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Poésie

  • automatismes poétiques

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    Ce texte prolonge le précédent, intitulé Grande brouette des marécages.

    Êtes-vous sujet comme je le suis aux automatismes poétiques : lorsque j'entends quelqu'un évoquer un âge en disant J'avais dix ans (ou huit ou vingt) aussitôt je prolonge sa phrase à l'intérieur de moi en disant La Sorgue m'enchâssait. C'est le début du poème La Sorgue, de René Char. De même, lorsque quelqu'un me demande Tu es pressé, je poursuis en silence avec ...d'écrire / Comme si tu étais en retard sur la vie. Char, encore (l'un de ses poèmes chéris entre tous, Commune présence). Il y a beaucoup de Char dans la cargaison de mes automatismes poétiques. Même le mot Montagnes me fait dire des grands abusés (Pyrénées, R.C.). Je peux allonger la liste, mais elle est longue. Je ne peux rien contre cela, ça dégaine aussitôt dans mon cerveau pétri de citations fleuries. J'ai l'automatisme poétique aussi rapide que Lucky Luke. Notre ombre le sait, qui a du mal à suivre.

    Cela peut aller loin. Avec des mots souvent utilisés. Se retourner par exemple, m'oblige à me réciter Je me retournerai souvent / Les souvenirs sont cors de chasse / Dont meurt le bruit parmi le vent (et le début est : Passons, passons, puisque tout passe) . Apollinaire, bien sûr. Du même Guillaume, le simple mot coeur, si souvent employé (parfois à tort et à travers) génère inévitablement l'automatique Et toi mon coeur pourquoi bats-tu ? / Comme un guetteur mélancolique / J'observe la nuit et la mort. Habiter, autre exemple, appelle à la rescousse J'ai toujours habité de grandes maisons tristes, début d'un poème adoré de René Guy Cadou.

    Si j'entends au creux de l'été quelqu'un prononcer les mots Il neigeait, Victor Hugo se lève aussitôt et de sa voix (que j'imagine forcément grave et puissante) me dit On était vaincu par sa conquête. Pour la première fois l'aigle baissait la tête. Toujours avec le grand Victor (vraie mine de citations apprises), le mot père, employé à tout bout de champ lexical quotidien, me sert inévitablement Mon père, ce héros au sourire si doux... (Je précise, et c'est intime, que mon propre père récitait fréquemment l'intégralité du poème Après la bataille sans une faute, sans une seule hésitation, et à chaque récitation, mon émotion était à son comble, et s'efforçait de se maintenir à flot, au bord des larmes, juste au-dessus de la ligne de flottaison).

    Avec le théâtre, c'est pareil, voire pire. Entendre Va, oblige à cours, vole, et nous venge. C'est comme ça. Et d'aucuns se demanderait, si j'achevais ce vers à haute voix tout en interrompant mon vis-à-vis : "De quoi cela est-il extrait bon sang... Ça sent Racine ou Corneille, serait-ce du Molière... Certainement pas du Duras ou du Koltès..." Il arrive que la mémoire écolière nous fasse défaut. C'est humain.

    Cela conduit inévitablement à ce que les étudiants en Lettres supérieures nomment chouïa pompeusement l'intertextualité. Un terme que je me refuse à prononcer correctement et que je tronque volontairement en disant par provocation intersexualité - ce qui n'est pas totalement dénué de sens... Cette connexion procure le plaisir de la re-connaissance, du partage tacite de ce que nous savons, toi et moi. C'est le subtil plaisir de la fruition sensible, intelligente plus qu'intellectuelle. Cela a partie liée avec le tact, la précieuse, jouissive connivencia.

    L'automatisme poétique  va (trop) loin à certains moments : J'entends le mot orage - souvent ces jours-ci -, et aussitôt je me récite Ô rage ! Ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie. N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ! Le simple mot nez déclenche mon Cyrano intégré comme une tapette à souris, l'évocation du mot Sensation (fréquente, de surcroît) automatise mon poème éponyme entre tous préféré de Rimbaud. J'arrête là, car le florilège est infini. Je ne me plains pas de ces tirs, de ces rafales que je ne peux retenir, bien au contraire. En silence, au gré d'un simple échange oral sur la pluie et le beau temps, la politique (non!), la beauté et l'enlaidissement, je voyage entre les vers des uns et des autres, et cela procure à bon compte beaucoup de bien. C'est l'inestimable plus-value de chaque conversation. Parfois je me dis : s'il ou elle savait (l'interlocuteur) ce qui se passe, se prolonge en cet instant à l'intérieur de moi... Et je souris en sourdine. L.M.

  • Grande brouette des marécages

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    Parfois, un vers de René Char frappe à la porte de ma mémoire – j’en ai accumulé tant au fil des lectures. Là, c’est celui que je me récite chaque fois que je vois un clochard endormi près de son écuelle et d’une bouteille de mauvais alcool. « La tristesse des illettrés dans les ténèbres des bouteilles. » Même si le mot illettré est sans doute injuste la plupart du temps, le vers surgit en moi et il vit tandis que je dépasse le gisant mis en lumière par la poésie. L.M.

    La tristesse des illettrés dans les ténèbres des bouteilles
    l'inquiétude imperceptible des charrons
    les pièces de monnaie dans la vase profonde

    Dans les nacelles de l'enclume
    Vit le poète solitaire,
    Grande brouette des marécages.

  • L'invincible été

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    Chaque été je relis L'Été, d'Albert Camus *, et aussi je l'offre à de nouvelles personnes. Il n'y a bien sûr pas que la fameuse phrase : Au milieu de l'hiver, j'apprenais enfin qu'il y avait en moi un été invincible **. (in Retour à Tipasa). Mais quand même. Cette réflexion puissante trotte dans mon esprit, au fil des quatre saisons. Elle m'accompagne et parfois me tire par la manche, voire me pince et m'intime d'agir, en tous cas de ne pas rester les bras croisés ou ballants. De garder de me complaire dans la mélancolie ou bien a minima dans l'aquoibonisme, cet alibi de paresseux. Cette réflexion a priori simpliste nous chuchote que ce n'est pas automatique, la vie. Ce n'est pas toujours le Après la pluie, le beau temps cher à Prévert, ou La joie venait toujours après la peine d'Apollinaire sous "Le pont Mirabeau". Le Ça va passer du bon sens populaire et de la bienveillance domestique, amicale, familiale, lequel impose la patience, une petite souffrance passive consistant à "prendre son mal en"...

    Capture d’écran 2025-06-25 à 12.09.14.pngJ'y vois plutôt le surgissement d'une force intérieure au milieu d'un marasme, quel qu'il soit. J'y décèle La puissance d'exister de Spinoza (si bien analysée par Michel Onfray), capable de nous aider à chasser les "passions tristes" et à surmonter, à dépasser comme disent les psys (et ne me parlez pas de résilience - ce concept modeux passe-partout, usé jusqu'à la corde et à effet pschitt). Camus, c'est autre chose. C'est - à mes yeux - une plante saxifrage, la victoire (lente, celle-là) du lierre sur la pierre, c'est une fleur au milieu d'une bouse, un mouton noir au coeur d'un troupeau blanc qui illumine une colline verte. C'est la revanche de l'amour, me souffle Henri Salvador, sur le temps qui passe sans bruit. Oui, Il fait dimanche tous les jours, pour peu qu'on ait la force d'ouvrir en grand la fenêtre sur le paysage négligé de nos regards. Cet invincible été qui sommeille en chacun de nous ne figure-t-il pas une sorte d'animal totem cher aux chamanisme, qu'il faut se garder de solliciter - sa sauvagerie l'empêcherait d'obéir - mais que l'on doit laisser venir, grandir en nos entrailles, puis nous tenir la main afin de tourner la poignée récalcitrante de la fenêtre...

    Capture d’écran 2025-06-25 à 12.06.55.pngJ'écris ce texte à l'instant parce que je viens de lire (dans le Livres Hebdo de ce jour) une phrase extraite du prochain livre de Raphaël Enthoven, L'Albatros, un ouvrage sur Catherine David, sa mère disparue le 2 janvier 2023. Il écrit : Un bonheur invincible est une tristesse déraisonnable. La référence à Camus me semble claire. En tous cas j'ai aussitôt pensé à elle. Que dire. Que viendrait faire ici la raison? L'excès de tristesse (la perte d'une mère est une peine incommensurable - et un genre littéraire) confinerait à la joie la plus intense, au souvenir de la joie d'un fils, à l'invincible joie de vivre d'une mère ?.. Enthoven ajoute (extraits figurant dans l'article) : L'été musical quoiqu'il arrive, et l'hiver dans l'existence (sa maman était journaliste et pianiste). Je lirai ce livre (il paraît le 20 août à L'Observatoire) afin de tenter d'en savoir davantage sur cette opposition à la manière du paradoxe d'Héraclite : L'arc et la lyre...

    Pardon de me citer, mais j'ai écrit, dans l'un de mes livres, la phrase suivante : Tu me donneras toujours un bonheur voisin de la douleur. Les sentiments excessifs s'aimantent, se rejoignent, se confondent presque, nous le savons. C'est cette image oxymorique, La neige brûle, titre d'un roman de Régis Debray. Les contraires ne se contrarient pas, au contraire, ai-je envie d'ajouter avec force allitération. Ils s'épousent. Et j'oserai ajouter avec M. de La Palice que ceux qui se ressemblent s'assemblent. Aussi. L.M.

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    * Gourmand, j'en profite pour relire Noces dans la foulée.

    ** A rapprocher de cette autre phrase de Camus, dans La mer au plus près (in L'Été, toujours) : J'ai toujours eu l'impression de vivre en haute mer, menacé, au coeur d'un bonheur royal.

     

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  • Surgit le barrage

    Notes prises sur le terrain, au coeur d'une vallée pyrénéenne, devant un barrage, tandis que je bâtissais un livre qui parut quelques mois plus tard (fin 2009). 

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    Le courant passe. Au bout de trois heures de marche, au-delà du dernier « ressaut herbeux » indiqué par le topoguide, tandis qu’un couple de milans royaux plane au-dessus d’une clairière plate comme la main ouverte de Gulliver, nous ne nous sentons plus empêtré par la sinuosité du sentier, les hésitations de la météo et cette semelle Vibram qui menace de se décoller à gauche en nous obligeant à traîner le pied depuis deux bons kilomètres. Surgit le barrage. Gigantesque carlingue, longue coque, armure cuirassée, il figure une muraille ne pouvant s’accoupler qu’avec le silence, dans une solitude heureuse, contemplative. Celle qui aide à poétiser la vie en ne faisant rien. Rien d’autre que s’asseoir, oublier tout sauf ça, admirer, débarrassé de toute culture, en immersion dans une nature qui tolère ce qui l’épouse avec  beauté. Car un barrage, c’est beau, en altitude, les pieds cimentés dans l’eau, gagné à ses bordures par une végétation sauvage qui est parvenue à apprivoiser ce monstre dressé au ventre plat, ce chevalier sans tête qui brise l’horizon pour mieux le faire rebondir dans le regard du randonneur, au-delà du lac et sous les sapins. 

    Retenue. Retenue d’eau. Rétention bienveillante, tantôt couleur lame de scie à plat, ou bien langue infinie et bleue, augmentée d’un friselis lorsque passe un vent. Virage sur l’aile, vaguelettes, micro clapot, eau. Ici l’eau vit. Parle. Résonne contre la paroi majuscule, lui chuchote des choses à la base, lui offre son reflet quand le soleil chante. L’eau s’épanche, prend ses aises, s’étale dans les grandes largeurs, ne laisse rien transparaître de ses profondeurs.

    Intime. Le barrage se penche sur l’eau, Narcisse intimidé, au col raidi d’un Erich Von Stroheim, montagne vue par Caspar David Friedrich. Au moins. Le barrage s’arque, rentre le ventre, boute hors de, creuse devant, donne à voir ses abdos que des traces d’anciens niveaux d’eau verdissent. Le barrage étend ses bras, il semble vouloir danser le sirtaki contre l’épaule des forêts voisines. Le barrage est terre d’accueil. Pays sage d’eaux tranquilles et plongées dans l’attente d’un lâcher prise, d’une libération à venir.

    Rivage. Le paysage qui environne chaque barrage impose au regard son côté Syrtes. L’attente, l’oubli, l’ouverture à venir, l’ouverture des vannes comme un sexe.

    Origine du monde. Un frisson parcourt l’échine du randonneur qui imagine tout à trac ce paysage comme une offrande à ses yeux émerveillés, englouti sous des millions de mètres cubes d’eaux en bouillons, d’écumeuse dévastation, d’apocalypse locale, de trombe torrentielle commandée par une main d’homme.

    Fracas. Assourdissante, colérique, tellurique rumeur des eaux en fureur. Là, le barrage perd ses eaux. Accouche d’un vallon mis à nu, d’une vallée mise à sac, inonde la base et assèche les sommets. Sortie du rêve.

    Sexe. Oui, il y a du sexe de femme dans l’idée du barrage. Retenue, fuite, fontaine, sueur de sang, abandon, sommeil, nuit, profondeur, méandres, inconnu, secrets.

    Paisible étreinte. Le barrage, planté comme un quartier d’ananas au cœur d’une tranche de paysage pyrénéen, figure un gâteau de paix. Il rassure aussi puissamment l’âme du marcheur, qu’un clocher surgi du brouillard dans la plaine, réchauffe l’âme en feu de détresse d’une grappe de soldats en déroute. 

    Accroché. Il y a les pins à crochets. Les biens nommés, lorsqu’ils se reflètent dans l’eau de retenue, accrochent leur cœur à l’onde, fondent le vert cru de leurs ramures dans les nuances froides et changeantes d’un lac au tain capricieux. Dilution. Déréliction.

    Coq. Délicate apparition. Soudain l’unique se produit. L’inattendu capital, la surprise énorme, my love supreme, s’offre à nos yeux ingénus, à l’heure du casse-croûte matinal qui répare les parois de l’estomac mis à mal par la montée. Mais il s’agit là d’un ventre soudain dévasté par l’émotion : sa majesté le grand tétras nous apparaît. Magiques Pyrénées. En lisière, le grand coq de bruyère se tient immobile, aux aguets, le souffle coupé par un doute cardinal. C’est que le randonneur, microbe qu’il est, que nous sommes par conséquent, ou inconséquence, n’appartient pas au paysage familier de l’oiseau roi. Statufié, tétras scrute. L’œil serti dans sa caroncule rouge ne tremble pas. L’instinct de survie interroge le paysage, implore le retour du serein. Qui vient à peu près, car le randonneur sait tout du mimétisme et de l’art de l’immobilité. Le randonneur, par chance, sait ceci. Et cela : se tapir, se taire. Il sait éviter de gâcher l’esprit de la rencontre rare. Le coq se détend, avance une patte, puis l’autre, fait quelques pas, se risque ici, pas là, disparaît dans un buisson…

    Epée. Le barrage est une épée plantée jusqu’à la garde et dont on ignore la longueur de la lame. C’est une arme sans pommeau. Décapitée. Comme le chevalier inexistant, cette lame de béton s’enfonce obscurément. Profondément. Mystère de la pénétration. Le barrage est nuit. Inexorablement accouplé au silence massif de la montagne.

    Abandon. Regarder un barrage au centre de son environnement, c’est éprouver l’abandon. Nous imaginons vite la genèse de l’ouvrage. Une fourmilière d’hommes au travail. L’édification lente du monument. Le hérisson des machines de levage, outils en faisceaux, herses gigantesques, camions ruant, croisant, nuées de poussières, ruche. Tandis que là, devant nous, tout n’est encore que solitude et silence, harmonie arrangée d’un ouvrage avec les éléments fendus. Equilibre retrouvé. C’est à peine si nous apercevons parfois des hommes marchant comme des marins sur le pont supérieur d’un navire, casque de chantier sur la tête comme un bouton d’or, vu de loin. Il y a un côté mer dans le quotidien des agents affectés à un barrage. L’eau les unit. Le voyage immobile sépare les uns des autres. Un sel de vie différent les oppose. Mais je sais qu’une amitié sourde les unit, qu’une connivencia les confond par tacite induction. 

    Aridité. Minéralité. La pierre sèche et grise, monumentale, semble vouloir toucher le ciel. Rien ne pousse. Un barrage existe là aussi. Sur la lune pyrénéenne. ¨Paysage d’après le déluge. Silence « comac » dit-on à Toulouse. Epais. À côté duquel n’importe quel tombeau ressemble à une boîte de nuit avec DJ intégré. L’eau bouge. Rassure. Le randonneur cherche un oiseau pour apaiser cet étranglement mental. Des pensées fortes, voire mystiques, issues de lectures anciennes, remontent à la surface de son esprit : Buddha, Diogène, Pascal sont appelés à la rescousse. Tout le monde sur le pont. Le barrage finit par apaiser. Sa présence humanisée nous dit la trace. L’âme. Et l’on se prend à imaginer un moine perché dans sa thébaïde du Mont Athos. A l’horizon infini, qui sera pourtant et à jamais le tour de taille de nos désirs.

    Hiératique. Un barrage est un moine. Un chevalier errant vêtu d’une cape. Dressé sur son cheval noir, parfaitement immobile, il toise. Implacable. Il impose cette radicalité de la nuance chère à Camus, qui réchauffe l’intérieur. Corps et esprit mêlés. « Montagne des grands abusés / Au sommet de vos tours fiévreuses / Faiblit la dernière clarté. / Rien que le vide et l’avalanche / La détresse et le regret !», nous chuchote René Char dans son poème sobrement intitulé « Pyrénées ». Mais nul regret ni détresse ici-haut. « Nous avons guetté jusqu’à la terreur le dégel lunaire de la nausée », écrit-il ailleurs (« Plissement »). Le poète de « la neige inexorable. » L.M. 

  • La chasse au mot juste

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    Julien Gracq (Lettrines) : "Dans la chasse au mot juste, les deux races : la race des oiseleurs et celle des traqueurs : Rimbaud et Mallarmé. Le pourcentage des seconds dans la réussite est toujours meilleur, leur rendement peut-être incomparable - mais ils ne rapportent pas de gibier vivant."

  • L'Attente

    Il est punaisé à l'intérieur d'un placard, chez moi, mais il est de sortie pour vous ce matin, ce poème du si peu connu André Marissel (1928-2006).

    L'ATTENTE :

    Le soleil insoumis terrorise les vents

    Dont les rafales me divisent.

    Loin de là, les animaux rassemblent

    Dans le sommeil qu'ils apprivoisent

    Longuement, pour durer,

    Les fragments de mes veilles et de mes songes.

     

    Je n'ai pas vécu, ma parole est une ombre

    Qui prolonge une absence de feuille

    L'amour se tait sous les troncs, et la honte

    Prend mon visage pour témoin

    Les odeurs du matin m'enlaidissent

    C'est d'herbe sans saveur,

    De sève durcie

    Que j'essaie d'apaiser ma faim.

     

    L'âme rejoint le corps de la femme visible

    A l'instant du départ, printemps détruit

    Arbres déracinés que le fleuve détourne

    Des tourbillons où la vie coule à pic

    Des rives qui supplient.

     

    A l'écoute des pluies et d'un verger, je tisse

    Des haillons de mendiants, mon attente

    Est celle des pierres prises dans la tourbe

    Immortel, transparent, j'ai mes assises

    Entre le coeur et l'écorce du silence.

  • Bernard Manciet

     

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    Pour moi ce fut un événement en 2010 (j’ai écrit le texte qui suit le 6 octobre de cette année-là) : la reprise dans la si précieuse collection Poésie/Gallimard de la chanson de geste hugolienne, de l'ode à la lande, de ce poème homérique et tsunamique, de cette élégie gasconne d'une belle force tellurique et d'une douceur d'aile de papillon, de cet Office des Ténèbres à la houle majestueuse, de ce chant de grâce et de beauté, de ce poème d'amour à la mort, donc à la renaissance, à la Nature, aux femmes, aux humbles, à la puissance du regard, à l'humus, à l'énergie sourde du silence, à l'oiseau migrateur, à la sagesse des vieux, à l'alios et à la grande forêt de pins, de cette Légende ensorcelante, ensorcelée et  mystique -est, oui, à mes yeux, un événement. Annoncé il y a plus de six mois, je le guettais -un peu inutilement, puisque j'ai l'original paru d'abord chez Ultreia en 1989, puis sa réédition parue chez Mollat en 1996. Et puis sa parution fut repoussée plusieurs fois au cours de l'été et à la rentrée 2010, donc. Le voilà enfin ! Il s'agit du livre le plus essentiel, peut-être, de Bernard Manciet (1923-2005), auteur un-peu-beaucoup-ours que j'eus le plaisir de rencontrer à Trensacq, dans sa retraite de la Haute Lande, et avec qui j'ai partagé le bonheur de publier -chacun son petit bouquin- dans la même collection : lui Les draps de l'été -poème en prose sur la sieste sensuelle des après-midi de l'été landais... et moi Je l'aime encore, long poème en prose, ou journal sans date d'une passion amoureuse torride, imprégnée d'érotisme et qui finit mal, forcément, (et dont Manciet me dît, dans une lettre : c'est tellement beau que je ne sais pas ce que vous allez pouvoir écrire après! Ça marque un homme, ce genre de paroles !). Cela vit le jour aux éditions Abacus en 1995, dans l'éphémère collection "Quatre auteurs pour quatre saisons" (les deux autres étaient Michel Suffran et Marie-Louise Haumont. Et les quatre ouvrages étaient emboîtés dans un joli coffret - et je pense qu’il n’est plus disponible). L'enterrement à Sabres (titre originel gascon : L'enterrament a Sabres), donc, est paru en format de poche et en bilingue (Occitan-Français) comme la plupart de ses nombreux livres. J'aime profondément l'idée de cette édition à vocation populaire. C'est l'œuvre poétique majeure de Manciet, qui aura beaucoup écrit, d'autres poèmes d'une émotion forte (Un hiverAccidents, entre autres), des essais brillants (précieux Triangle des Landes, et Golfe de Gascogne), des romans bouleversants et d'une splendide concision (Le Jeune Homme de novembre, La Pluie, Le Chemin de terre), des textes courts et poignants comme L’eau mate... Je sais, je suis certain qu'un jour, dans des années, Manciet sera reconnu comme un immense poète, comme un René Char gascon. Je prends les paris. L.M.

