sens de la transmission et plaisir du palais. Mazzella nous touche car, avouons-le, il caresse notre vieux monde, il cajole notre désenchantement, il ouvre la volière de notre mémoire. Ne vous méprenez pas sur son dessein, il ne panthéonise pas le passé, ce n’est pas un embaumeur, plutôt un exhausteur de goût. Son toucher de plume lifte l’existence, lui donne du rebond. Nous avons les mêmes codes d’entrée, les mêmes marottes, les Renault Floride et les chevauchées landaises de Christine de Rivoyre

    Compagnon hussard

    Avec ce compagnon hussard, on se rappelle d’un texte lu à l’adolescence qui a fait chavirer notre suffisance, on se met alors à dessiner des volutes de Havane dans le ciel laiteux de la province française, à rêver aux seins obuesques de Silvana Mangano dans « Riz amer » ou à la bouche désirable de l’impénétrable Monica Vitti. À nous extraire simplement de notre quotidien par le talent des autres, voilà un résumé de ce que fut notre jeunesse. Pour nous, garçons ahuris, bouffis de caractères d’imprimerie et de cinéphilie, la réalité passe souvent par le tamis de la fiction. Mazzella est un merveilleux brouilleur de météo, il détraque toutes les horloges. Avec lui, la chronologie s’émancipe des dates. On le suit avec gourmandise dans cette belle littérature, giboyeuse et sauvage des Trente Glorieuses puis, le texte suivant, il nous ramène au présent, dans le spectacle chantant d’une bergeronnette grise ou la pesanteur ensoleillée d’un champ de maïs. Tantôt mélodiste d’antan, tantôt aquarelliste du paysage en mouvement, sa mélancolie sous-jacente n’est ancrée dans aucun port d’attache. Elle est libre, elle se moque des convenances, elle cabote sur des côtes intimes. C’est pourquoi nous prenons autant de plaisir à le lire, surtout quand il écrit: « Je suis Claude Sautet » ou qu’il fait l’éloge du stylo à plume: « Bonheur de retrouver le glissement de l’encre, sa fluidité, et le crissement sur le papier vergé ivoire, cette teinte bleu nuit qui forme les lettres, les mots qui naissent, le mouvement du poignet, le sang qui afflue sur la dernière phalange de l’index comme si nous labourions ». Mazzella sait, par instinct, qu’un bon livre ne ressemble pas à une autoroute rectiligne, il doit cahoter, ne jamais utiliser le même instrument de musique, de la variété naît l’harmonie. Mazzella ose passer de Gracq au Bricomarché, sublime impertinence et poésie de l’infiniment petit, de Calet à Anouk Aimée, de Larbaud à une libellule indisciplinée, de Gómez de la Serna au croquant du chipiron. Vive 2021 !

    Le Bruissement du monde de Léon Mazzella – éditions Passiflore.

    Le Bruissement du monde

    Price: 15,00 €

     

     
     
  • Désabusé

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    Lu « Éclats de rire » (hommage au vers fameux d’Apollinaire : « Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire »), de Régis Debray (Gallimard) cette nuit, à la faveur d’une insomnie molle. Oh, il ne s’agit pas d'une prouesse : sa soixantaine de pages se boit par saines, car minces gorgées, en une vingtaine de minutes lentes. Il s’agit d’aphorismes cinglants sur l’époque qui tangue, rédigés à la défaveur d’un AVC ayant frappé leur auteur durant l’un des confinements passés. Quelques perles moins ronchonnes que d’autres surnagent, dûment annotées au crayon, et en marge. Exemples (ayant la flemme d’écrire une « critique », ce mercredi, je choisis paresseusement l’exposition du florilège) :

    « Pour les idées que l’on se fait du vaste monde, il est conseillé de se rendre sur place, comme pour acheter chaussures et pantalons. » Le terrain, toujours le terrain, sans terrain point de salut, pas de reportage intelligent et sensible, aucun journalisme (je répète cela à mes étudiants en presse écrite à longueur de cours). Idem pour la vie, semble dire Debray. Sans confrontation avec le réel, l’appréhension est biaisée, voire fausse.

    « Le panem et circenses contemporain : fric et frime. Il faut se faire voir pour avoir des sous et il faut des sous pour se faire voir. » Certains vont même jusqu’à (ap)paraître au cirque de la lie de la bêtise, Hanouna, des trucs de cette raclure-là.

    « L’Occidental domine l’espace et maîtrise l’instant. Il peut sidérer car il a la maîtrise de l’immédiat et des images. Il peut donc envahir, non rester sur place. Le temps joue contre lui. L’Oriental, maître de la durée, gagne le marathon. D’un côté, le raid et le flash. De l’autre, la mémoire et la patience. Côté Orient, on a le temps et les pieds sur terre. Côté Occident, on a l’aviation et les écrans pour soi. » Cela me rappelle les leçons du soir (et d'après boire) de mon ami Saber Mansouri, universitaire tunisien, essayiste et romancier, lecteur assidu d'Aristote, Platon et Averroès, qui m’a souvent dit cela avec un sérieux non feint et une économie de mots supérieure : « Léon, l’Arabe ne pense pas, il réfléchit. Il a le temps pour lui. » Cette sentence me fait chaque fois froid dans le dos. Un froid ophidien qu'aucun événement funeste ne saurait déglacer, et pour cause.

    « La règle commune : commencer raton laveur, finir raté râleur. » Fastoche, n'est-ce pas?.. Cela m’évoque ce que me lança un jour ma fille, pourtant pré-adolescente alors : « mon papa il a les cheveux poivre et sel et il finira poivrot et seul ». Dieu merci, elle se trompe encore à ce jour, mais je demeure méfiant, car il m’arrive de croire, par faiblesse, à l’oracle.

    « L’existence comme un moteur à deux temps. Dans le premier, on a de la flamme ; dans le dernier, de la flemme. C’est gagné quand le flemmard peut encore, de temps à autre, souffler sur la braise. » Nous y sommes presque, rédigeant nos chroniques des années de baise...

    « Le sens de la formule, c’est dangereux, me disait souvent Julien Gracq. Méfiez-vous, cela peut tuer. Il avait tort : on a survécu. Il avait raison : mais dans quel état ! » Debray fut l’ami du grand écrivain. Dans l’un de ses précédents opus, « Par amour de l’art. Une éducation intellectuelle », Debray consacre de très belles pages à l’auteur du « Rivage des Syrtes », intitulées « Bonjour Monsieur Gracq », pp. 415-475 (Gallimard).

    Il vous reste à saisir ce petit bouquin afin de passer un agréable moment en contemplant ce que vous voulez : homme, femme, feu de cheminée, de forêt ou de brousse. Pour ma part, c'est l'océan devant mon jardin : la plage de La Petite Chambre d'Amour (Anglet). L.M.

     

  • Fascinants oiseaux

    Voici deux albums richement illustrés que proposent les éditions Quæ : L'art d'être amoureux chez les animaux, de Vincent Albouy, auteur naturaliste et entomologiste de formation, et L'art de communiquer chez les oiseaux, de Barbara Ballantine et Jeremy Hyman, universitaires américains et ornithologues.

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    Le premier évoque toutes les stratégies amoureuses, les parades nuptiales qui figurent souvent des chorégraphies comme métaphore de l'art de séduire, les luttes entre rivaux, les ruses de toute sorte. Il y est question de recherche de partenaire, de cris, de chants, de phéromones, de joutes, de rixes, d'attachement, de cadeaux puis d'accouplement et de rites sexuels fascinants, qu'il s'agisse du lièvre, de la grue du Japon, du cerf, du rouge-gorge, d'hippocampe, de gorille, de papillon, de loup, de libellule, de seiche ou encore de crapaud, ou d'inséparable(s). Le texte est pédagogique descriptif avec tact et détail, les photos sont splendides (26€).

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    Le second nous venant des États-Unis, il touche à une avifaune que nous connaissons moins bien que l'Européenne, mais qu'importe. Et puis nous rencontrons aussi au fil des pages des espèces présentes des deux côtés de l'Atlantique. Qu'il s'agisse de la huppe fasciée, de l'hirondelle, du pélican, ou du lagopède. Les auteurs s'intéressent aussi à des oiseaux de chez nous comme le grand tétras, ou le chevalier combattant. Sous-titré Chants, cris, plumes et danses, l'album passe en revue tous les modes de communication, les éléments des "langages oiseau", les moyens de se prévenir l'un l'autre ou d'alerter le groupe par des cris d'alarme, le don d'imitation de certaines espèces, les vocalisations, la magie des plumages changeants et des attributs sexuels hypertrophiés en période pré-nuptiale. Il est également question de territorialité et de défense du territoire... Les textes sont sérieux, précis, et les photos sont un enchantement tant informatif qu'esthétique (28€).

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    Vinciane Despret, philosophe, psychologue, universitaire, s'intéresse particulièrement au concept de territoire chez l'oiseau, et son étude minutieuse par les ornithologues. Elle en appelle pour ce faire à une pléiade d'auteurs sérieux comme Philippe Descola, par exemple, dans Habiter en oiseau (Actes Sud, coll° Mondes sauvages). Observatrice hors pair de ce monde étrange des oiseaux de toute taille et de toute famille, sédentaires comme migrateurs, et surtout de leurs habitudes, elle décrit leur changements de comportements et s'émerveille de leurs bizarreries, de leur exaltation aussi, lorsqu'ils semblent chanter leur joie d'exister. La recherche du territoire et sa défense fascine l'auteur, comme le marquage, "la puissance des simulacres de présence", généralement l'oeuvre des mâles, l'appropriation, l'agression, la protection, la défense... Éclairé par de nombreuses références, tant historiques, sociologiques que philosophiques (Bruno Latour, entre autres, est convoqué), ou émanant d'une bio-acousticienne (spécialiste de l'écologie des sons), le propos de Despret est limpide, interrogatif, et ne manque pas d'être envoûté poétiquement par le chant d'un merle - lequel est et demeure notre préféré entre tous... (20€) L.M.

  • Pautrel, Kafka et quelques autres

    Folio nous régale. Le Journal de Franz Kafka en édition intégrale : les douze cahiers (1909-1923) enfin réunis, près de 800 pages, c'est du lourd. Cette première traduction en format de poche du Journal non expurgé est un petit événement chez les inconditionnels de La Métamorphose, du Château et du Procès. Évidemment, le bonheur ne saute pas à chaque page comme avec Jules Renard ou Miguel Torga, diaristes de très haut vol, mais nous trouvons ici et là des trouvailles qui font tellement écho à la psychologie de Kafka, comme : Une cage allait à la recherche d'un oiseau. Cet épais volume égrène des observations de la vie quotidienne, de la rue, des heures de l'auteur, il alterne visions, débuts de récits, notes sur des personnages et descriptions de lieux familiers... Il nous permet surtout de visiter le chantier de l'oeuvre, l'arrière-boutique, l'atelier de l'auteur. Cela figure toujours un régal, quel que soit l'artiste. Un livre de chevet.

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    Marc Pautrel possède une petite musique reconnaissable. Nous retrouvons ici la magie de La vie princière, qui fit connaître son auteur à un large public. L'air de rien, la prose de Pautrel coule, mais elle suppose un gros travail d'épure en amont. Cela devient magnétique, car l'auteur n'a pas besoin de nous prendre par le col à la première ligne et de nous lâcher à la dernière, 106 pages limpides et essentielles plus loin. Le consentement du lecteur opère avec alegria. Il s'agit d'une histoire d'amour platonique, ce qui ne court plus ni les rues ni les livres, et rappelle l'amour courtois des Troubadours. Et c'est ce qui insuffle la force, toute en retenue, de ce récit précieux intitulé L'éternel printemps.   

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    Sur un tout autre registre, Cahiers de prison, d'Antonio Gramsci (1891-1937), est une anthologie capitale de quelques 800 pages concoctée par Jean-Yves Frétigné. Les fameux écrits rédigés dans sa cellule de Turi de 1929 à 1935 sur trente-trois cahiers, par le célèbre révolutionnaire italien qui fut l'un des membres fondateurs et même dirigeant du PCI (Parti communiste italien), sont un document pour l'histoire. Gramsci, emprisonné pour vingt ans par le régime fasciste (mussolinien), résista fortement, et travailla en écrivant une oeuvre dont la recherche se demande encore si elle appartient au marxisme ou si elle s'en détache, voire si elle ne constitue pas une théorie singulière, bien qu'imprégnée. Cet intellectuel et ancien journaliste qui était, pour citer Romain Rolland, pessimiste de l'intelligence et optimiste de la volonté, développa donc sa pensée sous les verrous. Fin connaisseur de la philosophie de Machiavel, et de celle de Benedetto Croce - entre autres, de l'histoire en général, en particulier celle de son pays, l'Italie (bien que Sarde, Gramsci devint italien, puis internationaliste), il s'intéresse aussi bien à des figures tutélaires de la littérature comme Pirandello qu'à la Renaissance, appréhendée comme révolution culturelle des classes dominantes. La pensée de Gramsci (que nous avions étudiée avec un réel appétit à Sciences-Po) ne semble pas avoir pris une ride, si nous la considérons comme celle d'un classique pour notre temps, selon l'expression de l'exégète et éditeur de ce large choix d'extraits. Nous retrouvons les grands principes de sa pensée, comme le concept de "populaire-nationale" pour qualifier la culture historique française, et que Gramsci admirait. Cette somme se picore au hasard et galvanise notre lecture d'un chapitre l'autre. Un autre livre de chevet.

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    Alicia Gallienne (1970-1990) est un météore poétique. L'autre moitié du songe m'appartient, son unique livre (préfacé avec talent par Sophie Nauleau), et publié par la collection Poésie/Gallimard, est un recueil de sensibilité, de fulgurances, de mélancolie, de tonicité et de nombreux traits splendides comme celui-ci : Il est des fois où je voudrais boire la douleur dans tes yeux. Nous songeons à Louise Labé, mais c'est d'Alicia Gallienne qu'il s'agit. La mort par maladie ronge le corps d'Alicia et forge sa poésie, l'amour qu'elle découvre et qu'elle sait condamné à court terme la nourrit et, loin de l'anéantir, la charge d'adrénaline, laquelle devient poème, comme Le sillage du soir venu, insoutenable de beauté, et dont voici les derniers vers : ... Mais il faut partir avant /Avant qu'il ne soit trop tard dans le coeur de tes bras / Avant que tu ne m'oublies dans l'horizon du soir / Avant que tu n'aies l'illusion de me posséder entièrement / Car vois-tu je suis tout comme le vent / Tout comme le vent qui caressera ton visage / Pour toujours / Et qui portera en lui la saveur de ta peau / Où j'ai vu mon empreinte mon image / Une nuit ou peut-être toute la vie. La mort, l'amour, la vie, donc, dirait (presque) Éluard, et une énorme brassée de poèmes vigoureusement tendres nous restent de cette irradiante jeune femme qui écrivit à seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf ans, dans une urgence sereine, et ces précieuses palpitations lui survivent bellement. Et nous bouleversent. Un recueil de chevet (décidément). L.M.

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  • Vivement le 13 janvier

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    Je tombe à l'instant sur l'annonce de la parution de mon prochain livre en surfant sur la Toile, à la recherche d'une référence bibliographique. J'ignorais qu'il était déjà signalé, notamment sur les plateformes de vente comme FNAC, Decitre, Amazon, etc. Il en va des livres comme des maillots de bain ou des manteaux : on achète les premiers en hiver et les seconds en été, lorsqu'ils apparaissent aux vitrines. Il en va ainsi de tout, au fond, sauf des fraises des quatre saisons qui naissent sous serre. Anticiper, cela me connait. Le métier de journaliste consiste aussi à avoir un temps d'avance, ne serait-ce que pour des questions de dates de bouclage. Sauf que là, il faut attendre. On peut juste réserver, pré-acheter (directement sur le site de l'éditeur, d'ailleurs). Bien, puisque ce n'est plus un secret, voici ce qu'en dit, justement, mon éditeur => Le Bruissement du monde À présent, il me tarde de distribuer le faire-part de naissance du petit dernier... L.M.

  • De Roland Barthes

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    "Il est un âge où l’on enseigne ce que l’on sait ; mais il en vient ensuite un autre où l’on enseigne ce que l’on ne sait pas : cela s’appelle chercher. Vient peut-être maintenant l’âge d’une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs, des cultures, des croyances que l’on a traversées. Cette expérience a, je crois, un nom illustre et démodé, que j’oserai prendre ici sans complexe, au carrefour même de son étymologie : Sapientia : nul pouvoir, un peu de sagesse, un peu de savoir et le plus de saveur possible".

  • Loin, derrière (ou devant, c'est boomerang pareil)

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    Et tout à trac (ne me demandez pas pourquoi puisque je l'ignore), je pense à Roger Couderc (Allez les petits, ce soir les Poules ont du pain sur la planche...), à Pierre Salviac, à Bala (Pierre Albaladejo, le Dacquois magnifique, avé le D de drop, si souvent je t'ai serré la pogne aux corridax...), à ces années Blondin, ces années Cormier, ces années Dutournier (Alain, en contra barrera), ces années de pur-sang, de rire, de gouaille, de magrets entiers, d'amitié, de transmission, de passages de ballons et de bons mots, de traits d'esprit et de pastis liquides et solides, d'absence de peur ; et de laisser-braire 24/24... Chaque soir, j'avais le sentiment de rentrer dîner chez Kléber et de demander à Caroline ce qu'elle nous avait préparé à manger, l'été finissait sous les tilleuls, oui, pourtant je rentrais a casa à Bayonne, tranquilou, et maman était encore de ce monde; et nous avions un seul mot en horreur : Adios. L.M.

  • Des fragments inédits du fanatique de l'éventualité

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    Que les sceptiques soient rassurés : ces deux livres inédits, traduits du roumain, rédigés entre 1944 et 1945, et qui paraissent, sont du meilleur Cioran. Ce sont deux ouvrages publiés par Gallimard dans la collection Arcades : Fenêtre sur le Rien, et Divagations, qui peuvent d'ailleurs se lire indifféremment, de l'un à l'autre, d'un aphorisme l'autre, en toute liberté, tellement leur cohérence n'a pas lieu d'être, et tant leur incohérence n'existe pas. Tout le Cioran du Précis de décomposition, du Mauvais démiurge, d'Ecartèlement, et même celui des Carnets est déjà là, pour notre plus grand bonheur. Tranchant, glaçant avec sucrosité, drôle, lucide, implacable, pénétrant, gaiement nihiliste, lumineux dans sa noirceur, tonique dans le toxique. Lui, quoi. Certains traits ont été repris par l'auteur dans ses livres postérieurs. Exemple : Ma traversée des jours ressemble à celle d'une prostituée sans trottoir. (dans Fenêtre sur le Rien). Qui deviendra : Je vadrouille à travers les jours comme une putain dans un monde sans trottoirs (dans Syllogismes de l'amertume). Ces 134 + 234 pages acquises cet après-midi, à peine entamées, figurent un grand bonheur de lecture à venir. Qu'on en juge, avec cette toute petite brassée saisie au hasard, et jetée là comme une poignée de sable, avec empressement, pour vous recommander une visite chez le libraire :

    La tombe est la seule pharmacie de la mélancolie. 

    Les pensées devraient avoir la perfection impassible des eaux mortes ou la concision fatale de la foudre.

    Rien n'est plus profond ni plus authentique en nous que notre bassesse.

    Dans les villes, j'ai rencontré la mort dans les yeux des passants; en pleine nature : dans le bruissement des feuillages. Mais je l'ai rencontrée plus souvent encore dans les silences du coeur.

    Une chose est sûre : la vie n'a aucun sens; mais une autre l'est plus encore : nous vivons comme si elle en avait un.

    L'imbécile fonde son existence sur ce qui est. Il n'a pas découvert le possible, cette fenêtre sur le Rien...

    À l'extrémité de chaque désir, un noeud coulant.

    La vie étant une insomnie, le sommeil est une divinité.

    Les coeurs trop mûrs pourrissent dans des vers.

    Les peuples gais ne connaissent pas la tristesse, mais l'amertume. C'est le cas des Français. La gaieté est l'écume de la joie; l'amertume, le poison superficiel de la tristesse. 

    Bon, j'y retourne. L.M.

    Traduction du roumain et avant-propos de Nicolas Cavaillès, auquel nous devons déjà l'édition en Pléiade des Oeuvres (écrites en français) de Cioran.

     

  • Connaissez-vous Albert Caraco?

    Capture d’écran 2019-08-13 à 13.54.31.pngTrop méconnu, cet homme (1919-1971), ce philosophe à la pensée noire et sans ambages, ce pessimiste glacial qui considérait que « les ombres de la mort sont les épices de l'amour », ayant eu le dégoût absolu de la vie, des religions, du sexe, de lui-même (pas gai, vous dis-je, le mec), et à côté duquel Kraus et Lichtenberg sont des amuseurs, Schopenhauer un professionnel donc trop loin du sujet, Cioran un styliste, Guardini un faiseur, Judrin un cousin éloigné, et Stifter et Pavese des frères ès suicide métaphysique (en plus d'être oedipien, avec Madame Mère, chez Caraco). Je ne vous dis rien sur sa vie, tout ça. Fouillez. Juste quelques phrases qui vous donneront le ton, et l'envie - ou pas - d'entrer dans cette  oeuvre singulière entre toutes. L.M. :

    « Les êtres nobles aiment rarement la vie ; ils lui préfèrent les raisons de vivre et ceux qui se contentent de la vie sont souvent des ignobles. »

    « Je n’aime point la vie et le mépris qu’elle m’inspire s’étend aux créatures, je ne plains jamais ceux qui meurent et je conseille à ceux qui souffrent de mourir au lieu de chercher ma compassion, la mort est à mes yeux le remède omnibus et la solution de la plupart de nos problèmes. »

    « L’histoire est une passion et ses victimes sont légion, le monde que nous habitons est l’Enfer tempéré par le néant, où l’homme refusant de se connaître, préfère s’immoler, s’immoler comme les espèces animales trop nombreuses, s’immoler comme les essaims de sauterelles et comme les armées de rats, en s’imaginant qu’il est plus sublime de périr, de périr innombrable que de le repenser enfin, le monde qu’il habite. »

    « Nous deviendrons atroces, nous manquerons de sol et d’eau, peut-êtreCapture d’écran 2019-08-13 à 13.54.58.png manquerons-nous d’air et nous nous exterminerons pour subsister, nous finirons par nous manger les uns les autres et nos spirituels nous accompagneront dans cette barbarie, nous fûmes théophages et nous serons anthropophages, ce ne sera qu’un accomplissement de plus. Alors on verra, mais à découvert, ce que nos religions renfermaient de barbarie, ce sera l’incarnation de nos impératifs catégoriques et la présence devenue réelle de nos dogmes, la révélation de nos mystères effroyables et l’application de nos légendes plus inhumaines sept fois que nos lois pénales. »

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    N.B. : Nous devons beaucoup au regretté « Dimitri », Vladimir Dimitrijevic, fondateur des éditions l'Âge d'homme, ami d'Albert Caraco, et éditeur de la meilleure partie de l'oeuvre de ce dernier.

  • La couche de Montaigne

    La couche de Montaigne, dans sa tour en Périgord : lit à baldaquin en noyer tourné sur carreaux de terre cuite posés à joints vifs ; plafond à solives sur sommiers ; cheminée à jambages en pierre de taille.
    Envie d'essayer...

    Capture d’écran 2019-05-14 à 19.56.46.pngGabriela Manzoni, auteur de Comics retournés m'a soufflé ceci. Je l'en remercie : « Chez moi, je me détourne un peu plus souvent à ma librairie... Là je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues. Tantôt je rêve, tantôt j'y enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voici. Elle est au 3e étage d'une tour. Le 1er, c'est ma chapelle.

    Le second, une chambre et sa suite, où je me couche souvent, pour être seul ; au-dessus, elle a une grande garde-robe ; c'était au temps passé le lieu le plus inutile de ma maison. Je passe là la plupart de mes jours de ma vie, et la plupart des heures du jour. A sa suite est un cabinet assez poli, capable à recevoir le feu pour l'hiver, très plaisamment percé. » Michel de Montaigne

  • De l’Esprit français et des Saints

    Capture d’écran 2019-04-26 à 13.39.48.pngNous attendions beaucoup mais sans raison – sinon l’excitation suscitée par son titre – de ce Dictionnaire amoureux consacré à l’Esprit français (Plon/Grasset, 670 p., 25€). Metin Arditi y livre de belles pages, mais son abécédaire semble davantage tenir du fourre-tout intelligent, de l’auberge espagnole brillante tant il apparait davantage comme un collage façon puzzle, que d’un vrai projet cohérent, autant sur le fond que pour son style. Certaines entrées consacrées à des personnages célèbres figurent de sensibles mini portraits souffrant cependant d’être surchargés d’interminables citations. D’autres semblent bâclées (Gastronomie : une succession de recettes et de généralités, Cinéma : un florilège de résumés de films). D’autres encore campent là comme par erreur, ou bien leur propos n’apporte pas grand-chose (Exécutions capitales, Mauvais films, Solder la facture). Les entrées consacrées au panache, à Cyrano (via l’entrée Rostand) peuvent laisser sur notre faim, car on se prépare à lire un feu d’artifice. Le lecteur regrette au fond que les principes d’élégance, de séduction, de beauté, d’humour, de courtoisie, le goût de la conversation et du trait ne soient qu’évoqués comme ça, ne soient jamais claquants, convaincants. Sans doute voulions-nous à tout prix lire un bréviaire qui aurait assemblé les plumes de Jules Renard, Sacha Guitry, Pierre Desproges et Voltaire dans un Bic à 4 couleurs. Au lieu de quoi nous tombons sur d'étranges entrées comme celle qui est intitulée Victime exemplaire de l’obsession du panache, et dont le texte se résume à ces deux mots : Françoise Nyssen. Las... L’avantage de ce kaléidoscope est que l’on trouve en rayon à la fois Boulez, Fauré et Gainsbourg, Char, Grandes Écoles, de Gaulle et Montesquieu, les Guignols de l’info, Yves Montand et Saint-Simon, Jambon-beurre et Michelin (le guide), TGV et Jansénisme. Il y a aussi une entrée nommée Lourdeur.

    Capture d’écran 2019-04-26 à 13.40.20.pngCompagnons de l'invisible

    Plus jouissif, admirablement bien écrit, d’une rigoureuse cohérence en dépit de certaines entrées qui (d)étonnent – mais elles sont justement contextualisées et replacées dans l’esprit du sujet, le Dictionnaire amoureux des Saints que signe Christiane Rancé (Plon, 730 p., 27€), est un ravissement d’érudition et de sensibilité. Tenu bride serrée, le texte toujours dense et scrupuleux, riche et racé ambitionne de nous donner un avant-goût du paradis, et je crois qu’il y parvient. Les « incontournables » sont tous convoqués, de (saint) Jean-Baptiste à Thérèse de Lisieux (et d’Avila aussi), de François d’Assise à Saint-Louis, Padre Pio, Don Bosco, Saint-Augustin, Bernadette Soubirous, Jean-Paul II, Antoine de Padoue, Marie-Madeleine et Mère Teresa. D’autres saint(e)s moins connu(e)s comblent nos abyssales lacunes. Il y a aussi les anachorètes, les Innocents et les cénobites, les Rois Mages, Dante, Satan (qui « s’est réservé la haine des saints », Georges Bernanos), et l’Enfer. L’auteur ouvre son abécédaire à Mauriac, Claudel, Chateaubriand, J.-S. Bach, Léon Bloy, Jean Guitton, Saint-Exupéry, ce qui ne surprend guère, et – plus original, également à Cioran (des pages splendides), Baudelaire (fils de prêtre), Oscar Wilde, Pasolini, Nimier (et son Grand d’Espagne, essai sur Bernanos), Rimbaud et aux peu connus mais précieux Roger Judrin, Armel Guerne et Raymond Lulle. Figurent, non sans humour, saint Glinglin, saint Frusquin et autres saints imaginaires : Goulard, Lippard, Lambin, Lundi, Rechignoux, Couillebault... Et les méconnues saintes travesties (déguisées en hommes) : Thècle, Pélagie (reprendre La Légende dorée, de Jacques de Voragine), Marguerite, Gala, Paula, Eugénie, Marine et Jeanne d’Arc !

    Car, qu’est-ce qu’un saint au fond, sinon « un héros de la vie désintéressée », selon la formule d’Ernest Renan. Nous cheminons au flanc de l’auteur avec ces compagnons de l’invisible guidés par leur définition propre de l’amour, et qu’il ne faut pas réduire à la dévotion aveugle, l’abstinence et l’anorexie. Pas davantage qu’il ne faut confondre béatement une certaine littérature avec le mysticisme. Cependant, Christiane Rancé est capable de voir de la passion et du sacré entre les lignes, les vers, les êtres en portant son regard suraigu. Certaines pages sont exceptionnelles, comme celles qui sont consacrées à Saint Jean de la Croix, l’auteur du fameux Cantique spirituel. « De tous les saints que je suis impatiente de rencontrer, d’âme à âme, si je suis autorisée à monter au Ciel, il y a Jean de la Croix », écrit l’auteur, dont un aïeul fut le frère de l’abbé de Rancé (confie-t-elle avec une infinie pudeur), lequel initia la réforme de l’abbaye de la Trappe en 1660, et auquel Chateaubriand consacra l’un des plus beaux livres de prose française, Vie de Rancé. L.M.

