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voyage

  • Retour à Cadaquès

    La lumière fait de l'ombre à Cadaqués.

    Le voyageur afflue du monde entier pour voir, saisir, comprendre cette étrange luminosité, dit le photographe -chasseur de lumières professionnel-, qui baigne cet aride village de pêcheurs. Cadaquès doit une grande partie de sa gloire à Salvador Dali. La lumière d'étain luisant de cette crique qui meurt sur le sable grisâtre de Cadaquès, est un miracle chromatique. Nous pouvons le capter plus souvent, heureusement, que le rayon vert à Etretat. Mais la lumière cache la forêt. Et Cadaqués est une forêt de signes. Le temps semble s'y être arrêté avec l'évanouissement du mouvement surréaliste, qui y planta régulièrement ses quartiers dès les années vingt. Longtemps le méridien de Greenwich de l'avant-garde artistique et culturelle, Cadaqués semble imprimée à la taille douce par une certaine vision esthétique et subversive du monde. Nombril de la création, Cadaqués ignore le temps passé depuis les grandes heures du surréalisme. Le voyageur sachant à peine cela et quelques bribes d'histoire locale, en oublie le port de pêche (qui entend le rester), deux ou trois autres choses estompées par cette fameuse lumière et d'autres formes d'expression picturale ou littéraire que celles brandies, à l'époque, par le commandant André Breton à ses troupes et au monde entier.
    Mythique Cadaqués où viennent tant de nostalgiques à la démarche nonchalante, aux vêtements d'une autre étoffe  -plus blanche, plus légère, plus fine et plus précieuse-, que l'on imagine aisément reprendre -sans même s'en apercevoir-, une démarche ordinaire sitôt ailleurs. Ceux-là affectent une fantaisie convenue jusque dans leur manière de commander un cocktail au garçon. Ils promènent en silence cette connaissance de la grande époque à l'heure du paseo, quand d'autres ne promènent que leur ventre.
    Or, la lumière. Adjectif obligé d'un village baigné de prestiges surannés, inondé de souvenirs extravagants dont l'écho parvient encore à l'oreille de celui qui écoute les survivants, jadis simples spectateurs et aujourd'hui promus au rang de gardiens assermentés d'une mémoire sans doute enjolivée; mais qu'importe. La lumière brandie par le dépliant touristique comme on hisse les couleurs. Elle inspire la méfiance du voyageur rompu à ce chant des sirènes.
    La lumière qu'il faut, une aube ou un soir, se résoudre à reconnaître tout en faisant sa connaissance. Magie de Cadaqués.
    Aussi vrai que l'architecture d'un village induit les comportements de ceux qui l'habitent, la lumière baisse le niveau sonore de Cadaqués. Excepté les pétarades des cyclomoteurs qui traversent  le village comme chacun finit par traverser le sien : sans plus le regarder, le silence habille l'espace à Cadaqués. Ici, on parle naturellement bas et s'il l'on n'y est contraint, on crie doucement. Le voyageur se met au diapason. Et la mer, aussi, chuchote inlassablement ses sourires d'écume sur le rivage, avec une discrétion qui s'apparente à l'excuse.
    Cadaqués, ton silence n'appartient pas à l'Espagne, se dit-on.
    Par moments, on souhaiterait presque les récriminations stridentes des goélands; un mouvement d'humeur venu de la foule. Certains jours, le ciel se charge et le vent remplit son office d'agitateur des paysages et des esprits. Cela aère.
    La lumière est  le repos, à Cadaqués. Les murs blancs n'exigent jamais le port des lunettes de soleil et la réverbération, loin d'être combattue, est recherchée pour sa douceur. Les rayons du soleil  frayent entre les nuages et donnent à la crique l'aspect et les tons métalliques des poissons bleus comme la sardine ou le maquereau.
    En retrait, il y a le lacis des rues étroites, pentues, empierrées pour aider la semelle dans l'ascension et la retenir dans la descente. Des rues qui semblent vouloir voler la vedette à la lumière à coups d'odeurs entêtantes. Bordées par les murs des habitations serrées, elles l'occultent de toute façon et aguichent le promeneur en débordant de fleurs et de branches d'arbres fruitiers engoncés, dont on se demande justement comment ils arrivent à pousser correctement. Parfumées à la figue, surtout, les rues de Cadaqués embaument l'espace et donnent au village sa fragrance et sa trace peut être la plus durable dans la mémoire. L'olfaction ne demeure-t-elle pas lorsque la lumière s'estompe. Mieux, les rues s'enrichissent, à heure à peu près fixe, des odeurs domestiques (celles des poissons a la plancha est la plus recherchée des narines d'amateurs), des parfums tièdes et sensuels du soir et de cette tisane froide, de ce mélange des parfums de la nuit qui s'imposent à l'esprit curieux, à l'heure où  la célèbre lumière de Cadaqués est au lit.
    ©Léon Mazzella


  • Voyageur...