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  • Jardinage littéraire

    Des Mille et une nuits à Proust, du Cantique des cantiques à Kafka et Flaubert, en passant par Yourcenar ou Ji Cheng et Claude Simon, les grands textes, et de nombreux écrivains, ont célébré le jardin. Florilège et promenade dans les allées, avec larges extraits prélevés parmi les livres de ma bibliothèque verte...

    Article (retrouvé) paru le 22 mars 2007 dans Le Journal du Salon du Livre (de Paris).

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    Voltaire, d’abord. Avant La GenèseCandide, chapitre XXX : « Il faut cultiver son jardin ». Dont acte. Le précepte est indestructible. Ecrit à l’anti-rides. Et l’avantage, c’est que chacun l’interprète à sa guise ou selon son humeur. Telle est la non-leçon voltairienne. Sa lumineuse liberté.

    La Genèse, donc : « Iahvé Elohim planta un jardin en Eden, à l’Orient, et il y plaça l’homme qu’il avait formé. Iahvé Elohim fit germer du sol tout arbre agréable à voir et bon à manger, ainsi que l’arbre de vie au milieu du jardin et l’arbre de la science du bien et du mal. Un fleuve sortait d’Eden pour arroser le jardin… » (C’était commode).

    Depuis, le jardin n’a cessé d’inspirer. L’existence même du jardin est source d’inspiration : avant d’être sujet d’écriture, le jardin comme espace et environnement de l’écrivain, est propice à l’écriture. Il n’est qu’à lire ce petit bijou qu’est Ecrit dans un jardin, de Marguerite Yourcenar, pour s’en convaincre. L’art du jardin, spécialité extrême-orientale classique, est éminemment littéraire : en effet, comment ne pas oser la métaphore des plantes et des fleurs que l’on plante avec les mots et les phrases que l’on pose ? 

    Yuan Ye (Le Traité du jardin, publié en 1635), du maître jardinier chinois Ji Cheng, inscrit l’action dans la durée. Comme l’écrivain l’écriture : « Au bord du ruisseau, on plantera des orchidées et des iris. Les sentiers seront bornés des Trois Bons Amis (le prunier, le bambou et le rocher). Il s’agit d’une œuvre qui doit durer mille automnes. (…) Quoique fait par l’homme, le jardin semblera l’œuvre de la nature ». Et le livre, légende. Un « livre de sable », une notion chère à Jorge Luis Borges. Sensuelle, pensée avec méticulosité, l’art du jardin est un bouquet de vertus pour l’âme et les sens. C’est un art qui veille au bien-être et prédispose à la création, en somme : « Dans la nuit, la pluie tombera sur les bananiers, comme les larmes de sirènes en pleurs. Quant à la brise matinale, elle soufflera à travers les saules qui se balanceront comme des selves danseuses. (…) Il faut planter les bambous devant les fenêtres et les poiriers dans les cours. Le vent, murmurant à travers les arbres, viendra effleurer doucement le luth et les livres posés sur le chevet ». Avec une poésie subtile, le maître jardinier qui conçut de nombreux jardins sous la dynastie Ming, disait encore : « Bien que tout ceci ne soit qu'une création humaine, elle peut paraître œuvre du Ciel »…

    Remonter au Poème de la Bible, Le Cantique des cantiques permet d’y cueillir d’admirables pétales sur le motif. « C’est un jardin fermé que ma sœur fiancée, une source fermée, une fontaine scellée ; un bosquet où le grenadier se mêle aux plus beaux fruits, le troène au nard, le nard, le safran, la cannelle, le cinname à toutes sortes d’arbres odorants, la myrrhe et l’aloès à toutes les plantes embaumées ; une fontaine dans un jardin, une source d’eau vive, un ruisseau qui coule du Liban. Levez-vous, aquilons ; venez, autans ; soufflez sur mon jardin pour que ses parfums se répandent. Que mon bien-aimé entre dans son jardin et qu’il mange de ses beaux fruits ! ». 

    Les Mille et Une Nuits ne sont pas non plus en reste d’évocations merveilleuses. Une parmi cent : « J’ouvris la première porte, et j’entrai dans un jardin fruitier, auquel je crois que dans l’univers il n’y en a point de comparable. Je ne pense pas même que celui que notre religion nous promet après la mort puisse le surpasser. (…) J’en sortis l’esprit rempli de ces merveilles ; je fermais la porte et ouvris celle qui suivait. Au lieu d’un jardin de fruits, j’en trouvai un de fleurs, qui n’était pas moins singulier dans son genre… ». 

    Verlaine, dans ses Poèmes saturniens pousse, lui aussi la porte qui ouvre sur le jardin merveilleux : « Ayant poussé la porte étroite qui chancelle, / Je me suis promené dans le petit jardin / Qu’éclairait doucement le soleil du matin, / Pailletant chaque fleur d’une humide étincelle… ». 

    La beauté des jardins a toujours captivé les poètes. Les fruits, les fleurs – depuis Ronsard (« Mignonne, allons voir si la rose… ») -, produisent par ailleurs des métaphores tantôt libidineuses, tantôt amoureuses. Question de sève. 

    Venant de Victor Hugo, cela peut étonner : « Nous allions au verger cueillir des bigarreaux. / Avec ses beaux bras blancs en marbre de Paros. (…) / Ses petits doigts allaient chercher le fuit vermeil, / Semblable au feu qu’on voit dans le buisson qui flambe. / Je montais derrière elle ; elle montrait sa jambe / Et disait : « Taisez-vous ! » à mes regards ardents ; (…) Penchée, elle m’offrait la cerise à sa bouche ; / Et ma bouche riait, et venait s’y poser, / Et laissait la cerise et prenait le baiser ». 

    Alexandre Vialatte, lui, aime les jardins municipaux : « L’homme ne vit réellement sa vie que dans la paix végétale des squares municipaux, devant le canard de Barbarie. (…) Si bien qu’on se croit au paradis et qu’il ne faut toucher à rien, ni aux fleurs, ni au séquoia, ni au canard, ni au silence, ni au jet d’eau, ni aux instruments de précision, de peur de fausser le mécanisme ; qui est certainement celui du bonheur ». Et c’est ainsi qu’Alexandre est grand ! 

    Dans un registre différent, l’immense Claude Simon, dans Le Jardin des Plantes (il vécut Place Monge, dans le 5ème à Paris, à deux pas du Jardin de Buffon, Lacépède, Cuvier, et Jussieu), évoque avec une minutie saisissante, et dans une prose somptueuse, l’atmosphère du Jardin : les gens qui cassent la croûte, les clochards qui roupillent sur les bancs, le jardin zoologique, le Museum, les joggeurs, sur lesquels « les pastilles de soleil criblées par les feuillages glissent… (…) De nouveau, jaillissant des épaisses et vertes frondaisons des acacias, des peupliers, des frênes, des platanes et des hêtres l’oiseau lance son ricanement strident, moqueur et catastrophique qui monte par degrés, se déploie et retombe en cascade ». 

    Autre géant trop souvent réduit à certains aspects de sa vie privée, André Gide, qui vécut rue de Médicis, en face des Jardins du Luxembourg, à Paris, décrit fréquemment le « Luco », notamment dans Les Faux-Monnayeurs

    Comme Louis Aragon le fit, dans Le Paysan de Paris, au parc des Buttes-Chaumont, en y observant sa faune nocturne en compagnie d’André Breton. Il a notamment cette remarque sibylline : « Tout le bizarre de l’homme, et ce qu’il y a en lui de vagabond, et d’égaré, sans doute pourrait-il tenir dans ces deux syllabes : jardin. Jamais, qu’il se pare de diamants ou souffle dans le cuivre, une proposition plus étrange, une plus déroutante idée ne lui était venue que lorsqu’il inventa les jardins »…

    Flaubert nous montre quant à lui un Pécuchet complètement absorbé par son jardin, habité par l’obsession de la bonne conduite des tailles et autres semis, sous l’œil critique de Bouvard. Car Pécuchet n’a pas la main verte… Le passage suivant vaut par son humour : « Les boutures ne reprirent pas, les greffes se décollèrent, la sève des marcottes s’arrêta, les arbres avaient le blanc dans leurs racines ; les semis furent une désolation. Le vent s’amusait à jeter bas les rames des haricots. L’abondance de la gadoue nuisit aux fraisiers, le défaut de pinçage aux tomates. Il manqua les brocolis, les aubergines, les navets, et du cresson de fontaine, qu’il avait voulu élever dans un baquet. Après le dégel, tous les artichauts étaient perdus. Les choux le consolèrent. Un, surtout, lui donna des espérances. Il s’épanouissait, montait, finit par être prodigieux et absolument incomestible. N’importe, Pécuchet fut content de posséder un monstre. Alors il tenta ce qui lui semblait être le summum de l’art : l’élève du melon ». Ce sera, on s’en doute, un échec cuisant. 

    Nous pourrions ainsi citer, à l’envi, Les Géorgiques de Virgile, L’Odyssée d’Homère, Esope (plagié plus tard par La Fontaine), Boileau, Huysmans, Balzac, pour ne citer que quelques grands classiques. Tous ont magnifié le jardin comme espace, tantôt foisonnant, tantôt raidi par l’ordre. Le génie du lieu, ouvert et façonné, a donné des pages éblouissantes chez Horace Walpole, auteur d’un Essai sur l’art des jardins modernes, et pour qui « créer un jardin, c’est peindre un paysage ». Le père fondateur du roman gothique louait le jardin à l’anglaise et vilipendait le jardin français façonné « à la Le Nôtre »… Vieille querelle, que les jardins japonais, subtils, font taire en étant seulement. 

    Colette, avec la fluidité de sa prose enchanteresse, aimait passionnément les jardins, même si la nature sauvage mais douce de sa Puisaye natale, avait sa préférence : « Demain je surprendrai à l’aube rouge sur les tamaris mouillés de rosée saline, sur les faux bambous qui retiennent, à la pointe de chaque lance bleue, une perle… ». 

    À l’opposé, Marguerite Duras décrit, superbement, et comme un pied de nez aux jardins bien ordonnés, un jardin de banlieue triste, du côté de Vitry, dans La Pluie d’été. L’auteur des Journées entières dans les arbres, adorait décrire tous les jardins, même luxuriants et indochinois (voir Le Square).

    Il y a encore le jardin intérieur, « les roses fleurissent à l’intérieur », disait Jean Jaurès. À distinguer du nénuphar qui pousse à l’intérieur du poumon de Chloé (dans L’écume des jours, de Boris Vian), et du Roman de la rose, d’un Moyen-Âge qui aimait enclore l’amour courtois : la rose symbolisait la femme et le jardin, le lieu clos où elle se cachait.

    Il y a enfin le jardin secret, là où poussent nos rêves et nos désirs. Et je laisserai, par paresse et par admiration, le mot de la fin à Antoine Blondin : « Un peu plus aventureux, je me serais fait jardinier » L.M.

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    Lire aussi : Le goût des jardins, et Les jardins secrets (Mercure de France).

     

     

  • Reprendre le grand Ramón

    GREGUERÍAS

    Grâce soit à nouveau rendue à Valery Larbaud d’avoir découvert Ramón Gomez de la Serna en 1917 pour le lecteur français. Nous tenons Le Torero Caracho pour le meilleur roman ayant la corrida pour thème, La Femme d’ambre comme celui qui évoque Naples la vénéneuse avec le plus de subtilité, Seins pour le livre le plus sensuel, le plus drôle, le plus abouti – 300 pages - sur le sujet, et son chef d’œuvre, Automoribundia, l'autobiographie de l'auteur (lire plus bas) pour un énorme livre-vie inclassable, et enfin Greguerías (le terme : humour+métaphore, « l'une de mes cendres quotidiennes », « oeillet sur le mur », disait lui-même l'inventeur de ce trait poétique), comme le recueil de micro-fragments le plus agréable à lire (éditions Cent pages), autant que le Journal de Jules Renard et les Carnets de Cioran, en plus humoristique.

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    Je tape dedans au hasard afin que celle ou celui qui ne connaît pas encore le plaisir de lire Ramón ressente son ça : « Le poète se nourrit de croissants de lune. » « Les épis de blé chatouillent le vent. » « Il devrait exister des jumelles olfactives pour percevoir le parfum des jardins lointains. » « Le glaçon tinte dans le verre comme un grelot de cristal au cou du whisky. » « Le brouillard finit en haillons. » « L’âme quitte le corps comme s’il s’agissait d’une chemise intérieure dont le jour de lessive est venu. » « Le bon écrivain ne sait jamais s’il sait écrire. » « Lorsque le cygne plonge son cou dans l’eau, on dirait un bras de femme cherchant une bague au fond de la baignoire. » « Accroupies à l’ombre de l’arbre qui se trouve au milieu de la plaine, les idées du paysage tiennent salon. » « L’épouvantail a une allure d’espion fusillé. » « Les jours de vent, les joncs ont cours d’escrime. » « La migraine est cette femme pénible qu’on ne veut pas recevoir, mais qui se glisse chez vous en disant : Je sais que vous êtes là. » 

    AUTOMORIBUNDIA (1888-1948) 

    L’énorme, l’immense autobiographie, ces « mémoires d’un moribond » selon leur auteur lui-même, Ramón Gómez de la Serna (1888-1963), est un de ces livres si rares qu’on les compte sur les doigts au cours d’un siècle de littérature européenne. Larbaud comparait Ramón à Joyce et à Proust. Pas moins. Il y a aussi des accents borgésiens dans cet œuvre richissime, touche à tous les genres, et nous pouvons penser au Journal de Henri-Frédéric Amiel, ainsi qu’au Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa ; et aux accents toniques et désenchantés de José Bergamín lorsqu’il évoque le toreo dans L’art de Birlibirloque, et dans La solitude sonore du toreo. Des chefs-d’œuvre, donc. La prose de Ramón (ainsi le désigne-t-on d’ordinaire, lors que son patronyme signifie Seigneur de la terre. Gómez : seigneur, et Serna : la terre, précise l’auteur page 47), est envoûtante comme un arc-en-ciel, volumineuse comme une houle, elle vous piège, vous hypnotise et ne vous lâche pas. Nous sommes tentés de faire des sauts de pages pour aller voir plus loin, renifler l’air à deux ou trois chapitres de là, et puis nous revenons scrupuleusement là où nous avions suspendu notre lecture. Automoribundia (*) happe. Chaque événement, petit ou grand, de l’existence de Ramón depuis sa naissance « le 3 juillet 1888, à sept heures et vingt minutes du soir, à Madrid, rue de las Rejas, numéro 5, deuxième étage », nous est conté. Mais jamais amplifié. 

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     Proustien

    Nul narcissisme dans ces 1040 pages. Juste une préoccupation du mot, de l’émotion de l’instant retranscrit (le côté proustien), du lyrisme aussi dans les descriptions des personnages, nombreux, des paysages urbains, souvent intérieurs, des âges de la vie, des sensations fugitives a priori insignifiantes, mais qui font littérature sous le regard, puis la plume d’un écrivain sagace et percutant comme Ramón. « Je ne lésine pas sur les détails (...) Je crois à tout ce que je dis, je ne passe sous silence aucun secret », précise l’auteur dans son Prologue. D’ailleurs, page 36, soit la seconde du chapitre premier, nous lisons le geste de révolte fondateur, « Mon premier acte sur terre fut de faire pipi... ». Nous l’attendions, ce livre publié pour la première fois à Buenos-Aires en 1948. Quelques éditeurs téméraires, au premier rang desquels André Dimanche, avait commencé d’entreprendre la traduction de l’œuvre protéiforme de l’auteur. Il y eut Seins, Le Torero Caracho, Greguerías, La Femme d’ambre (nos préférés), dix-huit autres, mais toujours pas son œuvre maitresse, dont les louanges étaient chuchotées ici et là pas nos amis hispanophones qui nous narguaient car ils l’avaient lu, ce pavé lourd des bonheurs de lecture qu'il procure avec générosité. Un exemple entre cent. Le chapitre V, « Aventure des cartouches et des mûres », est une sorte de nouvelle très proustienne en l’occurrence, à propos d’un jeu consistant à emplir de mûres des douilles laissées par des chasseurs, et auquel se livrent deux enfants, dont une fille et l’auteur, en compagnie du père de ce dernier. Extrait : « Je me rappelle que pendant le trajet nous restâmes silencieux et que j’appris ce jour-là ce qu’était la séduction féminine, son influence sur l’attention et sur la mécanique, incitant à introduire des mûres vivantes, mélange d’encre et de sang sur les doigts, dans des cartouches mortes, et à savourer de temps en temps le fruit sombre couleur de lèvres au goût de confiture. Plus tard, j’ai découvert les buissons fleuris des ronciers, où la mûre est un bouton au gilet de la nature, mais ces gros fruits du mûrier, dans le mystère de l’après-midi où riait sans relâche la femme tentatrice de l’homme prudent, celles-là, ah ! je ne les retrouverai jamais, sans cesser pourtant de les chercher toujours. » Avec Ramón, un rien fait texte, et c’est là la signature du véritable écrivain, faux diariste et vrai prosateur. 

    Il fait mouche

    Que sa tante Milagros se lave les cheveux, que ses cousines Lola et Teresa sortent du couvent où elles étaient pensionnaires, qu’il résume l’année 1900 par les événements marquants (mort de Ruskin, et de Nietzsche notamment), les collèges castillans de Palencia et de Frechilla qui lui permirent de recevoir la « sur-lumière » dont a besoin, pour parler avec aisance, le jeune homme de retour à Madrid, qu’il évoque dans cette grande ville les heures chaudes recevant « leur afflux de sang optimiste », Ramón possède le talent incessant d’orner et piquer ses pages de formules qui font mouche, de touches, de notes pointues, « À la cuisine on jette des miettes dans le gazpacho, comme on jetterait du concombre aux poissons dans leur bocal », et le feuilletage aléatoire d’Automoribundia en devient un plaisir de cueilleur, de lecteur d’aphorismes gardant donc un doigt en guise de marque-page là où la lecture a été suspendue. Récréation. Ainsi du sablier acquis par le père de l’auteur, afin de savoir comment il dépensait ses heures, devenant, passé au prisme de la prose, le consciencieux contrôleur du temps familial, un personnage supplémentaire, et c’est prodigieux. Le jour du couronnement d’Alphonse XIII à sa majorité en 1902, Ramón note que « les feuilles des marronniers étaient plus grandes que d’habitude ». Au sujet de l’adolescence, son regard autocritique et dérisoire résume l’affaire, « c’est une chose barbare, c’est manger des yeux les gambas crues qu’on voit dans les poissonneries, vouloir chasser les ours blancs des vitrines des fourreurs, réclamer un journal qui ne se vend pas et qu’on ne trouve pas dans les kiosques, craindre de perdre la tête et croire qu’une belle femme pure et libre va nous arrêter dans la rue pour nous avouer qu’elle nous adore. » Et le lecteur, là, adore l’auteur de ces lignes-là. Nous n’en sommes qu’à la page 222 et nous nous pourléchons les babines, sachant que nous en avons 750 sous le coude. 

    Les pages de la maturité 

    Lorsque Ramón raconte qu’il devient un « monomaniaque littéraire », les pages de ce livre fleuve prennent une autre consistance. Nous cheminons, autobiographie chronologique oblige, aux côtés d’un personnage que nous voyons grandir, changer, mûrir, publier trop tôt à son goût – à seize ans - son premier livre, Entrant dans le feu. Un (petit) four. Ramón aura l’élégance de ne pas faire de la disparition de sa mère une contribution au genre littéraire dédié. Une phrase est à retenir sur le motif, « Ma mère était maintenant dans un tombeau, j’avais une mère dans la mort, la mort était maintenant ma mère. » Le talent. Il devient avocat à Oviedo, rencontre des femmes, publie dans les revues littéraires en vogue, gagne Paris où il s’émerveille de tout deux années durant, « j’apprends que, sur les ponts, les réverbères possèdent une monocle rouge afin que les bateaux ôtent le haut de forme de leur cheminée quand ils passent dessous », il voyage en Angleterre, en Italie, en Suisse, regagne Madrid, se lie d’amitié avec les écrivains en vue, devient leur coqueluche, sa revue Prometeo est emblématique, le Café de Pombo où il réunit ce que Madrid et donc l’Espagne compte d’intelligence et de subtilité, sera le salon des débats littéraires qui comptent, et où il écrit fréquemment « face à l’un des miroirs ». Ramón découvre le Portugal en 1915, s’émerveille et revient « pétri de saudades ». 