     

  • Gros manuel de culture générale à haute valeur ajoutée

    Capture d’écran 2018-12-20 à 13.43.48.pngLa première question que l’on se pose en soupesant ce volume de 1 500 pages signé de Luc Ferry est : comment cet homme à l’agenda d’ex-ministre fait-il pour trouver le temps de... Nous pensons aussitôt après : c’est sans doute le livre d’une vie. Il en a écrit des dizaines d’autres, mais celui-là pourrait bien être sa « somme ». C’est que le « Dictionnaire amoureux de la Philosophie » (Plon, 30€) ratisse large : la liste des entrées déborde largement celle des ouvrages comparables, et davantage académiques, plus stricts quant à la définition de la philosophie, y compris, et à l'opposé, l'inclassable Monde de Sophie, de Jostein Gaarder ou bien l'iconoclaste Antimanuel (de philo) de Michel Onfray. La définition de la Philosophie selon Ferry touche non seulement aux principaux courants et concepts classiques – qui figurent tous dans cet imposant ouvrage -, mais également à l’animalité, l’argent, l’audimat, l’automobile, le big data, les bouffons, l’uberisation du monde, Frankenstein, l’héroïsme, l’holisme opposé à l’individualisme, l’islamophobie et l’islamonazisme, au jeunisme, à Lisbonne, Noël, Pâques, au racisme colonial, la robotique, et même au vin (dernière entrée - et pas des moins intéressantes - de ce foisonnant dico). C’est dire si le spectre s’élargit à notre modernité, aux nouveaux regards (portés) sur le monde actuel – lesquels sont pour la plupart une façon de revisiter la pensée à travers une réflexion relativement identique, et cependant corrigée, enrichie. Ce n’est pas la moindre des qualités de ce livre. Qui est par ailleurs bien écrit, ce qui permet une plongée dans chaque entrée des plus aisées. Luc Ferry rend son bouquin encore plus sympathique par des digressions, ici le récit de souvenirs personnels liés au texte, comme à propos d’écologie politique, lorsqu’il publia dans les années 1990 « Le Nouvel ordre écologique », là des anecdotes tirées de son quotidien. Le ton de cette conversation proposée au lecteur démystifie un ouvrage de cet ordre, sans pour autant le rendre simpliste : Chaque entrée recèle une réflexion en profondeur sur une thématique dûment, sérieusement abordée sous divers angles. Ce Dictionnaire amoureux en devient un livre de culture générale à haute valeur ajoutée, ce qui n’est pas négligeable par les temps qui courent, et qui sentent si mauvais l’absence de soif de savoir, le refus de connaître, le déni, le non souci de prendre le temps de la réflexion, fut-ce la plus humble et la plus brève... Pour cela au moins, ce pavé (rêvons qu’il soit jeté lors de manifestations au lieu des vrais, en pierre), mérite toute sa place dans la liste des cadeaux à faire à ceux que l’on aime. L.M.

  • La pensée en cent fiches

    Capture d’écran 2018-10-18 à 11.56.22.pngVoici un livre d'honnête homme, utile et pratique. Un ouvrage de culture générale à abandonner sciemment sur le bureau d’un ado préparant son baccalauréat, à poster à un étudiant souhaitant enrichir ses connaissances, et à déposer sur la table basse du salon de toute personne avide de savoir tous azimuts et chez qui nous sommes invités à dîner (ça change d’un bon vin en guise de cadeau). Concocté par deux passionnés du ballon ovale et de l’esprit de son jeu à XV : Christophe Schaeffer (docteur en philosophie, poète) et Richard Escot (journaliste, écrivain), le Dictionnaire des penseurs (Honoré Champion, 22€) va de Théodore W. Adorno à Ludwig Wittgenstein en proposant de façon systématique, cent fiches sur cent célébrités de la pensée en trois parties : Sa vie. Contexte. Perspective. C’est simple, mécanique, et cela nous évite d’allumer l’ordinateur pour nous rendre sur le site Wikipedia (ou de chercher dans nos rayonnages un indispensable comme « Le monde de Sophie », de Jostein Gaarder – s’agissant de la seule philosophie), lorsque nous avons un « trou » à propos d’Hippocrate, de Diderot, de Maïmonide, ou de Pierre de Coubertin, ou encore Boris Cyrulnik, voire une ignorance totale à propos de Werner Heisenberg, théoricien fameux de la physique quantique. Car ce livre a le spectre large, qui ne passe pas en revue les seuls philosophes et autres bâtisseurs de la pensée antique, moderne, occidentale, et orientale. Il s’agit d’un formidable voyage au pays des idées traitées certes brièvement et pour chaque tête pensante, mais qui remet les théories en place et l'essentiel en mémoire grâce à l’esprit de synthèse de ses co-auteurs. Et puis c’est une sorte de manuel qui donne envie d’aller plus loin, à partir de l’une ou l'autre de ses fiches starters. Ce dico allume son lecteur : ça silexe en lisant... Sciences, sport, spiritualité, médecine, politique, figurent ainsi à côté des philosophes, d’Aristote à Edgar Morin. Sur 350 pages denses, il s’agit là d’un sacré boulot de recension salutaire à l’usage des esprits curieux de tout poil. Car, la pensée on s'en fiche pas... L.M.

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    P.S. : Plon annonce la parution le 8 novembre prochain d'un Dictionnaire amoureux de la philosophie, signé Luc Ferry.

  • El castizo y el Quijote

    IMG_20180113_121727_resized_20180113_125351295.jpgPlus j'entends parler de la Catalogne et des Catalans, et plus j'ai envie de lire des choses sur l'Espagne et l'esprit Castillan. Ainsi ai-je repris Don Quijote de la Mancha, les aventures du chevalier à la triste figure, et lu les cinq essais que Miguel de Unamuno écrivit en 1895 sur l'esprit castizo : L'essence de l'Espagne (Gallimard, 1967). Le titre originel est Autour du casticisme. Difficile à comprendre tel quel, d'où le titre français un brin elliptique. Unamuno y est péremptoire, défend la pureté d'une race (casta) et son ambition expansionniste - au moins sur la Péninsule. L'époque nageait dans ce mood. Il convient donc de le lire avec les précautions d'usage et de distance qui s'imposent, et non en critiquant le fond à la lumière du présent (ce que notre époque, de plus en plus idiote,IMG_20180113_121547_resized_20180113_125348942.jpgIMG_20180113_121558_resized_20180113_125352059.jpg fait quotidiennement et sur tout sujet)... Ces essais, un peu lourdingues, au style ampoulé, correspondent à l'esprit bouillonnant du jeune essayiste qui donnera plus tard Le sentiment tragique de la vie, son essai majeur, mûr, philosophiquement plus argumenté, ainsi que de délicieux Contes (dont on peut lire des extraits en folio 2€ sous le titre Des yeux pour voir). Unamuno magnifie sans retenue l'esprit castillan, en le revêtant un peu arbitrairement des atours les plus remarquables de l'âme méditerranéenne en ce qu'elle a d'admirable. Pourquoi pas. Mais cela semble être une vision idéalisée relevant de la projection d'une certaine âme, davantage que d'une âme certaine : belliqueuse et indolente, elle passe de l'emportement à l'impassibilité sans tempérer l'un par l'autre : Telle est l'âme castiza : elle ignore l'héroïsme soutenu et obscur, diffus et patient, du travail véritable. (...) L'âme castillane castiza affirmait avec une égale vigueur son individualité, une en face du monde divers, et cette unité de son être projetée hors d'elle; elle affirmait deux mondes et vivait à la fois dans un réalisme esclave des sens et dans un idéalisme rivé à ses concepts. Obscur, n'est-ce pas?.. Mieux vaut par conséquent replonger dans l'idéal chevaleresque d'un dévoreur de romans aux visions hallucinatoires mais tellement drôles et si lucides à la fois, soit dans les ingénieuses et truculentes aventures de l'hidalgo et de son fidèle Sancho (dans la belle traduction dépoussiérée qu'en a donné au Seuil Aline Schulman), car se battre contre des moulins à vent vaut bien d'autres combats et bien des messes : Ayant comme on le voit, complètement perdu l'esprit, il lui vint la plus étrange pensée que jamais fou ait pu concevoir. Il crut bon et nécessaire, tant pour l'éclat de sa propre renommée que pour le service de sa patrie, de se faire chevalier errant, et d'aller par le monde avec ses armes et son cheval chercher les aventures, comme l'avaient fait avant lui ses modèles, réparant, comme eux, toutes sortes d'injustices, et s'exposant aux hasards et aux dangers, dont il sortirait vainqueur et où il gagnerait une gloire éternelle. Quichotte (1605) est, comme chacun sait, à la fois le mythe fondateur de l'Espagne contemporaine, et l'acte de IMG_20180113_124601_resized_20180113_125350490.jpgCapture d’écran 2018-01-13 à 12.39.10.pngnaissance du roman moderne. Aussi, revenons-nous toujours à Cervantes. Par plaisir autant que par besoin. L.M.

  • Gorgez-vous avec Gorgias

    Capture d’écran 2018-01-03 à 13.22.07.pngC'est l'un des plus beaux dialogues platoniciens. Socrate y est au plus haut de sa forme, pour exprimer l'art de la réthorique, la tempérance, la bienveillance, la justice (et son mal suprême corollaire : celui de n'être pas puni pour l'injustice que l'on commet); la domination des désirs et donc le bonheur (aux accents épicuriens) : Qui veut être heureux doit se vouer à la poursuite de la tempérance et doit la pratiquer...

    Tout Socrate y est résumé, jusqu'à la métaphore de l'épisode de la ciguë. L'art de la politique, le rôle du citoyen dans la Cité, la définition du pilote, la vile incapacité pour un homme à se défendre... Bon, évidemment, Platon sépare l'âme et le corps au moment de la mort, et semble curieusement faire l'éloge de la sophistique au détour d'une tirade à l'adresse de Calllicalès. (N'est pas Spinoza qui veut).

    Gorgias ou la lumière sur les sentiments et les comportements. Le relire, c'est prendre un bain de jouvence, plonger dans un jacuzzi électrique. C'est faire le plein de sourire. L.M.

  • Haro sur les passions tristes

    Capture d’écran 2018-01-03 à 12.57.27.pngL'Ethique, oeuvre de Baruch Spinoza, s'impose de jour en jour comme le livre essentiel. Signe : je le range à côté des Essais de Montaigne et de Socrate pêle-mêle (les dialogues divers de Platon). Gilles Deleuze, dont le Spinoza Philosophie pratique (Minuit) constitue, à mes yeux, un complément d'objet direct précieux de cette oeuvre, résume clairement la question des passions tristes, qui polluent la vie de l'être humain, quelle que soit sa confession, ou obédiance, soumission, adhésion... Depuis la naissance du premier monothéisme. Depuis l'invention du Politique. Depuis que le pouvoir existe. Depuis trop longtemps...

    Quid de la méthode géométrique selon Spinoza  : la satire, écrit le génial philosophe de la joie, du désir et de la puissance d'exister, c'est tout ce qui prend plaisir à l'impuissance et à la peine des hommes, tout ce qui exprime le mépris et la moquerie, tout ce qui se nourrit d'accusations, de malveillances, de dépréciations, d'interprétations basses, tout ce qui brise les âmes (le tyran a besoin d'âmes brisées, comme les âmes brisées, d'un tyran).

    Car Spinoza, souligne Deleuze, ne cesse de dénoncer dans toute son oeuvre trois sortes de personnages : l'homme aux passions tristes; l'homme qui exploite ces passions tristes, qui a besoin d'elles pour asseoir son pouvoir; enfin, l'homme qui s'attriste sur la condition humaine et les passions de l'homme en général. L'esclave, le tyran et le prêtre...

    Traité théologico-politique (car, en effet, il n'y a pas que L'Ethique dans l'oeuvre de S.), préface, extrait : Le grand secret du régime monarchique et son intérêt profond consistent à tromper les hommes, en travestissant du nom de religion la crainte dont on veut les tenir en bride; de sorte qu'ils combattent pour leur servitude comme s'il s'agissait de leur salut.

    Deleuze : Le tyran a besoin de la tristesse des âmes pour réussir, tout comme les âmes tristes ont besoin d'un tyran pour subvenir et propager. Ce qui les unit, de toute manière, c'est la haine de la vie, le ressentiment contre la vie.

    Au rang des passions tristes, Spinoza compte - énumère, même, dans cet ordre : la  tristesse, la haine, l'aversion, la moquerie, la crainte, le désespoir, le morsus conscientae, la pitié, l'indignation, l'envie, l'humilité, le repentir, l'abjection, la honte, le regret, la colère, la vengeance, la cruauté. (Ethique, III).

    Spinoza oppose à cela la vraie cité, qui propose au citoyen l'amour de la liberté plutôt que l'espoir des récompenses ou même la sécurité des biens. Car, c'est aux esclaves, non aux hommes libres, qu'on donne des récompenses pour leur bonne conduite.

    Donc, foin des passions tristes! Car, en écoutant Spinoza, et Nietzsche après lui (et les éclairages qu'en a donné Deleuze), il convient de dénoncer toutes ces falsifications de la vie, toutes ces valeurs au nom desquelles nous déprécions la vie : nous ne vivons pas, nous ne menons qu'un semblant de vie, nous ne songeons qu'à éviter de mourir, et toute notre vie est un culte de la mort...

    L.M.

    Note que je rédigeai il y a neuf ans sur ce blog, et sur laquelle je retombai à l'instant. 

     

  • L’apprentissage de la sagesse pour 3,50€, c’est cadeau, les djeun’s !

    IMG_20171012_110659_resized_20171012_110722476.jpgNous l’avons déjà écrit ici, mais nous remettons le couvert avec enthousiasme : la collection folio sagesses (3,50€ chaque volume) est une aubaine. Une centaine de pagesIMG_20171012_111004_resized_20171012_111025310.jpg de Cicéron, de Cioran, de Saint-Augustin, de Simone Weil (pour citer les dernières parutions), ou bien d’Epictète, Voltaire, Marc-Aurèle,
    Montaigne, La Rochefoucauld, Gandhi, La Bruyère, Sénèque, Alain, Machiavel, Thoreau… Et à ce prix-là, ce sont des vitamines de bonheur, un feu d'artifice philosophique. Faites passer ! Mieux : « abandonnez » ces ouvrages, une fois lus, sur un banc public, une banquette de train. Avec un peu de chance, ils continueront de vivre en propageant leur sage parole. L.M.

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    Collection folio sagesses, 3,50€

  • FLAIR, j'aime

    Capture d’écran 2017-02-25 à 14.25.04.pngLisez FLAIR Play, le nouveau magazine qui parle de rugby en faisant considérablement bouger les lignes. On y cause ballon ovale, culture, sensibilité, franche philosophie, tact et pas tacle mais aussi tactique, rencontres et pas interviews, échanges et passes croisées, saveurs directes, partage authentiquement altruiste, arts beaux et bons, mouches du coach, transmission (ca-pi-tal!) et salutaires recentrages, et de tant d'autres choses appartenant à l'univers d'un sport vraiment pas comme les autres, et dont les valeurs (terme galvaudé) sont de plus en plus nécessaires dans notre monde en capilotade. Bravo à Sophie Surrullo et à Christophe Schaeffer, initiateurs et pilotes du projet. De belles plumes habitées par l'Ovalie y officient, comme celles de Richard Escot, Benoît Jeantet, Vincent Péré-Lahaille, Nemer Habib... J'y tiens chronique (totalement en roue libre) à partir du n°2 qui paraît. Cela s'appelle mes J'aime. Sous la têtière intelligence situationnelle. Excusez du peu. Voici deux extraits sur six, à exécution :

    2017-02-23 12.20.42.jpg2017-02-23 12.21.10.jpg

  • déconnectionature

    Capture d’écran 2017-01-29 à 13.47.26.png

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Voilà un drame auquel je pense de façon récurrente depuis que je suis devenu père. Vivre au plus près de la Nature, en oublier sa nature humaine, tenter par tous les moyens de nous confondre avec le monde animal, afin d'être accepté par lui en ses territoires, pratiquer l'approche, le mimétisme, l'oubli absolu de soi et de notre culture, de nos repères, pratiquer l'imprégnation au plus près, retrouver avec un bonheur ineffable notre instinct enfoui - autant que faire se peut -, est non seulement un plaisir (le plus grand que j'ai jamais connu, éprouvé, ressenti de toutes mes fibres d'homme sensible), mais une nécessité; désormais. Car, nos enfants : les miens d'abord, les tiens ensuite, lecteur, n'ont hélas qu'une vague idée de la prédation et de sa nécessaire cruauté (un concept culturel, déjà - ça commence!), condition sine qua non de la survie de chaque espèce dans la chaîne écologique, alimentaire et blablabla. Ils ne savent souvent de la viande qu'une barquette blanche recouverte de cellophane avec un extrait posé à plat, froidement, entre. Et refusent de savoir l'entre deux : l'entre vie-et-mise au rayon frais. C'est bien sûr désolant, attristant même. Y remédier semble aujourd'hui peine perdue, tant la "décadence" (annoncée par Michel Onfray), semble en marche. Donc, la déconnection. Un mal planétaire. Celui de l'intermédiaire, du filtre virtuel, celui de l'Internet - je ne ferai pas de dessin, c'est inutile. Chacun comprend. Cette déconnection-là, la Terre la paiera cher. Car, pour une fois, la méconnaissance du "terrain" va plomber durablement l'espèce humaine. Parce que, au fond, chacun s'en fout et se contente de dédouaner sa conscience en "likant" tel truc ou telle cause sur un réseau social. Affligeant, non?.. L.M.

     
  • Ce qu’est l’esprit hussard

    2016-12-05 11.58.20.jpg« C’est le désespoir avec l’allégresse. C’est le pessimisme avec la gaité. C’est la piété avec l’ironie. C’est un refus avec un appel. C’est une enfance avec son secret. C’est l’honneur avec le courage et le courage avec la désinvolture. C’est une fierté avec un charme. C’est ce charme-là hérissé de pointes. C’est une force avec son abandon. C’est une fidélité. C’est une élégance. C’est ce qui ne sert aucune carrière sous aucun régime. C’est une allure. C’est le conte d’Andersen quand on montre du doigt le roi nu. C’est la chouannerie sous la Convention. C’est le christianisme des catacombes. C’est le passé sous le regard de l’avenir et la mort sous celui de la vie. C’est la solitude. C’est le danger. C’est le dandysme. C’est le capitaine de Boieldieu avec ses gants blancs. » Marcel Aymé

  • sans la musique baroque, on ferait comment...

    Capture d’écran 2016-11-03 à 23.03.04.pngUne heure et demie d'émotion, de larmes de joie et de regret, soit tout l'esprit des Lachrimae concentré ici, là, un temps sans issue palpable de musique baroque épurée jusqu'à l'os, grâce au talent de Jordi Savall et de son ensemble Hesperion XXI, tout cela en hommage à Montserrat Figueras, la femme disparue de Jordi, la moitié de l'âme de l'ensemble, l'esprit, la jumelle, l'hémisphère de tant et tant d'années, la voix surtout, la voix unique, cette voix entendue "pour de vrai" une première fois un soir divin de septembre 1980 dans une église de Coimbra, au Portugal, et après l'avoir tant écoutée sur les 33 Tours de la Platine... En hommage donc, cette heure et demie de bonheur serein et doux, ça vous dit?.. Et bien allez, zou :

    https://www.youtube.com/watch?v=dJDce7wUwDs

     
     

     

     
  • Quand Michel Onfray évoque le temps du vin...

    téléchargement (1).jpeg... Cela devient jouissif. Je rentrais du marché de Bayonne, cet après-midi, il était 15h environ, et j'avais déjeuné d'un pied de cochon anthologique avec des frites a gusto au bord de la Nive, malgré le soleil qui, en terrasse, me cramait le crâne, et tout en lisant Faites les Fêtes, de Francis Marmande (éd. Lignes). Je me dirigeais vers la plage de La Chambre d'Amour, afin d'aller me fracasser le corps tout entier comme j'aime le faire, les pieds plantés dans le gravier, jambes écartées, ou bien (mieux) en plongeant à la dernière seconde à ras le ras du ras, dans les vagues de la marée presque haute (ici, on appelle ça le shore-break, et ça se prononce d'un seul coup comme ça : chorbrek. Rien à voir avec la chorba), lorsque France Culture, dans la voiture, m'interpella. C'était Michel Onfray qui parlait du vin de champagne - et autres vins de saint-émilion, sauternes, pomerol, ou de modestes languedocs... Avec un savoir bachelardien, une sensibilité cosmique, une tendresse filiale, une connaissance réelle et fine, le philosophe spinozien, nietzschéen, camusien (tout ce que nous détestons, en somme, n'est-ce pas), égrenait des expériences de dégustations, et de rencontres avec des vignerons, qui me subjugua. Aussi, l'émission m'obligea-t-elle plaisamment à me garer au bord de l'Adour, juste avant La Barre, afin de la savourer yeux mi-clos, oreilles grand large. Elle dure 1h30, cette émission, et j'en ai rattrapé pour vous le podcast. Mais c'est passionnant à partir de la 18ème minute (pour les pressés), et jusqu'à la fin. Car, même l'épilogue est délicieux comme une mignardise, ou bien comme un tout petit verre de liquoreux sorti de nulle part, façon botte secrète. Je vous en livre par conséquent le lien, afin qu'il vous lie, à votre tour, à cette parole souple et solaire, assemblée et rassemblante, enivrante et juste, je crois. C'est du grand art verbal, soutenu par une culture immense et sans faille apparente (*). Soit, pour qui aime les vins, un pur moment de dégustation philosophique précieux comme un millésime de grande garde à boire ce soir même. Cliquez, amis hédonistes : Onfray et le vin  Première ligne : Les formes liquides du temps

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    (*) Juste un truc, oh, un détail, il confond l'Etna et le Vésuve à propos du Lachrima Christi, c'est vraiment pas grave!..

  • Les comics retournés de Gabriela Manzoni

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    2016-06-21 16.08.16.jpg2016-06-21 16.09.11.jpg2016-06-21 16.09.30.jpgGabriela Manzoni
    est habillée d’espièglerie aux tons pastels, ce qui warholise quelque peu les pensées caustiques d’un Cioran, comme : « Le réel me donne de l’asthme », ou celles d’un moraliste à la La Rochefoucauld, qu’elle adjoint à des dessins d’un humour redoutable. Ses Comics retournés, 200 pages de mauvais esprit, et du bon !, qui paraissent chez Séguier, sont un régal d’ironie, de subtilité et de cet esprit français parfois dévastateur. La bien-pensance bobo, le couple et ses méandres marécageux, le mâle et ses certitudes, la femme et son claquant ou ses fadaises, l’air du temps et les lieux communs… Tout est prétexte à l’auteur pour ciseler une formule lapidaire qui donne dans « la radicalité de la nuance », comme on prend de la crème de marrons : à deux doigts sans se retenir. Certaines icônes d’une culture sûre d’elle sont lapidées gentiment, d’autres sont griffées à ongle droit.2016-06-21 16.10.19.jpg

    2016-06-21 16.10.40.jpg Désinvolte, nonchalante, mutine, libertine, « la » Manzoni y va franco sous le velours – façon panthère noire du trait bien tempéré. Sa lecture du monde contemporain ne manque ni de classe, ni de mélancolie. Au détour d’une page, nous laissons l’idée d’un philosophe désenchanté pour chevaucher en pensée l’esprit d’une sorte de 
    2016-06-21 16.12.56.jpg2016-06-21 16.10.51.jpg

    2016-06-21 16.12.45.jpg2016-06-21 16.13.04.jpgMontherlant ou celui d’un Drieu. Et ce petit livre de bon goût, à offrir sans modération, est de surcroît très drôle. Gabriela, s’il vous plaît ... Remettez-nous ça... L.M.

  • Magnanimité

    téléchargement.jpegMichel Onfray : « On devient vraiment majeur en donnant à ceux qui ont lâché les chiens contre nous sans savoir ce qu'ils faisaient le geste de paix nécessaire à une vie par-delà le ressentiment - trop coûteux en énergie gaspillée. La magnanimité est une vertu d'adulte. (...) Serein, sans haine, ignorant le mépris, loin de tout désir de vengeance, indemne de toute rancune, informé sur la formidable puissance des passions tristes, je ne veux que la culture et l'expansion de cette puissance d'exister -selon l'heureuse formule de Spinoza enchâssée comme un diamant dans son Ethique. Seul l'art codifié de cette puissance d'exister guérit des douleurs passées, présentes et à venir. » (La puissance d'exister, Grasset et Livre de Poche).

     

  • Le Blanc de Noirs de Dauby

    Capture d’écran 2016-05-17 à 20.48.54.pngC'est une petite merveille, ce Brut Premier Cru-là...

    Champagne Dauby (« Mère & Fille »), Blanc de noirs (issu des plus beaux pinot noirs du terroir magnifique de Mutigny, classé Premier Cru) :

    Bulle fine, cordon régulier et enjoué, sous une robe jaune, vive, sans reflets clinquants : franche.

    Joli nez d’une grande fraîcheur, et « viennois », de pain brioché, quasi « cremoso », avec une touche de pêche blanche, une pointe de myrtille, et puis de mûre, et enfin un zeste caressant de pomelo rose.

    Bouche ronde et ample, pleine, avec un léger crayeux (le sol parle !), et juste ce qu’il faut d’agrumes mûrs, soit un citronné presque confit. On y retrouve la viennoiserie délicate, et une finale de framboise encore croquante.

    Un champagne gourmand, d’apéritif attentif, et surtout pour accompagner dignement un poisson de rivière en sauce (beurre blanc, crème), ou une volaille justement cuite, encore juteuse.

    La famille Dauby, sise à Aÿ, jouit de terroirs exceptionnels et élabore une gamme de champagnes de respect depuis soixante ans. La marque au coquelicot – emblème qui souligne le respect absolu de la nature et de la biodiversité, possède le sens de la recherche d’une certaine authenticité qui laisse parler la terre. C’est « juste » bien fait... (18€!). L.M.

    Alliances :

    téléchargement.jpegLa table de Montaigne, de Christian Coulon (Arléa), car l'auteur (prof émérite à Sciences-Po Bordeaux - nos universités!), révèle un auteur des Essais qui se fiche de la gastronomie comme d'une guigne ou de sa première culotte pour aller chevaucher bride abattue, et plutôt un philosophe gourmand, voire bafreur. Et ce bouquin passionnant se double d'une vraie histoire des moeurs gastronomiques du Sud-Ouest de l'époque... Un régal, pour qui aime la région, Montaigne, et manger généreusement. 

    Ecouter, avec ce duo :

    Une compil de bons vieux standards des Pink Floyd.

    Comfortably numb

    Et aussi des succès de Peter Gabriel (post Genesis)

    http://bit.ly/1cGBpHz.

    L'abus d'alcool est dangereux pour la santé. A consommer avec modération.

  • islam de paix contre islam de guerre

    On doit penser en homme d'action et agir en homme de pensée, disait Bergson. Cela m'évoque Ellul : penser globalement, agir localement...


    images.jpegLu le dernier Onfray, hier après-midi (je l'ai reçu avant-hier), Penser l'islam (Grasset). En son centre, un très long entretien avec une journaliste algérienne, Asma Kouar (du journal Al Jadid), dont les questions sont tournées, chantournées, insidieuses, orientées comme on dit encore parfois, bref : celle-ci tente de faire abonder Michel Onfray dans le sens de sa propre doxa, qui caresse le Prophète dans le sens du poil en en faisant un ange aux mots de miel et aux actes de bonté exclusive. Mais ça ne marche pas, même si l'on sent par endroits quelques faiblesses de la part du philosophe à la lucidité solaire, car l'auteur connaît son sujet, y compris la Sîra, le texte qui rapporte les faits et gestes du Prophète... L'introduction est répétitive, la conclusion salutaire, qui a trait aux drames du 13 novembre 2015 à Paris (l'essentiel du livre fait référence aux drames de la semaine du 5 janvier. Fucking year...). Onfray se répète, mais il n'a pas souvent tort, lorsqu'il renvoie dos à dos les islamophiles (dont une certaine gauche extrême, aveugle et antisioniste), et les islamophobes (non sans préciser le sens, détourné, galvaudé, de ce terme), qui, des deux bords, sont légion. Le philosophe prolifique a lu les textes et leur exégèse (j'adore le lire, notamment à propos de Spinoza, de Camus, de Nietzsche, de l'érotique solaire, de la gourmandise, du vin de Sauternes... et j'emmerde les onfrayphobes qui, je le constate souvent, le lynchent, hurlent avec les loups, sans même avoir lu ses livres!..). C'est un pro. : il sait de quoi il en retourne, et de quoi il parle, et il connaît ce qu'il analyse et commente. Il est plus qu'autorisé à tenter de comprendre au lieu de juger, ou bien de vociférer sans savoir, sans même avoir lu le Coran, ce que d'aucuns font sans honte (il cite nombre de personnalités politiques de premier rang). Onfray décrypte la défiguration d'un certain islam, la confusion hâtive entre un islam de paix et un islam de sang, un islam pacifique et un islam belliqueux, haineux et conquérant. Entre un islam d'écoute de l'autre, et un islam d'intolérance totale. Car les deux coexistent dans le Coran. C'est une question de prélèvement à la source (soit à la lecture - orientée, sans jeu de mots -, des sourates), une question d'usage, voire, souvent hélas, d'interprétation. Il y a ainsi deux façons - contradictoires -, d'être musulman. Onfray vilipende au passage les actes de guerre de la France, à coups de Rafale, de porte-avion, dans les pays arabes même (l'oumma, en réalité, soit la communauté musulmane planétaire, celle que nous bombardons, et qui riposte à nos terrasses, via Internet, avec des kalachnikovs), lors qu'il s'agirait d'accroître une contre-offensive au combat de rue; sur notre sol. Onfray pratique avec maestria un raisonnement dans l'esprit de Spinoza : Ni rire, ni pleurer, mais comprendre, et dans celui, voisin, des Lumières : hors passion, sans haine et sans vénération, sans mépris et sans aveuglement, sans condamnation préalable et sans amour a priori, juste pour comprendre. Son coup de gueule, à propos du désenchantement de la jeunesse française, est salutaire : Que des jeunes gens la quittent (la France) pour une vie d'aventure, d'idéal, d'action, d'engagement, je peux le comprendre puisque la République n'est plus capable de proposer l'aventure, l'idéal, l'action, l'engagement et qu'elle érige en modèles des comédiens de série B, des animateurs télé, des footballeurs décérébrés, des acteurs de cinéma, des chanteurs de radio-crochets télévisés... Il déplore qu'aujourd'hui, le grand formateur des consciences ne soit plus l'école, mais l'écran (télé, Net, tweet). Se rend à plusieurs évidences concomitantes : l'islam est une religion qui monte en puissance en Europe. Et, en France, à titre d'exemple, l'islam de France est encore financé par des pays qui n'ont aucune raison d'aimer ce pays... L'Occident est par ailleurs en bout de course. L'Europe est moribonde, elle ne survivra pas, et comme toutes les civilisations en phase d'effondrement, elle montre des signes de décadence : l'argent roi, la perte de tous les repères éthiques et moraux, l'impunité des puissants, l'impuissance des politiciens, le sexe dépourvu de sens, le marché qui fait partout la loi, l'analphabétisme de masse, l'illettrisme de ceux qui nous gouvernent, la disparition des communautés familiales ou nationales au profit des tribus égotistes et locales, la superficialité devenue règle générale, la passion pour les jeux du cirque, la déréalisation et le triomphe de la dénégation, le règne du sarcasme, le chacun pour soi... Dès lors le soufisme pacifiste (d'origine irakienne), ne peut rien contre le salafisme (et le djihadisme, sa mortifère sécrétion). Pas davantage, l'espoir (voeu pieux) d'un islam républicain ne pourrait quoi que ce soit. Ose penser par toi-même!, était la devise des Lumières, rappelle Onfray. Et d'ajouter : Cesse de penser, obéis, soumets-toi!, voilà na nouvelle devise de la gauche islamophile. L'auteur de La puissance d'exister rejoint ainsi la pensée d'un Houellebecq, d'un Finkielkraut, d'un Sansal.  D'ailleurs, Onfray déborde du cadre philosophique pour entrer de plain-pied dans l'espace politique, lorsqu'il voue aux gémonies les actes pleutres d'un gouvernement de "gauche", se limitant à des messages compassionnels (tellement narcissiques, dédouanants, égoïstes, exhibitionnistes), avouant par là même son impuissance à lutter efficacement contre un islam de guerre totale, lequel, selon l'auteur, ne voit plus tellement l'intérêt de changer de direction en allant vers un islam de paix, lorsque la conquête par la guerre lui paraît soudain si aisée. La Soumission, encore, comme un terrible refrain... La dernière charge d'Onfray est une adresse désabusée, presque contrite, qui exprime le regret de ne pas se tromper, hélas, au regard de l'Histoire, lorsqu'il pense qu'il est peut-être trop tard, car la politique étrangère de la France depuis vingt-cinq ans, écrit-il, expose les Français sans pouvoir les protéger quand ripostent ceux qu'ils agressent... Car tous les assoiffés de pouvoir préfèrent se servir de la France plutôt que de la servir. (...) La carte de la paix aurait valu la peine d'être jouée, conclut-il avec une certaine mélancolie. Certes, il y faut moins de testostérone et plus de matière grise...  L.M.