    C'est un nouveau magazine de voyages, top luxe, raffiné, qui est paru samedi en kiosque. "Voyageur". Dans ce n°1, j'ai publié un carnet de voyage au Yémen, illustré de dessins de mon amie Catherine Delavallade, ainsi qu'un reportage sur la fleur de jasmin en Tunisie. Feuilletez, c'est classieux, d'un beau format et la maquette est élégante.


  • Choses vues à Shanghai

    La mémoire du voyageur est peuplée de lieux communs qu’il n’a de cesse de vérifier in situ, sinon il ne serait que touriste.
    Son talent réside dans sa perception, qui fait de chaque lieu quelque chose de peu commun, car il cherche avec obstination ce qui distingue le oui-dire de la réalité vue en coulisses. Cela s’appelle le regard. Cela donne le génie du lieu ; des lieux.
    Les résumés à l’emporte-pièce s’éloignent alors et ne réduisent plus Venise à son masque de « Mecque des romantiques » (dixit les guides lisses et convenus), Marseille à un port africain ou Hong Kong à une forêt de gratte-ciel pour foule solitaire en débâcle. Alors comme ça, Bordeaux et Lyon seraient froides comme leur bourgeoisie confite dans sa suffisance, Le Caire, Naples et Bangkok des fourmilières sur lesquelles Gulliver aurait posé un pied, et Shanghai la cité du gigantisme à la Chinoise, la mégapole du XXIème siècle, une ville futuriste à faire pâlir les aficionados de Manhattan –réduite au rang de vieille ville nouvelle à peine capable de chatouiller le brouillard? Une naine...
    Shanghai est pascalienne : sa circonférence ne se trouve nulle part et son centre, partout. Prenez son port –le plus grand d’Asie et l’un des plus grands du monde. Partir à sa recherche, c’est marcher dans le désert : plus on avance, en taxi, dans un entrelacs de toboggans, d’autoroutes tantôt droites comme la justice, tantôt sinueuses comme un naja devant son charmeur, et plus il recule. Les distances, jaugées à l’aune de la démesure de la cité chinoise, et le mur de conteneurs qui signifie que l’on approche de l’eau, empêche de toute façon de le voir. La persévérance permet (au bout d'une heure trente de taxi), d’en saisir la couleur de plomb fondu, et de tomber sur une circulation ahurissante de dizaines de  tankers, porte-conteneurs battant tous les pavillons du monde. Vraquiers, cargos rouillés, péniches égarées à l’embouchure de la rivière Jaune, parmi lesquels de nombreux chalutiers bleu délavé, se frayent une route avec peine, comme sur le Bassin d'Arcachon de modestes pinasses glissent parmi les longs voiliers et autres yachts blancs des plaisanciers... A chacun son échelle des valeurs.
    Là, le grand contraste, le choc des siècles, des âges de la civilisation chinoise, que l’on voit à chaque coin de rue, dans n’importe quel quartier de la ville tentaculaire de 800 km -excusez du peu-, se retrouve à l’identique. Devant les énormes bâtiments amarrés, des paysans vendent des monceaux de poissons séchés de toutes espèces, des légumes frais, et du chien écorché.
    Au-delà, c’est-à-dire à proximité, il y a encore et toujours cette architecture en hauteur qui semble vouloir se hisser sur la pointe des pieds pour faire encore plus grand. Retour en ville : la coexistence pacifique et néanmoins tonitruante des époques qui s’entrechoquent, frappe le regard du voyageur à chaque instant. Parmi les fameuses tours chromées, vitrées, ni froides ni chaleureuses, de l’autre côté du Bund ou bien côté Bund (la rivière Jaune, qui charrie autant de bateaux, et dans un vacarme de teuf-teuf et de sirènes, qu’un lendemain de tempête charrie des troncs d’arbres dans les bouillons et les tourbillons d’une modeste rivière grossie par les éléments, sépare les quartiers emblématiques de la ville), il y a des hameaux entiers, vétustes, partiellement démolis, squattés, ou dans l’attente anxieuse des bulldozers, et aux allures de bidonville, de vieille ville pré-coloniale, avec ses nombreux habitants affairés en permanence, qui vendent de tout sur quelques centimètres carrés. Que le voyageur lève les yeux de n’importe quel point de Shanghai et ceux-ci s’accrochent à un mur d’architecture originale, version Wall Street, d’où il s’attend à voir sortir des golden boys cravatés comme des présentateurs de CNN, bretelles comprises. Or, dès que le regard redescend sur le plancher des poulets, et des canards pas encore laqués, les yeux ne voient que des commerçants en mouvement.