    Livre-monstre

    Larbaud surgit, traduit en français quelques Greguerías, sous le titre Echantillons, dans Les Cahiers Verts. Et nous n’allons pas raconter ici la vie de ce géant des lettres espagnoles qui prétendait que « on est dans la vie un triste noceur de la mort », puisque son autobiographie moribonde s’achève lorsqu’il a soixante ans. Mais les pages sur le chalet qu’il fait construire à Estoril, au Portugal, celles consacrées à Naples, « lieu d’élection pour vivre et mourir », ville qu’il adorera sans limites, les notes et impressions sur les femmes qui traversent son existence, y compris cette énigmatique poupée de cire, sans parler de sa femme Luisa Sofovich, avec laquelle il s’exilera en Argentine en 1936, et où Ramón mourra en 1963, sont autant de visages d’une œuvre foisonnante, dans laquelle – et c’est sa précieuse singularité, aucune phrase n’est laissée au hasard, tant dans sa forme scrupuleusement écrite que par son sens. Tout ceci bouleverse durablement. Ainsi, la densité rarissime de ces mille et quelques pages font d’Automoribundia un livre exceptionnel, « un livre-monstre », avance sa traductrice dans la postface. Un livre de chevet écrit par un artiste, soit « celui qui ne réalise pas ses rêves », mais dont la vie fut bien remplie, et résumée ainsi par son auteur, « Mon triomphe, c’est de m’être dissimulé sans cesser d’apparaître ». Un livre-clé, enfin, auquel nous reviendrons souvent, comme nous retournons inlassablement à Montaigne, à Proust, à Jules Renard. L.M.

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    (*) Admirablement traduit par Catherine Vasseur, éditions Quai Voltaire/La Table Ronde, 34€. Nombreuses illustrations. Nous saluons derechef la prouesse éditoriale de l’équipe d’Alice Déon pour la réalisation d'un livre qui marquera l'édition.

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  • Miguel Delibes

    relire delibes

    Son oeuvre est âpre, puissante, sans concessions, verticale *. Les personnages de ses romans sont Espagnols jusqu'à l'os. De Castille particulièrement. Miguel Delibes nous a quitté le 12 mars 2010, (date de la rédaction de cet article que je retrouve dans les relire delibesarchives de KallyVasco parce que me prend l'envie de relire Delibes et aussi de revoir l'adaptation au cinéma que Mario Camus fit des Saints innocents). Chez lui tout est bon et se trouve à l'enseigne de l'épicerie fine Verdier. Si vous ne l'avez pas encore lu, vous avez la chance de vous trouver sur le seuil d'un grand bonheur, comme on dit dans ce cas. Franchissez-le, ouvrez la porte et prenez Les Rats, Le Chemin,relire delibes L'Hérétique, Les Saints innocents, Dame en rouge sur fond gris, Vieilles histoires de Castille, Le linceul, Cinq heures avec Mario... (je balaye l'étagère des yeux - photo ci-dessus - et les souvenirs de lecture affluent. Tout à l'heure je relirai juste mes annotations en marge, comme souvent, histoire de replonger dans le bain vivifiant et fort comme l'aube givrée dans le campo qui parcourt les livres de Delibes. Ce campo où j'ai un jour chassé, en compagnie de l'un de ses fils. Celui-ci m'offrit un livre de son père, dédicacé -un livre moins connu que ses romans- , puisqu'il est consacré à la chasse en Espagne : El libro de la caza menor)... ¡Vaya!

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    * Je la rapproche de l'oeuvre d'un autre Grand d'Espagne, publié également à l'enseigne jaune (rouge pour les premiers livres de ces deux auteurs) des éditions Verdier : Julio Llamazares.

    MD3.jpgCette photo d'un Miguel Delibes jeune, a été retrouvée par sa famille, parmi les papiers de l'écrivain, peu après sa mort. Elle m'a été amicalement transmise par son fils Adolfo, que je remercie ici à nouveau.

     

    DÉTAILS sur certains livres de Delibes :

    L'important, c'est La Triologia del campo, composé des Rats, du Chemin et des Saints innocents. Mario Camus adapta au cinéma Los Santos inocentes, avec Francisco Rabal dans le rôle de l'Azarias, le débile d'un village de Castille encore médiévalisé, où règne un señorito. Azarias sait parler aux oiseaux et il a apprivoisé une corneille, à laquelle il murmure sans cesse milana bonita, milana bonita... Innocent touchant, il sourit au ciel, obéit au maître; jusqu'à un certain point...

    Dans Le chemin, les personnages : Daniel le Hibou, Roque le Bouseux, German le Teigneux, possèdent une force peu commune, un savoir d'hommes de Nature impressionnant. Ce sont des poètes, des sages qui tutoient les oiseaux. Extrait : Sûrement qu’on perd beaucoup de temps en ville, pensait le Hibou, et au bout du compte, il doit y en avoir qui, après quatorze ans d’études, n’arrivent pas à distinguer un geai d’un chardonneret ou une bouse de vache d’un crottin.

    Le linceul, recueil mince de nouvelles paysannes, où  l’apprentissage de la mort à travers les yeux d’un enfant qui la découvre devient inoubliable, est à rapprocher de cette trilogie de l'éternelle Castille aux champs noirs, où des êtres rustiques vivent dans des villages hors du temps et du progrès. Car c'est peut-être le livre le plus épuré, le plus dépouillé, où l'écriture est la plus essentielle du Delibes auteur d'une certaine ruralité, dont les valeurs cardinales sont placées sous le signe tutélaire d'une communion viscérale, voire instinctive, avec la nature.

    relire delibesMiguel Delibes se définissait lui-même ainsi : Quand je me regarde de l’extérieur, je vois que je ne suis pas un écrivain génial. Je suis un chasseur qui écrit... (excellent titre de l'un de ses livres)

    Son goût pour le journalisme était par ailleurs démesuré. Il a dirigé le plus important quotidien de Castille et déclina l'offre de diriger la direction d'El Pais! Je crois que quand on vous a inoculé le poison du journalisme, c’est pour toujours, déclara-t-il un jour au Monde. Hemingway a dit qu’il fallait s’en retirer à temps parce que c’est une profession stérilisante pour un écrivain. Je crois que le journalisme est en quelque sorte le prologue de la littérature. En ce qui me concerne, il m’a aidé beaucoup par l’exercice de synthèse qu’il m’a imposé. (Il disait également, avec une exquise politesse, qu’il détestait parler aux journalistes... à moins que ceux-là se passionnent comme lui pour la chasse et la pêche, la truite et la perdrix).

    Et puis il y a le Delibes émouvant, moins rural, celui de Cinq heures avec Mario, et surtout de Dame en rouge sur fond gris, portrait extrêmement émouvant d'une femme presque parfaite, irréelle, qui ressemble à celle qui partaga trente ans de la vie de l'écrivain et dont la disparition, en 1974, l'empêcha d'écrire une seule ligne durant trois années.

    relire delibes 

    Outre les premiers romans comme Lune de loups et La pluie jaune, de Julio Llamazares, jeune écrivain visiblement habité par l'oeuvre de Miguel Delibes, je rapproche l'écriture et l'univers de Delibes de ceux du Jean Giono de Que ma joie demeure et du Grand troupeau, et du Jean Carrière, qui fut son fils spirituel, de L'épervieur de Maheux et de La caverne des pestiférés. Et, plus près de nous, c'est l'univers et l'âpreté des personnages des romans de Sylvie Germain, surtout les deux premiers : Le Livre des nuits et Nuit-d'Ambre, qui m'y font immédiatement penser. Pour aimer lire Delibes, mieux ressentir l'expression du sous-sol de son talent dans le vin de sa prose, il faut avoir aimé aussi, par exemple, Le Llano en flammes et Pedro Paramo, de Juan Rulfo... Cet ensemble forme une sorte de famille littéraire, à laquelle chacun peut ajouter une ou deux lectures, un auteur ou deux...

    J'ajoute aujourd'hui (9 juin 2025, donc) soit quinze ans après avoir écrit cet article, que d'autres voix semblables se sont en effet déclarées. Citons pêle-mêle Franck Bouysse et le magnifique Grossir le ciel, mais aussi Plateau, ou son plus fameux roman, Né d'aucune femme (La Manufacture des livres). Tous les livres de Sandrine Collette publiés par Lattès, le dernier de Carole Martinez, Dors ton sommeil de brute (Gallimard), Natassja Martin et son puissant Croire aux fauves (Verticales; folio), d'autres encore évoqués dans ces pages au fil du temps. L.M.

     

     

     

     

  • Relire Jean Cayrol poète

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    « La poésie n’est pas le résidu de la littérature, ce qui reste après que les romans bavards, les essais désinvoltes, les philosophies de l’aigreur nous ont tendu leur plat du jour. Elle se tient à la fenêtre quand chacun dort, à la porte quand le dernier habitant est parti, au grenier quand l’enfant s’est sauvé en haussant les épaules, sur la cime de l’arbre quand le bûcheron frotte ses doigts engourdis. » Jean Cayrol (1910-2005), « Chacun vient avec son silence », Points Poésie.

  • My Funny Ventoline

    Il ne s'agit pas d'un hommage à Chet Baker (My Funny Valentine), mais d'un texte très personnel que j'ai donné en mai 2021 à un magazine en ligne que j'aime beaucoup, L'Intimiste.

    C'est mon ami Didier Pourquery qui m'avait incité à le faire auprès de Sandrine Tolotti, qui pilote cette délicate lettre littéraire à laquelle je recommande de s'abonner.

    Je suis retombé dessus après avoir discuté ce matin avec un ami d'asthme littéraire (voir la note précédente).

    Je le re-délivre (l'heure est à la reprise). Cliquez sur le lien ci-dessous, et déroulez jusqu'à La carte blanche =>  My funny Ventoline  Ou bien lisez ci-dessous.

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    My funny Ventoline 
    Par Léon Mazzella
     
    Je vivais chaque nuit dans la position de Buddha, lorsqu’il est représenté accroupi, en tailleur, le dos rond, le visage dans ses mains largement ouvertes, et qu’il figure une sorte de tortue à la carapace généreuse. J’étais ainsi sur mon lit d’adolescent, dans ma chambre d’enfant, chez mes parents, chez moi encore, j’avais onze ou douze ans je crois, et ma vie nocturne était réduite à une impossibilité de respirer automatiquement absolument insoutenable, sauf dans cette position, au moins pour un temps certes très court, mais qui avait la vertu de soulager un peu mes muscles, mes os, mon esprit. Je n’aimais donc pas la nuit. Je la redoutais. Elle était synonyme de souffrance. J’aurais voulu l’écourter. Je précédais l’aube d’une heure, parfois, en la hâtant en pensée. Mon amour pour l’aube vient partiellement de là. Je ne parlais pas de mes nuits. Ce tort féconda une fringale d’écriture. Je le crois. La douleur fut peut-être ma chance. Mais à quel prix. J’ai passé des centaines de nuits dans cette position, avec un oreiller calé entre mon ventre et mes jambes repliées. Parfois, je restais ainsi sur la moquette, car le lit m’était trop mou, mouvant, instable, marin ; un hamac sans amarres. Je finissais par penser que chacun devait tenter de dormir ainsi, comme moi, dans cette inconfortable position. En réalité, puisque j’avais connu tant de nuits ordinaires, je savais bien que c’était faux. Mais j’ignorais l’identité de mon mal.  
     
    Surtout, je ne parvenais pas à l’exprimer, comme s’il s’agissait d’une honte, oui, d’une honte. Pire, je crois qu’il m’était acquis que cela devait se passer ainsi. Ne pas parler de ce qui ne va pas, de ce qui fait mal, de ce qui empêche. Telle me semblait être la règle unique. Garder la bouche fermée, les dents serrées. As-tu bien dormi mon fils – Oui papa. Tiens, mange tes tartines, ne te mets pas en retard. Never complain. Et, davantage, en l’occurrence, never explain ; travail d’amont. Les années douloureuses furent nombreuses. Une vingtaine. C’est beaucoup. Vraiment. Ma seule paix, durant tant et tant de nuits, je la trouvai debout, me forçant à lutter contre le sommeil qui m’envahissait pourtant, et à marcher dans la maison, en bas, entre salon et cuisine, et dans le jardin, pieds nus l’été, chaussé l’hiver.
     
    Puisque c’est dehors la nuit que j’ai commencé d’éprouver la nature, je remercie l’asthme de m’avoir familiarisé avec la voûte céleste, avec la voie lactée que j’ai apprise, avec le hululement de la chouette effraie, de la hulotte, de la chevêche, avec l’air chargé de vase et de marée – nous habitions au-dessus de la Nive, à Bayonne, qui charriait deux fois par jour ses remugles montagnards et campagnards à l’aller, et marins au retour. Je le remercie de m’avoir permis d’apprivoiser cette tisane froide des parfums nocturnes de l’herbe, et aussi l’odeur de la rosée, cette autre qui composait un bouquet lié d’une infusion précieuse, une liasse dans laquelle le chèvrefeuille se frottait à la menthe, la rose trémière au tilleul, le gazon tondu à la terre gorgée d’eau. J’écoutais les grenouilles, les crapauds aussi, le chuintement du vol des hiboux, le passage d’un sphinx, gros papillon de nuit, qui venait se cogner au lampadaire municipal, devant le portail de la maison, le passage furtif d’un chat de gouttière, la fuite suave d’un ragondin au poil gominé, car il en traînait, qui remontaient de la rivière, pour venir brouter à l’aise et à l’insu des chiens de garde.
     
    Nous n’avions pas le droit d’être malade, à la vérité. Une sorte d’inhibition causée par la peur de mes parents de voir un de leurs enfants souffrant – mes deux sœurs et moi-même -, m’envahissait. Au moindre éternuement, notre père déclenchait un plan de riposte médical qui, par sa démesure, était grotesque. Mais ça, un enfant le ressent, mais il ne peut encore le dire. Aussi, ai-je toujours étouffé mes éternuements. Le moindre chatouillement de la gorge entrainant un début de toux m’effrayait : ne pouvant la retenir, j’étais aussitôt démasqué, je perdais ma paix, je ne m’appartenais plus. Repéré, objet d’une attention stupide, j’étais aussitôt diminué, réduit à une chose fragile et en danger, dépendante, qu’il fallait calfeutrer, confiner, enfermer, soigner afin d’endiguer le spectre d’un mal plus grand. Je ne sais d’où venait cette frousse de perdre leurs enfants qui animait des parents devenus tellement protecteurs que leur prudence excessive interdisait que nous puissions nous armer en fabriquant des anticorps. En conséquence, ma petite crainte m’obligeait à taire toute égratignure, toute douleur. Mon oreiller absorbait les sons de la toux et de chaque éternuement. La honte d’être malade prit ainsi le relais de la peur. Le sentiment d’être en faute, de faire mal en tombant malade m’étreignait à chaque bronchite. Ainsi passèrent la fin de mon enfance, mon adolescence, et les premières années de ma vie d’homme. L’apparition de l’asthme avait enclenché ces années clandestines.
     
    En 1980, j’avais vingt-deux ans, la disparition de mon grand-père augmenta le rythme de mes crises nocturnes, bien que celles-ci survenaient surtout le week-end, désormais, car j’étais étudiant à Bordeaux, où mes nuits étaient plus paisibles, parfois profondes. Une question d’humidité, sans doute. Mes bronches rétrécirent de tristesse, je ne m’habituais pas à leur chuintement aigu à chaque respiration forcée. Les muscles des épaules et du torse étaient fourbus de devoir se distendre afin d’augmenter la capacité d’une cage thoracique continuellement sollicitée ; par force. Un jour, un copain de lycée, « grand » asthmatique de naissance, me tendit son flacon coudé bleu ciel recouvert d’un bouchon bleu marine. Mais, comme il m’avait déjà dit que son usage l’avait conduit à plusieurs reprises à l’hôpital car il y avait un risque cardiaque à l’utiliser, je refusai. La peur, sans doute, de me retrouver hospitalisé et de recevoir la visite de mes parents, qui transformeraient ma chambre en cellule stérile, en prison à vie, me paniqua. Même si l’étau ne prenait pas de vacances, je choisis de continuer de lutter, de ne pas dormir, d’entamer mes journées épuisé, perclus de courbatures, vermoulu, avec l’impression d’avoir été roué de coups.
     
    Ainsi jusqu’à ce jour de 1991, en pleine brousse, au nord du Burkina Faso. Une crise m’avait soudain saisi à la tombée de la nuit, alors que l’asthme commençait à me laisser en paix depuis quelques années. Il ne s’acharnait plus, mais lorsqu’il resurgissait, il devenait intraitable, ses mâchoires ne desserraient pas. Me voyant empêtré, ayant reconnu les sifflements caractéristiques, un voyageur présent au campement me lança : « Vous semblez avez oublié votre Ventoline en France ». Je répondis que je n’en avais pas, et que je n’en avais encore jamais utilisé. En guise de réponse, il me tendit le petit spray bleu qui ne le quittait pas : « Tenez, vous allez voir, ça va passer tout de suite. Retournez-le, mettez-le dans la bouche et inspirez à fond tout en appuyant dessus. C’est comme ça que ça marche. Allez-y ! ». Je ne réfléchis pas, ôtai le capuchon et envoyai ma première bouffée dans les poumons. Ce fut un choc. La naissance d’un nouveau bonheur. Un miracle. L’apparition de la Vierge. Un orgasme. Un coup de foudre. L’expérience de la sidération. Subjugué, car instantanément débarrassé des griffes du mal, j’éclatais de rire bêtement comme un enfant qui ouvre une pochette-surprise. L’effet fulgurant du salbutamol, la molécule unique composant la Ventoline, son effet bronchodilatateur, m’apparut comme quelque chose d’absolument magique. D’un seul pschitt, d’une seule bouffée de rien du tout, je pouvais annihiler une crise sur l’instant, lors qu’il m’avait fallu jusque-là patienter douloureusement une nuit entière jusqu’à l’aube et au-delà, pour en voir diminuer chacune à mesure, ce jusqu’à l’effacement total. Seule l’anesthésie générale que je subis longtemps après – cette impression de partir inexorablement, de glisser comme du sable entre les doigts disjoints -, produisit un effet comparable mais à l’envers sur mon corps et ma conscience. Je ne conçus aucun regret d’avoir perdu tant de temps. Je n’en voulus jamais à mes parents de m’avoir d’une certaine façon empêché de leur parler du mal dont je souffrais. Je tirais au contraire une certaine fierté de m’être débrouillé par moi-même, de façon empirique certes, mais tout seul.
     
    Depuis, comme chaque allergique, je ne puis me déplacer sans ma Ventoline. Et même si je n’en ai plus l’usage, mon asthme ayant fini par capituler, il me faut quand même (s)avoir un, voire plusieurs sprays pas loin : table de chevet, boîte à gants, sac de week-end. L’oublier pourrait provoquer une angoisse telle qu’elle déclencherait une crise. Aussi, le flacon bleu ciel à bout bleu marine fait-il constamment partie de mon viatique. Aujourd’hui, lorsque la date de péremption est dépassée, je les jette sans les avoir utilisés une seule fois. Et je m’en procure d’autres. Au cas où.
     
    Je remercie aussi cette tentation de mettre ses enfants en couveuse, car se sentir épié en permanence – pour son bien -, génère un besoin de fuir, une soif de solitude. L’envie de s’en sortir. D’apprendre à. Engendre l’aversion pour toute aide. Entretient le devoir de ne jamais se plaindre. Voire celui d’endurer avec stoïcisme. De ne jamais passer pour une victime. D’affronter les éléments, de regarder le soleil en face sans le recours aux lunettes protectrices, d’endurcir son corps, de marcher pieds nus sur le sable brûlant, de prendre des coups et d’en donner parfois. De braver le froid comme la chaleur, la faim et la soif, les ronces comme les vagues. Je pris très tôt le contrepied. J’en conçus une urgente nécessité, un besoin vital. Il me fallut d’abord vérifier qu’un rhume n’est pas mortel et qu’une chute de vélo ne rend pas tétraplégique. Puis, que le surf ou l’escalade ne sont pas des activités si périlleuses qu’on le prétend. Plus tard, que voyager forge la jeunesse. Que courir l’encierro à Pampelune devant les toros envoie sa dose merveilleuse d’adrénaline. C’est donc peut-être grâce à cette surprotection initiale que j’ai toujours aimé braver le risque, faire l’expérience de mes limites, me mettre en danger. Aussi, n’est-ce pas un hasard si j’ai découvert la Ventoline en brousse, après une journée d’approche d’un troupeau de buffles, armé de jumelles, au cours de laquelle je fis une rencontre décisive avec le regard d’un lion.
     
    Reste que l’asthmatique manque d’air, s’il ne manque pas de courage. La course de fond ne sera jamais une discipline dans laquelle il brillera. La course de vitesse sur courte distance (80, 100 m) oui. La nouvelle davantage que le roman. Les histoires d’amour brèves. L’aventure forte, puis classée sans suite. Faire court, ce n’est pas si mal. Que Proust, asthmatique notoire, ait pu écrire une œuvre si ample, aux phrases si longues qu’elles essoufflent leur lecteur à voix haute, laisse penser en somme que son encre était du salbutamol. Funny Ventoline…   L.M.
  • C'ÉTAIT DENIS...

    Un pan assez long de cet hommage ayant étrangement disparu de Kallyvasco à la date du 2 octobre 2020, je le re publie aujourd'hui.Capture d’écran 2020-10-01 à 19.49.38.png

    Évoquer Denis Tillinac, qui vient de nous quitter parce que son cœur sans filtre l’a lâché dans la nuit du 25 au 26 septembre au Clos de Vougeot – quelle élégance du destin -, serait ajouter ici ce que tout le monde a déjà écrit : une belle et solide « nécro » bien ficelée à la manière d’un rôti dominical. Il y serait question des mêmes choses aux mêmes paragraphes. La Corrèze contre le Zambèze, Chirac et les Hussards, la presse de droite et l’édition, le rugby et la clope, l’amitié mousquetaire et la rue de l’Odéon... Je choisis, dussé-je regretter d'ores et déjà de me mettre en avant par ricochet en évoquant ce que j’ai vécu à ses côtés, de rassembler quelques bons souvenirs qui, à mes yeux, résument à leur façon le caractère de Denis. Nous nous étions perdus de vue depuis des années, mais pas de vie. Il vient de perdre la vie. Voici mon point de vue. Que l’on me pardonne ce parti-pris impudique.