  • Aurore, suite (fragment 575)

    Nietzsche, l'ultime fragment d'Aurore porte à la réflexion...

    Nous autres aéronautes de l’esprit. — Tous ces oiseaux hardis qui s’envolent vers des espaces lointains, toujours plus lointains, — il viendra certainement un moment où ils ne pourront aller plus loin, où ils se percheront sur un mât ou sur quelque aride récif — bien heureux encore de trouver ce misérable asile ! Mais qui aurait le droit de conclure qu’il n’y a plus devant eux une voie libre et sans fin et qu’ils ont volé si loin qu’on peut voler ? Pourtant, tous nos grands initiateurs et tous nos précurseurs ont fini par s’arrêter, et quand la fatigue s’arrête elle ne prend pas les attitudes les plus nobles et les plus gracieuses : il en sera ainsi de toi et de moi ! Mais qu’importe de toi et de moi !D’autres oiseaux voleront plus loin ! Cette pensée, cette foi qui nous anime, prend son essor, elle rivalise avec eux, elle vole toujours plus loin, plus haut, elle s’élance tout droit dans l’air, au-dessus de notre tête et de l’impuissance de notre tête, et du haut du ciel elle voit dans les lointains de l’espace, elle voit des troupes d’oiseaux bien plus puissants que nous qui s’élanceront dans la direction où nous nous élancions, où tout n’est encore que mer, mer, et encore mer ! — Où voulons-nous donc aller ? Voulons-nous franchir la mer ? Où nous entraîne cette passion puissante, qui prime pour nous toute autre passion ? Pourquoi ce vol éperdu dans cette direction, vers le point où jusqu’à présent tous les soleilsdéclinèrent et s’éteignirent ? Dira-t-on peut- être un jour de nous que, nous aussi, gouvernant toujours vers l’ouest, nous espérions atteindre une Inde inconnue, — mais que c’était notre destinée d’échouer devant l’infini ? Ou bien, mes frères, ou bien ? —

  • En (re)lisant "Aurore", de Nietzsche, cet après-midi :

    Fragment 532 :

    « L’amour rend égaux ». — L’amour veut épargner à celui à qui il se voue tout sentiment d’être étranger, il est par conséquent plein de dissimulation et d’assimilation, il trompe sans cesse et il joue une égalité qui n’existe pas en réalité. Et cela se fait si instinctivement que des femmes aimantes nient cette dissimulation et cette duperie douce et continuelle et prétendent avec audace que l’amour rend égaux (ce qui veut dire qu’il fait un miracle !) — Ce phénomène est très simple lorsqu’une personne se laisse aimer, et ne juge pas nécessaire de feindre, laissant cela à l’autre personne aimante : mais il n’y a pas comédie plus embrouillée et plus inextricable que lorsque tous deux sont en pleine passion l’un pour l’autre, et que, par conséquent, chacun renonce à soi-même et se met sur le pied de l’autre, voulant partout faire comme lui : alors aucun des deux ne sait plus ce qu’il doit imiter, ce qu’il doit feindre, pour quoi il doit se donner. La belle folie de ce spectacle est trop belle pour ce monde et trop subtile pour l’œil humain.

  • Finki sous la Coupole

    Lisez le discours de réception d'Alain Finkielkraut, prononcé hier à l'Académie française, pour ses éclats d'intelligence purs, sa déclaration d'amour de la France à la France, pour son éloge subtil de Félicien Marceau, et lisez aussi la réponse de Pierre Nora, qui figure une sorte de bref et brillant essai. Y sont circonscrites, toutes les facettes fascinantes de la personnalité de "Finki". Voici deux purs joyaux. A lire un peu partout sur le Net, notamment ci-dessous en cliquant sur les liens dédiés :

    Discours de réception

     

  • Ovide, L'Art d'aimer

    téléchargement.jpegPurée! C'est dans Ovide et ça n'a pas pris une ride. C'est splendide, mais ressenti comme audacieux, 2000 ans après. Inquiétant, non...

    Extrait : 

    Si tu veux m’en croire, lecteur, ne hâte pas le plaisir de Vénus ; sache le retarder, le faire venir peu à peu, doucement.  Quand tu auras trouvé l’endroit sensible, l’organe féminin de la jouissance, pas de sotte pudeur : caresse-le, tu verras dans ses yeux brillants une tremblante lueur, flaque de soleil à la surface des eaux… Viendront alors les plaintes et un tendre murmure, de doux gémissements –et ces mots excitants qui fouaillent le désir…

    Ne va pas, voguant à pleines voiles, la laisser en arrière ! Evite, aussi, qu’elle ne te précède : qu’un même élan pousse vos navires vers le port. Quand, vaincus tous deux en même temps, l‘homme et la femme retombent ensemble, c’est là le comble du plaisir !

    Alliance : 

    images.jpegLe Gewurztraminer Grand Cru Eichberg 2011 de Martin Schaetzel, vigneron alsacien de respect, sis à Ammerschwihr. Pour le nez généreusement fruité, aux touches exotiques (lychee) de ce grand vin de garde

    BTLE-SCZ0004.jpg(élevé en biodynamie, 15-20€). Pour sa bouche aux accents miellés. Et surtout pour cet équilibre prodigieux entre minéralité, fraîcheur, acidité et douceur extrême. La puissance et l'onctuosité mêlées, en somme. Une sorte de fading oenologique, car la longueur en bouche signe aussi sa prestance. Une invitation indirecte aux plaisirs divers du coeur de l'été. L.M.

  • Le beaujo de Piron, c'est si beau, si bon

     

    Piron_BasseDef_Les_Cadoles_de_la_Chanaise.pngIMG_3532.jpgDétente, c'est l'heure de l'apéro. Et là, tout est dit sur la contre-étiquette (lire ci-dessous), laquelle est, pour une fois, ni niaise ni superflue ou passe-partout. Dominique Piron est un orfèvre. Un champion à Morgon (avec les Foillard et autre Lapierre).

    Il propose nombre de cuvées, dont ce beaujolais simple. Un gamay
    d'une modestie confondante, qui n'exclut pas la complexité aromatique. C'est gourmand à souhait, frais, ça se croque comme des fruits rouges à pleines mains, lorsqu'on laisse le jus couler sur notre menton. Vous voyez?..

    Les Cadoles de la Chanaise, ou l'expression conviviale d'un cépage - parfois - magicien. Nous tenons là un vin de bons copains par excellence. Un vrai vin de partage. Ce beaujolais de Piron est la red star gouleyante de l'été (6,50€).

     

    ALLIANCE LITTÉRAIRE :

    Petit éloge du temps comme il va, de Denis Grozdanovitch (folio 2€), téléchargement (1).jpegcar l'auteur se moque des influences sur nos humeurs du temps qu'il fait : il s'accommode joyeusement. Il sait en effet se réjouir de la grisaille - sa description de la pluie qui tombe (la friture divine  du grand ruissellement des pluies torrentielles) est un morceau d'anthologie -, il a le mauvais temps enthousiaste, parvient à générer du bonheur au coeur de l'ennui, et du désir sans la satiété... Grozdanovitch est un philosophe au sourire large, qui cite Ellul de surcroît. Il sait faire valoir le droit poétique à ce que d'aucuns perçoivent comme négatif. C'est un poète des nuages qu'il se plait à contempler (à l'instar de L'inconnu sur la terre de Le Clézio). Avec lui, le soleil brille dans les grandes largeurs, et la pluie chantonne, fredonne, flagelle. L'auteur a appris à saisir, comme Charles-Albert Cingria, les instants de furtive éternité. C'est un ralentisseur du temps. Et son petit livre ensoleillé, une ode à tous ceux qui prêtent une attention vétilleuse aux petits riens superflus qui sont le sel de la vieFaites passer! L.M.

     

     

  • Blanchot, ou le déni

    product_9782070147083_195x320.jpgLa statue était depuis longtemps fissurée, notre admiration mise à mal, avec ce goût aigre de la déception historique, identique à celui que nous eûmes en apprenant pour Tonton (et Bousquet) d'une part, et pour, pêle-mêle : Cioran, Jünger, Heidegger, Hamsun et quelques autres comme Déon ou Chardonne. Là, tout s'effondre dans un Espace littéraire qui fut notre livre de chevet, avec La part du feu, Le livre à venir, L'amitié, Thomas l'obscur, Une voix venue d'ailleurs et tant d'autres essais brillantissimes. Maurice Blanchot fut un salaud. Il faut s'y résoudre. L'étude que lui consacre Michel Surya est implacable. Il ne s'agit cependant pas d'un procès à charge post-mortem comme le milieu sait en faire et comme la France en a le secret. Non. L'autre Blanchot, sous-titré L'écriture de jour, l'écriture de nuit (Tel/Gallimard) entreprend de dénoncer le plus froidement possible la contribution active de l'auteur de Faux-pas et de L'Arrêt de mort, à la presse d'extrême droite des années 1930 (*), en se gardant de dresser un réquisitoire, car on ne tire pas sur une ambulance et qu'à vaincre sans péril... Ce que Surya souligne, reproche et regrette surtout, ce sont les silences, les omissions, les non-dits, voire les mensonges de celui qui passe pour le représentant de la plus haute exigence littéraire, une profonde réflexion sur "la conséquence de la pensée", précise SuryaC'est ce même Blanchot qui dénonçait l'engagement nazi de Heidegger, que l'auteur de cet essai salutaire pointe du doigt - sans pour cela vouloir l'accabler. C'est la tâche de la pensée de s'emparer de ce qui la désempare. La première phrase de ce livre, douloureux au fond, résonne en nous. Cela ne doit cependant pas nous interdire de revenir aux essais et études littéraires de Maurice Blanchot, dont l'intelligence est d'un éternel vif-argent. Nous pouvons néanmoins réfléchir à la désinvolture de la jeunesse, aux ressorts troubles de l'engagement dans un sens ou dans un autre (la Collaboration contre la Résistance, par exemple - et à ce propos, relire le formidable livre de Pierre Bayard, Aurais-je été résistant ou bourreau? Minuit). Il y aurait eu le premier Blanchot, chien fou (il a 23 ans en 1930), journaliste pétainiste, puis le second Blanchot, après la Libération, qui commença à donner les essais que l'on sait. Surya condamne chez Blanchot tout d'abord le détournement du langage, puis le détournement de l'attention en la faisant porter sur l'affaire Heidegger (1984), ainsi que l'absence d'autocritique de la part du maître ès critique littéraire, quand bien même tout le monde savait depuis longtemps. S'être empêché jusqu'à L'Instant de ma mort (livre bouleversant), d'avouer l'inavouable, passe dès lors pour une faute capitale, et difficile à pardonner. L'essentiel n'est cependant pas qu'il ait berné l'intelligentsia (de gauche) française, mais qu'il ait collaboré. Toutefois, Blanchot demeure (à nos yeux), le philosophe qui sera passé de Maurras à Lévinas; et pas l'inverse. C'est déjà ça. L.M.

    (*) Maurice Blanchot ne publia cependant jamais dans les torchons antisémites que furent Je suis partout (de Drieu), ou L'ami du peuple, mais dans des périodiques comme le Journal des débats, notoirement maurrassien et xénophobe. 

    Notons enfin que Michel Surya, qui dirige la revue Lignes, a également consacré une numéro spécial à ce délicat sujet en mars 2014.

  • Lire Montaigne chaque jour, ou presque...

    téléchargement.jpeg... Procure un bien fou. Surtout avec les traductions en Français moderne dont nous disposons, et qui jamais plus ne heurtent notre lecture. Il y avait celle de Claude Pinganaud chez Arléa, il y a aussi celle d'André Lanly chez Gallimard (coll° Quarto). Grâce à ces adaptateurs de génie, Montaigne nous devient familier dès la première ligne, il est notre contemporain, il devient tutoyant, proche; c'est un ami (de la famille) de notre bibliothèque. Prenez par exemple le petit folio sagesses (à la couverture superbe, et au papier agréable parce que pas glacé), et qui rassemble quelques extraits, dont (sur) le pédantisme, la cruauté, la fainéantise et la colère, sous le titre sobre de : Sur l'oisiveté. Ce sont 120 et quelques pages de gourmandise, d'intelligence pure, de perception suraiguë, d'analyse fine et simple, de réflexion saine, bienveillante et positive. On a envie de tout souligner, de crayonner des accolades à chaque page, de relire à voix haute certaines phrases (d'ailleurs nous ne nous en privons pas), de brandir le livre et de dire au premier être cher qui passe : écoute ça! Montaigne galvanise, et ce n'est pas nouveau. Cette magie, seuls quelques écrivains la possèdent, la partagent et la transmettent avec l'auteur des Essais, grâce à leur inaltérable talent. Montaigne est sans doute le chef de cette bande de sacrés passeurs de bonheurs : ceux des mots, de la langue, de l'intelligence brillante qui possède le claquant incomparable, l'acuité qui frappe, toute cette alchimie qui donne matière à cabrer notre esprit. Les anecdotes qui illustrent le propos de Montaigne n'ont pas pris une ride, ni sur le plan psychologique, ni sur le plan politique ou géopolitique. Les vertus, les vices, la ruse, le pouvoir, la couardise, la sagesse intérieure, la violence nécessaire, le chagrin, tout est bon pour nous aider à désapprendre le mal. Alors, oui, lire Montaigne à petites doses, chaque jour de ce mois d'août, est une gymnastique qui vaut bien le dos crawlé, ou la brasse coulée. A vos marques ! L.M.

    Paraissent simultanément dans la même collection folio sagesses, Aller au bout de son coeur, de Meng zi, lequel nous instruit sur l'art et la manière de ne pas perdre son coeur, ou bien de le retrouver si nous pensons l'avoir perdu. Le passionnant Instructions au cuisinier zen, de Dôgen - qui nous apprend (avec Bouddha) à regarder un simple légume comme un être de respect. Et le grand classique Tao-tö-king, de Lao-tseu, livre sacré des deux grands V : la Voie et la Vertu.

  • Avant-première

    Les sites de vente en ligne annoncent déjà mon prochain livre, qui paraîtra fin août : Dictionnaire chic du vin (Ecriture), c'est 350 pages serrées d'hédonisme, de sérieux et de déconne, d'éloge du bien-vivre et du sang de la vigne - et ses inséparables connotations littéraires, musicales, sensuelles. Voici un aperçu capturé sur le site de la fnac : 

    Capture d’écran 2015-04-14 à 08.42.30.png(avec une belle faute d'orthographe -ZZ- sur la couv. provisoire)
    Capture d’écran 2015-04-14 à 08.48.16.png

  • Entretien avec Alain Finkielkraut

    IMG_2579.jpgInterview publiée le 5 février dernier dans le nouveau hors-série de L'Express (en vente deux mois), consacré aux Juifs de France :

    Alain Finkielkraut : « Dire avec la même ferveur Je suis casher et Je suis Charlie » 

    Les juifs de France ont connu deux grands rêves qui ont volé en éclats. Le franco-judaïsme et la cause antiraciste. Puis, un nouvel antisémitisme, islamiste, s’est fait jour. Le philosophe Alain Finkielkraut analyse pour L’Express les ressorts d’un politiquement correct qui est un antiracisme ayant  perdu la tête, selon l’auteur de « L’Identité malheureuse ». 

    Propos recueillis par Léon Mazzella

     

    L’histoire des juifs de France commence-t-elle avec la Révolution ?

    Non, bien sûr. Mais l’émancipation des juifs de France par la Révolution a engendré le grand rêve du franco-judaïsme. Les juifs ont choisi la voie de l’assimilation avec enthousiasme car elle ne représentait pas pour eux un sacrifice, mais quelque chose comme un accomplissement messianique. Se référant à l’épisode révolutionnaire, le rabbin Kahn de Nîmes disait : « C’est notre sortie d’Egypte … C’est notre Pâque moderne ». Ce franco-judaïsme a volé en éclats dans les années noires de l’Occupation. Après le statut des juifs et la rafle du Vel d’Hiv, les juifs ne pouvaient plus se décharger de leur être sur une autre instance. Certains, au lendemain de la guerre, ont opéré un retour « aux sources, aux livres anciens, oubliés, difficiles, dans une étude dure, laborieuse et sévère », comme écrivait Levinas. Pour la plupart, l’attachement à Israël est devenu constitutif de leur identité. Bien sûr ils demeuraient français car, rappelait aussi Levinas

    « la France est un pays auquel on peut s’attacher par le cœur et par l’esprit autant que par les racines », mais il n’appartenait pas à ce pays de réaliser toutes les aspirations juives. L’inquiétude était présente, et avec Israël, naquit l’idée que, en cas de nouveau malheur, il y avait un refuge possible.

     

    « Qu’est-ce qui se passe ? », écrivez-vous dans « L’imparfait du présent ». Que se passe-t-il avec les juifs de France aujourd’hui ?

    Depuis le début des années 2000, l’antisémitisme refait surface dans le monde sous sa forme la plus violente, la plus apocalyptique. L’Europe croyait être en état de vigilance maximale, en honorant le devoir de mémoire, et elle a été prise complètement au dépourvu. Elle était prête à combattre ses vieux démons et ne pardonnait aucun dérapage au vieux chef de l’extrême droite française, mais d’autres démons ont surgi qui ne correspondaient pas à ce modèle. L’antisémitisme qui se répand aujourd’hui dans toute l’Europe n’est pas d’origine européenne : il est islamiste, et béni par certaines des plus hautes autorités religieuses de l’islam. Le très influent prédicateur Yûsuf Al-Qaradâwî a félicité Hitler d’avoir puni l’arrogance des juifs, sur la chaîne de télévision Al Jazeera. Cet antisémitisme, non seulement n’exprime pas la haine d’une partie du peuple français pour les juifs, mais il est une des variantes de la haine des islamistes pour l’Occident. Le franco-judaïsme est mort, mais un autre trait d’union apparaît : les juifs et les Français qu’on n’ose plus dire de souche sont dans le même bateau. La francophobie et l’antisémitisme sont les deux faces d’une même haine.

     

    La menace qui pèse sur les juifs de France peut-elle encore provenir de citoyens français?

    Tout peut arriver. Mais l’antisémitisme maurrassien est exsangue, moribond. Confrontés à l’émergence et à l’essor du Front national, les juifs de France ont eu l’impression que ça recommençait. Ils ont donc épousé, avec une fervente sincérité, la cause de l’antiracisme. De grandes figures juives ont parrainé l’association SOS Racisme. Manière pour eux d’affirmer la solidarité de toutes les victimes du rejet de l’Autre, de toutes les cibles de Dupont-Lajoie. Après le franco-judaïsme, cette illusion aussi s’effondre. L’idée d’une communauté de destin entre les « Beurs » et les juifs ne peut plus dissimuler la réalité du nouvel antisémitisme. Youssouf Fofana, Mohammed Merah, Mehdi Nemmouche, Amedy Coulibaly sont certes des cas isolés, mais, comme l’a dit Georges Bensoussan, le coordinateur des Territoires perdus de la République, l’antisémitisme, dans les quartiers dits populaires, est devenu un « code culturel ». Et les Juifs ne doivent pas seulement subir ces paroles et parfois ces actes désinhibés, ils doivent faire face à un antiracisme devenu fou et qui les vise parce qu’ils ne se démarquent pas de la politique « criminelle » de l’Etat d’Israël. Ils voient même toute une partie de l’élite politique, médiatique et intellectuelle retourner contre eux le fameux devoir de mémoire et leur coudre sur la poitrine, non plus une étoile jaune, mais une croix gammée. Ça donne envie de changer d’air.

     

    L’alya (la montée vers Israël) connaît un essor considérable (lire page73). Traduit-elle encore une foi, un espoir, malgré les risques encourus sur place, ou seulement une crainte plus grande encore?

    Ceux qui font leur alya préfèrent les risques encourus à l’association française de l’insécurité et du déni. Plusieurs livres sont parus récemment pour dire que l’islamophobie avait pris le relais de l’antisémitisme. C’était une manière particulièrement brutale de faire l’impasse sur ce que vivent les juifs français. Mais peut-être qu’avec la marche historique du 11 janvier 2015, la France a enfin décidé de mettre sa montre à l’heure.

     

    Israël a-t-elle renversé la donne –à son corps défendant- en faisant de Tsahal des assassins d’enfants, à cause du cynisme du Hamas (avec l’utilisation des souterrains de Gaza, des roquettes lancées depuis les écoles, et des enfants-martyrs…) ?

    Israël devrait engager des négociations immédiates avec l’autorité palestinienne et démanteler, pour preuve de bonne volonté, un certain nombre de colonies de peuplement, car la situation actuelle mène à la dissolution de l’Etat juif dans un Etat binational. Un jour ou l’autre, les juifs risquent de se retrouver minoritaires, mais nul ne peut croire qu’une telle politique aurait un effet calmant sur les musulmans antisémites. Ceux-là veulent la reconquête de Jérusalem et ce sont les mêmes qui ont salué la tuerie de l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes par des manifestations de liesse.

     

    Vous dénoncez depuis longtemps un « antiracisme idéologique », qui serait autrement plus pervers que l’antisémitisme « traditionnel ». Quels sont ses ressorts?

    Cet antiracisme s’est acharné toutes ces dernières années contre Charlie Hebdo : « Qu’ils crèvent, disait l’humoriste Guy Bedos des gens de Charlie en 2012, leur histoire de Mahomet, c’était nul. » Le rappeur Nekfeu promettait, dans la bande-annonce du film La Marche, « un autodafé pour ces chiens de Charlie ». Et dans un langage plus policé, des personnalités de tous bords se sont indignées de cet irrespect envers les croyances des exploités. Car, pour le politiquement correct, tout le mal vient de l’Occident sûr de lui-même et dominateur. Il y a même des experts très sérieux, en Amérique comme en France, pour penser que si Israël n’occupait pas la Palestine, il n’y aurait pas eu d’attentats du 11 septembre, ni la moindre trace d’antisémitisme dans le monde. Les antiracistes d’aujourd’hui expliquent sentencieusement aux juifs qu’ils sont coupables de la haine dont ils sont l’objet.

     

    Quelle est la part de responsabilité des juifs de France, lorsqu’ils refusent de partager le jeu républicain, en ne se sentant pas eux-mêmes Français ?

    Pour moi, les choses sont simples : les juifs de France ne peuvent pas s’installer dans une situation d’émigration intérieure. La France est leur pays, ils sont les héritiers de son histoire et ils ne souffrent d’aucune discrimination d’Etat. Ils peuvent vouloir quitter une société où l’hostilité le dispute à l’incompréhension mais je ne leur concède pas le droit de se dire, en vivant sur le sol français, étrangers à la France.

     

    La solidarité des juifs de France envers Israël alimente-t-elle le nouveau visage de l’antisémitisme ?

    Sans doute, mais ces antisémites-là, ceux qui s’en prennent à des juifs pour venger les Palestiniens, ne sont pas des partisans de la solution de deux Etats. Ils épousent les thèses extrémistes du Hezbollah ou du Hamas –Je  rappelle au passage que Gaza n’est plus occupée. Ils souhaitent la disparition d’Israël, ce sont des gens qui applaudissent lorsque les roquettes font des victimes civiles et pour lesquels tout juif est un Israélien, c'est-à-dire une cible.

     

    Le repli communautaire des juifs de France pêche-t-il par excès, en excluant l’Autre ?

    Je ne crois pas que les juifs de France soient en train de se « ghettoiser » : il y a de plus en plus de mariages mixtes, ce qui au demeurant inquiète certains membres de la communauté.  Si un fossé se creuse, cela vient de la difficulté grandissante pour les juifs de partager leur souci d’Israël avec les autres Français.

     

    La recherche obstinée du « coupable élu » persiste-t-elle ?

    Le véritable danger provient de l’union islamo-progressiste. Les islamistes veulent l’anéantissement d’Israël, et les progressistes expliquent depuis longtemps que l’origine de tous les problèmes, le mal originel, c’est Israël, le cancer israélo-palestinien.

     

    L’idée républicaine du « vivre ensemble » est-elle un rêve?

    Il n’y a pas de vivre ensemble en France. Si l’on prend l’exemple de Paris, les autochtones n’habitent plus au-delà du boulevard périphérique, ils habitent désormais au-delà de la banlieue. Et quand on parle de quartiers « populaires », c’est pour désigner des endroits où vit une population majoritairement musulmane. Cela veut dire que les peuples se séparent. J’aimerais y croire, mais le métissage est un mensonge. La réalité est celle de la séparation.

     

    Que pensez-vous, en tant qu’auteur du « Juif imaginaire », de cette phrase de Bernard Frank : « Comme tous les juifs français, je suis imaginairement juif et réellement français » ?

    C’était vrai pour moi. Mes parents m’ont éduqué dans le souvenir de ce qui leur était arrivé, et dans l’attachement à Israël, mais, eux-mêmes orphelins, ils n’avaient pas le cœur à perpétuer la tradition. J’ai donc été élevé dans l’obsession juive et dans l’ignorance du judaïsme. Je suis allé à l’école laïque, et je suis devenu réellement Français en assimilant ce que je pouvais de la culture française. Il n’en reste pas moins que j’ai découvert la pensée d’Emmanuel Lévinas, que j’ai rencontré et travaillé avec Benny Lévy … Peut-être ne suis-je plus tout à fait un juif imaginaire.

     

     

    Alain Finkielkraut est professeur à l’Ecole polytechnique. Il anime l’émission « Répliques » sur France-Culture. Il a été élu à l’Académie française en avril 2014. Philosophe, il est l’auteur de nombreux essais, dont « Une voix vient de l’autre rive », « La défaite de la pensée », « Au nom de l’Autre. Réflexions sur l’antisémitisme qui vient » (Gallimard/folio), et plus récemment, de « L’identité malheureuse » (Stock).

     

     

     

     

     

  • La Une de Charlie Hebdo de mercredi prochain

    Capture d’écran 2015-01-12 à 23.00.08.png

    A propos du pardon selon Jacques Derrida, auteur de "Pardonner. L'impardonnable et l'imprescriptible" (Galilée) :

     

    "Le véritable pardon ne peut être décidé par aucune institution, mais seulement par la victime, dans la singularité d'un face-à-face.
    En se posant comme un dernier mot, le pardon ressemble à un verdict. Mais il ne juge pas, ne solde pas les comptes. Ce n'est pas le pardon qui peut rendre un coupable innocent, ni mettre fin à ses remords."

     

     

  • Picorage du mois

    téléchargement.jpegL'ami Christian Authier a décroché le Renaudot essai pour son magnifique De chez nous (Stock), évoqué ici, ainsi que sur le Huff'Posthttp://bit.ly/1xg1ELM et je suis vraiment très heureux pour lui. On trinquera! (par parenthèse : dans la première sélection de l'Interallié, figuraient les noms de quatre potes : Stéphane Guibourgé, dont j'ai chroniqué ici aussi : http://bit.ly/1t6YVFy (ainsi que sur le Huf'Post), l'époustouflant Les fils de rien, les princes, les humiliés (Fayard), Christian Authier pour son précédent livre, Soldat d'Allah (Grasset), Jean-Marc Parisis - mais je n'ai pas encore lu ses Inoubliables (Flammarion)-, et Simonetta Greggio pour sa suite donnée à Dolce Vita, avec Les Nouveaux monstres (Stock). Reste seulement Simo en lice, et je croise les doigts, de pied y compris, pour qu'elle décroche le prix!).

    téléchargement (1).jpegSarah Bakewell, avec Comment vivre? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponses (Livre de Poche) redonne la fringale de relire les Essais. C'est brillant, tonique, lumineux, simple et tutoyant. Nous suivons Montaigne pas à pas au fil de sa vie et de ses réflexions permanentes. Et nous nous disons que l'auteur d'un incomparable livre-vie, est définitivement notre auteur-miroir, notre meilleur compagnon de chaque jour, notre philosophe quotidien.