    C’est la Chine ancienne, pas l’Impériale, l’ancienne, celle de l’histoire, des photos sépia, de la littérature pré maoiste. Le choc est d’ampleur. Le mot contraste paraît faible. Celui de résistance s’impose. La cohabitation des siècles est bien ce qui frappe davantage que le goût subtil des raviolis à la vapeur que l’on déguste dans ces rues infinies, infiniment nombreuses et pour quelques yuans.
    Ici, c’est un vieillard assis sur le trottoir devant un pèse-personne ; son unique richesse. L’outil de travail prend le poids de ses semblables. La silhouette des golden boys s’éloigne à grands pas. Il ne manque que les pousse-pousse au paysage, au lieu de quoi il y a un flot incessant de bicyclettes et d’automobiles qui se fichent du piéton comme d’une guigne (traverser la rue devient un sport de combat). Là, c’est un cordonnier improvisé qui a étalé quelques pièces de caoutchouc qu’il taille à la demande et qui vous répare les semelles illico. Là-bas, c’est l’un des nombreux masseurs de pieds (souvent aveugles), qui vous déchausse et vous détend sans rendez-vous. Partout, dès qu’une goutte de pluie tombe, ce sont des vendeurs de parapluies pliables et de cirés qui surgissent plus vite que l’arc-en-ciel après l’averse. Omniprésente, la nourriture –incontestablement la plus complexe, la plus variée, la plus riche, la plus subtile, la plus inventive, la plus recherchée comme on dit, la plus audacieuse aussi; la plus délicieuse du monde-, est proposée au passant qui grignote à toute heure. Pas une dizaine de mètres dans chaque rue sans trois ou quatre invitations à la dégustation. Une vieille agite son wok devant vous, de jeunes et nombreux cuistots vêtus de blanc, dûment toqués, font de la retape en criant les mérites de leurs brochettes, de leurs soupes et de leurs boulettes. On plonge, alors, dans un film chinois gastronomique (il y en a des dizaines qui n'ont que l'art de faire la soupe aux nouilles pour scenario), des années quatre-vingt-dix; et l'on jauge, et l'on goûte, ravi. Aux anges...
    Et toujours cet encerclement, large, de métal, de béton, de post modernisme, d’imaginaire architectural et d’avant-garde effrénée, si folle dingue qu’elle semble finalement n'avoir pour fonction principale et secrète, que la volonté d’oublier les années Rouges. Ou noires. Les années Mao dont il ne reste que des vestiges en forme de statuettes et autres affiches de propagande, bradées avec panache, et pour deux yuans, dans le quartier des brocanteurs. Cette époque-là, c’est certain, appartient au passé. Et par contraste, elle semble n’avoir été qu’une longue parenthèse que le pékin de Shanghai a l’urgent souci de gommer. En silence.
    Enfin, à l’instar de New York, Shanghai a des allures de ville de province où l’homme ne se sent jamais oppressé, à la faveur de l’espace, grand, bien plus vivable que dans une métropole minuscule et débordée par l'homme -comme... Paris, par exemple.
    Ca grouille partout de l’aube à l’aube, mais sereinement. Le Chinois ne s’arrête jamais.
    La nuit à Shanghai est une ruche en activité ralentie. Shanghai ou la rupture historique à chaque coin de rue, Shanghai ou le temps incertain, Shanghai ou la résistance impassible. Shanghai ou le Grand Bond en Hauteur. Shanghai ou l’excès d’accès. Shanghai ou la profusion. Shanghai ou la folie douce. L.M.