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    ... et il me lance pousse toi, je prends le volant. Je l’avais cueilli à la gare de Bordeaux Saint-Jean et nous nous rendions à la réunion annuelle des Amis de Valery Larbaud, à Vichy, association dont nous étions membres cotisants inactifs. En réalité, la raison officielle fut ainsi formulée : on va boire une coupe de champagne au Casino de Vichy, et après on verra. Le soleil brillait en baissant et le pare-soleil de la voiture tombait lentement en chuintant. Au lieu de le remonter, il l’arracha d’un geste sec. Puis lorgna le mien, et l’arracha aussi. Jeta les deux en arrière, sans regarder. Il mit le chauffage à fond, lors que la température était plutôt clémente. J’ai froid, dit-il en allumant la huitième ou sixième cigarette depuis dix minutes. Il péta. Et re-péta. Et encore et encore. J’ouvris ma fenêtre. Il hurla ferme, j’ai froid. Il péta et fuma encore tant et plus, un « fog » aux relents d’arrêt à Facture du train Bordeaux-Bayonne, ou de traversée de Lacq via Mourenx, du temps des colonnes ELF rouge et blanc et de leur fumée sentant l’œuf pourri, envahissaient l’habitacle de ma Golf noire (*). Je hurlai ma désapprobation et la liberté de mon sens olfactif. Rien à foutre. J’ai froid. Voici Denis le « caractériel ». Notre côté ours en partage nous unît très vite. J’aurais pu faire pareil, un jour de mauvaise lune. Ce qui me surprit de prime abord, fut d'entendre l'expression désuète Plait-il? lorsqu'il entendait mal un mot (au lieu d'un banal Quoi?, Hein? ou encore Pardon?). Cela tranchait tellement avec l'allure trapue et bourrue du personnage. J'ai hérité de ce tic verbal, ce qui ne manque jamais de surprendre mon entourage... Parvenus à Vichy, nous vidâmes plusieurs coupes de Brut au Casino afin de tenir parole, avant de rejoindre la bande d’écrivains présents autour de Monique Kuntz, cheville ouvrière de l'association. Je me souviens de Bernard Delvaille, Robert Mallet, Georges-Emmanuel Clancier, Louis Calaferte... On s’y ennuya vite, alors nous filèrent à l’anglaise et éclatâmes de rire sur le perron, retrouvant notre liberté de gamins faisant le mur et l'école buissonnière. Denis me confia qu’il n’aimait guère les écrivains professionnels, et qu’il préférait de loin ceux qui, comme certains Américains, avaient les mains dans le cambouis, qui sont camionneurs, agriculteurs, mécanos, et qui écrivent aussi (de merveilleux livres).

    En 1984, journaliste de 26 ans officiant à Pyrénées-Presse, à Pau (La République des Pyrénées et Éclair Pyrénées), je publie un article sur son « Spleen en Corrèze », intitulé « La mélancolie du localier », qui lui parvient via le service de presse des éditions Robert Laffont. Il m’appelle au journal, me propose un rendez-vous au Noailles, brasserie bordelaise mythique des Allées Tourny, afin de faire connaissance. Je m’y rends, la sole meunière et le vin des graves de Pessac-Léognan nous ravissent, la conversation fuse, plus ou moins aérienne, littéraire, hussarde, on rigole, il gueule, nous sifflons des gorgeons, il fume comme une caserne de pompiers, je grille un ou deux havanes, le serveur iconique, goitreux et bedonnant dont j’ai oublié le prénom nous offre des huîtres en guise de dessert, une amitié naît spontanément. Le déjeuner s’achève aux alentours de 17 h, après avoir fait le tour de nos connaissances communes, avoir dit du mal de la moitié d’entre elles, et infiniment de bien du tiers. Il faut tenir jusqu’à l’heure de l’apéro, pris dans la grotte du Castan, sur les quais de Garonne, à l’entrée du quartier Saint-Pierre. Nous tenons ferme. Puis, nous nous appelons régulièrement, nous nous revoyons, je passe une semaine à Tulle, on monte chaque matin à Auriac, où nous travaillons à mon futur premier roman, « Chasses furtives ». Dans la maison de Tulle, au-dessus de la pharmacie, il m’enferme dans la pièce où il acheva son « Mystère Simenon », me disant qu’il ne se lavait alors plus, qu’il se nourrissait à peine, et que son slip, s’il me l’avait jeté à la figure, m’aurait coupé la tête. Denis... Je me voyais comme Antoine Blondin séquestré par Roland Laudenbach dans une chambre d’hôtel, mais sans les feuillets à passer sous la porte en échange d’une bouteille de rouge... Monique, la sainte femme de Denis, pharmacienne sur la place, « femme de peu », comme il la nommait avec un respect dix-septiémiste en lisant à voix haute le Journal de Samuel Pepys, et tout en me commandant de relire Mauriac plus attentivement (il m’avait offert à Barbezieux le premier tome de ses romans en Pléiade), figurait la permanence, le pilier central, l’abnégation, le mur porteur. Une perle fine et rare.

    Il y a le Denis qui, m’attendant à son tour, plus tard, gare Saint-Jean, s’étant garé sur la voie des taxis, s’était vu conspuer par la profession. En guise de réponse, il avait sorti un cric ou une manivelle et menaçait de fracasser le crâne du premier venu. Par bonheur, je surgissais et calmais le jeu en arrondissant les angles in extremis. Une virée surréaliste s’ensuivit, qui eut pour but imbécile de trouver l’appartement genevois où vécût Lénine. Un type dont on se fichait bien. Et nous voici sur les routes conduisant à la Suisse, échouant bien évidemment à trouver le local, mais vidant des bouteilles de Fendant en savourant des filets de perche dans une auberge chaleureuse, avec feu de cheminée, du Vieux Genève, recommandée à Denis depuis une cabine téléphonique par Gilles Pudlowski. Ronds comme des queues de pelle, nous échouâmes également à retrouver le ticket de parking souterrain. Qu’à cela ne tint, je tordis la barrière métallique qui empêchait la sortie, manquant de me faire un tour de reins, et la voiture put se frayer un étroit passage au prix de généreuses rayures qui provoquèrent un immense éclat de rire à Denis. Nous ne savions alors pas, non plus, comment regagner notre hôtel. Le lendemain (puisque nous parvînmes cependant à dormir sur une couche accorte), pari fut lancé de nous rendre à l’aéroport helvète, d’abandonner l’automobile et de prendre le premier vol annoncé au départ, qu’il fut à destination de Lausanne, de Mars ou de Hong-Kong. J’avoue ne plus me souvenir pourquoi nous restâmes dans l’aérogare. Pourtant, ni Monique, ni Sophie, ma future épouse et mère de mes deux enfants, ne nous enjoignirent de regagner notre bercail en claquant dans leurs doigts délicats, ce que nous n’aurions d’ailleurs sûrement pas fait. Aucune contrainte matérielle, professionnelle ne pouvait alors nous faire renoncer à quoi que ce soit. Je ne me souviens plus, et c’est dommage. Encore que. Quelle importance ! Reste cette envie de se barrer n’importe où, pourvu qu’on ait l’ivresse du départ, qui lui chevillait, serré, le corps et l’âme. Denis, quoi. Je crois que c’est cette fois-là que nous avons pris la route de la Dombes. Pas sûr. Comment vérifier à présent. Peine perdue. Denis avait la bougeotte.

    Parfois, il y avait un coup de fil lapidaire lancé depuis Auriac. Cette fois, c’était depuis Paris. Tu fais quoi ? - Pas grand-chose, je rédige des articles à droite à gauche, pourquoi ? Viens, il y a des sacs postaux de manuscrits en souffrance rue du Bac. Je viens tout juste de reprendre La Table Ronde. Je n’y arriverai pas tout seul, enfin j’ai des femmes autour de moi, mais viens. Saute dans un train, je te raconterai, on va bosser ensemble. L’aventure LTR commença. Deux jours a minima par semaine, je laissais Bordeaux et devenais plus ou moins responsable du service des manuscrits des mythiques éditions de La Table Ronde sises encore au 40, rue du Bac. Stéphane Guibourgé me rejoignit bientôt et on se marrait bien tous les deux, mais notre présence alternait souvent, notre emploi du temps respectif étant aussi élastique qu'une paire de chaussettes fatiguées ou qu'un zlip comme on dit chez moi (Bayonne). C'est d'ailleurs Stéphane qui assista à l'accouchement douloureux des « Mémoires d'un jeune homme dérangé », premier roman de Frédéric Beigbeder. Denis, déjà happé par Jacques Chirac, la francophonie, l’Afrique bientôt, la rédaction de discours, la Corrèze qui le rappelait à la mi-semaine, Marie-Thérèse Caloni avec laquelle il s’enfermait des heures entières dans l’ancien bureau de Laudenbach pour relancer la splendide et juteuse collection étrangère Quai Voltaire, et sans aucun doute afin d’explorer au passage des chemins érotiques buissonniers (Laurence Caracalla, qui avait alors en charge le Service de Presse, ne me contredira pas et fermera ses yeux doux sur le motif), me laissait le champ tellement libre que, parfois, j’étais le comité de lecture à moi tout seul. Allo Denis ! Je tiens un truc, là, c’est très bon. Enfin un manuscrit qui sort du lot (j’en renvoyais une pelletée par jour avec des lettres-type néanmoins personnalisées). Bloque, dit-il. Mais... Il faut que tu le lises. Bloque je te dis. J’ai confiance. Je venais de me mettre en arrêt comme un setter irlandais devant une bécasse, devant celle qui devint la cinquième auteure la plus lue en France de nos jours. J’ai nommé Françoise Bourdin.  Jointe au fil, elle me dit que Actes Sud prenait aussi son roman, « Sang et or ». J’insistai. J’eus gain de cause. Nous le publiâmes. J’étais heureux. Je la rencontrai au cours de la Feria de Nîmes, contrat en poche à faire signer. Depuis, elle fait la carrière que nous savons chez Belfond. Pressé, caractériel, impatient, manquant parfois de vigilance, séduisant pour cela, et puis cette fougue, ces emportements immatériels, son urgence à filer au stade pour ne pas rater le coup d’envoi d’un match, et surtout le Capitole qui le ramenait sur ses terres viscérales, ainsi était Denis. À La Table Ronde, arrachée de son adresse historique, je le suivis rue Huysmans, puis rue Stanislas je crois, puis j’y retournais, rue Corneille, LTR déménagea si souvent. Denis avait transmis sa frousse de l'immobilité, sa nervosité, aux meubles et aux archives. Il fallait que ça bouge, que ça swingue. Denis, quoi... Et puis, à l’automne 1992, un boulot de rédacteur en chef de Pyrénées magazine me fut proposé à Toulouse au moment même – pile-poil -, où Denis me confia, au comptoir du Danton, Carrefour de l’Odéon, où nous avions nos habitudes de fin de journée, qu’il ne pourrait faire ça toute sa vie, et que d’autres taches l’attendait (la Chiraquie, l'écriture d'essais et de moins de romans), bref, qu’il fallait que je fasse office d’une sorte de directeur littéraire. Pam. Je venais donc de signer à Milan-Presse, préférant poursuivre une carrière de journaliste en province, en charge d’un massif sauvage, plutôt que celle d’un éditeur parisien confiné dans un bureau du sixième arrondissement, fut-ce celui-ci. Je crois que Denis m’en voulut un peu, voire beaucoup, de refuser un si beau cadeau...

    Olivier Frébourg honora cette charge douze années durant avec l’immense talent que nous savons et qu'il exerce aux Équateurs depuis 2003, et c’est sous sa férule, via Cécile Guérard, qui devint sa femme et la mère de leurs fils, que je publiais plus tard, suite à un envoi postal volontairement banalisé, mes « Bonheurs de l’aube », puis « Flamenca ». Denis planait dans les hautes sphères élyséennes et ne savait plus où donner de la tête, sinon dans la réédition et la publication des grands classiques du rugby. Son côté mi-Haedens, mi-Herrero. Tout lui. Denis, quoi...

    Souvenirs, souvenirs... Un soir, en sortant à pas d’heure de la rue du Bac, nous traînons rue de Verneuil et tombons dans un bistro de peu de hasard sur Françoise Blondin. Antoine, à l’extrême soir de sa vie, était déjà fin bourré et donc incapable de sortir en compagnie de sa femme (avec laquelle il passait beaucoup de temps à s'engueuler). Il devait réécrire inlassablement au stylo, de son écriture fleurie, enfantine et rondelette, sur la table de la cuisine, entouré de bouteilles vides, la première phrase du « P.C. des Maréchaux »... Nous buvons des coups. Sur coup. Et re-coup. Au bout de trois heures, Denis et moi sommes faits comme des rats, et Françoise Blondin entonne un classique « patron, remettez-nous ça ! ». À ce moment-là, Denis me glisse tu as une bagnole. Oui, dis-je. On va voir Frédéric Fajardie chez lui en Normandie. Tu es fou, Denis, il est bientôt minuit, tu sais où il habite au moins. Non, on trouvera bien, c’est dans le Pays d’Auge, c’est pas aussi grand que la Sibérie ! Putain, Denis, c’est immense, tu déconnes, là. Nous ramenons avec une titubante courtoisie Madame Blondin chez elle, et nous prenons la route avec un peu de sang dans l’alcool, mais suffisamment d’essence dans le réservoir pour nous permettre d’aviser la priorité à droite aux carrefours. L’époque n’était pas encore au téléphone portable et au GPS, et je n’avais que des cartes IGN Top 25 des Pyrénées à déplier sur le capot. J’ai déjà raconté cette virée dans « Dictionnaire chic du vin », à l’entrée Blondin, de même que ma première rencontre avec Jean-Paul Kauffmann à Auriac en 1984, peu de temps avant qu’il ne soit pris comme otage au Liban. En voici de courts extraits : Un soir de soif tardive, nous voilà partis au fin fond des routes normandes à la recherche du ranch perdu de l’auteur de « Brouillard d’automne ». Une échappée blondinienne en diable, comme nous en avions déjà vécues plusieurs. Arrivés – par la grâce de Dieu – et à une heure improbable chez Fajardie, klaxonnant à qui mieux mieux, pleins phares devant sa maison reconnaissable en raison de l’imposant GMC kaki de l’armée américaine garé dans le jardin, qui lui servait de véhicule, et tandis qu’un fusil de chasse pointait sa paire de canons juxtaposés par l’entrebâillement d’une fenêtre à l’étage, Denis sortait la tête hors de la voiture, et que les canons se relevaient, je dessaoulais tout à trac. Et repensais à Blondin. « Tout le reste est litres et ratures ». Fajardie nous avoua que deux secondes de plus, et il tirait dans le pare-brise. S’ensuivirent deux jours de liesse. Avec Kauffmann, ce fut différent. La première fois que je rencontrai Jean-Paul, ce fut à la fin de l’été 1984, chez Denis à Auriac, peu de temps avant son départ malheureux au Liban. Denis m’avait invité au pied levé à déjeuner. Magne-toi, saute dans ta bagnole. Je quittai Bordeaux, où je vivais alors, avec un retard considérable, et je forçais ma vieille Alfasud break rouge, dont la malle s’ouvrait à chaque virage, à dépasser ses capacités, comme on éperonne un canasson qui n’a plus l’âge de galoper follement. J’annonçai mon retard depuis une cabine téléphonique de fortune. Arrivé à pas d’heure (entre quinze et seize), et sitôt claquée la porte de la guimbarde en tentant de masquer ma confusion, je fus accueilli sur le seuil par un inconnu qui me chanta la chanson de Jeanne Moreau, « La peau, Léon », dans son intégralité et sans une faute, avant de me tendre une main ferme, en ajoutant Bonjour, Jean-Paul Kauffmann, à table ! L'autre main tenait une verre à pied de bordeaux qu'il m'offrit. À l’ombre, la malle ouverte de sa voiture débordait de bordelaises de belle extraction. Denis affichait un sourire large comme l’horizon. Il y avait Joëlle, Monique, un feu de cheminée (la frilosité de Denis), ils m’avaient attendu, ils étaient affamés et d’une infinie courtoisie.

    Nous fîmes d’autres virées, dans le Gers avec arrêt à Condom, dans le Lot, dans l’Allier du côté de Moulins, à la rencontre de cousins plus ou moins éloignés de Denis, notamment ce riche cultivateur qui avait explosé sa télévision le 10 mai 1981 d’un coup de fusil lorsque le profil de François Mitterrand était apparu, pixelisé, à vingt heures pétantes. Un mur portait les stigmates de cette accession au pouvoir... Du côté de Brive et jusqu’à Foix, nous allions à la rencontre de légendes du rugby local, des mastodontes rangés des crampons, reconvertis en patrons de bars ornés de maillots boueux et froissés mais encadrés sous verre, de ballons ovales maculés de signatures au marqueur, rangés entre les bouteilles de Ricard et de Suze. Des bestiaux des stades dont j’ai égaré les noms, des mecs velus et doux comme des agneaux de lait. À Tyrosse, il se sentait revivre à cause de l’histoire de ce petit « clup » (écrirait l'ami Christian Authier) de la légende ovale. Et puis Saint-Vincent (de Tyrosse) était le village de Sophie, mon épouse à l'époque, qui nous accueillit deux fois. Denis prenait toujours de ses nouvelles avant de me demander comment tu vas ! (Il m'engueula comme un malpropre lorsque je lui annonçai notre divorce en 2002). Lorsqu’il prenait le volant, ou plutôt lorsqu’il le battait froid avec ses mains à plat, ce qui n'était pas rassurant, il chantait à tue-tête, de sa voix éraillée, et dans un Anglais très approximatif, des chansons d’Elvis Presley qui le faisait retomber dans son songe insondable de « Rêveur d’Amérique ». Denis aimait virer de bord. Il avait le pied terrien et sans doute le mal de mer – je n’ai pas pu le vérifier, même à Anglet, un après-midi de tempête, où il me fit comprendre qu’il lui fallait regagner un bistrot hermétique. Toujours sa frilosité, ses polos Lacoste fermés parfois jusqu’en haut, son pull col ras ou bien en V par-dessus, sa veste à chevrons avec laquelle il devait parfois dormir, et ses paquets de clopes à répétition comme une incessante rafale de mitraillette qui agissait sur sa diction. Denis maugréait ses phrases à venir, puis les éructait, lorsqu’il était en pétard contre une idée, un fait, quelqu’un. Soit fréquemment. Un jour que je pilotais un hors-série pour VSD sur la Coupe du Monde de rugby 2007, je l’appelais pour lui demander de me donner un article du fond de ses tripes sur l’âme du rugby, l’âme des peuples, et surtout son âme à lui. Il me fit parvenir la veille du bouclage par coursier un cahier d’écolier inachevé, rédigé au bic vert, comme à son habitude. J’aimerais bien remettre la main sur ce cahier, ce soir.

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    La dernière fois que nous avons bavardé et partagé quelques verres, ce fut il y a cinq ans dans le VIIIarrondissement de Paris, après une émission de Frédéric Taddei sur Europe 1, à laquelle nous avions été conviés. Il venait pour un roman fraîchement paru chez Plon, moi pour le dictionnaire chic du vin. Le regard de Denis était plus tendre qu’à l’accoutumée, ce soir-là. Au Clos de Vougeot, l’année d’après, pour le salon Lire en Vignes, je ne l’ai pas vu. Étrange. Certaines mauvaises langues me susurraient qu’il délaissait un à un ses amis. Je ne pouvais l’entendre, encore moins le croire. Je me suis résigné, je ne l’ai plus appelé, je l’ai lu parfois dans « Valeurs », et comme je ne recevais plus ses livres, je les achetais sans lui dire le bonheur qu’ils me procuraient, amoindri cependant, en regard de la jubilation procurée par les premiers, ceux des années « Le Bonheur à Souillac », « L'Été anglais », « Maisons de familles », « À la santé des conquérants », « Rugby blues »...  Je viens de les retrouver, tous ceux-là, en éventrant les cartons de mon nouveau déménagement à Bayonne. C’est bien sûr au bic qu’il les a tous signés. Voilà ce que j’emporte avec moi, cette nuit. Ce sont les traces de cette encre, voilà ce que je garde – avant de reprendre l’un de ses bouquins au hasard, et puis non, ce sera « Le Dictionnaire amoureux de la France », allez ! Même s’il pêche par certaines facilités et redondances. Mais Denis était familier de certaines redites, du type « j’ai été déniaisé à l’âge de seize ans, sur une falaise du Dorset, par une Linda aux cheveux platinés, qui n’en menait pas large... ».

    Ce sera donc bouquin en mains, afin de retrouver son rire préhistorique, son regard de rapace dubitatif, ses gestes brusques d’homme délicat des cavernes de l’esprit, sa gouaille amicale, sa fidélité, son impossibilité à rester tranquille – chien fou, chiot de chasse dans une bagnole -, le Denis que j’aime, le Denis que nous aimions, le Denis qui nous manque. Déjà. Allo, tu fais quoi ?..  – J’arrive !

    Léon Mazzella, 30 septembre 2020.

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    (*) Le fait est joliment reporté par Benoît Lasserre dans son hommage, publié dans Sud-Ouest dimanche dernier 27 septembre...