    Avec Les Napolitains, de Marcelle Padovani, Henry Dougiertéléchargement (2).jpeg (qui créa les éditions autrement) inaugure une collection, Lignes de vie d'un peuple, aux éditions HD, qui s'attachera à raconter les peuples aujourd'hui, par trop invisibles. En mettant en scène leurs valeurs, leurs interrogations, leurs créations, leurs passions en partage, à travers des narrations fortes, des portraits, des enquêtes de terrain rédigées par des écrivains un brin ethnologues, la collection promet d'offrir des histoires marquantes issues de cultures profondes. Avec Les Napolitains, déjà, c'est gagné : leur ironie dévastatrice, leur conscience aiguë du malheur de vivre, le bonheur simple de leur puissance d'exister spinozienne, leur sens inné d'acteurs tragiques -et comiques- de la comédie humaine, en font un peuple à part qui touche néanmoins à un certain universel, que d'aucuns lui envie. Titres à venir : Les Islandais, Les Catalans, les Ecossais, les Roumains, les Suisses, les Anglais, les Canadiens francophones, les Irlandais, les Brésiliens, les Indiens, les Ukrainiens : ça promet grave...

    téléchargement (3).jpegLe Dictionnaire chic de philosophie, de Frédéric Schiffter (Ecriture) est un abécédaire amoureux et désinvolte qui donne un salutaire coup de fouet à la philo. telle qu'on l'édite. Le prof-de-philo-surfeur-biarrot - à qui l'on doit également une délicieuse Petite philosophie du surf (Atlantica), est un dilettante de génie qui aime flirter dans tous les sens du terme : avec Montaigne, Cioran, Nietzsche téléchargement (4).jpeget les jolies filles, forcément. Nihilisme, bikinisme, mélancolie, dandysme, ivrognerie, onanisme, libertinage, naufrage amoureux, égoïsme, flemme et filles de la plage sont des entrées qui se côtoient et se frottent avec joie, dans ce gros bouquin à déguster comme Montaigne recommandait de lire : en picorant à la manière des poules.

    Les mots de l'époque (autrement), est le recueil destéléchargement (5).jpeg précieuses, savoureuses, toujours très attendues chroniques intitulées Juste un mot, que l'ami Didier Pourquery a donné au Monde, et qu'il donne à présent au Huff'Post. Réunies (il y en a 100), elles dessinent un bonheur : celui de relire la pensée incisive de Pourquery, son écoute suraiguë, et tendre aussi, du monde contemporain (des mots) tel qu'il gesticule, évolue, se métisse, se fond, se confond et enrichit nos parlers contemporains. Il y est question de tics, de trouvailles, d'extravagances du langage quotidien. De Waouh! à Bâtard, de "J'lui fais" à Genre!, de Réenchanter à Melon (avoir le), en passant par Célib', Deadline, P'tit mail, Souci (pas d'), et de Boucle (tu me mets dans la), à Revisité, Improbable, Dispo, Boulet, ou encore Impacter, et Au final, les billets de Didier sont la peinture en mots de notre temps : c'est précieux, précis, drôle, fin, subtil, et c'est de surcroît un bonheur d'écriture et donc de lecture. 

    téléchargement (6).jpegRomans, de Patrick Modiano est le Quarto (Gallimard) qu'il faut avoir chez soi, car il rassemble le meilleur de notre nouveau Nobel : Villa triste, Livret de famille, Rue des boutiques obscures (son Goncourt), Remise de peine, Chien de printemps, Dora Bruder (inoubliable livre!), Accident nocturne, Un pedigree (à nos yeux le plus touchant, car peut-être le plus vrai de ses livres), Dans le café de la jeunesse perdue (sans doute le plus abouti des Modiano), et L'horizon. Avec ça, je vous mets L'herbe des nuits, ainsi que Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (le petit dernier, d'une tendresse extrême, qui fait forcément un carton en librairie), et je vous sers aussi Une jeunesse -Allez! Voustéléchargement (11).jpeg tenez là l'oeuvre d'un homme humble, qui s'exprime aussi mal à l'oral qu'il excelle, à l'écrit, à nous (re)dire le Paris des années noires de l'Occupation - et pas seulement. Le Quarto, Romans est par ailleurs enrichi d'un cahier de photos tirées des archives personnelles de l'auteur, qui en disent plus long qu'une biographie. Intime et pudique à la fois, comme Modiano lui-même.

    téléchargement (8).jpegJe me suis régalé à feuilleter, à m'arrêter ici ou là selon l'humeur, au fil des pages, de 365 expressions philosophiques expliquées, de Michel Brivot et Nicole Masson (Chêne), car c'est un rappel salutaire et ludique qui nous est fait, à partir de citations célèbres, assorties de leur explication simple, de leur contexte et de quelques mots sur leur auteur. C'est donc pédagogique, à glisser dans le sac à dos des ados, tiens! Afin qu'ils lâchent un instant leur outils 2.0 pour se pencher sur des pistes de réflexions bien connues, comme On ne naît pas femme, on le devient (Beauvoir), L'enfer, c'est les autres (Sartre), Rien n'est beau que le vrai : le vrai seul est aimable (Boileau), Ce qui est animal devient humain, ce qui est humain devient animal (Marx), etc. Ca ne peut pas faire de mal.

    Chez le même éditeur (Chêne), paraît un petit monument éditorial que tout amateurtéléchargement (9).jpeg de plantes doit posséder, car c'est une somme, signée d'un grand spécialiste, Jean-Marie Pelt, que c'est admirablement bien illustré de planches botaniques et de chromo anciens. Cela s'appelle Les Plantes qui guérissent, qui nourrissent, qui décorent (les trois parties de ce gros ouvrage). Un album de longue garde, comme on le dit de certains grands crus.

    Un mot, enfin, pour évoquer Encore des nouilles, recueil des téléchargement (10).jpegchroniques culinaires loufoques que le très regretté Pierre Desproges donna à Cuisine & Vins de France, de septembre 1984 à novembre 1985 (on s'en souvient bien!). C'est publié par Les Echappés, et c'est hilarant de la première à la dernière ligne On en pleure de bonheur en lisant, c'est du grand Desproges. Un grand régal. A table!

     

    Ecouter : Cat Power : The Greatest

    http://www.youtube.com/watch?v=QT9qM99l9Yk

  • Onfray / Camus

    Je m'interroge sur cette "bien-pensance" germanopratine qui semble nier le travail comme la personne de Michel Onfray (dont j'aime les livres pour leur érotique solaire, le ton libertaire, l'athéisme tonique de l'auteur, ses parrains : Spinoza et Nietzsche, surtout), car cela m'évoque l'attitude semblable qu'une intelligentsia, de gauche et bourgeoise, parisienne et ambiguë, observait à l'adresse d'Albert Camus : il n'était pas des leurs, car il n'était pas issu de la même classe (Onfray et Camus partagent des origines familiales très modestes), leurs universités n'étaient pas semblables, bref, ils ne le reconnaissaient pas et observaient même une certaine morgue à l'égard de l'auteur de L'étranger. Certains tentèrent de le briser, de réduire ce pied-noir au rang de "philosophe pour classes Terminales"... Il en conçut une blessure, mais ne s'avoua jamais vaincu. Un homme, ça s'empêche, c'est de lui. Et pourtant, c'est Camus que nous lisons dans le monde entier aujourd'hui, davantage que Sartre (pour évoquer deux Nobel).  

    Lire par ailleurs : http://bit.ly/1m8pRBl

     

    Ce qui suit n'a rien à voir (encore que)... Ce soir, je dînais dans un restaurant parisien, La Gazzetta, qui m'avait laissé de bons souvenirs, mais là, ce fut décevant : absence totale de goûts : Tartare de bonite aux abonites absents, justement, arrosé d'une eau tomatée insipide elle aussi. Raviolis trop crus - à force de la jouer al dente - aux artichauts d'un goût fadasse, avec des amandes - les coquillages - caoutchouteux car sûrement saisis, alors qu'il faut les prendre à froid, comme les chipirons. Le bar, qui était en réalité un lieu - jaune? - mais ce ne fut pas annoncé, était cependant correctement cuit et agrémenté de pois frais et de deux asperges vertes convenables. D'autres détails heurtent aussi, comme ce verre de vin (un banal rouge sicilien) à 10€; j'en passe... Le but, ici, n'est pas de faire une critique de resto, non (je m'en fiche complètement et je n'ai pas l'humeur à cela, là. Lisez la suite : la table voisine, outrée (par le bar qui n'en était pas un), se plaignit et s'entendit répondre : si vous n'êtes pas contents, vous n'êtes pas obligés de revenir. Zut, quoi : non! Et c'est là que "ça a à voir" avec la remarque qui précède ce post scriptum, car certains restaurateurs parisiens sont devenus des enfants gâtés qui méprisent parfois leur clientèle au lieu de faire amende honorable. J'y vois un air de famille, une arrogance, voire une morgue commune. Attenzione!.. 

  • Choses vues à Amsterdam

     

    J'ai vu des trucs rigolos à Amsterdam le week-end dernier : une guimbarde havanaise. U

    n frère de nuit. Un héron climatisé devant une poissonnerie au marché Pijp (ah, les harengs frais aux oignons!..). Des tulipes bien sûr (pas rigolo, ok). Une Cinquecento en vitrine (ça change des péripatéticiennes du quartier rouge). Une occasion de ne pas boire de la bière mais un très bon vin blanc hollandais, si si! Un air de Naples dans le Waterland peuplé de beau linge : oies, canards de diverses sortes - et de limicoles aussi. Ces colverts, c'est depuis un bar que je les chope en vol, oui un bar, situé à un jet de galet du petit ferry qui nous envoie de l'autre côté du centre, depuis la gare ou par là. Un musée d'art contemporain baignoire. Un IMG_0237.JPGIMG_0241.JPGIMG_0261.JPGIMG_0274.JPGIMG_0278.JPGIMG_0332_2.JPGIMG_0448.JPGIMG_0429.JPGIMG_0337.JPGIMG_0359.JPGIMG_0379.JPGIMG_0389.JPGValloton franc de la fesse molle (oui, je sais, je fais mon snob : ayant raté l'expo à Paris, je suis allé la voir à Amsterdam. Carrément - au musée Van Gogh, et ouais : prononcez van-kkhhheeuuhh comme si vous crachiez un vieux glaviot n°3 dans les tournesols arlésiens). Des sucettes à l'amende (même pas!). Des lieux d'aisance aériens. Des vélos partout, même là. Un commerce de bouche qui ne vexera personne.

    Une injonction paradoxale dans la ville de la fumette. Un canard vénitien sans lecteurs. Un bar à tapin (ça change des tapas). Un disquaire qui aime beaucoup King Crimson! Une banque avec des racines (sans doute un Crédit agricole local. Non?.. - Ah bon). Mon IMG_0393.JPGIMG_0413.JPGIMG_0421.JPGIMG_0517.JPGIMG_0527.JPGIMG_0532.jpgIMG_0533.JPGIMG_0544.jpgIMG_0559.JPGIMG_0560.JPGpote Spinoza! Un magasin avec que des capotes à vendre.
    Et enfin Le vieil homme (et la mer) de retour au port avec son marlin même pas bouffé par les requins! Happy Gregorio...

  • Un été avec Montaigne, un automne avec Camus


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    Montaigne illuminé par Antoine Compagnon -un vrai passeur, cet érudit, est la bonne surprise de l'été qui s'achève(*). Bravo à Olivier Frébourg, éditeur (Les Equateurs), pour ce formidable succès éditorial, en partie imprévisible comme il se doit et par conséquent tellement rassurant : aucune affirmation de marketteux, ni aucun pifométrage ne guideront jamais le choix du public -ce bouche à oreille magique qui tout à coup enflamme les consciences et les tables des libraires, en l'occurrence. Il en va toujours ainsi. Qui peut dire que tel roman sera le succès absolu, l'ouvrage plébiscité par un large public, cette rentrée-ci? Bien sûr il y a des tendances. Certaines sont lourdes mais sans surprise (Nothomb, d'Ormesson retrouveront leur armée de fidèles). Toussaint, Haenel, Darrieussecq, Gallay, Rolin, Germain, Ford, Coetzee, Chalandon vendront. Minard, Razon, Thomas, Ovaldé et Cabré aussi. Mais il y a certainement, parmi les 555 livres parus ou à images (1).jpegparaître ces prochains jours, un ou deux romans qui ne font pour le moment d'autre bruit que celui de leurs pages entre les doigts de lecteurs avisés et curieux et qui vont sortir de l'ombre comme le soleil entre deux masses nuageuses. On parie! Tiens, jouons un peu : vous pensez à quel livre?.. Moi je ne pense à aucune nouveauté de cette rentrée, mais à un auteur : Camus. Albert Camus. Et oui. Le 7 novembre prochain il aurait eu 100 ans (et j'espère que j'en aurai 55), et de nombreux éditeurs, à commencer par le sien (Gallimard), vont fêter l'événement, puisqu'une soixantaine d'ouvrages sont attendus sur l'inépuisable sujet. Il y a déjà eu le superbe album de Jacques Ferrandez, L'Etranger, une BD littéraire de haut-vol avant l'été (Gallimard). En folio le mois prochain, reparaîtront Les Carnets (en trois volumes), les Journaux de voyage, ainsi que des coffrets thématiques : L'absurde (L'étranger, Caligula, Le malentendu, Le mythe de Sisyphe),  La révolte (Les Justes, La peste, L'homme images (2).jpegimages (3).jpegrévolté). Vous allez voir ce que l'on va lire! Encore Camus... Je préfèrerais me réjouir du succès des livres de certains de mes amis présents à cette rentrée, comme Saber Mansouri, Je suis né huit fois (Seuil) ou Jean Le Gall, New York sous l'occupation (Daphnis et Chloé) -remarquables premier et second romans (j'y reviendrai). Mais qui sait! Et si c'était eux? dirait Lévy (Marc). Croisons les doigts.

    (*)Un été avec Montaigne est un petit livre épatant que l'on rachète et que l'on offre après l'avoir lu, avec ce plaisir de transmettre un objet à haute valeur ajoutée. A l'origine, il s'agit d'une série d'émissions brèves qui furent diffusées sur France Inter au cours de l'été 2012 (cet été, la série eut Proust pour sujet, par le même Compagnon, très fin connaisseur de l'auteur de La Recherche). La lecture revigorante du petit livre jaune agit par contagion, car la philosophie simple et droite de Montaigne l'naltérable opère, via la lecture qu'en fait Compagnon, comme une bière fraîche au coeur de la soif. L'éthique de l'auteur des Essais est une leçon de vie permanente et une esthétique : un art de vivre en beauté. Qu'il évoque l'altérité, le pouvoir et la corruption, l'éducation, le corps, la lecture ou l'arrogance, le négoce (negotium) et le loisir (otium), l'acédie ou la solitude, la vanité ou l'Amitié, la mort ou le désir, Montaigne est un guide étonnement moderne, à l'avant-garde pour son époque, qui ne cesse de douter et de rechercher son assiette (un terme d'équitation et Montaigne chevauchait beaucoup), dans un monde qui bouge; rien de plus mais le projet est de taille et permanent. Le relire est toujours aussi salutaire et à travers le libre éclairage qu'en donne donc Antoine Compagnon, Montaigne nous devient encore plus familier, plus tutoyant. Faites passer!

    PS : nous pouvons bien sûr nous interroger sur ce recours aux classiques, qui rassure en période de crise, lorsque celle-ci opère par capillarité jusque dans le moindre recoin de nos existences (la lecture, un recoin?!..), et cela ne doit pas occulter notre curiosité vive face à tant de nouveautés, de fleurs en somme, que sont les nouveaux livres d'auteurs connus et les premiers livres d'auteurs à découvrir avec alegria.

  • Lire Lydia Flem...

    ...En cas de besoin
    Voici les notes (composées essentiellement d'extraits) que j'ai publiées ici même les 9 et 11 décembre 2006, le 18 janvier et le 24 mai 2007 et enfin le 1er mars 2009 à propos de deux livres merveilleux de Lydia Flem qui reparaissent en format de poche (Points/Seuil); et d'un troisième aussi.

    C'est donc à la faveur de ces rééditions que je me permets de les rajeunir.

    Orage émotionnel

    images (1).jpeg"A tout âge, on se découvre orphelin de père et de mère. Passée l'enfance, cette double perte ne nous est pas moins épargnée. Si elle ne s'est déjà produite, elle se tient devant nous. Nous la savions inévitable mais, comme notre propre mort, elle paraissait lointaine et, en réalité, inimaginable. Longtemps occultée de notre conscience par le flot de la vie, le refus de savoir, le désir de les croire immortels, pour toujours à nos côtés, la mort de nos parents, même annoncée par la maladie ou la sénilité, surgit toujours à l'improviste, nous laisse cois. Cet événement qu'il nous faut affronter et surmonter deux fois ne se répète pas à l'identique. Le premier parent perdu, demeure le survivant. Le coeur se serre. La douleur est là, aiguë peut-être, inconsolable, mais la disparition du second fait de nous un être sans famille. Le couple des parents s'est retrouvé dans la tombe. Nous en sommes définitivement écartés. Oedipe s'est crevé les yeux, Narcisse pleure".

    Ainsi commence Comment j'ai vidé la maison de mes parents, de Lydia Flem (Points/Seuil), un livre très émouvant et recommandable entre tous. En de telles circonstances ou pas, d'ailleurs. Que philosopher c'est apprendre à mourir…

    Extraits : Cette étrange et envahissante liberté... 

    "D'abord, l'impudeur. L'obligation de bafouer toutes les règles de la discrétion : fouiller dans les papiers personnels, ouvrir les sacs à main, décacheter et lire du courrier qui ne m'était pas adressé. Transgresser les règles élémentaires de la politesse à l'encontre de ceux qui me les avaient enseignées me blessait. L'indiscrétion m'était étrangère..."

    " En disparaissant, nos parents emportent avec eux une part de nous-mêmes. Les premiers chapitres de notre vie sont désormais écrits."

     "En les couchant dans la tombe, c'est aussi notre enfance que nous enterrons."

     "Est-ce bien normal d'éprouver successivement ou simultanément une impression effroyable d'abandon, de vide, de déchirure, et une volonté de vivre plus puissante que la tristesse, la joie sourde et triomphante d'avoir survécu, l'étrange coexistence de la vie et de la mort?"

     "C'est dans la solitude que chacun se retrouve (...) Chacun fait ce qu'il peut pour surmonter l'épreuve, bricole à sa manière, toujours bancale, malheureuse, conflictuelle, et se tait."

     "Même après leur mort, ne cessons-nous jamais de vivre pour eux, à travers eux, en fonction d'eux ou contre eux? Est-ce une dette qui nous poursuit toujours?"

     "Se séparer de nos propres souvenirs, ce n'est pas jeter, c'est s'amputer."

    "Donner est un grand bonheur. Ce que j'offrais, ce n'était pas un objet."

     "L'écriture naissait du deuil et lui offrait un refuge. Un lieu où se mettre à l'abri avant d'affronter de nouvelles vagues malaisées à contenir."

     "Devenir orphelin, même tard dans la vie, exige une nouvelle manière de penser. On parle du travail du deuil, on pourrait dire aussi rite de passage, métamorphose."

    "Les arêtes vives des premières douleurs s'émoussent, hébétude et protestations font place à une lente acceptation de la réalité. Le chagrin se creuse. Avec des moments de vide, d'absence, de tumulte. Plus tard se répand une tristesse empreinte de douceur? Une tendre peine enveloppe l'image de l'absent en soi. Le mort s'est lové en nous. Ce cheminement ne connaît pas de raccourcis. On n'y échappe pas. La mort appartient à la vie, la vie englobe la mort."

    "Mail il est un temps pour le chagrin, et un temps pour la joie."

    © Lydia Flem, Comment j'ai vidé la maison de mes parents, Seuil. 


    images.jpegLydia Flem a poursuivi avec un talent et une émotion égales, son travail -universel- de deuil de ses parents, avec Lettres d'amour en héritage (Points/Seuil). C'est d'une pudeur extrême et d'un amour infiniment grand. Le livre retrace la vie de ses parents disparus, à travers trois cartons de leur correspondance amoureuse, depuis les débuts, que leur fille (l'auteure) découvrit, en vidant la maison, une fois orpheline... La tendresse résume ce livre précieux. Il n'est pas innocent que l'écriture soit devenue, très tôt, le terrain de jeu de l'auteure, puis que celle-ci ait fait profession de psychanalyste. Par bonheur, ces deux livres sont exempts de théorie, mais emplis, au contraire, de sensibilité à vif -mais douce, comme ces napperons brodés que nous avons tous vus dans les mains de notre mère, tandis qu'elle les rangeait avec un soin particulier, alors qu'ils sentaient encore le "chaud" du fer à repasser, sur une étagère d'une armoire, quelque part dans une pièce de la maison familiale...

    Une perle parmi cent : le corps de la mère, c'est la première géographie, le pays d'où l'on vient.

     

    images (2).jpegAutres extraits

    "Largués par nos parents qui disparaissent et par nos enfants qui quittent la maison, c'est le plus souvent au même moment de la vie que nous sommes confrontés à ces séparations : nos parents meurent, nos enfants grandissent. Coincés entre deux générations, ceux à qui nous devons l'existence, ceux à qui nous l'avons donnée, qui sommes-nous désormais? Les repères vacillent, les rôles changent. Comment faire de cette double perte une métamorphose intérieure?

    Longtemps j'ai été la "fille" de mes parents, puis je suis devenue une "maman". Cette double expérience, je l'ai vécue avec ses tensions, ses lassitudes, ses émerveillements. Mais qui suis-je désormais? Quel est mon nom?

    Fille, j'ai fini de l'être. Mais cesse-t-on jamais d'être l'enfant de ses parents? Notre enfance s'inscrit dans nos souvenirs, nos rêves, nos choix, nos silences; elle survit en coulisses. Ne devenons-nous des adultes que lorsqu'il n'y a plus d'ancêtres pour nous précéder, nous protéger? Suis-je encore maman alors que mes enfants ne sont plus des enfants? La langue manque de mots pour désigner toutes les nuances de notre identité.

    Comment me situer aujourd'hui dans ma généalogie? Ne faudrait-il pas un mot particulier pour nommer les parents dont les enfants ont quitté la maison? Suis-je une "maman de loin"? Une maman à qui l'on pense, à qui l'on téléphone pour un conseil, une recette, de l'argent, un encouragement, dont on a parfois la nostalgie, mais une maman avec qui on ne sera plus jamais dans le corps à corps premier." ©Lydia Flem et Le Seuil, pour "Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils".

    Pour finir, ce mot de Primo Lévi, prélevé sur le blog de l'auteur : http://lyflol.blog.lemonde.fr

    “J’écris ce que je ne pourrais dire à personne.”

  • minis

    téléchargement.jpegAu début je trouvais le format mal commode et devoir prendre le livre verticalement m'était trop inhabituel et puis je m'y suis fait bien sûr, au mini format de la collection Point2 et là, j'ai plaisir à me bidonner en relisant Desproges : Les réquisitoires du tribunal des flagrants délires (et à me redire qu'il nous manque, mais qu'il nous manque!..), à rire aussi avec Le dico de l'humour juif, de Victor Malka, à me régaler en téléchargement (1).jpegm'instruisant avec Le petit livre des expressions, de Gilles Henry et Marianne Tillier, pour téléchargement (2).jpegconnaître le sens et l'origine de : en voiture Simone, soupe à la grimace, être beurré comme un p'tit Lu, à la fortune du pot, broyer du noir, mon cul sur la commode... Un livre à rapprocher du classique La puce à l'oreille du regretté Claude Duneton (Livre de Poche) et dont Points publie justement un dico indispensable à mes yeux, le Petit dictionnaire du françaisimages.jpeg familier, où l'on comprend le sens de confiote, pote, fric, baffe, se cailler, Pétaouchnok, torgnole, pignouf, flic, zizi, barca, furax, blairer, etc. Un régal. Toujours en Point2, Sylvie Dumon-Josset donne 1001 secrets de la langue française : orthographe, conjugaison, style, vocabulaire -tout y passe pour nous ôter des épines du pied lorsqu'on écrit... à la main et que l'on doute d'un pluriel malicieux, que l'on ne téléchargement (3).jpegsait plus conjuguer le verbe coudre, qu'on hésite à mettre une cédille là-dessous, à coller un accent ici ou là, qu'un pléonasme surgit à notre insu ou que l'on colle au féminin un mot masculin; entre autres! Avec Point2, je peux aussi écouter Brassens en lisant les paroles de toutes ses chansons, être sérieux et relire Le mondetéléchargement (4).jpeg de Sophie, de Jostein Gaarder, sorte d'histoire des idées philosophiques et de leurs auteurs à travers un roman largement épistolaire et qui a conquis quarante millions de téléchargement (5).jpegtéléchargement (6).jpegtéléchargement (7).jpeglecteurs depuis 1991 (ce livre indispensable et qui a mis le feu à l'intérêt général pour la philosophie à portée de tous -souvenez-vous!, est paru en 1995 en France). Je peux aussi -et quel bonheur c'est!, reprendre tranquillou Roméo et Juliette de Shakespeare ou A l'ombre des jeunes filles en fleur, de Proust, tout en attendant le bus, un ami ou le beau temps (et pour cette dernière attente, choisir Proust est plus prudent)...

    9,90€ chaque Point2 sauf exception, et 12€ le Duneton (Points).

  • Sagesses à 2€

    images (2).jpegLe marché est encombré mais les éditeurs y vont encore : folio 2€ lance sa sous-collection, baptisée Sagesses, avec une
    images (1).jpeg dizaine de titres minces et essentiels : Cioran, Pensées étranglées (extraits du Mauvais démiurge), Ellul, Je suis sincère avec moi-même (déjà évoqué ici il y a quelques jours : "Presse Papier". Extraits de Exégèse des nouveaux lieux communs), Sénèque, De la providence (extraits de Lettres à Lucilius et de Stoïciens), Tchouang-tseu, Joie suprême, Maître Eckhart, L'amour est fort comme la mort, Saâdi, Le Jardin des Fruits, et encore Liu An, Du monde des hommes (de l'art de vivre pami ses semblables), un ouvrage01073218624.gif sur la voie du zen de Dôgen, Corps et esprit, et un extrait de La Légende dorée (vie des saintes 01074165624.gifillustres) de Voragine... Avec une collection à ce prix, ces petits livres que l'on a envie d'offrir comme on achète des chocolatines sont voués au succès. C'est le miracle du (mini) poche que de faire tenir tant d'esprit, de sagesse, de réflexions intemporelles pour la plupart, dans un bouquin aussi épaisimages.jpeg qu'une tranche de pain de mie et à peine davantage qu'une tranche de jambon coupée comme avant. La images (3).jpegforme est séduisante et les textes sont des compagnons pour le jardin, l'attente, les 01073219624.giftransports en commun. Quoi de plus stimulant en effet, tandis que l'on attend un ami quelque part, surtout pas temps de neige comme aujourd'hui, que de lire des aphorismes de Cioran, une pensée de Sénèque, des réflexions sur le bonheur d'un sage chinois, des sentences et des historiettes persanes ou encore des méditations sur la vie contemplative, le détachement, la honte, la jalousie, le pardon, le discernement... qui nous sont chuchotées par les maîtres -anciens et modernes- de la sérénité (re)trouvée? On en redemande.

  • Comte-Sponville, quand même

    images.jpegBon, le gars ne m'émeut guère, j'ai lu ses principaux bouquins (tous des best-sellers comme ceux de Onfray mais je préfère Onfray et je me réjouis de toute façon tellement de ce que des livres de philo, même softs, se vendent comme des chocolatines!...), mais bon, voilà. Sauf que là, dans un avion, j'ai lu un entretien tout simple, voire simpliste, avec André Comte-Sponville à propos de la simplicité je crois; ça devait être dans une revue de compagnie aérienne, était-ce Air France mag?.. Je ne sais plus (et j'aurais aimé pouvoir citer au moins le confrère qui a réalisé l'interviouve (j'ai arraché une page du mag, mais elle est tronquée). En tout cas, voici ce qu'il fallait en retenir, car c'est bluffant ce qui suit, même si parfois le gonze enfonce des portes ouvertes à deux battants larges -mais bon, vous allez aimer j'en suis sûr, ou bien alors je me fais moine (enfin... Oupoupoup... On verra, hein).

    Citations :

    "La simplicité n'est pas de l'ordre de l'avoir, mais de l'être (...) La simplicité c'est d'abord le naturel. C'est la vie réduite à sa plus simple expression. La vie insignifiante.

    Le contraire du simple n'est pas le complexe, mais le faux. Etre simple, c'est ne pas faire attention, ne pas calculer, être sans ruser et sans secret, sans idées de derrière, sans programme, sans projet... La simplicité est oubli de soi, c'est en quoi elle est une vertu : non le contraire de l'égoïsme, comme la générosité, mais le contraire du narcissisme, de la prétention, de la suffisance. Le simple n'a rien à prouver, puisqu'il ne veut rien paraître, ni rien à chercher, puisque tout est là. Quoi de plus simple que la simplicité? Quoi de plus léger? Quoi de plus difficile? C'est la vertu des sages et la sagesse des saints.

    Quant à la sérénité, ce qu'Epicure appelait l'ataraxie, elle est peut-être le plus simple et le plus rare de nos états d'âme... (...) Les plaisirs de la promenade (exemple) : c'est le corps qui se promène. Mais c'est l'esprit qui en jouit. 

    A propos du plaisir simple et du présent : Le passé n'est pas, puisqu'il n'est plus. Ni l'avenir, puisqu'il n'est pas encore. Donc il n'y a que le présent. Mais le plus souvent, nous en sommes séparés par le regret ou la nostalgie, ou bien par l'espoir et la crainte... Nous ne sommes plus dans la simplicité de vivre, mais dans la dualité, dans la distension de l'âme, comme disait Saint-Augustin, comme écartelés entre le passé et l'avenir... Vivre simplement, c'est donc vivre au présent. C'est en quoi la simplicité nous ouvre au monde et aussi à l'éternité.

    Le présent, contrairement à ce qu'on dit souvent, ne disparaît jamais. Les événements changent : le présent demeure.

    Il ne faut pas confondre la simplicité et le bonheur. Quand vous êtes malheureux, soyez simplement malheureux. Cela vaut mieux que vouloir à tout prix le bonheur, quand le réel s'y oppose. Et quand vous n'êtes ni heureux ni malheureux, ce qui est le cas le plus ordinaire, soyez simplement dans l'entre-deux... La simplicité est une vertu. Le bonheur une chance. Ce qui est vrai, en revanche, c'est qu'il est difficile d'être heureux quand on ne sait pas apprécier les plaisirs simples de l'existence. Non qu'ils suffisent toujours au bonheur, hélas, mais parce que le bonheur, sans eux, n'est qu'un rêve ou un mensonge.

    Il y a de grands plaisirs (dans l'amour, l'art, la sexualité, la philosophie, la spiritualité ou l'action), qui sont plus précieux que les petits. Ils sont souvent moins simples? Soit. C'est pourquoi la simplicité est une vertu nécessaire et difficile. Etre simple, ce n'est pas chercher la petitesse. C'est refuser les fausses grandeurs."

  • viral

    IMG_8047.JPGEnseigner la philosophie, pour Nicolas Grimaldi, c'est tenter de rendre la pensée aussi contagieuse que l'émotion.


    Lorsque je jouis seul d'un paysage merveilleux, que je ne peux donc pas partager mon émotion, ce que je ressens alors est étrange : c'est comme si j'en étais privé.

    Ce qui n'est déjà plus l'ombre et pas encore la proie (André Breton, à propos du chien-et-loup).

    Etrangeté du manque. Et de l'imagination, qui tient une si grande place dans l'amour que quelquefois nous avons hâte de voir partir la personne aimée : elle nous gêne pour penser à elle.

    Photo : Pêcheur sur l'eau, Hanoi, ©L.M.

  • L'avantage, avec Spinoza...

    ... C'est que, ouvrir au hasard l'Ethique produit le même effet que celui d'ouvrir au hasard le Journal de Jules Renard : à chaque page ou mieux : à chaque tombée des yeux sur un passage -aussi maigre soit-il, il se produit une petite décharge électrique, une lumière, une satisfaction intellectuelle immédiate, confondante, transmissible, irradiante. Exemple : il y a une minute, j'ai ouvert Ethique, je suis tombé sur la page 425 de l'édition bilingue en Points et j'ai lu ceci :

    Proposition LIV :

    Le Repentir n'est pas une vertu, autrement dit, ne naît pas de la raison ;  mais qui se repent de ce qu'il a fait est deux fois malheureux, autrement dit impuissant.

    Question : la psychanalyse a-t-elle envisagée l'impuissance à la suite de la double peine?.. (Merci Baruch!).

  • Dixit Michel Serres

    «Cette question du mariage gay m'intéresse en raison de la réponse qu'y apporte la hiérarchie ecclésiale. Depuis le 1er siècle après Jésus-Christ, le modèle familial, c'est celui de l'église, c'est la Sainte Famille.

    Mais examinons la Sainte Famille. Dans la Sainte Famille, le père n'est pas le père : Joseph n'est pas le père de Jésus. Le fils n'est pas le fils : Jésus est le fils de Dieu, pas de Joseph. Joseph, lui, n'a jamais fait l'amour avec sa femme. Quant à la mère, elle est bien la mère mais elle est vierge. La Sainte Famille, c'est ce que Levi-Strauss appellerait la structure élémentaire de la parenté. Une structure qui rompt complètement avec la généalogie antique, basée jusque-là sur la filiation : on est juif par la mère. Il y a trois types de filiation : la filiation naturelle, la reconnaissance de paternité et l'adoption. Dans la Sainte Famille, on fait l'impasse tout à la fois sur la filiation naturelle et sur la reconnaissance pour ne garder que l'adoption.

    L'église donc, depuis l'Evangile selon Saint-Luc, pose comme modèle de la famille une structure élémentaire fondée sur l'adoption : il ne s'agit plus d'enfanter mais de se choisir. à tel point que nous ne sommes parents, vous ne serez parents, père et mère, que si vous dites à votre enfant «je t'ai choisi», «je t'adopte car je t'aime», «c'est toi que j'ai voulu». Et réciproquement : l'enfant choisit aussi ses parents parce qu'il les aime.

    De sorte que pour moi, la position de l'église sur ce sujet du mariage homosexuel est parfaitement mystérieuse : ce problème est réglé depuis près de 2 000 ans. Je conseille à toute la hiérarchie catholique de relire l'Evangile selon Saint-Luc. Ou de se convertir.» 

    Source : © La Dépêche du Midi.
  • Classiques

    images.jpegimages (1).jpegRelire Voltaire : le Dictionnaire philosophique (Actes Sud / Thesaurus) présenté par Béatrice Didier, l’inoxydable Candide ou l'optimisme –illustré par Quentin Blake (folio, édition anniversaire) est un bonheur auquel on ne s’attend pas. Génie, virtuosité, pensée leste et fine, phrase profonde et « enlevée », notre penseur des Lumières –à l’heure où l’on fête Rousseau- demeure un homme de polémique, de réflexion et de combat philosophique inévitable, encore aujourd’hui. Il faut lire son Dictionnaire comme un manifeste de la liberté de pensée. Il n’a pas pris une ride et si, par endroits, certains faits et commentaires semblent dater quelque peu, il faut les prendre comme on lit Saint-Simon ; en déconnectant le fil historique pour projeter le fait dans l’éternel. Jouissives lectures.

    images (4).jpegHomère ! Points nous offre l'édition en poche d'une nouvelle traduction de L’Iliade, absolument moderne. Replonger dans nos lectures (obligées) de l’enfance, avec un œil un brin vieilli, est un coup de fouet, un coup de jeune, un plongeon dans l’eau glacée de Biarritz un matin de décembre. L’immersion dans cette épopée unique de 15 500 vers en 24 chants, d’une architecture admirable, d’une immortelle poésie et d’un souffle romanesque à côté duquel même les grands auteurs Russes semblent avoir attrapé l’asthme de Proust -apparaît même nécessaire. Philippe Brunet est l’auteur de cette adaptation salutaire. Grâce lui soit rendue.

    téléchargement (3).jpegimages (3).jpegParmi les classiques modernes, citons les rééditions « collector » du Gatsby de F.S.Fitzgerald (dans la traduction inédite de Philippe Jaworski qui figurera dans l’édition de La Pléiade) et d’Exercices de style, de Queneau, dans une nouvelle édition enrichie d’exercices plus ou moins inédits (folio), parce qu'elles nous obligent avec tact et délicatesse à reprendre des textes enfouis dans notre mémoire. Idem pour La route, de Kerouac, sauf qu’il s’agit du « rouleau » original téléchargement (1).jpegtéléchargement (2).jpeg(adapté au cinéma : sortie le 23 mai), donc non censuré, que nous découvrons, histoire de se refaire un trip beat generation en essayant de retrouver des passages clés de ce gros road-novel mythique (folio) enrichi d'une floppée de textes de présentation (le roman ne débute qu'à la page 154!). A lire aussi Visions de Gérard, du même Jack Kerouac (folio), car il s’agit d’un texte très émouvant, qui évoque la mort du propre frère de l’auteur à l’âge de neuf ans. Méconnu et précieux.

    images (2).jpegEnfin, une note poétique avec les Chants berbères de Kabylie (édition bilingue, Points/poésie) qui fut concoctée par Jean Amrouche, poète algérien disparu en 1962. Il évoque avec justesse une parenté de cette poésie souvent anonyme, avec le chant profond (le cante jondo) andalou : l’appartenance ontologique à un peuple, une solidarité étroite de destin, et par conséquent une poésie forte. Essentielle. 

  • Brintemps

    Ceci est le 1000 ème article que j'écris sur mon blog, créé il y a six ans (et deux jours).

    IMG_0890.JPGLes jours rallongent et les jupes raccourcissent. Les mimosas fleurissent. En ville comme à la campagne, les palombes paradent vertigineusement : les mâles montent au ciel, planent et se laissent tomber. Ils aiment sans frein. Les femelles ne regardent même pas. C’est nuptial. Tout vibre, le merle chante plus tôt, ça bourgeonne. Envie printanière d’un œuf brouillé au beurre marin, aujourd’hui. De respirer à fond en ouvrant les fenêtres sur le monde. Bonheur de sortir tôt. Dans la rue, l’air est imprégné d’odeurs chaudes de viennoiserie. Je frôle une bourgeoise tracée au Samsara. Aspergée, plutôt. Les pas sont pressants. Le pays s’éveille. Au marché proche, les primeurs débarquent des cageots verts d’asperges et rouges de fraises. Le poissonnier étale les poissons d’avril sur la glace brisée. La vita e bella…

    J’aime, le matin, sentir ma fiasque calée dans la poche intérieure gauche de matéléchargement.jpeg veste. Il en va du canif au fond du pantalon comme de la fiasque. Si par mégarde nous l’oublions, il ou elle nous manque terriblement, alors même que nous n’en avons aucun usage. Rien à couper au couteau : ennui, saucisson, brouillard ? Le canif manque quand même au toucher. La main tâtonne désespérément l’absence. Nous nous sentons nus. Plus seul. Les affaires intimes ne sont pas à une incongruité près : c’est toujours « entre soi » que l’on aime sentir le canif dans la poche et la fiasque, là. Calée. C’est seul aussi que l’on a le plus de plaisir à ouvrir l’un et à déboucher l’autre. Oublions l’arme blanche. Chromée, chiffrée, guillochée, gainée ou non, galbée pour épouser le cœur (elle, au moins…), voilà pour le contenant de l’objet. Mettez ce que vous voulez dedans. C’est une question, capitale, de parfum. Tout alcool plongé dans une fiasque subit une pression subjective de base qui le propulse aussitôt près des Dieux. L’important, on l’aura deviné, est de dévisser l’objet et de sniffer. Boire est inutile.

    IMG_6914.JPGIl fait jour. Il fait jouir. Vos yeux embrasent, embrassent l’espace. Imaginez le plaisir de capter, à l’aurore, les parfums complexes d’une poire, au moment délicieux où le monde part bosser, et de faire alors une pause au-delà du réel, au-dessus de la mêlée qui fait la queue ou qui ahane, embouteillée et pendue à ses portables, et vous bien calé sur une motte d’illusions, un bouquet de paresse dans le dos, accoudé au comptoir du temps suspendu. Même pas dans ce rade habituel où vous avez votre ardoise. Loin! Fermez les yeux un instant –en attendant le bus, le feu vert, l’ascenseur, une augmentation, un rendez-vous gâlon, et partez ! Moi, cela m’expédie illico à 2000 mètres d’altitude, au bord d’un lac connu de quelques isards complices, et je sens une truite prendre la mouche au bout de ma soie. La poire récompense une belle prise (c’est dire si l’on est à l’abri de l’ébriété, en montagne). Le salaire de l’approche, c’est ma fiasque qui me le remet en mains propres et en liquide. Mais d’abord, par le nez, je m’octroie licence de flairer le goulot comme on respire une fleur, un cou adoré; un enfant sa mère. L’éducation du coût des choses vraies passe par là. Le bonheur est dans l'à peu près. Dans le près. Encore plus près... Approche-toi, n'aies pas peur. Comprenne qui boira. Ou basL.M.

    Photos : Un lac dans les Hautes-Pyrénées, au cours d'une randonnée, lorsque j'écrivais "Lacs et barrages des Pyrénées" pour Privat (©LM).

    Puis, de petits poussins jaunes comme disait Francis Ponge pour désigner le mimosa (© : destinationsanfrancisco.wordpress.com).


    Enfin, rien à voir : c'est le "banc Georges Simenon", à Liège, où je me trouvais en reportage la semaine dernière (pour L'Obs). Et je m'aperçois que j'ai une petite collection de photos  de statues à l'échelle:1 comme celle-ci : Pessoa, Hemingway... Prises au fil de reportages (©LM). 
  • Nourrir son chien

    images.jpegParfois les scrupules entrent en moi « comme l'eau dans la bouche du noyé quand la résistance de la vie est passée et qu'il ne reste que la volupté de mourir... » * Un mois ou presque que je n'ai pas nourri mon chien -comprenez : que je n'ai rien posté ici, que KallyVasco mon clébard semble dépérir. Je sais qu'un blog vit sur ses réserves (je fête les 6 ans du mien ce mois-ci, et j’écrirai son millième article sous peu : celui-ci porte le n° 997), mais je n'aime pas l'idée de l'efflanqué, ni l’image des côtes apparentes ; sauf celles qui tutoient la mer. Aussi, voilà. Le dernier Nicolas Grimaldi, « L'effervescence du vide » (Grasset) peut décontenancer ses lecteurs, car il s'agit d'un texte personnel, d'une autobiographie axée sur la cassure de Mai 68, laquelle a bouleversé la vie du philosophe et avant tout celle de l'enseignant. Extrait : « Peut-être toutefois l’histoire a-t-elle agi sur nous à la manière de l’acide sur la plaque où vient d’être gravé le profil d’un visage. Comme la morsure de l’acide y creuse plus ou moins profondément le trait, ainsi nos personnalités auraient-elles été moins dessinées que burinées par l’histoire. D’un trait à peine accusé l’acide a fait une blessure. En crevassant les noirs, il a troué de lumière les espaces laissés vierges. Ainsi de nos vies crevassées par l’histoire. » En musardant jusqu'à la fin de l'ouvrage, nous comprenons certaines choses sur le cheminement de la pensée, nourrie d’intimités, d’un philosophe qui a toujours eu une vocation de « passeur ». Sa passion éphémère et cathartique, compulsive, pour la tauromachie, par exemple, peut surprendre, mais elle correspond à sa quête de la gaîté du désespoir, à celle de la soustraction au temps aussi, et à l'admiration du dérisoire. Nous aimons surtout lire combien cet homme précieux entre tous reste attaché au sens profond du partage : il n’aime rien comme « vivre avec » chaque moment intense, fut-ce une simple aube sur la mer. En jouir seul lui est tellement douloureux que cela le prive presque du plaisir saisi sur l’instant. ** C’est dire.

     

     * in « Rêveuse bourgeoisie », de PDLR (page  517, en éd. folio).

    ** Je ressens très fortement cela car je sais verbaliser depuis peu que c’est précisément ce qui m’a fait écrire et qui a donc décidé de ma vie : le simple fait de ne pas supporter de profiter seul de la beauté du monde, donc mon urgence à la transmettre, à partager avec des mots; le mieux possible…  

     

     

  • Vienne en passant

    IMG_6748.JPGC'est l'année Klimt : ça ne se rate pas, si l'on aime ce peintre génial. Et l'occasion d'aller voir plus de toiles du maître Gustav Klimt qu'il n'y en a jamais eu à Vienne, est aussi celle de contempler l'oeuvre de son disciple Egon Schiele (sans Klimt, pas de Schiele). Pour cela seulement, et à condition d'admirer l'un et l'autre peintres, le voyage est indispensable en 2012 (rendez vous aux musées Leopold et Belvedere, principalement). Vienne, c'est aussi se faire plaisir en revoyant des toiles fétiches, un petit Friedrich ici, un Velasquez là. Cette ville musée, qui est aussi celle du bon café, IMG_6807.jpgdu bon chocolat et des bars à vins, est également le repaire d'une certaine mémoire littéraire que l'on s'efforce de chercher en flânant dans les rues, en traînant dans les cafés (certains ont conservé dans leur patine un charme qui semble intact), mais que l'on échoue à trouver bien sûr. Il n'y a pas de passages de l'oeuvre de Zweig ni de celle de Schnitzler, ou bien quelques aphorismes caustiques de Kraus dans l'atmosphère, comme ça, uniquement parce qu'on souhaiterait qu'il y en eut parmi les voitures et les immeubles, et malgré un vieux tramway et une architecture imposante; voire lourde. Nous finissons certes par relever des traces éparses, mais cette recherche est souvent vaine. C'est pourtant ainsi : nous ne pouvons pas nous empêcher de nous transformer en épagneul breton lorsque nous débarquons quelque part, là où un écrivain a vécu, écrit, aimé (et à Vienne ils sont légion). Mais fouiner, renifler les façades et les intérieurs, les perspectives ou les visages ne produit qu'une construction mentale aux contours arrangés par notre désir seulement. Alliée de la pugnacité, la bredouille n'existe cependant

    IMG_6725.JPGpas, et notre quête aboutit toujours à des lieux de réminiscences, à quelque détail évocateur qui nous ravit autant que le sentiment d'une bécasse blottie dans un inextricable roncier enivre l'épagneul précité. Le hasard accroît le plaisir : mieux vaut ne pas se préparer à tout, et laisser au génie des lieux le soin de nous réserver quelque surprise. N'est-ce pas d'ailleurs une définition possible du voyage? Sans nous laisser porter ni nous laisser guider, nous pouvons, à la façon de Montaigne, nous répéter : "je réponds ordinairement à ceux qui me demandent raison de mes voyages : que je sais bien ce que je fuis, et non pas ce que je cherche". A Vienne en 1982, visitant le Kunsthistorishes Museum, jeIMG_6751.jpg tombai en arrêt, littéralement, devant ma peinture préférée à cette époque et dont j'avais une copie à l'échelle 1 dans ma chambre d'adolescent -nous vivions ensemble, en quelque sorte (il s'agit des "Chasseurs dans la neige", de Bruegel) et comme j'ignorais que l'original se trouvait là, ce me fut un choc pictural énorme. Revoir ce tableau la semaine dernière fut forcément moins terrible. De même, tandis qu'on cherche dans la nuit viennoise et dans un dédale de ruelles un bon Heurige (taverne à vins), tomber sur une plaque évoquant Adalbert Stifter, lors que l'on admire l'auteur de "L'homme sans postérité" et que l'on ignorait qu'il faisait lui aussi partie du vivier, est un bonheur de voyageur. (Stifter, homme des grands bois et des montagnes, vécut surtout à Linz, ce n'est pas bien loin, mais Vienne l'aura "récupéré" comme elle tente de s'approprier des morceaux de Celan et de Rilke. Renseignements pris, il existe même un musée Stifter à Vienne). Mais bon, Klimt... Klimt! Et Schiele! Oui-oui, les deux. -Allez!

    Photos : © L.M.

  • Le Camus philosophe de Michel Onfray

    téléchargement.jpegOnfray a des ennemis et j’aime ce qu’il écrit, donc je n'aime guère ses ennemis. Certes, il se répète beaucoup, à l’envi, comme un distributeur de litanies, dans le présent livre aussi, et si  je me livrais à un exercice journalistique classique, celui du SR (secrétaire de rédaction), je saisirais les ciseaux de Sainte-Anastase et je taillerai là-dedans, je veux dire dans son dernier gros opus : « L’Ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus » (Flammarion) pour ôter  environ 150 pages de redondances aux 600 que j’ai cependant dévorées avec un immense plaisir  et sans en sauter une demi-ligne.

    C’est un grand livre. Certes un chouia hagiographique, certes un poil anti-sartrien bichrome (c’est black or white), voire manichéen par endroits, avec force flot de citations à charge. Certes c’est également une espèce d’autobiographie (Nietzsche : « Toute philosophie constitue une autobiographie masquée ») :

    PARALLÈLES

    Camus et Onfray ont, il faut le préciser, un parcours comparable. Mêmes origines sociales -pauvres-, même mépris pour les paillettes germanopratines, mêmes inspirations nietzschéennes, voire gramsciennes (pas convaincu par le chapitre ad hoc, et je pense bien connaître mon Gramsci), même énergie solaire (sauf que Onfray n’est pas Méditerranéen, que l’on sache), même accueil par une certaine dictature du savoir et du pouvoir éditorial (laquelle vire peu à peu à l’endogamie mentale à force de manquer d’air –mais c’est tant pis pour elle. Même cette civilisation, par ailleurs mortifère, est mortelle!).

    Même destinée libertaire aussi, voire anarchiste… Onfray n’a pas publié de fictions comme Camus, cependant. Et nous savons, à la lumière de cet essai brillant, combien « Noces », « L’Eté », « La Peste », « La chute », « L’Exil et le Royaume », etc., contiennent dans leur ventre une portée philosophique, à côté de laquelle nous étions passés jusque là, en nous attachant exclusivement à la prose sensuelle, solaire, méditerranéenne, hédoniste, algérienne, salée, profondément libre de notre Camus préféré. (Relire aussitôt « Noces », et « L’Eté », au sortir de la bio d’Onfray, fut un bonheur frais et comme neuf : garanti pièces et main d’oeuvre).

    OBSCURES RANCOEURS

    Mais il s’agit d’abord d’une biographie philosophique. Après avoir flingué Freud à la mitrailleuse lourde (« Le crépuscule d’une idole », Grasset), voici Michel Onfray en verve pour réhabiliter, car cela semblait nécessaire, le Camus philosophe pour classe d’agrég. (et non pas pour classes Terminales, pour paraphraser le titre d’un pamphlet qui m’opposa constamment à son auteur et ami, feu Jean-Jacques Brochier).

    L’Ordre libertaire est un grand bouquin parce qu’il règle les comptes avec une certaine société parisienne nombriliste, étriquée, auto-intelligentisalisée et propriétaire (putschiste) du droit de dire, de publier, de faire et de défaire, mais dans un cercle tellement restreint qu’il semble (à le renifler et tant il est nauséabond au fil du temps), avoir oublié les structures élémentaires de la parenté. Autrement dit, la prohibition (métaphysique) de l’inceste (mental) ne semble pas avoir cours dans ce marigot-là. La suffisance semble gouverner sa morgue. Ainsi que la reproduction entre soi, façon « Les héritiers » selon Bourdieu & Passeron.

    Du coup, Albert Camus le pied-noir, fils d’un père ouvrier mort au front en 14 et d’une mère analphabète (elle n'a jamais lu son fils!), n’ayant fait ni "H. IV", ni Ulm (Normale Sup), ne fait pas partie du Club Mickey, donc du sérail, de la famille bourgeoise bien-pensante. D’où leur haine, leur jalousie lorsque l’auteur de « L’étranger » obtint le Nobel en 57 (« Devant ma mère, je sens que je suis d’une race noble : celle qui n’envie rien », in « Le Premier homme »). Entre autres exemples.

    Sur cet aspect de l’homme et du ressentiment parisien, Onfray excelle. Nous sentons un Camus décidé à ne pas s’approcher trop près de ces virus, qui préfère la compagnie de l'ami absolu et total, René Char, et la perspective de vivre à Lourmarin (où il repose d’ailleurs) plutôt que rue de Chanaleilles, même si c’était bien, le temps passé là-bas.

    UN HOMME SIMPLE ET SOLAIRE

    Ce qui séduit d’emblée dans le livre d’Onfray, c’est de retrouver un Camus absolument solaire (et c’est la première fois que je lis cela, car ni Emmanuel Roblès pourtant, ni José Lenzini, et même Frédéric Musso, ni Morvan Lebesque, ni Abdelkader Djemaï, ni Jean Daniel, Jean Grenier à peine, Macha Séry un tout petit peu, n'étaient parvenus à retranscrire cela avec autant de talent et d’exactitude), un Camus résolument hédoniste et tout entier tourné vers la sensualité de la vie intellectuelle, avec le corps et l’esprit.

    Onfray fait de Camus un Zarathoustra venu d’Algérie. Et le prouve (le bonhomme connaît son Nietzsche sur le bout des doigts), mais on pourrait être tenté de lui reprocher de forcer le trait pour nous persuader de ses convictions. C’est le jeu. On le joue. 

    Plus intéressante est la manière dont Onfray souligne l’attachement inaliénable de Camus à la pauvreté dont il est issu et qui l’a forgé (les livres lui furent une conquête et pas un héritage, comme cela fut le cas pour un Sartre), ainsi qu'aux humiliés, aux taiseux comme sa mère, et donc au courage, à la noblesse humaine la plus nue, à la loyauté, au courage d’être un homme, au sens de l’honneur, à la dignité de son modeste rang ;  à la philosophie d’une morale vraie, en somme.

    UNE BIO EN EMPATHIE

    Avec ce livre, nous sommes loin des gros pavés qui font autorité, comme le Herbert R. Lottman (monumentale enquête biographique à l’anglo-saxonne, irréprochable, totale, et d’une précision d’horloger genevois croisé avec une entomologiste teutonne), ou le Todd (Olivier), que j’aime moins, mais passons. Ici, avec Onfray, tout fait bonheur, poésie, liberté, détachement, regard vers le soleil les yeux ouverts, appel à Diogène et volonté de jouissance…

    Onfray combat la légende : Non, Camus n’est pas un philosophe pour futurs bacheliers, ni un romancier à la prose douce et facile. Oui, Camus est un philosophe profond dans ses essais fameux comme « L’homme révolté » et dans ses œuvres de fiction. Oui, Camus est un anticolonialiste engagé mais mesuré, singulièrement consensuel dans une époque radicale (« la radicalité de la nuance », c’est de lui, et je n’ai pas retrouvé la formule dans le livre d'Onfray).

    Oui Camus est un païen pragmatique, un homme droit qui se souvient de l’unique leçon de son père disparu trop tôt : « un homme, ça s’empêche ». C'est encore un homme fidèle aux siens –même contre la Justice. Fidèle à sa mère d’abord, fidèle à son instituteur Louis Germain (le « Discours de Suède » rappelle cela avec superbe) fidèle à cet espèce de père de substitution.

    Fidèle aussi au maître absolu que fut Jean Grenier, son prof de philo et auteur des « Îles » et de « Inspirations méditerranéennes », qui lui fit lire aussi « La douleur », d’André de Richaud, lecture décisive. Mais avant tout parce que le professeur Grenier déclencha en Camus le désir d’écrire!..

    Camus est un disciple du « Gai savoir » et du précepte nietzschéen fameux : « Deviens celui que tu es », il est un homme qui ne cessera de faire savoir qu’il faut faire en sorte que ne doivent exister ni bourreau, ni victime.

    AU-DELA DU BAEDEKER

    Bien sûr, il est aussi question dans ce livre de Belcourt, d'Alger, de la tuberculose à dix-sept ans, des femmes, du séducteur, de son look Bogart, des clopes, de Maria Casarès, du foot, du théâtre, de Francine après Hélène, d'« Alger Républicain », de « Combat », de Paris, de l’accident fatal dans la Facel-Vega conduite par Michel Gallimard, du manuscrit du "Premier homme"... tout cela que l'on sait déjà (peu ou prou), du succès de « La Peste », de l’arbre "Etranger" qui cache la forêt d'une oeuvre puissante et protéiforme (« Meursault c’est moi », eut pu dire "Albert Flaubert", à cause du soleil), de Tipasa enfin, et du retour à. Etc.

    Tout le Baedeker Camus est forcément dans ce livre, mais par petites touches délicates. Onfray s’attachant à démontrer (avec talent et superbe) la dimension philosophique de Camus, son livre est un bréviaire indispensable. Cette dimension, incontestable pourtant, un certain Paris vétilleux, pincé du nez, coincé des neurones, refuse toujours de la reconnaître à l’auteur de « L’envers et l’endroit ». 

    Camus nous apparaît sous les traits d’un philosophe artiste –et adepte d’un art de vivre en temps de catastrophes, à l’aise dans son corps qu’il laisse s’exprimer en plongeant, en nageant, en faisant l'amour, en écrivant, en transpirant, en jouant, en lisant, en déclamant des auteurs grecs, en shootant dans un ballon rond, en chuchotant, en observant en silence l’horizon méditerranéen depuis la plage...  

    Car Camus possède le « castizo » espagnol, cette fierté si bien décrite par Michel del Castillo ici et là, ce cran donquichottesque qui n’ignore pas sa folie douce. Camus est un être charnel, exposé à la brûlure du soleil, au sel, à la cuirasse d’argent de la mer. Il n'est pas un de ces anémiés du 6ème arrondissement, perclus de rancoeurs, de jalousies et de comptes à régler avec ceux qui pourraient pisser peut-être plus loin qu'eux! –d’où les névroses auxquelles Albert est fondamentalement étranger, surtout vues depuis Alger ou Oran. Car tout cela manquerait un peu d'horizon. (Les natifs d’Oran -dont je suis- pardonnent à Camus de n’avoir pas aimé cette ville, cadre de sa "Peste", et de lui avoir préféré Alger). 

    UNE PULSION DE VIE SPINOZIENNE

    Camus nomme imbécile "celui qui a peur de jouir parce qu’il n’éprouve pas de honte à être heureux"

    Son hédonisme, avec les événements historiques dont il sera le témoin durant sa courte vie, est un antifascisme. La pulsion de vie, quasi spinozienne, de Camus, forge sa force. Celle qui lui fera éviter les pièges du communisme aveugle et ses haines recuites, sans oublier son cruel désir de vengeance.  Nul ressentiment chez Camus, souligne avec bonheur Onfray. Juste un jugement mesuré. Antimarxiste, soit anti-obtus. Il estime qu'il serait encore possible de faire cohabiter les cultures arabes et européennes sur le sol algérien,  aux premiers moments durs des « événements », qu’il ne connut qu’à peine.

    Camus est enfant du melting-pot pied-noir, enfant d’un bouillon de culture sain, vivant, prodigieusement débarrassé de l’acnée parisienne et des remugles racistes ayant largement cours bien au-dessus de Gibraltar. Il est fils de l’ouverture, de l’écoute, de l’altérité, du soleil et des bonheurs simples.

    Il se choisit Grec. Il appartient de toute façon –qui le contesterait ?- à la gauche dionysienne et laisse sur le bas-côté du chemin la gauche apollinienne, chichiteuse, pluvieuse, grisâtre, revancharde, aigrie toujours, et aussi exsangue du corps comme du cerveau.