    Photo anonyme (en haut) capturée sur Facebook. Que l'auteur se manifeste et je créditerai ce document. Photo ci-dessous : © Jean-Pierre Muller/AFP. Au milieu, une photo prise (par je ne sais qui) au cours de l'émission d'Europe 1. Taddei de dos, Tilli à gauche, ma pomme à droite.

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  • En feuilletant Georges Henein

    Lorsque la nuit tire en longueur blanche, passer de la philosophie à la poésie devient urgent. La nuit dernière, c'est Henein qui s'y est collé (après Marc Aurèle - lire note précédente, suivi certes de Jaccottet en guise de transition), avec l'épais volume de ses oeuvres complètes (Denoël) parmi lesquelles j'aime à vagabonder en me laissant happer par le mot qui me regarde soudain avec insistance, et m'invite à lire ses voisins de phrase. Et cela peut m'emporter des heures durant, jusqu'au premier chant du merle qui le dispute en mélodie avec celui du rouge-gorge, par-delà la fenêtre. Voire jusqu'au troisième double expresso.

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    Extraits :

    Cerné, au même titre, par l'existence et par son éclipse. Cerné comme un visage qui usera désormais de sa fatigue comme d'un argument littéraire à l'égard de la vie.

    *

    Bel horizon de lave refroidie, aux oiseaux stables, aux pas enchâssés dans l'immobilité suprême, dans le triomphe du manque d'avenir.

    *

    Faire un de ces chemins humains qui se comblent d'eux-mêmes, qui vont, de mousse en repli, jusqu'à l'orgueilleux et ultime effacement.

    *

    L'éventail du brouillard vient à peine de s'ouvrir. C'est le moment où tout peut se feindre, sans que rien puisse se nommer.

    *

    Comment écouter quoi quand le qui n'est plus là, quand l'absence n'est personne ?

    *

    L'insistance de la vie se fait soudain légère. Un cerf-volant passe les cimes.

    *

    Ce qui n'a pas été dit, ce qui a été soigneusement placé hors-circuit, ne se résorbe pas pour autant. Et ce qui ne se résorbe pas finit par constituer non pas du silence, mais un double du langage. Un langage retiré avant l'heure et qui s'alcoolise tranquillement dans sa cachette.

    *

    ...Le délicat pourrissement des confidences refusées...

    *

    Une fleur de silence cueillie sur le chemin des ténèbres intérieures. 

    *

    L'aube n'en finit plus de se lever dans un pays où il n'est jamais midi.

    *

    La disposition amoureuse n'est pas une exigence de la vie, mais une forme de respiration, un principe d'ampleur.

    *

    Il y a sur une certaine table

    un objet qui sourit à travers tous les sommeils du monde

    c'est un visage (...) jamais oublié

    un visage qui berce

    l'infinissable neige du souvenir... 

     

     

  • Toujours à portée de main, Marc Aurèle

    L'insomnie est propice, surtout par une nuit traversée d'orages qui ont illuminé le ciel bayonnais, et de tempête sentimentale propre à dévaster un coeur bien arrimé. Toujours à portée, sous la table de chevet (figurant une trousse de pharmacie) avec quelques potes - Montaigne, Sénèque, Gracq, La Ville de Mirmont, Toulet... -, Marc Aurèle. L'attraper et l'ouvrir au hasard comme on prend des cachets contre la douleur, et/ou les maux de ventre. Geste récurrent, bienfaisant ; salutaire. 

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    Doit-on opposer le fameux Carpe diem d'Horace (et sa suite chrétienne : e memento mori) : cueille le jour et souviens-toi que tu es mortel, à la pensée de Spinoza : « L'homme libre ne pense pas à la mort, sa sagesse n'est pas méditation de la mort, mais méditation de la vie ». Qu'il faille constamment chercher l'ataraxie, la paix de l'âme, en considérant que cette quête est recevable uniquement dans la vie, me semble certain (à condition de ne pas croire en un au-delà). Et qu'il faille avoir le souci (socratique) des autres, jusqu'au presque oubli de soi, aussi. Sénèque : « Vis pour autrui, si tu veux vivre pour toi ». Les Évangiles - que je ne fréquente guère, mais je compte m’y mettre - disent pourtant, en substance, que la bonté suppose le désintéressement total. Elle doit être en quelque sorte spontanée et irréfléchie, sans le moindre calcul, sans la moindre complaisance en soi-même. Pure théorie, c'est vrai... Selon le philosophe Pierre Hadot, seul Marc Aurèle a atteint ce sommet.

    *

    Relisons Marc Aurèle : « Comme il est pervers et déloyal de dire : "J'ai préféré me comporter franchement avec toi." Que fais-tu, homme ? Il ne faut pas dire cela d'avance. La chose apparaîtra d'elle-même. Ces mots doivent immédiatement être écrits sur ton front ; ils se révèlent immédiatement dans tes yeux, comme l'aimé reconnaît immédiatement, dans le regard de ses amants, tout ce qu'ils éprouvent. Il faut absolument que l'homme sincère et bon soit comme celui qui sent le bouc, pour que, volontairement ou non, le passant s'en aperçoive dès qu'il s'approche.  Mais l'affectation de simplicité est comme une épée "cachée" ; rien n'est plus honteux que l'amitié des loups : avant tout, évite-là. L'homme bon, simple et bienveillant porte ces qualités dans son regard, et elles n'échappent à personne. »

    Marc Aurèle, Pensées, Livres VII et IX : « Comprends-le bien, sois sensé ; tu peux revivre. Vois à nouveau les choses comme tu les voyais ; car c'est cela revivre ».

    « Ne pas penser aux choses absentes comme si elles étaient déjà là ; mais parmi les choses présentes, tenir compte des plus favorables et songer à quel point tu les rechercherais, si elles n'étaient pas là. Prends garde aussi de ne pas t'habituer à les estimer au point d'y prendre un tel plaisir que tu sois troublé si elles disparaissaient ».

    « Fais-toi une parure de la simplicité, de la conscience, de l'indifférence envers tout ce qui est entre la vertu et les vices. Aime le genre humain... »

    « Le corps lui aussi doit être ferme et ne doit pas se laisser aller ni dans son mouvement ni dans son attitude. Comme la pensée donne à la physionomie et lui conserve un aspect intelligent et distingué, il faut l'exiger aussi du corps tout entier. Il faut en cela se garder de toute négligence ».

    « ...Ne te suffit-il pas d'avoir agi selon ta nature propre ? Demandes-tu encore un salaire ? C'est comme si l'œil demandait un don en retour parce qu'il voit, ou les pieds, parce qu'ils marchent. De même que ces organes, faits pour un but déterminé, reçoivent ce qui leur est dû dès qu'ils agissent selon leur nature propre, de même l'homme, qui par nature est bienfaisant, dès qu'il accomplit un acte de bienfaisance ou qu'il apporte autrement son aide en des choses indifférentes, agit pour la fin pour laquelle il est fait, et il a son dû ».

    *

    Philippe Jaccottet, Ce peu de bruits (Gallimard) : « D'avoir marché sous ses arbres, on aurait ses manches trempées ; mais nullement de ces larmes des poètes d'Extrême-Orient qui pleurent une absence ou une trahison ».

    « Un peu avant huit heures, la couleur orange, enflammée juste au-dessus de l'horizon, du ciel qui s'éclaircit et où, plus haut, luit le mince éperon de la lune. Il ne fait pas très froid. Cela aide le corps à se démêler du sommeil, et l'esprit à se déplier ».

    « La pluie froide comme du fer ».

    « À cinq heures et demie du matin, sorti dans la brume d'avant le jour, j'entends le rossignol, le ruy-señor espagnol, l'oiseau dont le chant est un ruisseau ». 

    *

    Ramuz, Aline (Le livre de poche) :  « Ses yeux étaient redevenus clairs comme les lacs de la montagne quand le soleil se lève ».

     

     

  • Le lui dire

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    Ne pas tout dire, mais suggérer. La littérature, dont c’est l’obsession originelle, n’a jamais fait autre chose pour exprimer l’amour. Dire et redire je t’aime de façon toujours différente est l’une de ses marottes. La déclaration d’amour en devient un genre. La poésie en témoigne, qui ne se trouve pas que dans le poème, mais occupe aussi le terrain de la prose. Il y a dans chaque déclaration d’amour un souci de fulgurance, de foudre, d’impact. « L’annonce faite à », doit frapper, car elle a l’ambition de ferrer, et de durer.

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    Ambiguïté de l’amour : le mot latin « amor » décrit à la fois le désir charnel et l’aspiration spirituelle ; et révèle ainsi la source même de ce qui nous bouleverse. 

    Omniprésence de l’amour : même les textes sacrés en sont empreints. Le Coran infuse sa sensualité dans la poésie amoureuse, la Bible célèbre le désir érotique dans Le Cantique des cantiques.

    Absolu de l’amour : le chant courtois des troubadours, le chant profond de la « copla » andalouse, cherchent obstinément l’amour pur. Plus généralement, la littérature internationale, intemporelle, ne recréée qu’une seule et même chose : l’aveu qui cloue, qu’il exige une ou 800 pages d’approche !

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    Parce qu’il y a mille et mille façons de le lui dire, l’imaginaire de l’écrivain trouve, depuis l’invention de l’écriture, un inépuisable sujet dont la beauté parfaite est toujours à venir. Toute déclaration, tout « dit d’amour », suggère l’éternité, sinon ce n’est pas un serment d’amour. L.M.
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    Préface à l’anthologie « Les plus belles déclarations d’amour », choisies par Florence Pustienne, éditions fitway, collection minimust, 2006, 2,90€. (Fitway est un label que j’avais créé au sein de Place des Editeurs, groupe editis, et dont j’étais le directeur éditorial).

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  • Connaissez-vous Francine Van Hove?

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    Elle a le regard noir mais doux et lumineux comme le charbon prêt à rougir. Son jeans aussi est noir. Comme son chemisier. Et ses cheveux, noir jais. L’escalier en colimaçon qui transperce son appartement du 14e arrondissement de Paris conduit à un atelier de peintre. C’est le temple du paisible. De la clarté des jeunes filles en fleur, calmes, sereines. Lascives comme on le dirait des Vahinées de Gauguin. Francine Van Hove (née en 1942) peint des jeunes filles et a une vie rêvée : le matin, ses modèles posent pour elle dans l’atelier, et l’après-midi, Francine peaufine, met de la couleur, rehausse les traits, cisèle les regards, et remet sur la toile des objets fétiches (ses madeleines) qui apparaissent  sur la plupart de ses œuvres : la vieille robe rouge, le petit sac rond en cuir, la théière, le bol ébréché, la chaise à moustaches de sa belle-mère, les chaises et les bancs du Jardin du Luxembourg (à Paris) –sa nature-, le vieux jeans 501 complètement délavé et qui a habillé, à l’instar de la robe rouge, presque tous ses modèles. Francine a un professorat de dessin, mais enseigner l’a vite ennuyée : c’était dans un lycée (de jeunes filles) de Strasbourg, dans les années 1963-64. Alors elle peint pour le plaisir, sous contrat exclusif avec la galerie Alain et Michèle Blondel à Paris, depuis tant d’années – elle ne compte plus ; puis celle de Jean-Marie Oger depuis quelque temps déjà. Sa production est restreinte : une douzaine de toiles par an. Cela suffit. J’ai découvert son œuvre par les nombreuses cartes postales qui reproduisent ses dessins. L’une d’elles ma servi à illustrer mon livre « Femmes de soie » (Séguier). Le modèle de cette couverture s’appelle Anne, toujours représentée de dos. L’œuvre s’intitule : « Ôte-toi de mon soleil ! ». Cela me fait penser à l’insolence magnifique de Diogène (voir la note intitulée « CrateSo, Yo ! » sur ce blog).

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    Le style Van Hove ?  Classique et résolument figuratif. Lorsque tous ses condisciples donnaient dans l’abstrait, elle peignait déjà ces jeunes filles d’une sensualité passive, à demi nues, au corps de rêve et au regard tendre. Jamais nues, mais toujours désirables. Lectrices pour la plupart. Certaines ont l'air de s'ennuyer. Ne pas tout montrer mais suggérer pourrait être le credo de la peintre. Son mari, artiste lui aussi, en supporter amoureux, l’a très tôt encouragée à peindre ce qu’elle voulait, sans se soucier de quoi que ce soit, fut-ce les tendances de l’art, et à n’écouter que son inspiration. Puis, l’expérience de la peinture sur tissu fut un détonateur. Un boulot de commande pour une styliste : Francine s’aperçut qu’elle pouvait peindre et en vivre. Son style propre, loin de l’école qui privilégie l’empâtement, l’épaisseur, est fait de légèreté, de fluidité, de silence et de douceur. Elle n’a jamais peint d’homme nu ou à peine dévêtu. Elle « tourne » avec cinq modèles, un par jour. Son premier, Marie-Odile, elle l’a peint en 1972. Elles se voient toujours, Marie-Odile, danseuse professionnelle, est hors d’âge aujourd’hui. Karen est sculptrice. La doyenne peut avoir 40 ans, la plus jeune 19. Côté casting, la couleur de la peau est déterminante : « Je suis anti-bronzage. J’aime les peaux pâles ».  Elle aime les corps architecturés, les filles pas trop minces, avec des formes pleines. Mais elles ont toutes un air de famille, à y regarder de près. Un modèle l’a marquée : Alexandra, « une Tunisienne qui possède la beauté d’un Delacroix avec les couleurs de Rubens ! », me confia-t-elle. Ses peintures ne disent presque rien, et c’est ce qui les rend si attachantes. Ses personnages prennent le petit-déjeuner, lisent un livre, ou Le Monde, elles rêvent, dorment. Elles ne sont que relâchement. Elles sont imprégnées de cette lascivité qui ne ressemble à rien de pervers. Aucune invitation à la luxure. Aucune parenté avec Balthus, Bellmer bien sûr, et tant d’autres. Les jeunes filles de Van Hove sont dans l’abandon progressif, le glissement, dans ce que Barthes nomme joliment le fading dans ses Fragments d’un discours amoureux.

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    C’est davantage du côté des photographes comme Jonvelle ou Sieff que Francine pourrait jeter des passerelles. La représentation pudique et sensible des jeunes filles se retrouve dans ses toiles, où le plaisir simple de l’après-midi, d’une sieste en été… Il y a comme une sensualité prude, silencieuse, qui se dégage de ses peintures. Un je-ne-sais-quoi de possible et d’interdit à la fois. Un charme fort. Et je pense que c’est un sentiment de paix qui domine chacune d’entre elles. Je me sens en affection forte avec l’apaisement immédiat, tonique et durable, que les peintures de Francine Van Hove me procurent. Et vous ?.. L.M.

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  • La chorégraphie du désir

    Le flamenco, c’est tenter d’atteindre le fameux « nada », le rien, le détachement, la mélancolie heureuse ; la volupté de toucher le sentiment profond du renoncement…

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    On dit du tango que c’est un sentiment qui se danse. Le flamenco, tesson de tragédie en travers d’une gorge éraillée, chante la douleur du monde et de l’amour.  Il figure un éclat noir sous lequel on devine le sang et l’eau, le cœur et la sueur, le sein et le suaire. Un cri. Il se creuse pour cambrer la parole. Et le regard. Cette concentration, ce ramassé comme on le dit d’un félin prêt à bondir sur sa proie qu’il tient déjà entre ses yeux.

    Le flamenco offre à la fois chant, musique ou danse purs et ces trois arts entremêlés. Être flamenco, comme on naît torero : une façon d’habiter le monde. Les « coplas » (strophes), ces poèmes lapidaires andalous issus de l’âme gitane, incandescente, indomptable, fière, deviennent les paraboles de l’amour dansé : « Ton visage, c’est la Sierra Morena, et tes yeux, les bandits qu’on y rencontre ». Le flamenco est une ombre portée, un poignet cassé, un regard sombre, une cuisse dénudée. Il traduit avec douleur, dents serrées, la langue noueuse du corps à cœur : « Va et que l’on te tire dessus avec la poudre de mes yeux et les balles de mes soupirs ». Il y a un état d’esprit flamenco. Sur scène ou dans la rue, il ou elle danse en raclant le sol du bout des pieds, en chaloupant ses sentiments. Le corps prolonge l’esprit, obéit à un langage, à une gestuelle codés, sous ses allures rebelle, sauvage. Fauve…

    L’Andalousie, berceau du flamenco, aux origines gitanes, mauresques, de la « marisma », les marais de la plaine du Guadalquivir, l’a vu naître dans les quartiers anciens ou portuaires de Séville, Cordoue, Málaga, Sanlúcar de Barrameda, El Puerto de Santa Maria. Dans quelques « pueblos blancos » perdus, aussi, entre des oliveraies infinies et un « campo seco » où tentent de paître des taureaux de combat. Villages juchés sur des collines aux courbes douces, sensuelles, qui recèlent des « tablaos » (bars chantants).

    A la faveur du hasard et de la bonne volonté de la Vierge noire de Séville, la Macarena, un soir, un  groupe local improvise… un duende peut naître. Le duende est le but absolu du flamenco (inspiration et plaisir total à la fois. Le mot vient de dueño, le maître). Sorte de « saudade » portugaise, sentiment ineffable, transe, il surgit comme la grâce au carrefour des arts conjugués de la danse, de la musique et du chant. À l’improviste, dans la voix d’un « cantaor » entrant soudain en communion avec la danse.  Il peut ne toucher qu’une seule personne, ou bien se répandre comme le feu. Dans le dépouillement du « cante puro », le chant pur, plus aucun son n’accompagne le chant. Ce « silence sonore », brisé par la voix, forme une plainte déchirante, un hymne à l’amour, à la mort. Le duende se recherche. Mais il faut le laisser venir, en réalité. Chacun l’attend, bien sûr, chaque soir de spectacle. Tout le monde l’espère (la langue espagnole s’avère formidable : esperar signifie à la fois attendre et espérer). « Tout ce qui a des sons noirs a du duende. Ces sons noirs sont le mystère, les racines (…). Le duende aime le bord de la blessure et s’approche des lieux où les formes se fondent dans un désir qui brûle…», disait Federico Garcia Lorca en citant un ami qui écoutait la musique de Manuel de Falla.

    C’est pourquoi le flamenco se danse bien mieux en couple. Il contient une double chorégraphie sensuelle. L’apprendre ainsi augmente le plaisir de la complémentarité. Il y a les gestes pour l’homme : mains sur les hanches, bras figurant un geste tauromachique - une passe de cape-, une façon plus forte de taper du talon. Les gestes féminins, en échange direct dans une danse à deux, plus enveloppants, érotisent à l’extrême celle qui joue de sa longue jupe, la tirant, la faisant voler. Ses bras serpentent autour de sa tête tandis que ceux de l’homme seront portés plus bas. Les coups de talons, plus fins chez la femme, enfin, n’en sont pas moins fermes.

    Le vêtement, la couleur, le regard, la gestuelle, se soutiennent. Comme le rouge et le noir s’épousent. Nuit, néant, peau de toro d’un côté. Sang, lèvres, feu de l’autre. La troisième couleur : l’ocre ! Ce jaune sable tirant sur la poussière des sentiers muletiers d’Andalousie, recouvre les souliers noirs des paysans en chemise blanche, la nuque burinée. Jeunes et vieux, en compagnie de citadins branchés, tous se rendent au village pour écouter un chanteur, un guitariste, voir une danseuse. Elle est moulée dans une robe à volants. Il est fondu dans un pantalon noir, la chaquetilla (gilet) boutonnée juste en haut. Leurs chaussures cloutées, à talons francs et hauts, martèlent le sol : « planta-tacon-golpe » (plante, talon, coup). Sous ses longs cheveux en chignon qu’elle libèrera plus tard selon son inspiration, de lourdes boucles d’oreille pour elle. Au-dessus de son regard embrasé et de sa silhouette hiératique, une montera (chapeau droit) pour lui.

    On peut s’initier dès l’âge de dix ans à la danse, au chant, à la guitare. « L’esprit flamenco », rugueux, âpre, sec comme l’été andalou, cingle, se cambre. Franc jusqu’à l’extrême, fier, fidèle, parfois cassant comme du cristal, sous ses atours inflexibles, il cultive l’art du frôlement. En dansant, nul ne se touche : on s’épouse et se déchire des yeux et du silence, ou avec un cri.

    Cette chorégraphie du désir sublimé, tendue vers une érotique parfois insoutenable, le flamenco la pousse jusqu’aux frontières que la plupart des danses franchissent : rock, tango, valse, lambada, invitent à saisir les mains, les hanches, de son partenaire, à le serrer, le faire tourner. Le flamenco cultive au contraire cet art subtil de parvenir à ne pas se toucher en étant extrêmement proche. Il ne joue pas avec la résistance, il la forge et l’évalue sans cesse. Comme il joue avec le sentiment tragique de la vie.

    Le flamenco est dévotion. Une affaire sérieuse. Le chanteur Duquende, artiste « castizo » (de caste), déclara à l’issue d’un concert que le chant flamenco exprime le souci de toute une existence, de chaque instant, avec ses peines, ses joies. Sous l’incandescence ténébreuse de sa démarche, le flamenco cache une véritable gaîté. Associé à la fiesta, aux ferias du Sud de la France en été, et de l’Espagne toute l’année, il respire le bonheur. Duquende poursuit : « Mes sœurs chantaient même en faisant la vaisselle, je les écoutais en pleurant. Je m’entraîne tout le temps et quand je fais autre chose, je continue de chanter mentalement. C’est ainsi que l’on atteint  le « cante de verdad ». Le chant de vérité. Celui qui ne trompe personne. Voisin immédiat du « cante jondo », le chant profond, lequel exprime le génie dramatique, l’essence même du flamenco. Il peut jaillir n’importe où, souligne Michel del Castillo : « Le flamenco est un style, une manière de se tenir debout, les reins cambrés, le menton relevé (…). C’est une posture de défi ironique, une attitude d’indifférence et de mépris. On feint d’ignorer le danger, on s’amuse avec lui ». Baroque, exagéré, archaïsme assumé, le flamenco ? Certes, mais il procure la grâce à « l’être flamenco ». C’est un bandit. L.M.