    Camus est un homme placé de naissance du côté de l’hospitalité et du cosmopolitisme, de la fierté castillane, de la loyauté, de l’héroïsme hérités de Cervantès.

    L’armée et l’université ont refusé son admission lorsqu’il était jeune. A cause de sa santé faible. Camus taillera sa sculpture solaire dans ces refus aux relents métropolitains. Onfray circonscrit cela avec une grand justesse : Camus est un philosophe qui privilégie la sensation, l’émotion, la perception, sur le concept, l’idée, la théorie. Et c’est pourquoi il nous est si proche, si tutoyant, si populaire, si accessible aussi. Ce que d’aucuns lui reprochent, car il ne reproduisit aucun de leurs codes moisis.

    UN TROPISME LIBERTAIRE

    A commencer par le tropisme arriviste du Rastignac de sous-préfecture -ce que Camus n'est pas : il n’envie pas Paris. Comment pourrait-il avoir le désir de sa conquête ? Paris lui fera payer très cher ses origines modestes, son existence de petit pied-noir qui défendit même ceux-ci –ce qui constitua un crime de lèse-pensée-unique à l’époque des porteurs de valises, , et de France Observateur, des livres (admirables, d’ailleurs) publiés clandestinement par les éditions de Minuit (et qui ressortent ces jours-ci)… Même son insolence politique, ses prises de position méfiantes face à un Parti communiste avaleur et destructeur à l’époque, furent inscrites au débit de son compte…

    La grandeur de Camus se trouve là aussi. Comme dans les métaphores de sa vie que sont ses pièces (« Caligula », « Les Justes », ou ses adaptations dramaturgiques diverses). Onfray souligne que Camus n’est pas un contre-révolutionnaire, mais un révolutionnaire contre. La nuance est de taille.

    Je relisais hier « Misère dans la Kabylie », après avoir refermé le Onfray et avoir lu qu’il y neigeait en ce moment, comme souvent d'ailleurs. Les récits de Camus (ou reportages à rendre jaloux jusqu’à la torture, un BHL, mais certainement pas un J. Littell à propos de la Syrie –admirable série dans « Le Monde » de la semaine dernière), rappellent les journaux africains de Gide. Le talent narratif est là, profondément tourné vers l’Autre, ce qui est salutaire, et l'on trouve aussi une dimension lyrique qui fait souvent défaut dans les textes de ce genre.

    Sur la Guerre d’Algérie (elle touche ma mémoire familiale), je juge utile de citer seulement ceci, de Camus : « Quatre-vingt pour cent des Français d’Algérie ne sont pas des colons, mais des salariés ou des commerçants ». Camus ne souscrivit jamais à la justice sélective, ni à la « justice française » de la torture, pas plus qu’à la « justice nationale » des massacres.  

    Il considèrera jusqu’au bout que les Pieds-Noirs, eu égard à l’histoire de l’Algérie (ses invasions successives depuis l'Antiquité l’ayant construite) étaient des indigènes (provisoires) comme tous les autres. Camus paiera cher pour cette loyauté-là, pour sa rectitude, son bon sens, ses fidélités (ma mère contre la justice des terroristes...).

    Même des esprits réputés éclairés (Bernard Frank par exemple) le traînèrent dans la boue, suivant sûrement un courant de pensée comme on monte dans un train en marche : nous pardonnerons par conséquent beaucoup au ventriloque Frank de ce « mundillo » en mal d’espace et d’horizon...

    A la sortie de ce monument à la gloire d’un philosophe négligé, nous n’avons qu’un désir : le relire, et donc le prolonger. "Le faire passer", encore et toujours. Sans oublier les Sartre et autres bâtisseurs de lotissements d’une tenue autre, certes.

    Mais surtout de faire passer cet hédonisme de la jouissance du corps et de l’esprit mêlés, qui font trop souvent défaut au centralisme intellectuel de notre république des lettres.

     

     

  • Héraclite, l'ascendant solaire

    Héraclite d'Ephèse, ou l'Ephésien, ou encore l'Obscur est, avec Empédocle d'Agrigente et Parménide d'Elée, l'un des philosophes présocratiques les plus importants, par la densité de son oeuvre -pourtant extrêmement brève. Fils de Blyson (selon Diogène Laerce), Héraclite naquit à Ephèse dans les années 500 av. J.-C. Ses 220px-Hendrik_ter_Brugghen_-_Heraclitus.jpgFragments élaborent une perception fondamentale -au sens propre- de l'Univers : le monde est créé par le feu et, en lui, il se dissout. Le devenir est une lutte de contraires et tout s'écoule comme un fleuve. Héraclite avait une appréhension des éléments qui paraît aujourd'hui étrange, ou seulement poétique : le feu, en se consumant, se mouille, en s'épaisissant, il devient eau, quand l'eau se coagule, elle se change en terre, constate-t-il et écrit-il. Un traducteur emblématique d'Héraclite, Yves Battistini, appelle Héraclite l'homme à l'habit de lumière dans le temple de l'Ombre (Parenthèse : quel torero ne rêverait-il pas d'être ainsi désigné?..).

    Filiation par connivencia

    Pour bon nombre de poètes et de philosophes, Héraclite fait figure de père fondateur : c'est un principe inévitable, un peu comme le Journal d'Amiel (et celui de Renard, en pole position) pour tous ceux qui ambitionnent de faire du leur une oeuvre littéraire. La littérature est faite, aussi, d'évidences de cet ordre. Il suffit d'observer : Héraclite est l'ascendant solaire de Hölderlin, de Heidegger et de Char. C'est comme cela qu'une sorte de filiation entre les êtres d'exception se produit : par connivencia. 

    Vivre de mort et mourir de vie, dit Héraclite. Et Hölderlin dira : La vie est une mort et gc_rt_heraclite.jpgla mort elle aussi est une vie. Heidegger consacrera un livre à l'Obscur Ephésien et un autre au Romantique allemand devenu fou et reclus à Tübingen. Heidegger fera d'ailleurs sien le fragment fameux : Il faut aussi se souvenir de celui qui oublie le chemin (voir le livre de Heidegger intitulé Chemins qui ne mènent nulle part). Enfin, en bâtissant son oeuvre, Char aura toujours les Fragments d'Héraclite suspendus au-dessus de lui comme une étoile : La foudre pilote (ou gouverne) l'univers, dit Héraclite. Char le prolonge avec : L'éclair me dure.  La traduction des Fragments par Frédéric Roussille (aux éd. Findakly) continue de faire pousser une oeuvre de base qui fait partie des fondations de la maison et qui, de surcroît, ne se détériorera pas au fil des siècles, y compris en terre volcanique...

    (J'ai publié ce papier dans Sud-Ouest Dimanche daté du 19 août 1984 : cet été-là -voir la note sur Bachelard ci-dessous-, je donnais visiblement dans le fondamental élémentaire inaltérable...) 

  • Bachelard, le feu et le rêve

    images.jpegGaston Bachelard restera le poéticien le plus sensible, le philosophe de la poésie et du rêve le plus accessible du XXème siècle. Ses célèbres travaux sur L'eau et les songes ou sur La poétique de la rêverie, chefs-d'oeuvre de limpidité, sont des invitations au voyage dans la tête du poète. Dans La flamme d'une chandelle par exemple (son oeuvre, en format de poche, est chez Corti et aux Puf), Bachelard donne à contempler le plus simplement du monde une flamme solitaire, tandis que lui s'abandonne à l'imagination sur les rêveries. Tout rêveur de flamme est un poète en puissance, écrit-il. C'est aussi un monde pour les solitaires; un monde secret et silencieux qui unit la solitude de la flamme à celle de l'homme. Grâce à la flamme, la solitude du rêveur n'est plus la solitude du vide, ajoute Bachelard. 

    L'astre de la page blanche

    Georges de La Tour (et les échos que René Char en a donnés) ne sont pas loin. Même 1009484-Georges_de_La_Tour_la_Madeleine_à_la_veilleuse.jpgs'il n'y a aucun clair-obscur dans la langue de feu (doux) de Bachelard. Pour l'écrivain, et du même coup pour l'auteur en train de rédiger l'ouvrage que nous tenons entre les mains, la chandelle est l'astre de la page blanche. Un beau sujet! Cependant, à l'analyse glacée et clinique du structuraliste ou au discours du psychanalyste, Bachelard préfère la voix de la poésie, et emprunte des vers à Novalis, à Trakl, à Pierre-Jean Jouve ou encore à Octavio Paz, pour illustrer son étude. Il y cueille les petits miracles de l'imagination. En effet, pourquoi la flamme, puisqu'elle s'envole, ne serait-elle pas un oiseau? Bachelard : Ou prendriez-vous l'oiseau ailleurs que dans la flamme? Pour Novalis, l'eau est une flamme mouillée. Octavio Paz, lui, épouse la verticalité des flammes : En haut... la lumière se dépouille de sa robe, écrit-il. Chandelle, 

    images (5).jpeglampe, flamme mouillée, la lumière qui, les soirs de solitude, étend ses ailes dans la chambre (Léon-Paul Fargue) devient à la fois l'ombre et la compagne du rêveur solitaire, qu'il soit un angoissé de la page blanche ou un mégalomane éclairé. Par la lampe, un bonheur de lumière s'imprègne, dans la chambre du rêveur, écrit Bachelard. Et dans la marge, rayé, le reste de l'humanité n'est qu'une armée de moucheurs de chandelles. C'est l'ennemie du rêve qui veille... Cela fait de La flamme d'une chandelle un livre fragile qui résiste au vent de la mode.

    (Je viens de retomber sur ce papier -il s'est glissé hors du livre qu'il met en lumière, et s'est aussitôt mis à virevolter comme un papillon, aussi l'ai-je resaisi; au sol. Je l'avais publié dans Sud-Ouest Dimanche du 8 juillet 1984. A l'époque, je donnais a minima une critique de bouquin par semaine à ce journal).

  • Grimaldi, Nicolas Grimaldi

    J'ai évoqué ses livres ici, à plusieurs reprises je crois. Là, je tombe sur un magnifique DSCF4059.JPGet très long papier paru dans Libération du 17 septembre dernier, signé Robert Maggiori (l'excellent chroniqueur philo de ce journal), sur ce philosophe un brin ermite, qui a le bonheur d'habiter depuis 1968 l'ancien sémaphore de Socoa (dans la Concha de Saint-Jean-de-Luz, près du fort Vauban, tout ça : un lieu inouï, magique, unique, de rêve total : photo ©L.M. : c'est par là-bas, au fond...). Je le regardais différemment, ces derniers jours, ce sémaphore-là (car je créchais à deux pas, entre Noël et le jour de l'An, chez mes amis Coco et Beñat : Sekulako, au passage, leur maison d'hôtes, est un pur nid de bonheur : http://www.chambres-dhotes-sekulako.com/ . Oui, je matais le sémaphore différemment, tout en me promenant là, à marée basse le matin -sous un ciel bleu dur intense d'hiver comme seul le Pays basque semble pouvoir en engendrer et en prodiguer genéreusement, avec cet air juste glacé-doux comme il faut et qui a la constante élégance de ne vous empêcher jamais d'être entièrement bien.

    images.jpeg

    Nicolas Grimaldi... (Photo © Le Monde des religions) A Bordeaux, entre 1977 et 1981, je suivais, un poil clando, son cours en fac de philo, lorsque j'étais à Sciences-Po et en Droit (je m'échappais pour) sur "Le désir et le temps" (Vrin, pour la 3ème éd.), car le sujet me fascinait, ainsi que le talent d'orateur du prof : humble, gestuel, doux, souriant, tutoyant, sans prise de tête, citant les grands maîtres comme s'il citait Devos ou sa coiffeuse (hum...), un peu à la manière de Jankélévitch lorsqu'il naquit au grand public à la faveur d'une émission demeurée célèbre d'Apostrophes (pour Le je-ne-sais-quoi du presque-rien) mais qui mourût peu de temps après, hélas, non sans avoir vendu, de ce fait télévisuel-là, autant de ses livres en quinze jours qu'il n'en avait  écoulé durant toute sa vie... Bref, Grimaldi avait ( à mes yeux d'alors -je ne l'ai jamais revu) le talent en lui et il s'en habillait aussi, mais sans apprêt, naturellement. La classe, quoi.

    Le mec, Grimaldi, me fascinait, avec ses histoires de désir, de mort du désir, d'accomplissement d'içelui dans le plaisir, fugitif... C'était à la fois philosophique et sexuel, captivant à tous les niveaux du corps et de l'esprit. Un cours érotique et solaire, dirait Michel Onfray. En plus, c'est un type -il faut le savoir d'emblée! C'est capital (à mes yeux en tout cas), qui avance que toute la question est de comprendre comment il est possible qu'il y ait dans la nature un être aussi dénaturé que l'homme.

    Or, je matais à distance respectable sa résidence "de rêve" tout en jonglant avec les flaques d'eau de mer laissées entre les rochers, tandis que mes enfants figuraient une marelle sur elles et entre eux.

    De retour aux archives, je retrouvai donc ce papier de Libé, gardé et refilé par ma petite soeur, parce que je l'avais raté à sa parution (merci Pascale!). 
    Il est précieux, ce papier de Maggiori sur Grimaldi paru dans Libé. 

    Et je vais vous en donner quelques morceaux, comme on gratifie des moineaux et un ou deux pigeons (timides retardataires), tandis que nous cassons la croûte en famille (recomposée) au Port-Vieux (Biarritz), de pain, de jamon, d'ardi gasna, de vin et d'eau (j'allais oublier quelques pâtisseries locales, dont un Russe) -un après-midi, pluvieux que la veille-, de fin décembre 2011. 

    téléchargement.jpegPhoto © Rodolphe Escher, parue dans le n° de Libération cité ici.

    Nicolas Grimaldi : Seul l'homme se demande : que dois-je faire de moi-même pour n'avoir pas raté ma vie? Que faut-il attendre de la vie pour qu'il ne suffise pas d'avoir vécu pour l'avoir gagnée? J'en suis resté là jusqu'au bout, aujourd'hui encore.

    A propos du concept de générosité chez La Rochefoucauld, ou La Bruyère d'ailleurs (peu importe, car pour notre bonheur c'est souvent un peu pareil) : La générosité (chez ces indépassables Moralistes du Grand Siècle) traduit une sorte de sentiment du quant-à-soi, pris en un sens particulier, dit N.Grimaldi : je ne vais pas me plaindre de ma situation comme si un autre en était responsable, non, c'est à moi seul qu'il appartient d'accomplir et de réaliser tout ce qui me paraît le meilleur.

    A propos de Bergson, N.G. : D'où vient qu'il manque à l'homme quelque chose qu'il ne parvient pas à déterminer, de sorte qu'il lui suffit de l'obtenir pour découvrir que ce n'était pas ce qu'il avait désiré?

    A popos de Pascal : "Jamais personne, sans la foi, n'est arrivé à ce point où tous visent continuellement. Tous se plaignent... Nous ne nous tenons jamais au présent, tout nous déçoit toujours."(Pascal). Inconstance, ennui, inquiétude, voilà la condition de l'homme. Toute mon entreprise est d'avoir tenté de rendre raison de l'anthropologie pascalienne, sans recourir à aucun des fantasmes de sa théologie, et sans Dieu, voilà.

    N.G. : Un leurre est celui de vivre dans l'illusion que ce qui est important n'est pas encore commencé. On attend des temps nouveaux parce que le présent est insupportable, alors que tout à l'inverse, c'est l'exaspération de notre attente qui rend insupportable le présent.

    N. G. : Si l'attente est l'étoffe de la conscience, l'imaginaire en est la fibre. Contrairement à ce que Sartre a prétendu, la perception et l'imagination, le réel et l'irréel ne sont pas deux mondes étanches, structurellement séparés. La figure emblématique de l'imaginaire, c'est l'hallucination, l'envoûtement, de sorte que, comme dans tout envoûtement, la conscience est capable de vivre l'irréel comme s'il était la suprême réalité, et le réel comme s'il était moins que rien. Et cela fait aussi bien la croyance, le fanatisme, les religions, etc. Et peut-être aussi la jalousie, presque entièrement fantasmatique.

    N.G. : La vie est élan. J'ai mon identité hors de moi, je suis à moi-même mon propre manque parce que je suis vivant, au sens où le propre de la vie n'est pas d'être, mais de se propager, de se répandre par sa propre nature, et de s'éprouver d'autant plus qu'elle se diffuse, qu'elle se communique davantage.

    Le véritable bien, le véritable bonheur, ce par quoi je me sens d'autant plus vivre, c'est au contraire de m'épancher, dans une sorte de générosité vitale.

    téléchargement (1).jpegPhoto © Journal Sud-Ouest

    Mais qu'est-ce qui fait que ce déploiement vitaliste, interroge Robert Maggiori, produise forcément le bien, et non une surpuissance dominante, "colonisatrice", destructrice?

    N.G. répond que l'illusion inhérente à la vie c'est, pour chaque individu, de croire qu'il est le centre de la vie et de ramener tout à lui, au lieu que la vie ne tend qu'à rayonner à partir de lui. Pour éviter toute "volonté de puissance", il faut d'abord détruire cette illusion.
     

    Précisons que Grimaldi a beaucoup étudié Descartes, mais pas davantage que Socrate ou Proust (auxquels il a consacré de précieux ouvrages, la plupart publiés aux PUF et chez Grasset. Voir dans les archives de ce blog). Qu'il ne semble absolument pas nietzschéen, en tout cas pas aficionadévôt (si je puis risquer ce mot-valise), comme un Onfray, qui est par ailleurs un admirable décodeur des concepts philosophiques si délicats de Volonté de puissance et de Surhomme, et que Nicolas Grimaldi n'est pas non plus un Schopenhauer de Saint-Jean-de-Luz. (Mon seul manque, personnel, par rapport à Grimaldi, c'est l'absence de Spinoza chez lui, ou bien alors je n'ai pas encore tout pigé, ce qui est plus que probable). Ecoutons-le encore, car il est avant tout un être lumineux et d'une richesse précieuse :

    Psychologiquement, je m'éprouve d'abord dans la solitude, dans la séparation, dans l'abandon. Je suis tout seul dans mon lit et ne peux rien sans les autres, les autres ne sont pas d'abord ceux vers lesquels mon être va se diffuser, mais ceux dont j'attends toute chose. Ensuite, je pourrai leur donner ma vie. Or il ne s'agit pas seulement de la donner biologiquement, encore faut-il infuser, transfuser l'intensité de ce que je sens, afin que les autres fassent leur propre substance de la mienne. D'un point de vue moral, donner la vie, c'est plus facile à dire qu'à faire, car je veux bien donner de l'argent, je veux bien donner des leçons ou aider quelqu'un à accomplir sa tâche, mais comment puis-je donner ma vie sans imposer ma personne et, par là, imposer une contrainte, une sorte d'aliénation, auxquelles les autres ne sont pas prêts... Il me semble que nous n'avons que deux manières d'irradier notre vie sans imposer notre personne : c'est le travail et l'amour. Dans l'amour, je donne ma vie, mais sans ma personne, tandis que dans le travail, c'est par une sorte de dévotion anonyme, clandestine, secrète -si bien que je dirais que le travail est la forme la plus discrète et la plus délicate de l'amour.

    A la question de Robert Maggiori sur la manière de se donner sans se "fondre" dans l'autre, le philosophe de Socoa répond ceci : Il y a aussi cette forme que Descartes appelait l'amour de bénévolence ou l'amour de dévotion, par lequel je me voue à la perfection, à la réalisation de l'autre. Comment dirais-je? Que la personne aimée soit comme une oeuvre en état d'inachèvement. Un même violon, un même piano ne sonnent pas de la même façon selon le musicien qui en joue. Eh bien ce que j'ambitionnerais, dit Grimaldi,  ou ce que l'amour me fait ambitionner, c'est que la personne aimée puisse "sonner" d'une manière plus émouvante, plus personnelle, grâce à ma présence, à mon attention, à ma vigilance, que sans moi. J'ambitionnerais qu'elle n'eût pas pu être autant elle-même sans moi qu'avec moi.

    Comme cela est juste et beau!.. J'en frissonne et j'en ronronne -Pas vous?

    Maggiori relance in fine en demandant alors si cela vaut pour n'importe quel amour. Réponse de NG :  Cela vaut même pour le travail du professeur, qui est de rendre la pensée aussi contagieuse qu'une émotion! Ce qui me semble le plus analogiquement proche de cet amour que j'évoque, conclut le philosophe, c'est la complémentarité de deux solistes jouant une partition piano-violon, où chacun soutient le chant de l'autre, le porte, lui apporte un surcroît de couleur, de chair, de rythme, et par conséquent de vitalité.

    Eh bé, le voilà Spinoza! Dans la vitalité, dans la joie, dans la puissance d'exister!..

    Lisez Grimaldi.DSCF4064.JPG
    Merci.

    Désormais, je ne puis regarder la concha de St-Jean-de-Luz autrement qu'en pensant à l'ermite qui se repose là-bas tout au bout le veinard (photo ©L.M.), en peignant (car il peint aussi, et beaucoup, semble-t-il), qui sourit en regardant l'horizon marin, qui médite et continue d'écrire, pour notre bonheur à venir, qui pense à bien. Comme tant d'autres pensent à mal...
    Et va comprendre, des fois : le savoir là (me) rend cette baie en forme de croissant de lune mille et une fois foulée, encore plus paisible, encore plus agréable en toute saison.

    NB : c'est bien sûr moi qui souligne (en gras) les propos qui m'apparaissent comme étant les plus marquants.

  • feuilles de décembre

    images.jpegPas mal de poches, surtout des folio et des Poésie/Gallimard, dégustés ces jours-ci. A commencer par l'anthologie personnelle de Philippe Jaccottet, immense poète que j'adore et que je lis et relis depuis 34 ans déjà. Cela s'appelle L'encre serait de l'ombre, notes, proses et poèmes (1946-2008) choisis par l'auteur, et si vous n'avez qu'un livre à acheter du poète de Grignan, grand traducteur par ailleurs, prenez celui-ci. 560 pages de bonheur poétique absolu. Dans la même collection Poésie de Gallimard, citons Mon beau navire, ô ma01070659821.gif mémoire, sous-titré Un siècle de poésie française. C'est une anthologie plutôt bien ficelée, de belle facture : honnête et pas scolaire, avec son content de grands classiques et sa dose de modernité, mais où l'on trouve, à l'instar d'une arête dans le poisson (je chipote, je sais) un poème de Rilke, qui était né à Praque et de langue allemande (mais il est vrai qu'il écrivit en français ses dernières oeuvres, notamment
    images (3).jpegVergers
    , dont est extrait le poème choisi dans la présente anthologie -et traduit d'ailleurs par Jaccottet). Mention spéciale (en Poésie/Gallimard, toujours) à l'oeuvre complète magnifique (1954-2004) du Nobel 2011, le grand poète suédois Tomas TranströmerBaltiques, car il s'agit vraiment d'une formidable découverte.  


    De Jean Clottes, préhistorien passionné, lisez le passionnant Pourquoi l'art préhistorique?, un inédit en folio/essais sur les grottes ornées de France et d'Espagne surtout, notamment la grotte Chauvet qui intéresse de plus en plus le public, même si elle ne se visite pas, et dont une réplique 

    01070816312.gif

    (façon Lascaux II) est en cours d'élaboration. Cet engouement est sans doute dû au coup de projo que le docu admirable de Werner Herzog (le réalisateur d'Aguirre... entre autres chefs d'oeuvre, et l'auteur de Sur le chemin des glaces, éd. POL, journal de voyage déjanté, sauvage et donc hölderlinien en diable) lui a donné sur grand écran. En folio essais encore, l'étude (inédite elle aussi : bien, l'initiative de faire entrer directement en format de poche des essais qui... compteront) : L'animal que je ne suis 01069227312.gifplus, titre très derridien que Etienne Bimbenet donne à ce copieux et souvent ardu (mais passionnant de bout en bout) essai sur l'origine animale de l'homme -pour faire très court. En clair, l'homme est un animal humain. Et le rapport de l'homme à l'animal, dans cette étude philosophique, va bien au-delà de l'éthologie. 


    images (2).jpegPhilippe Sollers
    continue de compiler pour notre bonheur ses articles littéraires donnés ici et là (l'Obs, Le Monde...) et cela produit à chaque fois un folio de 1000 pages et plus. Le dernier opus se nomme Discours parfait (il était paru il y a moins de deux ans en Blanche) : de l'intelligence à l'état pur, mâtinée d'une mégalomanie que l'on a fini par pardonner, ou sur laquelle nous glissons car le personnage est aussi attachant qu'irritant... tant il est brillant. Admirables pages sur Shakespeare, Montaigne, Saint-Simon, Van Gogh, Venise, Stendhal à Bordeaux... Entre autres analyses subtilement circonscrites, avec tact, érudition et talent, bien sûr.

    01067779851.gifDe Modiano, voyez L'horizon, qui n'est pas son plus mauvais roman sur le seul et (désespérément) unique sujet de son oeuvre : l'Occupation. 

    Albert Camus à 20 ans est le nouveau volume d'une collection 84626100986580S.giforiginale publiée Au Diable Vauvert, signé Macha Séry. Revivre l'aventure de la jeunesse algérienne de l'auteur du Premier homme, à Alger en 1930 donc, entre matches de foot, bistrots, copains, filles, soleil et... une tuberculose qui entre sans frapper, est vivifiant. Cela remet nos idées en place sur le Camus journaliste débutant, le jeune essayiste, le séducteur, l'homme lucide surtout. Captivant (en attendant la bio de Camus que Michel Onfray publie ce mois-ci chez Flammarion...).


    images (1).jpegRetour à Killybegs
    , qui a valu le Grand Prix du roman de l'Académie française à Sorj Chalandon (Grasset) est un bon et solide roman sur la trahison, qui fera sans doute date. Sur fond de combats de l'IRA, c'est fort comme un hot whiskey au retour d'une chasse à la bécasse dans les bushes, c'est franc comme un coup de poing bien assené et sec comme le regard d'un ami frappé de déception : cela ne cille ni ne ploie. Je ne citerai que la phrase placée en exergue du roman, relevée sur un mur de Belfast : Savez-vous ce que disent les arbres lorsque la hache entre dans la forêt? Regardez! Le manche est l'un des nôtres!

    photo.JPGDire que je n'ai pas du tout aimé La Guerre sans l'aimer, de Bernard-Henri Lévy (Grasset, 648 p.), est un euphémisme. Je voulais quand même feuilleter abondamment, m'arrêter ici ou là, tenter de comprendre la pathologie de ce Journal d'un écrivain au coeur du printemps libyen. Mais les bras m'en sont tombés. J'ai repensé à une formule de Cornelius Castoriadis à propos de "l'imposture BHL" : De la camelote à obsolescence incorporée (dans L'Obs, en 1979, déjà). Puis j'ai pensé à la posture du même. Les mots qui me sont venus à l'esprit, en feuilletant, sont, pêle-mêle : fatuité, mégalomanie, narcissisme, folie peut-être, mythomanie, délire identitaire (Malraux), culte aveugle du Moi, mépris du sujet : peuple,  guerre, victimes, morts, pathétique illustration d’une époque, achat d’une entrée dans l’histoire (Jet privé, cameraman perso...). Cela ne saurait inspirer que le dégoût, sauf à la cour de l'auteur. Le plus surprenant n’est pas que cette mise en scène incrédible soit ahurissante, mais qu’elle ne puisse pas tuer de ridicule son instigateur : comme quoi la pathologie narcissique rend si aveugle son sujet que celui-ci pense peut-être avoir vraiment agi humblement et de manière désintéressée pour son propre pays et pour le peuple libyen. BHL est juste l’illustration pornographique des limites que l’on peut oser tenter de dépasser pour satisfaire un égocentrisme gigantesque. Cet homme se rêve en Malraux depuis qu’il est tout petit et il n’a pu, à l’instar d’un Russe parvenu, que s’acheter à coups d’euros l’affligeante mise en scène de ses désirs de gloire, à défaut d’avoir attendu de se voir décerner un bon point par le public et par ses pairs, voire par la reconnaissance de l’Histoire, qui parvient encore à garder la tête froide. BHL invente l'édifiant à compte d'auteur (je sens qu'on va me la piquer, celle-là). Car le drame réside ici : les riches s’emmerdent. Il font joujou avec leur fric en se rendant en petit zinc privé à proximité raisonnable des champs de bataille, et posent en costard-chemise blanche propres (voir à ce sujet la page d'une ironie formidable, dans Technikart de la semaine passée  -photo ci-dessus, qui m'a été transmise par l'une de mes élèves en journalisme). Est-il d’ailleurs nécessaire de pointer du doigt cette risible mascarade ? Ne faut-il pas la passer sous silence plutôt qu’à tabac ? S'agirait-il d'une ambulance dorée sur laquelle nous tirons tous peu ou prou? (D’aucuns seraient tentés d’être avare de leur mépris, vu le grand nombre de nécessiteux, pour paraphraser Lichtenberg…). Ce qui est frappant, c’est de voir combien les cintrés sont capables de faire montre d'un inébranlable aplomb. Berlusconi lynché symboliquement par une Italie en liesse et unie, le soir de sa démission, déclare qu’il est fier du bilan de son (trop long) passage au gouvernement de la Botte. BHL est traîné dans la boue, conspué verbalement, ridiculisé par les Guignols de Canal+ et par tant d’articles de presse, mais non, il continue de se montrer, d’exposer  son personnage impeccablement contrôlé pour le paraître, comme si de rien n’était, voire comme si un consensus se faisait en sa faveur. Ces apparitions sans vergogne, sans aucune dignité humaine minimale, sans une once d’amour propre authentique, me font penser à ces accusés que l'on aperçoit à la télé, accablés par d’irréfutables preuves, qui réapparaissent menottés en affichant un sourire large comme l’innocence, tandis que celle-ci est devenue une chimère qu’il sera vraiment compliqué de ravoir, à l'instar d'un méchant accroc à la poche d'une veste (dûment retournée). Pour achever cette notule sur une insignifiente somme, je dirais qu'en plus, bé-ach-elle, son auteur, s'écoute écrire à chaque phrase. Mais passons.

    images.jpegimages (1).jpegLumineuse, l'idée d'Olivier Frébourg, patron des éditions des Equateurs, de reprendre dans sa petite collection Parallèles, deux textes splendides de Jean-Paul Kauffmann, l'un sur Bordeaux : Voyage à Bordeaux 1989 (que je suis fier de posséder dans son introuvable édition originale, celle de la Caisse des Dépôts et Consignations publiée à l'intention du notariat français, illustrée par Michel Guillard, mise en pages par le talentueux Marc Walter et préfacée par Jacques Chaban-Delmas!), l'autre sur le champagne : Voyage en Champagne 1990. Il s'agit de textes très littéraires sur les vins, les paysages, les hommes de la vigne. C'est précis et pêchu comme toujours avec Kauffmann, voire précieux dans l'écriture (comme du Veilletet, du Gracq) et surtout profond : le bordeaux est une initiation, prévient-il. Et le champagne est fils de l'air.

    Chez le même éditeur, voici la nouvelle édition d'un guide original : Le Guide des images (2).jpegVoyages en Cargo et autres navires, de Hugo Verlomme et Marc-Antoine Bombail. Slow is beautiful lancent avec justesse les auteurs. Un livre unique pour tout savoir sur les possibilités de voyages à bord de paquebots, cargos, car-ferries, navires mixtes, brise-glace, grands voiliers, caboteurs et autres vieux grééments, baliseurs ou navires scientifiques... Sur les océans et les mers du monde entier.

    images (4).jpegMon amour est le titre donné à une épatante anthologie de textes amoureux (folio, sous un coffret rouge ravissant bardé d'un ruban imprimé aux mots de je t'aime) que l'on a envie d'offrir -et c'est le premier but d'une telle démarche éditoriale! (Saint-Valentin oblige). Stendhal, Ovide, Proust, Cohen, Aragon, Duras, Shakespeare, Verlaine, Labé, Neruda, Eluard... Ils sont tous là et, curieusement, parmi ces classiques magnifiques, on trouve un seul contemporain peu connu pour ses textes amoureux : Jean-Christophe Rufin! Allez comprendre, des fois...

    Ravages-Slow-Tome-7_slider.jpgLa revue (mauvais esprit) Ravages publie son nouveau numéro sur le thème : Slow! Comme toujours, c'est décapant, irrévérencieux, rentre-dedans, franc du collier et salutaire, et la maquette est redoutablement chic-efficace. Slow citta, slow food, slow life, slow money, slow travel, slow drive, slow industry, slow management... Tout est passé en revue, et des signatures prestigieuses comme celle d'Edgar Morin donnent dans Ravages. Bravo!

    Dans un tout autre domaine, félicitations aux éditions Ulmer pour1318513197.jpg l'originalité et la beauté de leurs publications (déjà remarquées ici même) : Les Miscellanées du jardin, de Guillaume Pellerin et Cléophée de Turckheim, sont par exemple un chef d'euvre d'édition audacieuse, tant pour l'illustration que pour le propos. Ce petit bijou nous apprend des tas de choses sur les mots du jardin, des anecdotes, des petits trucs, et c'est captivant, élégant, subtil et surtout bourré d'infos originales et sincèrement enrichissantes.

    1317212357.jpgToujours chez Ulmer, Les Jardins à vivre de Pierre-Alexandre Risser (20 ans de jardin à Paris et ailleurs) est un ouvrage splendide sur l'oeuvre d'un paysagiste de grand talent, un créateur de jardins et de terrasses en ville beaux toute l'année, en somme. Photos remarquables.

    Signalons enfin Vice et Versailles, roman noir et parfoisimages.jpeg désopilant signé Alain Baraton (Grasset), jardinier en chef du parc de Versailles et du Trianon : cela regorge et dégorge d'intrigues, de meurtres, de coups fourrés sanglants. On se croirait chez les Borgia. Et c'est, de surcroît, écrit dans un style enlevé!

    Et comme je n'écrirai plus avant l'année prochaine sur ce chien (c'est ainsi que je nomme toujours mon blog, car il faut bien que je le nourrisse avec fidélité), je dis juste à tous : VOEUX A VOLONTE!

     

  • Are you so crate?

    images (4).jpegSocrate toujours. Comment se passer d'air? De sang? D'électricité dans les veines du cerveau et de l'âme/corps? Sans Socrate, tu meurs! Laisse Platon, son exégète, son scribe. Prends Socrate, et re-sache que tu ne sais rien. Sache que tu sais nada. Et va nu. Sois. Deviens (si tu veux) celui que tu es, ou pense être. Deviens sage : sois ouverture, rigueur, courage, endurance, engagement, humilité. Ne déçois plus jamais. Apprends à comprendre ton être de tout ton être. Tu sais qu'être riche, c'est n'avoir rien à perdre. Même si ce que j'ai dit est mon maître, et ce que je n'ai pas encore dit est mon esclave, je me sens avant tout tissé de l'étoffe dont sont faits les rêves dont je ne me souviens pas.

    C'est pourquoi je regarde la lune la nuit, et pas son reflet dans l'étang ou la flaque. Je crois au réel, de moins en moins au moisi des mots consignés dans les livres.
    Même les plus beaux, les plus séduisants d'entre eux, je m'en méfie à présent. Je regarde la lune, donc. Et je rigole en voyant l'autre, à côté de moi, qui ne regarde que mon doigt pointé vers elle. La vie c'est ça un peu, non?
    Socrate, again and again : "La seule chose que j'ai comprise est que je ne sais rien". Arme-toi pour dépasser cela.

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    podcast

    T’en penses quoi, de ça, So Crate ? : Pour se compléter, pour devenir sage et fort, c’est simple, il suffit de s’ouvrir, de laisser venir ce qui manque, l’autre moitié essentielle de soi-même. Cette recherche de la complétude, demande de l’attention et de la persévérance. Apprendre à céder est un problème d’attention, et d’amour. (C’est un peu le fameux : être vaincu parfois, soumis jamais).


    Si elle savait qu’on peut toujours plus que ce que l’on croit pouvoir !.. Et toi, Socrate, qui me redit : « Ceux qui désirent le moins de choses sont le plus près des Dieux ». Yes, but…
    images.jpegEt Diogène, ton pote par-delà les siècles, qui me tire par la manche en me rappelant que là, on lui dit qu’il était interdit de cracher par terre, et par conséquent il cracha au visage de celui qui venait de le lui interdire. Diogène ajouta : c’est le seul endroit sale que j’ai trouvé.».
    J’aime, j’aime. Comme l’anecdote célèbre : L’empereur, du haut de son cheval, flanqué d’une armée de gardes du corps, se penche sur Diogène, à moitié avachi dans son tonneau, et lui dit : « J’ai beaucoup entendu parlé de toi. En bien. Demande-moi ce que tu voudras et tu l’obtiendras : Palais, or, terres, femmes, ce que tu veux ! ».
    Et Diogène de répondre, après un long silence observateur : « Oui. Ôte-toi de mon soleil ! » (Ce que je veux, c’est que tu t’en ailles, car tu me caches du soleil…).
    Le cynisme à l’état pur est une vitamine de bonheur. Et Diogène, un Socrate devenu fou (selon Platon). Mais comme dit Liebniz le coincé, « les lendemains de fête sont rarement des parties de plaisir ». Dommage pour lui : il n’a connu ni les Rolling Stones ; ni les boîtes de nuit. C’est con.

    Look at Socrate : c’est celui qui réagit. Donc le philosophe à l’état pur, du tungstène métaphysique trempé.

    Car il réagit sans se soucier du reste. De tout le reste. Il réagit. A corps et âme perdus. Son arrogance philosophique nous dure, comme l’éclair d’Héraclite, répercuté par Char, via (le douteux Heidegger), et Hölderlin. C’est bon. Ca fait un bien fou, le matin, d’y penser. Socrate ne s’inclinera jamais devant aucun pouvoir, fut-ce celui de la douleur ou encore celui de la mort (seule la ciguë aura raison de lui, mais parce qu’il aura consenti a l’absorber lui-même, en portant –seul- le poison à sa bouche). Ce type préférait mendier que demander la faveur de vivre. Une telle fierté n’est que flamenca, de nos jours. Nietzsche l’avait perçu, qui parlait du bout des
    moustaches, de philosophes fiers comme des toreros.

     

    Moi j’y vois la fierté de la parole donnée, la fierté de l’absence de mensonge : tu ne te respectes pas si tu ne dis pas la vérité –ta vérité, d’abord-, et si tu acceptes d’agir autrement que tu ne penses. Si tu feins de respecter le pouvoir que ta compétence n’a pas légitimé, t’es qu’un gros naze et oublie la glace, brise le miroir, ça t’évitera la honte (et encore).

     

    Socrate ce héros, dit (tant de belles choses pour agir sur notre quotidien, qu’il devrait être mis en flacon avec vaporisateur et distribué gratuitement à la sortie des bus, des trams, des métros, des trains, des avions, des vélos et des pigeons voyageurs !) : il dit = ne manque jamais à ta parole, un homme vrai ne se dément pas, il ne renie jamais ce qu’il a affirmé. Il n’a peur de rien, pas même de la mort (Brel : « un homme qui n’a pas peur n’est pas un homme »). Il est affranchi de toute lâcheté, rien ne l’effraie comme l’injustice, mais il consentira même à s’y plier, pour prouver que la mort n’est rien. Son sacrifice me dure davantage que l’autre sur sa croix (et les deux autres qui sont même pas sur la photo!), lequel ne m’émeut pas, parce que le gore me fait gerber et que … « Il se venge sur nous depuis deux mille ans de n’être pas mort sur un canapé » (Cioran). 

     


    La seule chose que je reproche à la pilule quotidienne nommée Socrate, c’est de ne pas contenir dans sa formule (j'ai vérifié sur le papier), un anti-douleur fondamental, réputé apaiser les frustrations d'enfants gâtés que nous sommes tous un jour ou l'autre : Nicolas Grimaldi, (dont je buvais les paroles lorsqu’il enseignait « Le désir et le temps » à la Fac de Lettres de Bordeaux, il y a quelque temps déjà), le résume ainsi, dans « Socrate, le sorcier » (Puf) : « Cette mélancolie qui vient de ce que tout nous est échec. Comme par une sorte de malédiction, notre désir n’est jamais satisfait. Jamais nous n’obtenons ce que nous attendions. Il nous suffit même de parvenir à ce que nous désirions pour qu’il ne soit plus désirable. La déception est notre lot. Cela est sans exception. Puissance, amour, plaisirs, tout tourne à dérision ». (Plus on possède plus on désire ; de sorte qu’on se trouve comme dépossédé de tout ce qu’on a par le désir de ce qu’on n’a pas). Traînons-nous comme une casserole la mélancolie de l’inaccompli ?

     
    podcast
     

    Personnellement, j’aimerais en finir avec l’aporétique, l’aporie, soit ce qui est sans issue. Les sans issue me gavent ! Je ne me sens pas l’âme du poseur qui s’interroge (avec un plaisir douteux) sur « le sans-issue, l’absence de conclusion positive », mais plutôt celle d'un (modeste) passeur -d'émotions, pas d'idées … Merde ! Socrate, c’est gai ! Socrate, c’est de la vitamine S ! C’est de l’agrume concentré. Croque ! Bon, d’accord, il est chiant parce qu’il dit toujours : « Non ! » avant de commencer. (J’en connais un autre, l'immense Julien Gracq –j’y reviendrai encore souvent-, qui commencait chacune de ses phrases, ou chacune des réponses à mes questions, lorsque je lui rendais visite à Saint-Florent-le-Vieil, par : « Non… ». C’était d’un chiant ! Mais je m’y suis fait, à force et par admiration : « vous êtes un lecteur militant », m’a-t-il dit une fois)... Socrate : le réfutateur te pousse à t’interroger d’emblée, sur ce que tu viens de dire. Prends ça ! Tiens, réfléchis, no repos ! Moi j’aime ça, la mouche du coche, l’empêcheur de tourner en rond, en carré, en bourrique. Enfin, bon…

    Je reviendrai sur Socrate (parce qu’on revient toujours à lui, t’y peux rien et c'est si bon, ça!).

     
    Nota Bene : note parue ici même en avril 2006, mais fermée aux commentaires.
    Photos : Socrate m'a piqué mon Mac.
    Diogène dans son tonneau avec des chiens.
    Zik : Abed Azrié : Alchimie, Royaume.
  • L'appel de Séville

    9782846263214.gifA l'heure où l'encierro de las San Fermines bat son plein à Pampelune (ah, le bon temps où je courais devant les toros à 7 heures du matin dans cette calle Estafeta...), voici un écho taurin remarquable :

    Prof de philo à Normale Sup, Francis Wolff est l’auteur notamment de Philosophie de la corrida (Fayard, repris au Livre de Poche), chroniqué ici à sa parution, un ouvrage fondamental sur le sujet. C'est ce livre qui a sans doute valu -honneur insigne pour un Français- à son auteur d’être invité à prononcer le pregon, ou discours inaugural de la feria de Seville 2010 (le 4 avril). Voici un extrait de ce discours déjà historique, intitulé L'Appel de Séville, et sous-titré Discours de philosophie taurine à l'usage de tous, que l’exigente aficion andalouse acclama :

    « La corrida est moins qu’un art parce qu’elle semble échouer à produire une vraie représentation, vouée qu’elle est à la présentation du vrai : un vrai danger, une blessure béante, la mort. Mais, pour la même raison, la corrida est plus qu’un art : c’est la culture humaine même. Ce n’est pas, comme l’opéra, un art total, c’est une culture totale, parce qu’en elle fusionnent toutes les autres pratiques culturelles. De fait, la corrida n’est ni un sport, ni un jeu, ni un sacrifice, elle est plus qu’un spectacle et elle n’est pas exactement un art ni vraiment un rite. Comme l’opéra, elle emprunte quelque chose à toutes les autres formes de la culture pour en faire un tout original et sublime. Elle fait de la surface des autres pratiques humaines sa propre profondeur. Au sport, elle emprunte la mise en scène du corps et le sens de l’exploit physique, mais non les scores et les records. Comme la domestication, fondement de la civilisation, elle humanise l’animal, mais elle le laisse libre. Comme dans un combat, on cherche à dominer l’adversaire, mais toujours le même doit y vaincre, c’est l’homme. Aux cultes, elle prend l’obsession des signes, mais il n’y a ni dieux ni transcendance. Au jeu, elle emprunte la gratuité et la feinte, mais les protagonistes n’y jouent pas, si ce n’est leur vie. Elle rend la tragédie réelle, parce qu’on y meurt tout de bon, mais elle rend la lutte à mort théâtrale parce qu’on y joue la vie et la mort déguisé en habit de lumière. D’un jeu, elle fait un art parce qu’elle n’a d’autre finalité que son acte ; d’un art, elle fait un jeu parce qu’elle rend sa part au hasard. Spectacle de la fatalité et de l’incertitude, où tout est imprévisible — comme dans une compétition sportive — et l’issue connue d’avance — comme dans un rite sacrificiel.. La tauromachie est moins qu’un art parce qu’elle est vraie, et au-dessus de tout autre art, aussi parce qu’elle est vraie. Le toreo, art de l’instant qui dure, ne parvient jamais à l'immuabilité des œuvres des « vrais » arts et à la pureté des créations imaginaires, parce que ses œuvres sont réelles et donc vulnérables, parce qu’elles sont entachées de l’impureté de la réalité : la blessure du corps, le sang, la mort. »

     

     

  • Métamorphoses de l'amour

    images.jpegNicolas Grimaldi, dont j'allais écouter les cours sur Le désir et le temps à la Fac de Lettres de Bordeaux au tout début des années 80, donne à présent dans la jalousie (l'enfer proustien), Socrate (le sorcier) et parle admirablement, en philosophe sage, de l'amour. Bien que son dernier livre, Métamorphoses de l'amour (Grasset) contienne de nombreux lieux communs et vérités plates, il pose en réalité les questions simples (en illustrant son propos de manière oroginale : non pas avec des textes philosophiques, mais avec des extraits de romans de Simenon!). Qu'aime-t-on quand on aime? L'attente et ses ambivalences. L'intolérable solitude. L'existence transfigurée, sont quelques thèmes majeurs parmi d'autres que l'auteur aborde dans ce petit livre précieux.

    Etre sexué, écrit Grimaldi, c'est porter en soi l'attente d'un autre. En nous faisant éprouver jusqu'à la douleur notre substantielle incomplétude, la sexualité nous fait sentir que nous avons notre identité dans l'altérité. Sentir qu'on a son centre hors de soi : en même temps que cela suffirait à définir l'attente, cela pourrait aussi définir la disposition amoureuse (p.88).

    L'amour requiert une (...) mutuelle résiliation par laquelle chacun se rend plus attentif à l'autre qu'à lui-même. C'est le moment où chacun s'émerveille de l'autre et cherche à faire retentir en lui ce qu'il éveille en nous (p.121).

    Car le propre de l'amour est de s'éprouver comme une nouvelle naissance. S'être trouvés, c'est comme avoir ressuscité de soi-même. Une nouvelle existence commence, en laquelle ne subsistera plus rien des lourdeurs et des trivialités de l'ancienne (p.147).

    A la manière dont certaines oeuvres communiquent à notre vie un surcroît d'énergie et d'intensité, la personne que nous aimons transfigure l'existence par la lumière, la couleur, le tempo que son style y apporte (p.169).

    L'amour serait donc le contraire du complexe de Pygmalion. Bien loin d'admirer dans la personne aimée ce double de nous-mêmes que nous en aurions fait, on s'émerveillerait qu'elle nous eût associé à la manière si poétique d'exister que nous appelons son style. Le merveilleux de ce que nous aurions été serait alors de l'avoir été pour elle (p.171). 

  • Cioran en Pléiade

    images (1).jpegLes dix livres écrits en français (les autres le furent en roumain) entre 1949 (Précis de décomposition) et 1987 (Aveux et anathèmes) par le plus jubilatoire de nos pessimistes, le plus ironique de nos philosophes apocalyptiques et sceptiques, paraîtront en un seul volume de la Pléiade en novembre prochain. Voilà qui donne envie de relire en picorant, sans attendre, les milliers d'aphorismes décapants, au style somptueux, et qui agissent comme une vitamine, un tonique sur nos coups de blues, de l'auteur des Syllogismes de l'amertume, de La tentation d'exister, de De l'inconvénient d'être né ou encore de Ecartèlement. Il y avait déjà, outre chaque livre principal disponible en poche, un gros volume de la collection Quarto intitulé Oeuvres. Ce sera là "juste" une consécration posthume pour Emil-Michel Cioran, en même temps qu'une édition fétiche de lecteur bibliophile.

     

     

     

  • Bayonne m'attache

    Voici un extrait de mon livre Philosophie intime du Sud-Ouest (Les Equateurs, 14€ : c'est pas la mort), qui évoque ma ville d'adoption. Parce que ce soir, à Paris, elle me manque comme une femme. Comprenne qui voudra bien essayer de piger le truc.

    51gZyoUWwYL._SL500_AA300_.jpgOuverte au vent océanique et aussi à Aïce Hegoa, le vent du Sud, à la montagne douce, à la campagne mamelonnée, à l’Espagne complice, Bayonne se fout des métropoles. Elle est mon aimant. Paris est loin, Bordeaux davantage. Certaines cités se donnent des airs. Bayonne n’en manque pas. Il souffle les nuits de Fêtes jusqu’aux aurores qui hésitent entre Nive et Adour, à l’heure du partage des eaux et des dégâts collatéraux, des bleus à l’âme et  des pansements distribués par l’amitié. Bayonne partage le pain et le vin avec l’inconnu. Bien sûr s’il franchit avec succès l’initiation infligée par tout Bayonnais. Il faut avoir l’accent, connaître le surnom du nouveau président de l’Aviron, le résultat des matches dominicaux.

    Le Bayonnais est partout. En sous-sol, où l’on conspire à l’aise et préfère cru le jambon, à la lumière : club, peña, cave garnie. En surface : zinc, resto, à la maison. À l’air libre mais circonscrit : terrasse, arènes, stade, plage proche, marché. Enfant, la rue Thiers me semblait plus large et l’Adour figurait le Mississipi de mes lectures. J’accompagnais ma mère Aux Dames de France, devenues Galeries Lafayette, Biarritz Bonheur aussi. Les toreros descendaient au Grand-Hôtel. Les Madrilènes venaient en limousines. Les frontaliers de « San Seba » sortaient par demi-douzaines de Fiat 500 blanches arquées sur roulettes. La cage d’ascenseur du hall de l’hôtel grinçait –j’en entends encore le cliquetis. À l’accueil, l’énorme Monsieur Léonard l’était vraiment. Il n’y avait pas trop de monde aux Fêtes. On ne s’habillait pas en rouge et blanc. Devenu Bayonnais du dimanche, je reviens sur mes années d’enfance et d’adolescence aux écoles Sévigné, Albert-1er, puis au Lycée, à Marracq. Les années surf et mobylette. Mon Bayonne est gris comme les remparts, vert comme les langues d’herbe un peu partout, marron de feuilles de platane en bouillie.

    IMG_0042.JPGEnfant, le jeudi était jour de coiffeur, au Parfum de Paris. Mario m’asseyait face à un meuble en bois sombre orné d’une plaque cuivrée à l’adresse du 11, rue Jean-Goujon. La glace sans tain. Le cuir pour aiguiser le rasoir qui raidissait la nuque en remontant. Je serrais les dents. Les flacons de parfum Old Spice sur l’étagère, voilier bleu dessiné sur fond blanc, bouchons à vis crantée rouge. Ça piquait.

    Avec mon père, nous gobions des huîtres sous les arceaux rue Port-Neuf, le dimanche matin, Le Su’Ouess plié sous le bras. On ne parlait pas encore de (bons) vins du pays –les irouléguy blancs de Brana, de Peïo Espil. On ne trouvait qu’une piquette rouge baptisée Makila, du nom du bâton basque en néflier. Il fallait se cogner du muscadet pour faire passer. Et ça passait.

    Le bonheur d’apercevoir le cloître de la cathédrale chaque mercredi de cours de dessin, chez Madame Chaudière, l’année du bac, avant de jeter le vélo contre le mur.

    Les goélands et les vanneaux se posaient innocemment sur la pelouse maigre et gelée du stade Saint-Léon, rebaptisé Jean-Dauger, les après-midi d’hiver, à l’entraino, un de ces jours glacés où il fallait se pisser dans la combi en se jetant sur la planche de surf, à la Chambre d’Amour.

    Bayonne, c’est se garer au plus près des Arènes à cinq heures, les après-midi de corrida, boire un demi avant et une manzanilla après, sur le montón du Cercle Taurin.

    La subtilité des accents désigne le rang social, le quartier d’habitation, la marque de voiture. Les origines de chacun sont identiques. Chaque gorge racle un fond de terroir. C’est  mas o menos pointu, traînant, sur le S ou sur le R. Avec des Bah ! Pareil ! Sûr ! Signes de distinction affirmés haut et rouge, l’air de rien : chemise Paseo, polo 64, tee-shirt Kukuxumusu. C’est dîner à La Grange, chez Diharce et l’abono aux arènes de Lachepaillet. Ou bien un taloa au xingar, casse-croûte à la ventrèche, un rosé rue Pannecau et chanter avec les copains jusqu’à plus soif. Ou encore lancer une ligne depuis le pont Saint-Esprit et rêver de louvines grosses comme ça en remontant un muge, puis aller taper le carton rue Maubec.

    Bayonne possède un port sensuel à la courbe de l’Adour. Un croissant de lune s’y perd en étendant le bras au-delà de Blancpignon, « au soufre », la SNPA. Au soufre, j’accompagnais mon père, les yeux protégés par un masque de ski noir acheté chez le shipchandler. Il y en avait toujours deux paires sur le tableau de bord de la DS.

    IMG_0044.JPGLe pont Grenet rouge vif ne laisse plus passer les cargos. Côté Boucau, le port prend des allures de vieux jeune homme bien mis. Quais pavés, grues arquées, pontons de bois et cormorans qui sèchent leurs ailes, juchés sur des bouées, tandis que le sillage de la vedette du Pilotage leur offre une danse du ventre. Ça sent le mazout, la peinture au minium, l’aussière salée. Les moineaux ont toujours été nombreux à picorer tout ce qui échouait au creux des rails désaffectés. Sans jamais entamer ce que le port a gardé de mystères marseillais, d’histoires biscayennes, de légendes russes et de fantômes de complaisance.

    Bayonne, c’était les jouets d’Armada, les habits d’enfants à la mode chez Mamby, le faux-filet chez Bourdalès, la vraie Jacqueline au comptoir du Perroquet, la fraîcheur de la rue Gosse, l’attitude noble du paysan de pierre adossé à un bœuf, au Monument aux morts. La crampe menaçante du Cardinal Lavigerie statufié, entre les deux ponts qui partagent les eaux comme Dieu les coups de cornes. Pas toujours équitablement. L’étroite Nive n’est pas rancunière. Je lui suis reconnaissant de n’avoir pas été basse, lorsque j’ai plongé en elle depuis le pont Pannecau, au cœur d’une nuit de Fêtes.

    Le cinéma s’appelait La Feria, nous achetions des Batna à l’entracte. La librairie c’était Mon Livre rue Thiers. Marcel Dangou s’y rendait chaque soir en claudiquant pour ramasser la caisse. La boulangerie des sœurs Lascoutxs –étaient-elles nées vieilles, rue d’Espagne, sentait le Zan. Je revois leur nez maigre avec une goutte au bout. Elles vendaient bonbecs et chocolatines. Après l’école, on y chipait oursons en guimauve et carambars par poignées. À côté, farces et attrapes ne valaient rien. Émile tenait le magasin Tixit. Nous passions des après-midi à écouter des 33 tours à Disco Shop. Un jour d’octobre, tout le monde leva la tête : un vol de palombes mit l’éternité à passer, couvrit le ciel et le bruit de la ville. Un vieux crachait sans cesse de sa fenêtre du premier, en face de chez Campistron l’épicier. « Chez Campistron, tout est bon ! ».

    Aucun Bayonnais ne peut oublier son premier chocolat chez Cazenave. La mousse, les demi-toasts beurrés à chaud, la vaisselle fleurie, le petit plateau, le tablier blanc à dentelles des dames en noir.

    Mon Bayonne du ouiquende commence par le plaisir de faire la tournée des popotes, les librairies. Je traîne au marché ouvert où l’on ne trouve plus de volaille vivante, grignote une entame de fromage, feuillette le journal en buvant un coup au Mastroquet des Halles, picore un morceau de jambon Ibaï Ona tendu par Georges devant la boucherie Montauzer, passe à la librairie de La rue en pente. Je m’y sens chez moi.

    IMG_0046.JPGLa nuit, les brouillards sur l’Adour étouffent nos pas dans les rues sombres qui bordent la Villa Chagrin, la prison.

    Le sportif à la démarche montée sur ressorts, se plie au rituel des courses en ville avec sa  femme, les veilles de match. Bayonne, c’est une partie de pelote au Trinquet moderne, une volaille rôtie à l’Asador, un jaune au Clou ou au Machicoulis, un footing sur le chemin de halage depuis l’Aviron jusqu’aux contreforts d’Ustaritz et retour. Puis c’est l’heure du txakoli et des tapas à Ibaïa ou à Txotx, quai Jauréguiberry. Suivent, au choix, la pipérade chez Joséphine, au Bar du Marché (elle aura peut-être des cèpes pour l’omelette et nous nous calerons au fond, tranquilles), ou les huîtres chez Joël Dupuch, lunettes de soleil sur le nez.

    Revoir un petit Dürer au Musée Bonnat. Traîner sans raison un après-midi pluvieux. Fumer un havane à l’ombre des remparts proches de la cathédrale. S’ennuyer peut être délicieux dans les rues mortes de la ville, si on sait éprouver jusqu’au vertige le silence du désert, rue Orbe, un après-midi de match, entre deux essais. En contrepoint, le souvenir du cliquetis de la machine à faire les cartouches de Bernizan, rue des Basques, derrière le long comptoir en bois fatigué, relève de la musique.

    Bayonne, c’est se moquer de Biarritz et ignorer Dax (trop loin). Affecter l’indifférence à l’égard de la politique locale et de ses collusions séculaires avec le sport.

    Penser à revenir à Bayonne. Pour de bon. 

     

    © L.M. (texte et photos prises pendant la rédaction de ce truc)

  • rappel

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    La mort est comme un mètre carré qui tourbillonne dans l'arène. Le torero ne doit pas marcher dessus quand le taureau vient vers lui, mais personne ne sait où se situe ce mètre carré. C'est sans doute cela le destin. C'est Christiane Parrat la vigilante qui cite Luis Miguel Dominguin (lui-même cité par François Zumbiehl dans ce merveilleux ouvrage intitulé Des taureaux dans la tête), à l'instant dans un mail. ¡Gracias!..

    Photo (Vic-Fezensac 2009) : ©LM

  • Saber Mansouri et la confiscation de l'islam

    Chauves, lisez Mansouri : vos cheveux repousseront!