    Lire

    Flamenco, Mario Bois, Marval.

    Flamenco, photos Isabel Muñoz, texte J.Durand, Plume.

    Flamenco attitudes, Gabriel Sandoval, Solar.

    Le sortilège espagnol, Folio et Dictionnaire amoureux de l’Espagne, Plon, Michel del Castillo

    Le duende, Ignacio Garate-Martinez, suivi de Jeu et théorie du duende », Federico Garcia Lorca, Encre Marine.

    Coplas, poèmes de l’amour andalou, Allia.

    Ecouter 

    Tous les disques de Vicente Amigo, Carmen Amaya, Tomatito, Camaron de la Isla, Diego El Cigala, … 

    La musique du film Vengo de Toni Gatlif, les mises en scène musicales des poèmes de Lorca par Vicente Pradal (Llanto, Romancero gitano) ; enfin, « Jerez. Fiesta & cante jondo »  

    Voir

    Sur place, à Séville notamment, certains spectacles donnés dans le Barrio Santa Cruz. Ou bien au hasard des « tablaos », bars chantants et dansants, de Málaga, de Sanlúcar de Barrameda, de Jerez de la Frontera, et des villages de la côte et de l’intérieur. Le flamenco s’improvise là où il se sent bien. Comme le chant basque.  

    Article de commande paru en février 2009 dans Enjeux/Les Echos, dans la rubrique Une passion, un écrivain.

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  • 4 janvier 60

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    Le 4 janvier 1960, Albert Camus disparaissait. Son ami René Char écrivait alors L'éternité à Lourmarin : 

    Il n’y a plus de ligne droite ni de route éclairée avec un être qui nous a quittés.
    Où s’étourdit notre affection ? Cerne après cerne, s’il s’approche c’est pour aussitôt s’enfouir. Son visage parfois vient s’appliquer contre le nôtre, ne produisant qu’un air glacé. Le jour qui allongeait le bonheur entre lui et nous n’est nulle part désormais, toutes les parties- presque excessives- d’une présence se sont d’un coup disloquées. Misère de notre vigilance…
    Pourtant cet être supprimé se tient dans quelque chose de rigide, de désert, d’essentiel en nous, où nos millénaires ensemble font juste l’épaisseur d’une paupière tirée.

    Avec celui que nous aimons, nous avons cessé de parler, et ce n’est pas le silence. Qu’en est-il alors ? Nous savons, ou croyons savoir. Mais seulement quand le passé qui signifie s’ouvre pour lui livrer passage. Le voici à notre hauteur, puis loin, devant.

    A l’heure de nouveau contenue où nous questionnons tout le poids d’énigme, soudain commence la Douleur, celle de compagnon à compagnon, que l’archer cette fois, ne peut pas transpercer.

  • Les platanes le long de l'arrêt Toulet

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    Dépêché dès potron-minet par une urgence relative consistant à glisser un recueil de poèmes dans une boîte aux lettres voisine, je chevauchais sur ma moto Brixton en me rêvant estafette par temps guerrier. Mission accomplie, je poursuivais au gré, chemin faisant. Et tombais, abasourdi devant le nid d'une fraîche promise, sur une aberration. Tous les arbres - de forts beaux platanes - de l'avenue qui mène à son adresse, avaient été réduits à néant. Cette castration en règle à ras le tronc, le long gauche de l’avenue Monseigneur Mugabure en la remontant ce matin sur le gravier de Guéthary, me fit l’effet d’une décapitation capitale, collective et injustifiée. Je remontais le cours d’une exécution générale. Je cessais de compter les victimes au-delà de neuf. Les merles, les rougequeue noirs, les mésanges charbonnières nombreux hier encore à passer d’un arbre l’autre, fussent-ils rabougris car étêtés de frais, se taisaient à présent, observant le deuil de leur comptoir, comme la tronçonneuse s’était tue par pudeur, voire honte. Le forfait accompli, il restait à compter dans le bleu du ciel quelques splendides indifférents, goélands leucophée, milans noirs en maraude depuis plusieurs semaines. Les passants croisés se rendaient-ils compte, j’en doute. Le paysage avait changé tout à trac. Un pan d’histoire était tombé comme après un coup de hache insensé du Malin. À l’arrêt « Toulet » de la navette estivale qui attend son panneau, sur cette même avenue emblématique du village, je pensais à Paul-Jean dont nous venons de fêter le premier Prix (je siège au jury) et à cette évocation tragique dans la XIVe de ses Romances sans musique : « Et des platanes d’or le long gémissement »... Je rebroussais chemin, car le Madrid est fermé le lundi, et m’allais songer sur le sable de Senix (je n'aime pas dire Cenitz) aux arbres dessinés par Georges Ribemont-Dessaignes illustrant ceux de Prévert, devant la grande bleue - à marée basse à l’instar de mon cœur. L.M.

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  • Jaccottet, encore

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    Il y eut, juste après la disparition, le 24 février 2021, du très grand Philippe Jaccottet, deux inédits, Le dernier livre de Madrigaux, et La Clarté Notre-Dame (reparus le 22 mai 2025 en Poésie/Gallimard), pour nous rappeler à l’essentiel, soit au chant fragile des oiseaux à l’aube dans un verger de peu planté de longue date à Grignan, dans la Drôme, l’écho d’une cloche des Vêpres à Salernes (où vécut sur le tard le regretté Pierre Moinot), « dans l’enceinte sacrée, très-haut » (Hölderlin), des mots simples comme de ces brindilles dont Char rêvait de bâtir un rempart, des mots tragiques à peine, crépusculaires, d’un poète avouant son grand âge et citant Hölderlin encore comme on lance un grappin, « Énigme, ce qui sourd pur ». Des textes essentiels et néanmoins heureux, surtout lorsqu’il s’agit d’évoquer Claudio Monteverdi, « c’est par urgence que sa voix prend feu ».  « Ainsi lié, je me délivre de l’hiver »... Jaccottet a rejoint, à 95 ans, « le tissu bleu du ciel ». Et nous continuerons d’entretenir commerce quotidien avec son œuvre capitale. L.M.

  • Parthenope, Tasio, Ingeborg Bachmann...

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    Parmi les films vus récemment au cinéma, outre « Tardes de soledad » déjà évoqué ici (déroulez plus bas jusqu'à la note du 26 janvier dernier), je signale deux chocs et une jolie surprise : « Parthenope », chef d’œuvre de Paolo Sorrentino (« La grande bellezza »), avec une divine actrice, Celeste Dalla Porta, qui symbolise à elle seule Naples et tous ses sortilèges – la liberté, l’amour, le vice, l’audace, l’insouciance, la mer réparatrice ou engloutissante... Un film d’une beauté et d’une densité rares, avec la patte de Sorrentino, ses plans serrés, la musique ourdie et les plans larges avec beaucoup de personnages, la délicatesse de sa caméra lorsqu’elle s’attarde sur un pan de paysage lointain, un pli, un acteur de dos, un vêtement bercé par un vent léger.

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    Il y a aussi « Tasio », de Muntxo Armendáriz, sorti en 1984 et qui ressort dans une version modernisée. Nous sommes dans la montagne basque, navarraise, dans un hameau d’une pauvreté extrême, après la guerre civile. Il est charbonnier (olentzero), il est amoureux, elle est folle de lui, l’existence est précaire, il faut braconner et pas se faire prendre, les sentiments sont forts, les acteurs (y compris les enfants) d’une vérité et d’une sincérité rares, et les paysages magnifiques. Je m’apprête déjà à revoir ce film, qui se situe dans la veine des « Saints innocents » de Mario Camus, d’après le beau roman de Miguel Delibes.

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    Enfin, il y a ce biopic de l’immense poétesse autrichienne « Ingeborg Bachmann » (c’est le titre du film), centré sur sa relation amoureuse compliquée avec le dramaturge Max Frisch, ses années d'errance entre Rome, Zurich, Vienne et le désert qui la sauvera grâce à un jeune amant. Il est aussi question de son impossibilité soudaine à continuer d'écrire de la poésie, en 1962, comme conséquence de sa rupture avec Max Frisch. On eut préféré voir Paul Celan à la place, avec lequel elle eut aussi une belle histoire, et qui fut moins tordu que Frisch. On croise en revanche le maestro Giuseppe Ungaretti, et cela fait toujours quelque chose, au cinéma (de même que nous voyons un John Cheever décati mais touchant, incarné par Gary Oldman, dans « Parthenope »). Le film, de Margarethe Von Trotta (« Hannah Arendt », « Rosa Luxembourg) vaut surtout par l’interprétation magistrale et d’une sensibilité bouleversante de Vicky Krieps, dont les ressentis sont admirablement suggérés, et filmés. L.M.

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  • Revenons au Bordeaux

    Je confesse avoir sacrifié à une triste mode, celle du « Bordeaux bashing », du temps que je sévissais encore sur le sujet vins dans les gazettes, notamment L’Express, Tanin, Grand Seigneur, « M » Le Monde, ailleurs... Elle était idiote, cette manière bobo de snober, de vilipender, de conchier, de mépriser un monument, au prétexte que les châteaux bordelais demeuraient « fermés », froids, distants, suffisants, et leurs vins chers, voire très chers, somme toute moins intéressants qu’on le prétendait depuis des siècles – surtout par rapport aux AOC en plein essor de la vallée du Rhône, du grand Sud-Ouest, du Val de Loire, d’Espagne, d’Italie, de partout, et de toute façon ils étaient de longue date tournés vers « l’export », soit dédaigneux des papilles de la nation. Le mouvement prit de l’ampleur dans la profession. Cavistes, restaurateurs, bars à vins, mes copains de tire-bouchon, tous nous nous moquions très imbécilement de la planète des vins de Bordeaux. Nous boycottions. Puis, je me suis retourné, j’ai réalisé que, durant les douze années que j’avais vécues à Bordeaux, et où j’avais forgé mon palais en dégustant pour le travail et le plaisir dans cent et un châteaux, je m’étais même acculturé au Merlot et aux Cabernets, une certaine architecture organoleptique avait poussé, grandi en moi. Quittant Bordeaux fin 1992, je redécouvrais Syrah, Mourvèdre, Cinsault, Sangiovese, Tempranillo, Viognier, Chenin, Chardonnay, d’autres, dans les régions qui les magnifient avec maestria. Je commençais à renier, ce qui est manifestement déloyal.

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    Bref, trois flacons bordelais de non modeste extraction sont venus secouer mes papilles ces derniers jours, à la faveur d’envois dont ma boîte aux lettres se réjouit.

    Le premier porte le prénom de mon fils, mais en référence à une couleur que je ne connaissais pas. Le « bleu Robin » désigne celui d’une argile, mêlée au silex et aux calcaires du sol et du sous-sol où naît ce vin de Castillon Côtes de Bordeaux (2020, 23€). L’appellation a le vent en poupe, grâce à de sérieux vignerons comme Jan Thienpont *, lequel, en 2018, fit renaitre de ses ruines ce bijou nommé Robin, situé à l’extrémité Est de l’appellation. 100% bio, composé de 80% de Merlot, 10% de Cabernet Franc, 5% de Cabernet Sauvignon et 5% de Malbec évoluant sur un domaine agroécologique, c’est un rouge gourmand, possédant du claquant, de la fraîcheur et une belle concentration. Fruits rouges et noirs au nez se retrouvent en bouche augmentés d’une note légèrement épicée du meilleur effet.

    Le second est un Haut-Médoc, Moulin du Château La Lagune (2021, 19€. Label Biodyvin attribué au domaine cette année-là. En conversion biodynamique, La Lagune est un 3e Grand Cru Classé en 1855), propriété de la charmante viticultrice Caroline Frey, même si c’est sa sœur Delphine qui conduit le Moulin depuis 2019. À une centaine de mètres du célèbre château, se trouve un moulin à vent, d’où le nom de ce second vin à l’étiquette bleue splendide, illustrée d’une huppe fasciée posée sur une tour, et d’insectes notamment : le minéral, le végétal et l’animal sont délicatement figurés, comme pour signer la féminité du domaine et l’accent mis sur la nature. Le sol est de graves légères et de silice qui apportent grâce, équilibre et finesse aux cépages. 51% de Cabernet Sauvignon, 42% de Merlot et 7% de Petit Verdot compose cette cuvée ayant passé un an en fûts, dont 40% étaient neufs. Sa robe rubis semble de sortie pour une soirée élégante. Le nez de fruits rouges tire sur la légère acidité de la groseille. Une grande fraîcheur en bouche comme un regard franc ou une note juste achève de nous séduire.

    Le troisième appartient à la famille du comte Léo de Malet Roquefort, et se nomme château Chapelle d’Aliénor by La Gaffelière (2020, 9,5€), anciennement château Chapelle Macaran. Avec La Gaffelière, nous sommes en AOC Saint-Émilion (1er Grand Cru, situé entre les collines de Pavie et Ausone), mais cette Chapelle est classée en Bordeaux Supérieur. 60% de Merlot et 40% de Cabernet Franc composent une cuvée rouge attractive qui naquit sur 52 ha d'un sol argilo-calcaire. Robe profonde, nez de cerise et de prune, tanins denses mais souples, rondeur et soyeux en fin de bouche. Pas fou quand même, mais un bon rapport qualité/prix.

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    L’escorte littéraire était composée du nouveau roman de l’exquis Jean Le Gall, « Dernières nouvelles de Rome et de l’existence » (Gallimard, Hors série Littérature) ou la vie de Nicola Palumbo qui démissionna de la tête d’un parti politique révolutionnaire pour s’engager comme simple vendeur de canapés. Le regard suraigu que l’auteur porte sur les différentes facettes de la société romaine des années 1969 et suivantes est percutant et fin. Dès les premières pages, Nicola rencontre « La » Mangano (Silvana) et un dialogue de séduction s'engage parmi les canapés convertibles. La littérature permet tout. Nous pensons aux comédies italiennes à la Risi ou Sorrentino et la figure dilettante, ironique, libre de l’acteur Toni Servillo semble s’inviter entre les pages. Nous y reviendrons, car sa lecture n’est pas achevée. Rappel : le précédent livre de Jean Le Gall, coécrit avec Jean-Paul Kauffmann et Jean-Luc Schilling, « En défense des vins de Bordeaux » (Le Cherche Midi) comme son titre l’indique, partait en guerre contre le Bordeaux bashing afin de réhabiliter avec sérieux et talent l’une des très grandes régions viticoles que compte la civilisation du vin, dans les verres ainsi que dans les esprits.

    Jean-Noël Rieffel signe son second opus avec « Aimer comme un albatros » (Equateurs), où il est question comme précédemment de sa passion pour les oiseaux et surtout sur les bienfaits que ceux-ci font à l’âme. En toile de fond, il y a un divorce douloureux. Très douloureux. Et en surface, léger comme la plume et délicat comme l’aile de géant du roi de l’azur cher à Baudelaire, il y a le pansement merveilleux que procurent donc les oiseaux à qui sait les observer. Le tout enveloppé dans les livres enchanteurs de Maurice Genevoix. Et le lit de la Loire, si chère à Jean-Noël.

    Afin de prolonger cette lecture, il y a l’intéressant « Ornithérapie » de Philippe J.Dubois et Élise Rousseau (Albin Michel), ou comment réduire son stress en prêtant attention aux oiseaux, à leur chant, à leur vie. Les observer chaque jour, les écouter la nuit, fait beaucoup de bien – j’en suis convaincu depuis ma plus tendre enfance... (Certes, ce titre peut sentir le faisan de rayon développement personnel, l’attrape-nigaud égaré, mais non. On y croit car nous pratiquons).

    Pour finir, la compilation d’une soixantaine de chroniques littéraires parues dans L’Express du maître en la matière (avec Renaud Matignon), Angelo Rinaldi, est un cadeau du ciel. « Les roses et les épines » (Éd. des Instants) clin d’œil sonore aux « Roses de Pline », roman du même auteur, analyse les livres, ausculte les écrivains, les hisse au pinacle ou bien les descend en flammes, mais toujours avec une plume étincelante. François Nourissier avait dit de Julien Gracq qu’il était le patron (des écrivains. Un écrivain pour écrivains, en quelque sorte). Nous pouvons dire que Rinaldi est le patron des critiques. D’Aragon à Zweig en passant par Camus, Voltaire, Drieu La Rochelle, Gadenne, Flaubert, Vialatte, Léautaud et cinquante autres, ce recueil précieux figure une leçon d’intelligence et de style.

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    Escorte musicale : Now we are free, thème du film « Gladiator », de Ridley Scott, une musique composée par le grand Hans Zimmer, à écouter en boucle en lisant en écrivant (et en dégustant). Cliquez là => Gladiator

    L.M.

    * Un nom qui résonne à Pomerol et en Francs Côtes de Bordeaux.

     

     

  • Shakespeare avant Toulet

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    L'un des vers les plus fameux de Paul-Jean Toulet se trouve dans l'un de ses plus beaux poèmes aussi, qui figure dans le recueil Chansons, et qui commence par cette Romance sans musique : Dans Arle, où sont les Aliscams...

    Le vers est celui-ci : Parle tout bas, si c'est d'amour, / Au bord des tombes.

    Il se trouve que dans la scène I de l'acte II de Beaucoup de bruit pour rien, la comédie de William Shakespeare, Don Pedro dit : Parlez bas, si vous parlez d'amour ou Parle plus bas, si c'est d'amour, selon les traductions. C'est juste une remarque, comme ça, en passant... L.M.

    (Une anthologie de citations de Shakespeare est même parue en 2016 chez Grasset portant ce titre).

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    Quoiqu'il en soit, à Stratford-sur-Avon ou bien à Guéthary, il convient de parler tout bas, si c'est d'amour... Mieux, ne pas en parler mais le faire, c'est tellement bon.

  • De deux crémants

    Il est devenu banal de répéter qu’un bon crémant vaut mieux qu’un mauvais champagne. Ce fut d’ailleurs le titre d’un article que j’ai publié il y a deux ans environ dans le magazine « Tanin », à partir d’un banc d’essai de pas moins de soixante-cinq crémants de la France entière effectué à la maison avec le concours de quelques amis armés de papilles aguerries.

    Là, je viens de déguster juste deux effervescents qui confirment qu’un brut de base champenois est souvent médiocre, qu’il soit élaboré par une marque ou par un manipulateur récoltant (on trouve de tout parmi les champagnes de vignerons), et que certains crémants les surpassent avec maestria (y compris bien sûr par leur prix).

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    Le premier est en AOC Crémant de Bourgogne, il se nomme De Vergy (2020), il est issu de Pinot noir, de Chardonnay, de Gamay et d’Aligoté, et il a vieilli au moins 36 mois sur lattes. À l’œil, le cordon est discret, comme la mousse, sous une robe brillante. Au nez, l'agrume le dispute à la pêche, mais les notes florales l’emportent. En bouche, la pomme s’ajoute aux flaveurs précitées et la finale est tendre. Il a correctement épousé une truite pyrénéenne crue, à peine citronnée, ainsi qu’une poignée de Saint-Jacques vivement snackées.

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    Il escorta silencieusement les poèmes de la chanteuse Clara Ysé, « Vivante » (Seghers). Extrait : Beauté / Ta voix sur le fil / Ton étreinte tendre / Bleutée de nuit / Les oiseaux ont traversé l’océan / Pour t’entendre respirer. Et les fragments délicats de Sylvain Jamet, « Notes fantômes » (Louise Bottu). Extrait : Note sur le réel : Décrire simplement le réel, avec ou sans brouillard, n’est pas une tâche facile. Le réel est superbe, toujours, mais tout le monde s’ennuie et saute les pages.

    Pour la longueur en bouche littéraire, ce crémant se réjouît du « Murmure », du regretté Christian Bobin (folio), lequel évoque le froissement d’ailes gigantesque que la chorégraphie d’un immense vol d’étourneaux produit dans le ciel. Extrait :  Quand le génie entre en scène, ce n’est pas lui qui est là, c’est la délicatesse infinie de la vie, le stéthoscope plaqué sur la poitrine de Dieu, les battements qui s’accélèrent, les tambours de l’amour immortel. Le retour de l’esprit. Deuxième escorte, musicale comme il se doit : passée une sélection de pièces pour viole de gambe de Monsieur de Sainte-Colombe interprétées par Jordi Savall, nous passâmes à The Durutti Column, « Bordeaux ». Cliquez là =>  La Colonne Durutti

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    Le second crémant dégusté nous vient du Jura et il a notre préférence sur le bourguignon. Domaine Maire & fils (Brut millésime 2019). Ce 100 % Chardonnay présente une robe qui a du claquant. La bulle est fine et danse agréablement le long de la paroi du verre. Prune noire, pomme verte, citron jaune sautent au nez. C’est sec mais point aride, et l'acidité est sérieuse mais équilibrée. Un crémeux soyeux achève de nous séduire en bouche. Il prit une pintade savamment marinée à la hussarde, non sans avoir fait montre d’audace face à des crevettes crues franchement mâtinées de curry.

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    Nous lui avons servi « Stanislas » de Simon Liberati (Grasset) dont la sincérité profonde n’a d’égale que la profondeur du style de ce roman intime, en forme de confession. Et les poèmes de la grande Ingeborg Bachmann, « Toute personne qui tombe a des ailes » (Poésie/Gallimard), laquelle est d’ailleurs le mentor spirituel de Clara Ysé.  Extrait : Les nattes se défont, les couples d’ombre sombrent / dans le brouillard, de la colline proche / roule la lune stérile, prend possession des champs / et le pays à sa solde toute une nuit durant. Et pour le côté primesautier des bulles, la légèreté d'un roman épatant de Marin de Viry, « Le continent masculin » (Rocher). C'est percutant, précis, satirique, drôle, brillant, désaltérant et si bien écrit. Extrait : Ses propres dîners étaient comme un délassement un peu passé de mode dans sa vie, comme le ski de piste à Courchevel.

    L’escorte musicale fut composée d’un pot-pourri de Nat King Cole en Espagnol, puis d’un classique si sensible, « La romance de Nadir », issu de l’opéra de Bizet intitulé « Les pêcheurs de perles » dans l’interprétation qu’en donna Tino Rossi. Et oui. Pas de Pavarotti ni même de Caruso aujourd’hui (en hommage à mon père qui adorait Tino). Cliquez là =>  La romance de Nadir  L.M.

     

     

  • L'estate della Corricella

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    Coïncidence heureuse : en l'espace d'un mois, deux filles d'amies m'ont adressé ces photos en arrivant à Procida chacune à leur tour (Caroline il y a un mois, et Clarisse hier - elles ne se connaissent pas), non sans avoir entamé leur séjour en acquérant mon mini récit d'amour à la fois romantique et tragique (comme il se doit) et néanmoins bilingue, sur le motif, à la librairie de l'île Nutrimenti qui nous tend sa vitrine à la descente du ferry de Caremar en provenance de Naples, et à deux pas d'Il Cavaliere, bar où il convient de s'asseoir illico (non) presto afin de commander un caffè e una sfogliatella, voire une lingua de bue al limone, sinon "c'est pas jeu"...
    À ce propos, mon éditeur italien, napolitain de surcroît, soit ma sympathique éditrice Giulia Giannini (Giannini editore) me presse de battre tambour (mais je suis tellement nul à ce jeu) aux fins de solliciter les lecteurs français possibles de ce diable de petit bouquin. Ce que je m'efforce de faire à l'instant, avec les moyens du bord. Alors : vous pouvez commander l'opuscule sur le site de l'éditeur, Giannini Mazzella, ou bien sur les sites de vente de littérature en ligne dédiés, et il y en a pléthore. L.M.
     

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  • Maubert

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    Je retrouve une note de lecture rédigée en décembre dernier : Franck Maubert m’a renversé avec la sincérité de sa prose, la qualité de son écriture précise et sensible, et surtout l’osmose (bien plus forte qu’une empathie) avec un paysage, des réminiscences historiques, une poésie, un personnage présent/absent, une immersion « Avec Pierre de Ronsard » (Mercure de France) des plus délicates, des plus subtiles. L’auteur est « dans le paysage, il glisse avec lui, il vit avec lui ». Il clame (à la suite d’André Breton) le fameux mot : « j’ai cessé de me désirer ailleurs », lorsqu’il sent viscéralement que c’est LÀ qu’il doit désormais vivre. Et écrire. Il éprouve dans sa chair et sur sa peau le calme, la sérénité, l’humilité, le grandiose, la finesse, la discrétion d’un paysage propice et – veut-il le croire – inchangé depuis des siècles (même s’il sait que...). Ici, « le paysage devient pays et s’impose, et repose ». Maubert éprouve le magnétisme d’un paysage empreint de littérature, de poésie simple, amoureuse : « un paysage à qui parler ». L’auteur respire Ronsard, vit comme habité par le poète, et toujours dans l’imprégnation d’une nature douce et accorte. Et c’est très beau.

    C'est pourquoi je l'ai défendu avec une véhémence mesurée qui convenait, lors des dernières délibérations du Prix François-Sommer, mais je ne fus pas le seul juré à brandir ce petit livre bleu ciel - Eric Neuhoff, Nicolas Chaudun, Xavier Patier avaient aimé le livre de Franck Maubert autant que moi. Et le prix 2025 lui revint. Justice. L.M.

    J'évoquerai ses Histoires naturelles ici bientôt, je les ai entamées; elles me ravissent.

     

  • Le jury

    Le premier Prix Paul Jean Toulet sera remis le 17 mai prochain en fin d'après-midi quelque part à Guéthary, où le poète délicat des "Contrerimes" repose depuis 1920, et ne cesse, nous en sommes certains, de prendre garde à la douceur des choses, et de parler tout bas, si c'est d'amour, au bord des tombes, lorsque se taisent les colombes...

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  • Aimer pour aimer

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    Pas le temps de discourir, car j'ai trouvé cet ouvrage ce matin à midi cinquante dans ma boîte aux lettres. Juste eu le temps de relire ces classiques. Et même si je déteste les célébrations, les anniversaires, les fêtes pétries de marketing comme la Saint-Valentin (laquelle m'évoque d'abord un massacre mafieux entre gangs à Chicago au temps de la prohibition et de la grande crise de 1929, commandité par Al Capone, amoureux notoire d'alcools de contrebande qui n'étaient pas d'Apollinaire), je sacrifie au plaisir de vous inciter à lire cette petite anthologie amoureuse placée sous le signe de l'amour d'aimer, de l'amour de l'amour, laquelle rassemble une poignée de champions hors-norme du vers délicat : Pierre de Ronsard, Louise Labé, Marceline Desbordes-Valmore, Catherine Pozzi, Louis Aragon, Guillaume Apollinaire et Jean Genet. Leurs célèbres poèmes, que nous avons tous recopiés un soir ou l'autre au Bic ou à la plume Sergent-Major afin de la, ou de le séduire, sont là. En 96 pages, voici un concentré de désir, d'aveux palpitants, d'érotisme contenu, de sentiments tenus bride courte et serrée, les genoux aux flancs collés tenant lieu de (bonne) conduite; afin de garder les mains libres, bras en croix, yeux fermés... Amoureux, va donc en avant, calme et droit, de façon cavalière au sens premier du terme. Et si ta convoitise refuse l'obstacle que ta maladresse lui sert par inadvertance, jette ton coeur par-dessus, car alors tu suivras, et l'emporteras. L.M.

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    Ce besoin d'aimer pour aimer. Des poètes de l'amour. Édition d'André Velter. Avant-propos de Camille Laurens (Poésie/Gallimard).

  • Tardes de soledad

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    Vu, hier soir au FIPADOC, le festival du documentaire qui se tient à Biarritz jusqu’au premier février, un film extraordinaire sur la tauromachie signé Albert Serra et qui se concentre sur le torero péruvien star du moment Andrés Roca Rey. La corrida n’avait jamais été filmée ainsi et c’est heureux si le réalisateur et ses caméras numériques, les micros sans fil glissés dans les habits de lumière du torero et de sa cuadrilla ignorent, voire se fichent de l’art toreo au sens technique du terme. Les cadrages, serrés, en plans rapprochés, sont impressionnants de vérité, de sang, de sueur, de regards fauves, de pelea – de lutte, de chorégraphie sauvage, primitive et essentielle ; mystique. Jamais nous n’avions entendu, sur la pellicule, outre les pasos dobles joués par la fanfare et la rumeur du public, l’échange permanent entre les peones et le maestro. Ni - et ce sont des moments exceptionnels du film - le souffle du toro, dès la première image, aussi rarissime que vrai. Ainsi que le souffle du torero. Des sons très forts, qui en disent tant sur l'échange par cet étrange langage, dans le combat. Il faut pour cela avoir vécu cet « opéra en trois actes » depuis le callejon, et j’ai d’ailleurs eu cette grande chance durant de nombreuses années d’assister ainsi à tant de corridas (merci ma carte de presse, des relations, et bien sûr des retombées sur le sujet dans quelque gazette), écoutant les conseils incessants, les encouragements lancés à un torero infiniment seul face à la mort envisagée, et nous planqués derrière des planches rouges, prenant un jet de sable projeté par le toro, me faisant bousculer par un peon pressé de sortir faire son boulot tandis que je faisais une mise au point avec mon Nikon, respirant la chaleur, les odeurs mêlées de sang, de poil de cheval, de cigare ; de peur aussi. Tout cela, « Tardes de soledad » le montre avec un talent fou. Aucun commentaire ajouté, du brut, du vrai. Nous suivons de manière volontairement répétitive Roca Rey et sa cuadrilla d’arène en arène, via la camionnette, la chambre d’hôtel – le scènes d’habillage et de déshabillage du torero sont précieusement impudiques. Peu importe à Serra la qualité des passes (les cadrages sont parfois trop centrés sur la masse du toro, les fesses du torero, ou bien – et c’est subtil, sur les pieds, les sabots, ou bien les couilles de l’un et de l’autre). Serra se fiche du fer de l’élevage du toro (on guette la cuisse droite qui passe trop vite), il agit comme un peintre, un musicien, il capte l’essence du combat, ses rites, sa nature crue. La mort du toro est filmée sans ambages, la réalité est là, et le réalisateur tente de maintenir un regard « équilibré » disait-il hier après la projection à la gare du Midi, à Biarritz, sur le sujet, bien que nous ayons eu l’impression qu’il ménageait la chèvre et le chou, mais surtout la chèvre, soit le discours ambiant volontiers « anti »... Les échanges des peones sont un régal, bien que répétitifs (c’est le choix du montage) lorsqu’ils flattent leur patron en mettant l'accent sur le volume sans cesse grandissant de ses huevos (ses valseuses). Roca Rey, qui n'aurait pas encore vu le film (dixit le réalisateur hier soir) n'aurait pas aimé (?) le traitement qui lui est réservé. Il a déclaré à Serra que celui-ci l'avait trahi. À suivre... L’esthétique en rouge et noir, et couleur sable aussi de ce documentaire de deux heures (le temps d'une tarde), est toujours baignée d’une lumière incandescente. Seul reproche : dans ces échanges bruts, il est parfois question du toro comme d’un ennemi honni, un « hijo de puta » à éliminer au plus vite, lors que nous savons qu’il est autrement adulé, divinisé par le monde entier de la tauromachie à pied et à cheval. L.M.

    Le film, qui a déjà remporté la Concha de Oro au festival de San Sebastian, sortira sur grand écran à la fin du mois de mars prochain.

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  • Prix François Sommer 2025

    Ce fut une belle soirée de remise du Prix à Franck Maubert (mardi 10, au 60 rue des Archives à Paris), qui suivait une âpre délibération au cours du déjeuner : Carole Martinez faillit l'emporter avec son magnifique "Dors ton sommeil de brute". Mais "Avec Pierre de Ronsard" eut le dessus pour sa grâce et sa lecture poétique du paysage des bords du Loir où vécut Ronsard... L.M.

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    FRANCK MAUBERT, PRIX FRANÇOIS SOMMER 2025

    Créé en 1980, le Prix François Sommer honore chaque année une œuvre – roman ou essai – qui explore les rapports de l’Homme à la nature et au vivant. Franck Maubert, récompensé pour son ouvrage Avec Pierre de Ronsard (Mercure de France) en devient le 45e lauréat. Doté de 15 000€, le Prix valorise les créations littéraires et des œuvres scientifiques qui abordent le thème de la nature d’une façon originale, ouvrant de nouvelles voies pour penser les enjeux écologiques contemporains.

     
    Né en 1955, Franck Maubert est auteur, journaliste et critique d’art spécialiste de la peinture du XXe siècle. Essayiste et romancier, il obtient le Prix Renaudot de l’essai en 2012 pour Le dernier modèle (Éd. des Mille et une nuits), portrait de Caroline, dernier modèle et dernier amour de Giacometti. Il est également auteur de nombreux livres d’art et d’entretiens notamment avec Francis Bacon à qui il a consacré plusieurs ouvrages, traduits en plusieurs langues. Dans Avec Pierre de Ronsard (paru en août 2024 aux éditions du Mercure de France), Franck Maubert se glisse dans les pas du poète dans le Loir-et-Cher et signe une déclaration d’amour à la vallée du Loir : terre de rivières, de collines et d’oiseaux.
     
    “Dans Avec Pierre de Ronsard, Franck Maubert nous montre que l’Homme et la nature ne sont pas deux entités qui se nuisent mutuellement mais que l’Homme est là pour la célébrer !”

    Le Prix François Sommer est remis en préambule du salon Lire la Nature qui aura lieu les 1er et 2 février 2025 au musée de la Chasse et de la Nature et auquel participera Franck Maubert. Il interviendra lors de cette table-ronde : Nature : changer de perspective (samedi 1er février à 17h45) : rencontre aux côtés de Thibault de Meyer (Qui a vu le zèbre ?, Les Liens qui libèrent) et Jacques Tassin (Le jardinier de Ronsard, Odile Jacob). 

    La sélection du Prix François Sommer 2025 :

    Aux côtés de l’ouvrage récompensé, la sélection 2025 du Prix François Sommer fait la part belle à la littérature sous toutes ses formes : roman, essai, poésie… Avec le souci, de représenter la diversité éditoriale française à travers la participation de grandes maisons d’édition établies de longue date dans le paysage éditorial et des maisons indépendantes qui s’engagent pour la réflexion et la création. Pour rappel, la sélection 2025 comprenait : 

    • Pastorales de Violaine Berot, Florence Debove et Jean-Christophe Cavallin (Wildproject)
    • Le jardin des plantes de Elvire de Brissac (Grasset)
    • Qui a vu le Zèbre ? L’invention de la perspective animale de Thibault de Meyer (Les Liens qui Libèrent)
    • Vies sauvages de Daniel Fohr (Inculte)
    • Rousse ou les beaux habitants de l’univers de Denis Infante (Tristram)
    • Dors ton sommeil de brute de Carole Martinez (Gallimard)
    • Les péripéties d’un primatologue de Cédric Sueur (Odile Jacob)

    Le jury du prix François Sommer

    Le jury est composé de Xavier Patier, écrivain, président du jury ; Vincent Munier, photographe et président d’honneur 2025 ; Sara Buekens, professeur de littérature française et francophone à la Vrije Universiteit Brussel et rédactrice en chef de la Revue critique fixxion française contemporaine ; Jean-Luc Chapin, photographe ; Nicolas Chaudun, écrivain ; Sibylle Grimbert, écrivaine et éditrice ; Dorian Jude, responsable de la librairie du musée de la Chasse et de la Nature ; Léon Mazzella, journaliste et écrivain ; Éric Neuhoff, journaliste, essayiste et écrivain ; Catherine Pégard, ancienne présidente de l’Etablissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles ; Fanny Wallendorf, écrivaine et lauréate 2024 du Prix ; le Master Gouvernance de la transition, écologie et sociétés (AgroParisTech/Paris Saclay) représenté par deux étudiants, Irina Loiseau et Abel Masson.

  • Boulangerie : Montaigne quotidien

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    En direct : J'écoute Leonard Cohen, Ten new songs, puis j'écoute Alain Bashung, Bleu pétrole, je relis Hypérion de Hölderlin au hasard, je reprends les Hymnes à la nuit de  Novalis, n'en relis que les annotations en marge, faites au crayon, de mes premières lectures. Manciet, Juliet, Cadou, Neruda, Ungaretti me lancent des oeillades - et nous alors, ohé !... Je contemple sans le regarder un ciel bleu pâle. Novembre. Fin novembre doux au lieu d'être givré jusqu'à l'os, soit l'opposé d'un novembre classiquement vigoureux, capable de glacer notre oesophage lorsque nous inspirons à fond, à l'aube, face à lui tout entier. Droit dans les yeux déjà gentiment agressés par une froidure que l'on accueille "comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride" (Char). Un vent à décorner les ânes dirait mon ami Benoît génère à l'instant une rauque musique de mes volets mal arrimés. Je les ai pourtant coincés avec des bouchons. Je veux ignorer le prénom de ce nouvel ouragan - ou prétendu tel... La plage de la petite Chambre d'amour était plate tout à l'heure. Marée haute. Plate comme une crêpe sèche. Oubliée au-dessus du placard lorsqu'on a (volontairement) raté son saut dans la poêle. Cela porte bonheur, disait Maman. L'Adour (et j'aime que le correcteur rectifie aussitôt ma frappe avec une aveugle autorité : L'Amour...), uniformément beige, semblait prêt à déborder, dans l'arc de Blancpignon qui figure un mol croissant de lune. Nous connaîtrons de plus en plus de débordements. Ils ne seront pas toujours pétris de sentiments généreux, amoureux. Plutôt d'excès haineux, rugueux. Je chasse la douceur en ce dimanche comme on quémande un regard complice, une connivencia sourde. Tue. Forcément tue. En choisissant par défaut l'affût au lieu de l'approche. Preuve que je ravale à l'instar d'une biche bréhaigne, ou comme un grand vieux solitaire, une carne repliée au -fin- fond d'une forêt forcément noire. Et crue. Une page des Essais de Montaigne quotidien - plus indispensable que le pain - me sauvera, j'en suis certain. Il me faut juste me lever et l'attraper. Dresser le bras gauche, empoigner le volume avec le même délice de chaque jour. Puis, l'ouvrir au hasard, ainsi que je pratique cet exercice sportif avec La Recherche, de Proust. Nous avons les Ventoline que nous pouvons. Montaigne prescrit comme bronchodilatateur. Pourquoi pas? La belle affaire sans ordonnance... L.M.

  • émotion de gambe

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    L’année du bac, été 1976, je m’offre mes premiers disques de Jordi Savall et son ensemble Hespérion XX :  Monsieur de Sainte-Colombe, plusieurs volumes de Marin Marais... Des 33 Tours achetés à Disco Shop, mon fournisseur de la rue d’Espagne, à Bayonne. Suivent d’autres enregistrements. En septembre 1980, voyageant à travers le Portugal en minibus Bedford avec une amie, je coupe le moteur sur une place de Coimbra, au crépuscule et au son strident de martinets rasant le sol et nos têtes, devant une grande église sépulcrale. J’ouvre la portière, me parvient le son d’une viole de gambe. Nous approchons, poussons la porte, un sbire, index sur les lèvres, nous invite à nous accroupir devant le premier rang. Le concert venait de commencer. Hespérion XX. Savall, Montserrat Figueras et tout l’ensemble. Frissons durables. De ce moment-là à aujourd’hui, je n’ai jamais cessé d’écouter toutes les créations, productions, d’assister quand je le pouvais aux concerts de Jordi Savall. La disparition de Montserrat, sa femme, me fut une peine, comment dire, à caractère familial. J’habite la musique baroque et son interprétation par Jordi et ses formations successives. Bien sûr, « Tous les matins du monde » me provoquèrent un choc, comme à chacun. D’autant que Pascal Quignard figure l’un de mes écrivains français vivants préférés, et dont je lis absolument tout. Ce livre-là, je le lus, et relus trois fois d’affilée, une nuit entière, à sa parution (je ne refis cela qu’avec « Soie », d’Alessandro Barrico). Et là, à l'instant, j’écoute Lachrimae Caravaggio, Hesperion XXI, pur bonheur, allez-y, vos frissons s’impatientent => lachrimae

  • Un beau ténébreux (au hasard)

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    Julien Gracq est plus fort que tout, que tous. Je le savais, je le sais, je le redis. Je viens tout juste d'attraper comme ça "Un beau ténébreux" sur l'étagère large de ses oeuvres, lequel n'est vraiment pas mon livre préféré de mon auteur fétiche, et je l'ouvre au hasard. Page 48 (ci-dessus) et aussitôt la magie opère. La littérature à l'état pur comme on le dit d'un diamant, est là, contenue, concentrée sur quelques lignes, une page qui en aspire d'autres, toutes les autres, et le désir immédiat de remonter la source, de revenir à la page une. J'ai des frissons devant tant de style, de subtilité, de sensibilité, d'images, de profondeur, de sincérité, de beauté majuscule... Les larmes pourraient me gagner comme lorsqu'on est - si rarement - saisi par "le syndrome de Florence", dit aussi "de Stendhal". Je me garderai ce soir de mettre au rapport mes livres préférés de JG, par crainte de faire une attaque littéraire, maladie rarissime contractée après lecture de chefs-d'oeuvre, non repérée par le Vidal à dos rouge, et à ce jour inguérissable - et c'est tant mieux ! L.M.

     

  • enrosadira

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    "Le jour a toujours l'air d'avoir passé une nuit blanche quand il se lève. Les Italiens ont un mot intraduisible pour désigner l'instant où le soleil réveille le monde d'une caresse : enrosadira...", lis-je chez Sylvain Tesson dans Le Point de cette semaine. Le fanatique de l'aube que je suis l'approuve tellement.

    Photos : les barthes de l'Adour du côté de Pey et de Siest (40), un matin de novembre givré comme je les adore).