    9782742791330.jpgSaber Mansouri récidive. Après La Démocratie athénienne, une affaire d’oisifs ? (André Versaille) –lire ici même à la date du 15 avril dernier, voici L’Islam confisqué, manifeste pour un sujet libéré (Sindbad). Cet essai remet les pendules à l’heure et part posément en guerre contre le mal le plus banalisé du monde depuis l’aube de l’humanité : le préjugé. Le vite dit. Le caricatural. La confusion intellectuelle originelle. Sujet : l’islam. Auteur : un helléniste certes, mais d’abord un « immigré arabe choisi » (ainsi se présente-t-il). Cet intellectuel tunisien désormais inféodé à Saint-Germain-des-Prés, qui enseigne à l'Ecole pratique des hautes études, nous dit son agacement à propos de l’agglomération des genres, de l’auberge espagnole qu’est devenue le mot islam, et du mélange du religieux et du politique, surtout. Le sacré et le profane, le spirituel et le temporel, Dieu et ses représentants sur terre… Bref : il est ici question de la vision globalisante de l’islam comme d'une horrible théocratie qui brouille (c'est le moins qu'on puisse dire) la vision nécessairement claire des choses importantes du monde actuel. Et des dangers redoutables que cela engendre quotidiennement, dans la perception, dans la conscience, dans le discours et aussi dans les faits. Le racisme ordinaire comme le lynchage médiatique en sont deux exemples. Car le nœud du problème est là : l’islam désigne aussitôt dans l’inconscient collectif occidental, le terrorisme au nom du religieux. Or la réalité est infiniment plus complexe. L’historien juge malhonnête, partial, d’invoquer le fanatisme catholique pour tenter de justifier l’intégrisme musulman. L’essayiste ne cède jamais à la facilité ni aux travers pratiques trop souvent croisés dans de nombreux ouvrages. Chercher les origines du problème dans les textes originels, c’est faire fausse route, dit par ailleurs Saber Mansouri. Il explique les représentations de l’islam et ses réalités au fil de l’espace-temps. Car le monde musulman, ce sont quinze siècles que l’on ne peut résumer à Ben Laden et à la burqa. Mansouri cite Mahmoud Darwich : « L’Histoire ne peut se réduire à une compensation de la géographie perdue. » Il combat l'emprise du théologico-politique. Et revient aux fondamentaux, en historien scrupuleux qui se méfie des discours hâtifs d’une « littérature journalistique » bâcleuse et speedée, comme des « orientalistes de bureau » qu’il déteste cordialement. Il effectue le voyage permanent entre l’hier et l’aujourd’hui sans être bêtement comparatiste (le monde « arabo-musulman » de 2010 n’est pas celui des Mille et une nuits), évite les pièges tentateurs que sont : l’anachronisme, le passéisme (nous fûmes), le victimisme (ils sont les responsables de notre malheur présent), ainsi que le complot (on complote contre nous). Autrement dit l’attirail paranoïaque sociologique que la dictature de l’image et sa médiocrité gluante nous donnent à bouffer à longueur de temps et à largeur d’écran.  Il s'agit, on l'aura compris, d'un traité intelligent sur un sujet trop souvent mal traité. Ainsi Saber Mansouri s’attache-t-il à chaque page de son brillant essai, à « rendre présent l’islam comme objet d’étude et d’analyse. » Il illustre son propos de faits réels récents : l’affaire des caricatures parues dans un journal danois en 2005 (qui fut d’emblée politique et qui illustre la confusion fulgurante et donc dangereuse, du religieux et de l’idéologique). La place et le rôle de l’image dans la culture islamique (il rappelle, citant Julien Gracq, que les grandes religions monothéistes ont jeté l’Image au feu et n’ont gardé que le Livre). L’arrivée du Hamas au pouvoir et la récurrence de la question palestinienne (avec une terrible réalité : une autorité politique divisée entre deux frères ennemis ; Hamas et Fatah). Le 11 septembre (et les Croisades selon Bush, ou « le terrorisme comme carrière de l’empire américain»). Le concept fourre-tout de Grand Moyen-Orient. « L’introuvable démocratie en terres d’islam. » Le pitoyable débat sur l’identité nationale, enfin. Non sans avoir recours à deux pensées philosophiques arabes lumineuses et d’une finesse intemporelle : Ibn Rushd (Averroès) et Ibn-Kaldûn. Car le refrain de Mansouri est une forme de rappel à la conscience : de quel islam parlons-nous lorsque nous l’évoquons ? Et comment s’opère (par exemple) le glissement d’une pratique privée et pacifiée d’une religion vers un « islam belliqueux » et guerrier : le jihad armé ?.. L’auteur n’oublie pas non plus de souligner l’évidence selon laquelle le kamikaze est « un perdant radical », en dépit des promesses paradisiaques de nombreuses vierges… Et le concept (en guise de corollaire) de « la haine de soi » lequel, loin d'être réducteur, explique peut-être l'acte terroriste dans sa fondamentalité surréelle. Sans empathie exagérée, Mansouri –adepte de « la patience raisonnée » et de « la distance critique »-, n’oublie pas non plus, en lecteur de Jacques Derrida (qui disait qu’on ne compte pas les morts de la même façon d’un bout à l’autre du monde), d’évoquer « le détournement des malheurs » : nul ne s’offusque plus du deuil quotidien irakien, n’est-ce pas? La banalisation, non plus du mal (thème cher à Hannah Arendt), mais de sa représentation, est un monstre glacé. Si Saber Mansouri, disciple du grand humaniste Pierre Vidal-Naquet dont il fut l’élève, invoque volontiers Voltaire en s'en remettant presque à la clairvoyance et à l’actualité de sa pensée, il m’est apparu, en lisant L’Islam confisqué, que son auteur avait des accents elluliens (je fus l’élève de Jacques Ellul), notamment à propos de la question philosophique sur l’attribut de « meilleur » dont on affuble certains imams… Mais qui lit encore Ellul aujourd’hui ?..

    En attendant, lisez Mansouri. Et ne vous faites pas de cheveux !..

  • Le souci du décapage

    De livre en livre, le prolifique Michel Onfray a chaque fois le souci du décapage. Pour notre plaisir de lecteur acquis à son discours spinoziste, libertaire et hédoniste, il se plaît, là, à démasquer les vrais ressorts du christianisme, cette grande usine mortifère dans laquelle l'art et la poésie ne sont que des attrappe-couillons, cette fabrique allergique au désir, au plaisir, qui voue une haine à la femme jamais égalée, qui abhorre le sexe, la vie, le bonheur sur la terre, qui arrose Thanatos comme une plante. La Christianisme Factory (je trouve à l'instant l'expression) sent la mort, pue le cadavre qu'elle cultive, elle nie le corps, exige la chasteté, théorise la misogynie en l'érigeant en haine. Le christianisme célèbre le corps malade, mutilé, avili, il jouit du martyre, interdit le suicide mais recommande de ne pas vivre, d'en finir au plus vite "ici bas" pour connaître enfin la vie dans la mort, appelée l'autre monde réputé meilleur. Ce christianisme que  j'abhorre personnellement depuis toujours, Onfray le dénonce dans un livre jouissif et dopé au verbe et à l'adjectif toniques : LE SOUCI DES PLAISIRS, Construction d'une érotique solaire (J'ai Lu, en version expurgée de ses illustrations, sinon le livre existe en grand format chez Flammarion). Le chrisitanisme, écrit le philosophe nietzschéen, a transformé la sexualité en malédiction, persécuté à mort tout amant de la vie, tout amoureux des corps, il a fustigé l'érotisme, il a décrété l'impureté du sexe féminin, il a inventé un éros nocturne dans la nuit duquel nos corps gisent toujours comme dans un linceul sans aromates... Sa cible préférée est Saint Paul et sa névrose aux répercussions planétaires. Ce sont aussi les oxymores dont le christianisme joue sans être inquiété depuis 2000 ans : l'épouse chaste, la mère vierge, La vierge sera enceinte (Matthieu I, 2, 3). Ou le Christ charnel mais désincarné, sorte d'anticorps (nourriture immatérielle) dont on nous demande de manger la chair et de boire le sang. Le Christ mort et immortel... "Cette secte qui a réussi" voue ouvertement un culte au renoncement de la puissance d'exister. Elle est mortifère, oui, thanatophilique et expiatoire, fait du Calvaire, de la Croix, de la Crucifixion et autres symboles "gore" les étapes pour atteindre un nirvana un peu "space". Par ailleurs, elle prône l'obéissance, la soumission, le renoncement à soi, à l'intelligence, à la raison, elle exige que les "brebis" se contentent d'être la chose de Dieu. Et le pire c'est que ça marche! Que le christianisme continue d'empoisonner les consciences, et ce, malgré Freud et les progrès de la civilisation en tous genres. Le christianisme a un moment "flippé" devant la liberté prise par Eve. La première femme a pensé, réfléchi, agi en conscience, librement. Il en a certes cuit à son sexe, depuis. Parmi les dévôts, exégètes de ce masochisme philosophique aux relents cadavériques, Onfray expose Jacques de Voragine (La Légende dorée fut un best-seller médiéval), le Marquis de Sade et Georges Bataille. Un peu Lacan, aussi, qualifié d'enfumeur, pour son prosélytisme. Onfray dénonce, dans ces oeuvres, l'érotisme de la mort, la nécrophilie, la pédophilie (tiens, tiens...), l'automutilation, le plaisir avec la douleur, le sexe avec la solitude, le désir avec le répugnant, l'orgasme avec la tristesse. Quand je pense que ces oeuvres ont été hissées, adulées, adorées jusqu'au grotesque par des générations d'intellectuels... Parfois, je ne pige vraiment pas mes presque contemporains. Serait-il trop simple, voire simpliste d'aimer les corps, le désir, le plaisir sexuel, la vie, le rire, le soleil lorsqu'il brille dans le ciel, l'aube, la femme!.. Onfray a mille fois raison de souligner que le corps chrétien est schizoïde : d'une part la chair, négative, d'autre part l'âme, positive. Le chrétien doit punir sa matérialité par l'ascèse, la mortification, le mépris et la haine de son enveloppe corporelle. L'Inde, notamment, propose le corps ayurvédique (modalité possible du corps spinoziste) dans lequel l'âme enveloppe le corps. Le conatus (spinozien), le désir, pourrait coïncider avec les prâna, l'énergie, les souffles actifs dans le corps indien. Mais ce n'est pas gagné pour des millions d'âmes paulinisées... Comment déchristianiser les corps d'aujourd'hui? demande Onfray, après avoir passé en revue le catalogue des possibles solutions orientales. Passé Mai 68:  Le printemps de Mai fut suivi par un hiver durable... Après avoir exposé le sexe du surmoi (celui d'Yvonne de Gaulle et de son mari, par exemple) et le sexe du ça (celui de la maman de Michel Houellebecq, par exemple), Onfray propose le sexe du moi rimbaldien. J'y reviendrai bientôt...

     

  • Haro sur les passions tristes!

    L'Ethique, livre majeur de l'oeuvre de Baruch Spinoza, s'impose de jour en jour comme le livre essentiel. Signe : je le range à côté des Essais de Montaigne et de Socrate pêle-mêle (les dialogues divers de Platon). Gilles Deleuze, dont le Spinoza Philosophie pratique (Minuit) constitue, à mes yeux, un complément d'objet direct précieux de cette oeuvre, résume clairement la question des passions tristes, qui pourrissent la vie de l'être humain, quelle que soit sa confession, ou obédiance, soumission, adhésion... Depuis la naissance du premier monothéisme. Depuis l'invention du Politique. Depuis que le pouvoir existe. Donc, depuis longtemps, etc.

    A propos de l'humoriste barbu au regard de cocker Arnaud Guillon, par exemple (et si je puis dire), cible privilégiée d'Eric Besson et, par voie de conséquence, de l'Elysée, et de la méthode géométrique selon Spinoza  : la satire, écrit le génial philosophe de la joie, du désir et de la puissance d'exister, c'est tout ce qui prend plaisir à l'impuissance et à la peine des hommes, tout ce qui exprime le mépris et la moquerie, tout ce qui se nourrit d'accusations, de malveillances, de dépréciations, d'interprétations basses, tout ce qui brise les âmes (le tyran a besoin d'âmes brisées, comme les âmes brisées, d'un tyran).

    Car Spinoza, souligne Deleuze, ne cesse de dénoncer dans toute son oeuvre trois sortes de personnages : l'homme aux passions tristes; l'homme qui exploite ces passions tristes, qui a besoin d'elles pour asseoir son pouvoir; enfin, l'homme qui s'attriste sur la condition humaine et les passions de l'homme en général. L'esclave, le tyran et le prêtre...

    Traité théologico-politique (car, en effet, il n'y a pas que L'Ethique dans l'oeuvre de S.), préface, extrait : Le grand secret du régime monarchique et son intérêt profond consistent à tromper les hommes, en travestissant du nom de religion la crainte dont on veut les tenir en bride; de sorte qu'ils combattent pour leur servitude comme s'il s'agissait de leur salut.

    Deleuze : Le tyran a besoin de la tristesse des âmes pour réussir, tout comme les âmes tristes ont besoin d'un tyran pour subvenir et propager. Ce qui les unit, de toute manière, c'est la haine de la vie, le ressentiment contre la vie.

    Au rang des passions tristes, Spinoza compte -énumère, même, dans cet ordre : la  tristesse, la haine, l'aversion, la moquerie, la crainte, le désespoir, le morsus conscientae, la pitié, l'indignation, l'envie, l'humilité, le repentir, l'abjection, la honte, le regret, la colère, la vengeance, la cruauté. (Ethique, III).

    Spinoza oppose à cela la vraie cité, qui propose au citoyen l'amour de la liberté plutôt que l'espoir des récompenses ou même la sécurité des biens. Car, c'est aux esclaves, non aux hommes libres, qu'on donne des récompenses pour leur bonne conduite.

    Donc, foin des passions tristes! Car, en écoutant Spinoza, et Nietzsche après lui (et les éclairages qu'en a donné Deleuze), il faut dénoncer toutes ces falsifications de la vie, toutes ces valeurs au nom desquelles nous déprécions la vie : nous ne vivons pas, nous ne menons qu'un semblant de vie, nous ne songeons qu'à éviter de mourir, et toute notre vie est un culte de la mort...

    J'attends vos réactions...

  • Libérez l'arbitre

    L'homme libre, pour Spinoza, n'est pas l'homme qui ne suit que son bon vouloir, c'est au contraire l'homme qui agit en connaissance de cause, l'homme qui se connaît lui-même, l'homme raisonnable. L'ignorance empêche l'homme d'être libre, et lui fait croire en l'existence du bien et du mal.

    Balthasar Thomass, Etre heureux avec Spinoza (Eyrolles).

    La musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour le désespéré, et ni bonne ni mauvaise pour le sourd.

    Spinoza, Ethique, IV, préface.

    La béatitude n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même.

    Spinoza, Ethique, V, Prop. XLII

  • La puissance d'exister

    L'exercice d'une puissance, selon Spinoza, sa fameuse puissance d'exister, provient du conatus (l'effort pour persévérer dans son être -ni physique ni psychologique, mais plutôt expression de l'affirmation de soi. Du verbe latin conari : entreprendre une action*). C'est la structure désirante de l'homme, "l'appétit avec la conscience de lui-même", écrit-il dans L'Ethique. Lisant avec passion, sur le sable d'une plage corse, le précieux hors-série consacré à Spinoza, "Le maître de liberté", que publie Le Nouvel Obs, je me suis arrêté longtemps sur ceci : ce n'est pas pour connaître que l'homme désire, mais c'est pour déployer son être qu'il s'efforce d'imaginer ou de connaître. Ainsi, avec Spinoza (en rupture totale avec des pans entiers de la philosophie depuis Platon), il n'est pas nécessaire de manquer pour désirer. "Nous ne faisons effort vers aucune chose, que nous ne la voulons pas et ne tendons pas vers elle par appétit (appetere) ou désir, parce que nous jugeons qu'elle est bonne; c'est l'inverse : nous jugeons qu'une chose est bonne, parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons et tendons vers elle par appétit ou désir", L'Ethique (III, prop. IX, scolie). Le désir fonde le désirable. S'attacher aux plaisirs, aux richesses, aux honneurs, détruit davantage notre puissance d'exister (notre joie), qu'elle ne l'augmente. Et notre but est de tendre vers une affectivité heureuse, avec des affects (sentiments : surtout la joie, la tristesse et le désir), épanouis, soit libres de toute culpabilité; notamment. L'un des collaborateurs de ce hors-série, Pascal Sévérac, souligne l'originalité fondamentale de l'éthique spinoziste : "rompre avec l'idée judéo-chrétienne d'un péché originel qui nous condamne à la faute et à la misère". L'Ethique "nous libère des chaînes d'une morale ascétique qui sans cesse nous culpabilise de jouir de la vie", enchérit Balthasar Thomass, lequel qualifie Spinoza "d'antidote parfait pour des époques moroses et anxiogènes comme la nôtre, un Prozac philosophioque à avaler en toutes circonstances." Dès lors, pour lutter contre nos passions tristes et tenter d'atteindre l'ataraxie, cette quiétude absolue de l'esprit, il y a la joie, l'irrépressible joie (de vivre) de Spinoza : une certaine forme de liberté, "un étendard, comme la nomme Thomass, dressé contre toute forme d'aliénation", une joie donc, seule capable d'envoyer bouler les systèmes d'oppression qui manipulent notre tristesse pour nous soumettre (Deleuze) par l'entretien méthodique de nos peurs.

    *Laurent Bove, précise, à propos du conatus : "cet effort de persévérance en acte est une puissance activement stratégique d'affirmation et de résistance de la chose à tout ce qui pourrait entraver sa persévérance indéfinie." (lire : le hors-série Spinoza de l'Obs).

  • Gorgias

    C'est l'un des plus beaux dialogues platoniciens. Socrate y est au plus haut de sa forme, pour exprimer l'art de la réthorique, la tempérance, la bienveillance, la justice (et son mal suprême corollaire : celui de n'être pas puni pour l'injustice que l'on commet); la domination des désirs et donc le bonheur : Qui veut être heureux doit se vouer à la poursuite de la tempérance et doit la pratiquer...

    Tout Socrate y est résumé, jusqu'à la métaphore de l'épisode de la ciguë. L'art de la politique, le rôle du citoyen dans la Cité, la définition du pilote, la vile incapacité pour un homme à se défendre... Bon, évidemment, Platon sépare l'âme et le corps au moment de la mort, et semble curieusement faire l'éloge de la sophistique au détour d'une tirade à l'adresse de Calllicalès. (N'est pas Spinoza qui veut).

    Gorgias ou la lumière sur les sentiments et les comportements. Le relire, c'est prendre un bain de jouvence, plonger dans un jacuzzi électrique. C'est faire le plein de sourire.

  • Marc-Aurèle à la plage

    Ne pas penser aux choses absentes comme si elles étaient déjà là; mais parmi les choses présentes, tenir compte des plus favorables et songer à quel point tu les rechercherais si elles n'étaient pas là. Prends garde aussi de ne pas t'habituer à les estimer au point d'y prendre un tel plaisir que tu sois troublé si elles disparaissaient.

    Fais-toi une parure de la simplicité, de la conscience, de l'indifférence envers tout ce qui est entre la vertu et les vices. Aime le genre humain. Obéis à Dieu.


  • pensées pour la plage

    C'est le propre d'une âme vile et sans énergie de ne s'avancer qu'en terrain sûr : la vertu veut escalader des sommets.
    Sénèque, La Providence.

    Tu me demandes ce que je cherche dans la vertu? Elle-même.
    Sénèque, La Vie heureuse.

    Le vaniteux fait dépendre son propre bonheur de l'activité d'autrui; le voluptueux de ses propres sensations, et l'homme intelligent de ses actions.
    Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même.

    S'ils n'ont pas de part à nos succès, nos amis nous lâcherons quand nous serons dans le malheur.
    Esope, Fables.

    Il est vil et faux de dire : moi, je préfère être franc avec toi. Point n'est utile de l'annoncer; cela apparaîtra de soi-même; cela doit être écrit sur ton front; ta voix doit y faire aussitôt écho; cela se lira dans tes yeux, comme la personne aimée comprend tout dans le regard de ses amants. Bref, il faut que l'homme simple et bon soit comme celui qui pue le bouc, c'est-à-dire qu'en s'approchant de lui on le sente, qu'on le veuille ou non. La pratique de la sincérité est un coutelas. Rien de plus honteux qu'une amitié de loup. Evite cela par-dessus tout. L'homme bon, simple et beinveillant, a ces qualités dans les yeux, elles ne peuvent échapper.
    Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même.

    Aristote se trouva un jour en butte aux interruptions continuelles d'un discoureur qui lui débitait des histoires sans queue ni tête, tout en lui répétant sans cesse : "Epatant, non, mon cher Aristote? -Pas du tout, répondit celui-ci; non, ce qui m'épate, c'est qu'on puisse rester à t'écouter quand on a des jambes."

    Plutarque, Le Bavardage.

  • Le gai savoir

    182. "Dans la solitude. Quand on vit seul, on ne parle pas trop haut, on n'écrit pas non plus trop haut : on craint l'écho, le vide de l'écho, la critique de la nymphe Echo. La solitude modifie toutes les voix". Nietzsche.

    Et la voix, c'est ce que nous avons de moins charnel; c'est presque l'âme.

    Ecrire l'âme. Décrire la voix, le moins que charnel; l'écho, la nymphe. La lymphe, l'éther de la voix, l'êtor, la femme de soie, cette brume matinale qui disparaît, timide, aux premières blessures du jour. Le sang noir, la nuit, l'aube à la fin. Qui résoud et recoud les âmes entre elles. Non?..

  • Tesson

    Rencontré ce matin Sylvain Tesson chez mon nouvel éditeur (le même que lui : Les Equateurs). L’auteur du « Petit traité sur l’immensité du monde » (évoqué sur ce blog, comme deux autres de ses précieux livres), est un petit homme sec et tout en muscles, le cheveu ras, l’humour à fleur de lèvres. De ces hommes rares qui écoutent l’autre, s’intéressent, font montre d’une gentillesse naturelle. Aucun calcul semble n’avoir jamais traversé sa vie. Homme des grands espaces, solitaire amoureux fou de  nature sauvage, marcheur impénitent (comme Montaigne et Olivier Germain-Thomas, il pense par les pieds, puis laisse infuser), celui que je persiste à comparer à Bruce Chatwin, Paul Théroux, Nicolas Bouvier et quelques autres travel-writers, n’est pas comme Nicolas Vanier, faux Jack London (que je voyais de temps à autre, avant qu’il ne devienne la star des traîneaux sponsorisés que l’on sait). Humble, vrai, Sylvain Tesson repart toujours (il m'a d'ailleurs semblé étrange de faire sa connaissance à Paris) –dans quelques jours passer son examen de saut en parachute, puis en Bretagne. Après ? –Quelque part dans le vaste monde, loin de la civilisation qui nous bouffe tout cru. Une rencontre.

  • Passage du désir

    Ce pourrait être l'une des définitions de l'existence, l'un de ses axiomes, son antienne la plus rejouée. Arioste (dans Orlando furioso, le Roland furieux) et bien d'autres, disent ceci (là, c'est Lucrèce, dans La Nature des choses, cité par Montaigne dans le chapitre LIII, intitulé D'un mot de César, du Livre I de ses indépassables Essais) :

    "Tant qu'il nous fuit, l'objet de notre désir

    Nous paraît plus désirable que tout le reste.

    S'offre-t-il à notre prise, notre désir se porte ailleurs

    Et la même soif nous tient en suspens, bouche ouverte." 

    Et c'est la réflexion du jour...

  • Oblatif, oblada, life goes on...

    Doit-on opposer le fameux Carpe diem d'Horace (et sa suite chrétienne : e memento mori) : cueille le jour et souviens-toi que tu es mortel, à la pensée de Spinoza : L'homme libre ne pense pas à la mort, sa sagesse n'est pas méditation de la mort, mais méditation de la vie. Qu'il faille constamment chercher l'ataraxie, la paix de l'âme, en considérant  que cette quête est recevable uniquement dans la vie, me semble certain (à condition de ne pas croire en un au-delà). Et qu'il faille avoir le souci (socratique) des autres, jusqu'au presqu'oubli de soi, aussi. Sénèque : Vis pour autrui, si tu veux vivre pour toi. L'Evangile -que je ne fréquente guère- dit pourtant, en substance, que la bonté suppose le désintéressement total. Elle doit être en quelque sorte spontanée et irréfléchie, sans le moindre calcul, sans la moindre complaisance en soi-même. Pure théorie, c'est vrai... Selon le philosophe Pierre Hadot, seul Marc-Aurèle a atteint ce sommet. Relisons Marc-Aurèle...

  • Montaigne par Onfray


    Une main amie m'a fait un cadeau gigantesque, hier : le coffret de 13 CD de Michel Onfray sur Montaigne. C'est son cours de philosophie donné à l'Université populaire de Caen en 2004. J'en avais entendu quelques extraits, subjugants, sur France Culture. J'en avais rêvé, ... l'a fait.

    Pour les écouter tranquillou, je sens que je vais monter dans Pépètte (ma wouature) et rouler -au hasard- jusqu'à Séville... Avec une halte-hommage(s) à Bordeaux...

    Si vous connaissez déjà ces CD, n'hésitez pas à partager ici vos impressions. 

    Je le répète, le but premier et principal de ce blog est de "faire passer". Aussi tout est bon : une recette, un cadeau, un cd, une lecture, une rencontre, une lumière, un lever de lune, un coucher de brune, un cours de philo sur Montaigne itou, donc. Allez, Zou! Et si vous ignoriez ces cours de "Contre-histoire de la philosophie" (concentrés également en volumes qui paraissent régulièrement chez Grasset -ce blog s'est fait l'écho des premiers : fouillez), cela ne fait rien! Parlons de Montaigne, d'Onfray, de n'importe quel passage des Essais... Re-Zou (allez)!

     

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  • le petit naze sous le Portique

    Les philosophes se réunissaient à Athènes au lieu dit  le "Portail peint" (Stoa Poikilè, d'où leur surnom de stoïciens, "philosophes du Portique").

    Photo : "le petit philosophe du sud-ouest sous le Portique -ou ce qu'il en reste, pense à Socrate et ignore que Cécile le photographie" ©C.L. 181464407.JPG

    Merci au "Monde de la Philosophie" de nous offrir cette semaine Sénèque (La Vie heureuse, La Brièveté de la vie, Lettres 1 à 29 à Lucilius) le Manuel d'Epictète et les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle. Jubilatoires lectures! 

  • Partir à deux

    André Gorz, avant de se suicider avec sa femme, comme le firent Zweig, Novalis... écrivit ceci :

    "Nous aimerions chacun ne pas survivre à la mort de l'autre. Nous nous sommes dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble."

    Outch. 

  • Spinoza, toujours...

    Mais l'esprit n'est-il seulement qu'idée, n'est-il pas aussi volonté, libre puissance d'affirmer ou de nier les idées? Ceux qui ne savent rien expliquer par les causes nécessaires se réfugient dans la volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance. (Roland Caillois, à propos de L'Ethique, de Spinoza, maître-livre absolu, de cet "athée du système" comme le surnomma Bayle).

  • Droit dans les âmes



    podcast
    Comme il est pervers et déloyal de dire : "J'ai préféré me comporter franchement avec toi." Que fais-tu, homme? Il ne faut pas dire cela d'avance. La chose apparaîtra d'elle-même. Ces mots doivent immédiatement être écrits sur ton front; ils se révèlent immédiatement dans tes yeux, comme l'aimé reconnaît immédiatement, dans le regard de ses amants, tout ce qu'ils éprouvent. Il faut absolument que l'homme sincère et bon soit comme celui qui sent le bouc, pour que, volontairement ou non, le passant s'en aperçoive dès qu'il s'approche.  Mais l'affectation de simplicité est comme une épée "cachée"; rien n'est plus honteux que l'amitié des loups : avant tout, évite-là. L'homme bon, simple et bienveillant porte ces qualités dans son regard, et elles n'échapent à personne.

    Marc-Aurèle
     
    Caetano Veloso, Cuccuruccu paloma

  • L'amour selon Conche

    Marcel Conche, philosophe, prof à la Sorbonne, spécialiste de Montaigne, Héraclite, Heidegger, Epicure… avait oublié un cahier, rédigé il y a 37 ans. Un cahier de pensées éparses, de fragments ayant l’amour pour thème. Il l’a retrouvé. Et un éditeur nantais singulier, les éditions Cécile Defaut. Sans accent sur le « e » (mais comment Cécile pourrait-elle en avoir ?!..) a accepté de le publier. Cela vient de paraître sous le titre stendhalien : « De l’amour ». Sous-titre : « Pensées trouvées dans un vieux cahier de dessin ». Et c’est délicieux. Extraits :

    Aimer et être aimé, c’est ne plus mourir seul : quelqu’un d’autre meurt avec vous, c’est-à-dire ne fait plus que vous survivre. Ou bien vous, à sa mort, devenez comme mort.
     
    ... Il est aussi un amour qui est pur besoin de l'autre, besoin d'être avec lui dans une sorte de proximité absolue et silencieuse. On peut l'éprouver pour une femme. Quand on est près d'elle, on a besoin de la toucher, de lui parler, de faire quelque chose. Mais rien de ce que l'on peut faire ne nous satisfait entièrement : c'est que notre amour n'est rien de plus qu'un besoin de proximité absolue. On voudrait n'être séparé d'elle que juste ce qu'il faut pour sentir que l'on n'est pas séparés. On voudrait qu'elle et nous restions comme immobiles à la pointe d'une extase de réciproque appartenance.
     
    Aimer : donner, se donner –jusqu’à ne rien garder : ce que l’on avait de plus précieux nous quitte. On se dépouille de tout, comme par la mort.
    La mort nous prive de tout ; par l’amour, on se prive de tout.

    La joie d’amour : joie de penser à ELLE, joie plus grande de la voir, de la revoir, plus grande encore d’être avec elle.

    Aimer un être, c’est le vouloir fidèle à lui-même, à la vérité qu’il porte en lui. « Sois celui que tu es » : ainsi parle le véritable amour.

    L'amour rend même l’aimant aimable : il élève, ennoblit, transfigure. Ainsi pour celle qu’on en vient à aimer parce qu’on aime l’amour qui est en elle.

    Quand je t’aime, je ne peux plus dire que je te regarde : nous ne sommes pas deux ; à travers mon regard, je suis avec toi et non en face ou devant.

    ... L’amour, en l’absence de l’objet aimé qui, par sa présence, le fait vivre, le nourrit, le remplit, fait souffrir parce qu’il se défait. La sombre et farouche peine de l’amoureux privé de la vue de l’aimé exprime l’infinie tristesse de la vie à qui est refusé l’accomplissement et qui meurt en se déchirant.

    La femme n’aime pas que les choses soient dites. Celles qu’elle veut, elle n’aime pas dire qu’elle les veut ; mais elle veut bien qu’on les veuille pour elle.

    « L’amour se mesure à ce qu’on accepte de lui sacrifier. » (Geoffrey, dans le film Pandora).