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  • Monsieur Province

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    Que ne sacrifierions-nous pas pour un jeu de mots, même tiré par les cheveux ? Si Thomas Morales était un débauché, je titrerais cet article « Le rétroviveur ». C’est ainsi que je surnommais mon père lorsqu’il rabachait ad nauseam sa nostalgérie d’italo-pied-noir. C’est quand même tentant, et la couverture de son nouveau livre au titre fitzgeraldien, « Tendre est la province », essai littéraire qui caracole, publié sous casaque des Équateurs de l’ami Olivier Frébourg, y incite fortement. Le mot province est celui que Morales, issu de « commerçants berrichons et de forçats venus d’Andalousie », préfère entre tous. Il nous en conte et raconte au fil de 230 pages avec un ton fleuri qui figure sa patte, un style vigoureux qui lui est propre, de cette province française qu’il chérit, bien qu’elle se dilue, disparaisse, s’efface avec élégance. Lire Morales, c’est prendre un ballon de menetou-salon au zinc d’un rade de village en avalant un œuf mayo tout en écoutant Brassens ou pourquoi pas Tino Rossi. Cet ouvrage écrit avec talent à la première personne est une sorte d’autobiographie par anticipation d’un quinqua continuant d’enfourcher une mob bleue ou orange (délaissant un instant la Ford Mustang) pour partir à l’aventure sur les chemins vicinaux et les routes départementales, entre clocher, école désaffectée, bar des chasseurs, mairie riquiqui et vieux en voie de disparition. Monsieur Nostalgie, fils unique qui naquit à Bourges, est habité par ce pays qui « s’inscrit dans nos gènes par décalcomanie, par abstraction ». Mais, poursuit l’auteur, la nostalgie est « balise dans l’océan, tuteur solidement enfoncé dans les terres effacées. » Notre styliste, qui confesse avoir eu le béguin pour une Léonarde (du pays du Léon), puis avoir convolé en justes noces à Carantec avec cette fille d’un fusilier marin breton portant la légion d’honneur au revers de son veston, nous attache durablement. Sa France figure une brocante personnelle où d’aucuns se retrouve(ro)nt comme dans un costume sur mesures. « Elle flirte avec les marges, les écrivains vipérins et les bombances débridées », écrit ce fils spirituel de feu l’ami Denis Tillinac. Une phrase seulement nous rappelle l’incipit d’un des premiers romans de Denis. Page 52 de « Tendre est la province », nous lisons : « J’ai été langé par une nourrice corso-espagnole qui portait un chignon façon mater dolorosa et était pieuse comme un moine de Tibhirine. » Dans « Le bonheur à Souillac », cela donne à la première page : « J’ai été déniaisé à l’âge de seize ans, sur une falaise du Dorset, par une Linda aux cheveux platinés, qui n’en menait pas large. » La filiation est établie et ce n’est pas un hasard si Morales fut le premier lauréat, en 2022, du tout neuf Prix Denis Tillinac (disparu le 26 septembre 2020 : C'était Denis )... Morales aime la structure mentale, la fierté de la province, voire son délitement, en romantique sensible à l’évanouissement de la beauté, de la sincérité, de la simplicité. « Ma France grince comme la maison de mon enfance », écrit-il joliment. Entre les pages, nous croisons Yvette Horner, des gamins en culottes courtes fiers de commémorer le 11 novembre au monument aux morts, des bouteilles de rosé pour les barbecues de l’été, une étape du Tour de France, un standard d’Eros Ramazzotti, un livre écorné de Daphné du Maurier, un slow-braguette du samedi soir dans le dancing du chef-lieu de canton en compagnie de boutonneux de bringue inoffensive, des fraternités indéfectibles, un Opinel inoxydable à force de gras de saucisson tranché, le break Volvo du paternel, refuge majuscule en cas d’alerte nucléaire sentimentale. Il y a encore du fromage de tête et des rognons entiers comme des grappes bodybuildées, des rires larges et des nappes à carreaux, les paysages doux et sans aspérités du plat Berry qui est le sien. Il y a la défense du parler paysan, des « r » roulés avec suavité et franchise intérieure, moqués par les néo-ruraux, il y a du Grand Meaulnes et du Jean Chalosse, moutonnier des Landes dans ces contrées de patience. On trouve dans ce bric-à-brac qui redonne goût à la chine et aux vide-greniers, des remontrances : « Quand je braise, je me cache ; quand je fume (mon saumon) je disperse mes cendres sous mon prunus ; quand je débouche un flacon de gevrey, j’ai l’impression de sniffer une ligne de coke, quand j’ouvre des belons, suis-je un génocidaire des mers ? » Morales se libère aussi, et les pages à l’adresse de son père sont émouvantes, comme celles touchant à la blessure qu’infligea le divorce de ses parents. Thomas avait dix ans. Revigorantes sont celles qui animèrent tout son être lorsqu’il découvrit le métier de journaliste dans la PQR (je suis également passé par la Presse quotidienne régionale, et je comprends par conséquent cet adoubement initiatique qui me fut un bonheur indépassable). Amoureux des livres de Blondin et des films de Philippe de Broca, Morales le chroniqueur brillant au verbe claquant et à l’adjectif qui fouette, que nous suivons dans Causeur ou Le Figaro, signe ici une somme vibrante et sans ambages. Le tout avec une plume des plus précieuses du paysage littéraire ambiant. L.M.

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  • 45

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    12.IX.1979. Ça ne me rajeunit pas... Voilà quarante-cinq ans jour pour jour, Saint Apollinaire - je me souviens de m'être dit : c'est un bon signe, garçon (tu parles !..), ce 12 septembre là, je publiais mon premier livre, « L’aube froissée ». Des poèmes mélancoliques, écorchés certains, sanguinolents par métaphore, sur l’amour déçu – le premier de l’existence ; l’adolescence en fuite, le givre consolant des aubes de novembre qui galvanisent le corps, les vols d’oiseaux de passage qui réconfortent l'âme, la découverte d’une langue, celle de René Char, qui illumine la porte étroite de l’entrée dans la vie d’homme. J’avais vingt ans et des poussières. Aujourd'hui que je renie ce maigre coup d'essai en ne le mentionnant plus dans la page "du même auteur" de mes récents ouvrages, je m'interroge... J’étais étudiant à Bordeaux et je m’ennuyais, loin des barthes de l’Adour, de la présence capitale de mon grand-père et de celle de mon chien. Je les retrouvais chaque vendredi soir à la descente du train, après le rite d’Apostrophes et les petits plats de maman servis sur un plateau devant la télé. Les femmes n’étaient encore qu’une idée vague et j’en manquais, mais je surfais. Quarante-cinq ans... Promis, dans cinq ans, je ferai une fiesta, poétique et gaie. L.M.

    La "4 de couv." :

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  • Annie Le Brun

    Cela fait beaucoup en quelques jours pour la collection Poésie/Gallimard. Deux géants sont partis. Charles Juliet (lire plus bas) et Annie Le Brun, que j'évoquais ici même le premier mai dernier...

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  • Charles Juliet

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    Fréquemment évoqué ici, il demeurera une immense voix de la poésie contemporaine. Charles Juliet est parti aujourd'hui, jour du 114e anniversaire de la naissance de Julien Gracq et cela a peu à voir; avec. Depuis Affûts, en 1980, nous le suivions recueil après recueil publié par POL. Nous l'avions rencontré, sa pudeur et lui, sa timidité et son silence, son regard de rapace a priori adouci, à Paris, un après-midi, nous avions évidemment évoqué sa recherche obstinée de la lumière. La lumière... Les volumes précieux de son Journal. Et ses Lambeaux, son Année de l'éveil, ses conversations magnifiques avec Bram Van Velde. Son dernier livre en forme de confession de rattrapage, d'aveu indispensable, de clé de son travail, un mini recueil de quatre-cinq textes brefs, La Fracture, ouvre la voie de son oeuvre discrète. Si pure... L.M.

     

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  • René Guy Cadou

    Capture d’écran 2024-05-01 à 11.06.48.pngLe dernier recueil publié (le 25 avril dernier) par la collection Poésie/Gallimard (encore elle) m’est particulièrement cher. Il s’agit du meilleur de la poésie de René Guy Cadou, poète (souvent évoqué ici) trop tôt disparu en 1951 à l’âge de trente et un ans, et dont l’œuvre est considérable. Je ne me suis jamais détaché ni séparé longtemps de « Poésie la vie entière », ses œuvres poétiques complètes (480 pages quand même) publiées par Seghers, depuis leur acquisition à l’âge de vingt ans, à l’automne 1978. Leur découverte me fut une source de bonheur lumineuse, car je retrouvais dans le cordage de ces poèmes l’Éluard des poèmes d’amour et le Giono des sensations dans la nature, soit deux phares mêlés chez Cadou et propres à éclairer souvent, presque quotidiennement mon cheminement. Cadou fut habité par l'oeuvre de Max Jacob, et celle de Guillaume Apollinaire, auquel il consacra deux essais. « Hélène ou le Règne végétal », c’est le meilleur de la poésie d’un homme éperdument amoureux. L’intelligentsia germanopratine a longtemps négligé René Guy Cadou, le jugeant trop rural, comme elle jugeait Camus trop modeste socialement. Le poète de l’école de Rochefort, le barde de Louisfert est cependant constamment réédité et nous savons que son œuvre est appelée à perdurer. Cette nouvelle édition proposée par Gallimard est suivie d'un recueil de réflexions et d'aphorismes sur la poésie et la condition de poète intitulé « Usage interne». L.M.

    Quelques extraits :

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  • Annie Le Brun

    Capture d’écran 2024-05-01 à 10.33.50.pngLa collection Poésie/Gallimard à laquelle nous sommes si attachés, a la bonne idée de publier « Ombre pour ombre » d’Annie Le Brun (née en 1942). C'est l'oeuvre poétique d’une surréaliste flamboyante au verbe fort, ardent, frappeur aurait dit Georges Henein. Annie Le Brun entretint un compagnonnage avec André Breton dans la dernière époque du mouvement subversif initié par le pape sectaire de l’écriture automatique, puis devint spécialiste de l’œuvre de Sade. Poétesse prolifique dans les années 1970, personnage à l’insolence créative, son œuvre ici rassemblée offre des fulgurances qui clouent le lecteur : « Je me suis laissé découper par votre ombre ce dimanche d’hiver où vous avez traversé ma vie. » (extrait du recueil Les pâles et fiévreux après-midi des villes). « Dites-moi les loups, les orchidées, les bagages en sucre. / Dites-moi la neige qu’on écrase à la vitre de mes tempes. » (extrait de Les écureuils de l’orage). Et les poèmes reproduits ci-dessous en guise de mise en bouche. Le premier est extrait du recueil Annulaire de lune. Les deux derniers extraits, du recueil Ouverture éclair, qui s’ouvre par ces mots : « Aimer, comme l’ombre hurle en plein été. » L.M.

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  • Au cabaret des oiseaux

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    Je ne pensais pas pouvoir être ému un jour par un texte de Francis Jammes, tant sa poésie m’a toujours laissé un goût mièvre en arrière-bouche, De l’Angelus de l’aube à l’Angelus du soir et en dépit du Deuil des primevères et des Clairières dans le ciel... Or, à la faveur d’un salon du livre ancien qui s’est tenu à Bayonne dimanche dernier, j’ai fait l’acquisition d’un petit bijou intitulé Portrait de la France, Basses-Pyrénées, Histoire naturelle et poétique, par Francis Jammes, aux éditions Émile-Paul frères, avec un frontispice sous calque signé Daragnès figurant deux pelotaris. La collection était dirigée par Jean-Louis Vaudoyer auquel nous devons notamment un très beau texte sur La Havane. Le propos de Jammes n’est évidemment pas celui d’un scientifique et sa description de la géologie manque de rigueur, comme les parties consacrées à la botanique et à la zoologie souffrent d’approximations sur lesquelles nous fermons volontiers les yeux tout en regrettant que l’ouvrage ne soit visiblement pas passé sous les fourches caudines d’un éditeur scrupuleux. Jammes écrit par exemple que « Louhossoa signifie la mer » (Itsasoa, en Basque), et que l’alose est « une sardine d’environ cinq livres dont la chair délicate a le goût de la brise du premier printemps ». Il lui est beaucoup pardonné pour cette comparaison. La pibale, du temps de Jammes, semblait mal cuisinée : « Fraîche, elle est difficile à bien frire à cause du mastic poisseux qu’en grand nombre elle forme ». C’est avec son florilège consacré aux oiseaux que Jammes émeut : « Les palombes ont la couleur des nuages orageux où se lève l’arc-en-ciel (leur gorge) ». Au sujet du lagopède en plumage hivernal : « La perdrix blanche est une poignée de flocons qui a pris vie ». Aux yeux du poète, « la bécasse a l’air d’un bouquin de cuisine savante, relié en feuilles mortes, et chiné aux marges ». Mouais... « Fauvettes et rossignols enchantent successivement, c’est-à-dire la nuit après le jour, les fiancés et les époux ». L’écureuil, quant à lui, « ressemble, quand il s’ébroue au sommet d’un chêne, à un éclaboussement de soleil ». La flore suggère également des images tendres, comme les « lianes élancées, vertes, luisantes, retombantes, des églantines telles que des cascades où frissonneraient des jeunes filles ». À la page 62 de ce petit ouvrage, j’ai fait une découverte bouleversante en apprenant que la cardère - cette plante haute et piquante qui ressemble au chardon et qui pousse à la faveur des parcelles laissées en friche - est surnommée le cabaret des oiseaux parce que ses feuilles « rembrassantes », soit réunies à leur base en godet, retiennent l’eau de pluie et désaltèrent les passereaux, notamment le chardonneret, les jours de forte chaleur. Le chardonneret apprécie aussi, surtout l'hiver, les petites graines riches en huile contenues dans la fleur de la cardère. Le cabaret des oiseaux m’a laissé rêveur, d’autant que le chardonneret est l’un de mes trois passereaux préférés, avec le merle et le rouge-gorge... L.M.

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    ©fotoloco

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    ©le jardin de lucie

  • Avec Manu, la boucle est bouclée

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    Avec Manu Dubarry, la boucle de l'art et celle du couple passent par le poisson. Gyotaku mode d'emploi.

    Elle a le sens de la boucle et elle ne la boucle jamais car elle a, a minima, une idée par minute. Manu Dubarry – fille de Pierre, qui fonda Les Ducs de Gascogne, ou le foie gras dans tous ses états, a lâché Gimont pour Hossegor, son port d’attache, et les longues plages voisines de Seignosse, soit la généreuse terre gersoise pour l’océan infini de la côte landaise ; ce depuis belle lurette. Les vagues, l’horizon, le sable - et ce qui y échoue surtout, le Gouf et ses insondables mystères à tenter de deviner devant Capbreton, n’ont fait qu’attiser son imaginaire prolixe comme les vagues. Manu créé par séries continuelles. Elle figure le rythme des marées, réputé infini. Artiste autodidacte, après avoir travaillé comme peintre de décors pour le cinéma, elle transforme tout ce qu’elle touche, de ses dix doigts armés par un esprit fertile, en œuvre délicate à tirage unique et à haute valeur ajoutée sensible ; puissamment mais tendrement poétique. 

     

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    Là, elle expose plus d’une soixantaine de ses créations singulières à Olatu (100, avenue de l’Adour à Anglet, juste avant le Brise-Lames, le port de plaisance, et notre querencia gourmande, le restaurant Le Poisson à Voile). Depuis le 15 janvier et jusqu’au 28 mars (le vernissage aura lieu le 15 février à 18h.IMG_2715.jpeg Venez tous). L’espace s’y prête « qui autorise une vue d’ensemble, de loin, et aussi de pouvoir s’approcher très près de chaque cadre afin d’en lire les détails », dit-elle, « d’observer les traits, le regard, les tâches, les écailles de chaque poisson mis en scène en noir de seiche... & blanc ». C’est en réalité à une visite d’un « aquarium à sec » qu'il s'agit, qui n’est ni le musée de la Mer de Biarritz ni l’aquarium de La Rochelle ou celui de San Diego, mais la projection scénographiée d’une femme audacieuse et créative jusqu’au bout des ongles, ayant à cœur de faire œuvre de la pêche de son homme avant de la lui cuisiner. L’intention est donc, philosophiquement et sans le vouloir, puissante. Et admirable. Et cela passe par l’encre de seiche dont

    IMG_2761.jpegelle enduit chaque poisson pris dans le Gouf, au lancer, au leurre souple, au madaï, à la turlutte, à l’ascenseur, les techniques variant chaque jour, à chaque marée, selon d’ésotériques critères, parfois...

    Les poissons-filets

    « Il y a sept ou huit, ans, j’ai commencé de faire ce que j’appelle mes poissons-filets ou mes poissons démaillés, des poissons reconstitués à partir les fils multicolores de filets de pêche échoués sur les plages de Seignosse, que j’ai remaillés, reconstruits », dit Manu. « Je démaille et je couds, rien de plus, je n’ajoute rien, tout a été ramassé sur le sable ».

     

    IMG_2724.jpeg Ainsi, tout a... maille à partir avec la pêche, puisque « je fabrique des poissons, des crustacés, des mollusques avec ce qui a permis de les capturer : les fils du filet ou d’une ligne. Chaque poisson ou crustacé reprend sa forme avec l’outil de sa prise et donc de sa mise à mort ». La boucle. L’omniprésence de l’esprit de la boucle... « J’étais devant mon premier aquarium de poissons-filets, lorsque, au cours du premier confinement, au printemps 2019, une amie m’a parlé de la technique japonaise inventée en 1862, du Gyotaku (titre de l’exposition en cours). Il s’agit de « l’art d’immortaliser des poissons en prenant leur empreinte sur du papier afin de réaliser une estampe ». Cette technique est née du désir d’un seigneur d’offrir à l’empereur l’image d’une magnifique daurade, symbole de bonheur. 

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    « Les pêcheurs », enchérit Manu, « auraient utilisé la technique Gyotaku pour immortaliser leurs plus belles prises en indiquant scrupuleusement les mensurations de chaque poisson. » Et c’est d’ailleurs ce que nous lisons en parcourant cette exposition d’une richesse confondante, qui n’est pas avare en émotions. Le voyage est infiniment poétique – nous nous répétons -, et nous cheminons comme Wang-Fô se sauva dans le conte éponyme extrait des Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar. Le parcours de droite à gauche avec des poissons qui se croisent sans se rentrer dedans car ils vont et viennent mûs par une fluidité instinctive, et l’encre de seiche qui les définit en les dessinant, les fossilisent – ils ressemblent en effet à des fossiles multi millénaires inscrits dans le minéral. Or, nous sommes devant du papier de qualité acheté chez Sennelier à Paris, ou devant de vieux draps récupérés, parfois brodés, blanc cassé ou uniformément immaculés, et tout cela tracé de noir animal, organique ; pur. Très pur (*). Il y a là non seulement des silhouettes, mais des détails effarants de vérité, y compris lorsque certains poissons sont reproduits, retranscrits les yeux « vides », vidés, liquéfiés, soit morts depuis un certain temps après leur prise, « les yeux cavés » comme les pendus de la Ballade de Villon. Manu ne cache rien. Elle est d’une franchise intérieure totale. C’est brut enduit de douceur, animal fourré de satin, sauvage doublé de soie.

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    Chaque poisson est ainsi à plat, sauf ce couple de lieus noirs qui jaillit à l’unisson, verticalement, et semble initier une danse nuptiale. Ou ce banc de marbrés fuyant et dont on éprouve la vitesse grande. Une technique voisine dédiée au végétal se nomme le Tataki-zomé, et Manu s’y frotte déjà avec gourmandise (à suivre)...

    La révélation Gyotaku

    « La découverte du Gyotaku correspondait tellement à mon histoire, lorsque cette amie m’en parla, que ce fut un choc, en écho à mon for intérieur, à ma force intérieure également, habitée que je suis par le monde des poissons depuis trente ans. C’est ma culture, c’est mon patrimoine. Mon mari (qui n’a pas encore d’écailles sur le dos, mais peu s’en faut), après avoir travaillé un quart de siècle pour Quiksilver, et surtout après avoir été sacré champion d’Europe de surf – il était alors surnommé Le Prince des Landes », ce qui génère un sourire amoureux et ravi à Manu lorsqu’elle prononce lentement ces quatre mots... « s’est mis à pêcher chaque jour que Dieu fait « de manière obsessionnelle », précise-t-elle. Poupi, les jours de gros temps qui l’interdisent, sombre dans la mélancolie des gens de mer saisis du mal de terre. Il ne fait qu’attendre le lendemain. » Il est happé par la bile noire (qui a peut-être partie liée avec l’encre de seiche, chi lo sa) comme un bar distrait par l’hameçon dissimulé.

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    IMG_2785.jpegEt puis le père de Manu est présent aussi, il est « dans la boucle », car il a appris à sa fille à cuisiner le poisson (et pas que), ce qu’elle fait quotidiennement avec amour et application. « Lorsque Poupi – alias Jean-Louis Poupinel – apporte le fruit de sa pêche quotidienne, « je prends donc l’empreinte de chaque poisson en le badigeonnant d’encre de seiche, puis je pose le poisson sur du papier ou sur du drap. Le corps s’imprime, y compris les tâches, l’œil, les blessures, des rayures par exemple, et je les travaille grâce à ma mémoire visuelle, je retouche en quelque sorte. Je fais ça à l’instinct aussi, je restitue du mieux que je peux l’âme du poisson à travers son œil ». C’est le lieu de toutes les concentrations, comme pour le regard humain, en somme. Ainsi les poissons morts retrouvent-ils une vivacité. Un vrai regard de vivant. « Certains sont romantiques, d’autres semblent apeurés, d’autres encore expriment leur colère ». Nous parcourons lentement l’expo. Manu Dubarry s’arrête devant un chinchard encadré. « Il était très bon en ceviche, lui ». Et avoue adorer manger les « parpaillettes », les bas-joues des poissons, situées sur les côtés de la tête (à ne pas confondre avec les kokotxas de merlu, par exemple, qui se situent sous la mâchoire inférieure de cette espèce-là).

    Boucler la boucle, une obsession

    Toutes les œuvres de Manu Dubarry sont issues de poissons pêchés dans le Gouf, aux noirs mystères réputés abyssaux, bis repetita à dessein. Et Manu de préciser qu’elles sont bien sûr toutes à l’échelle 1 :1. Forcément. Et que tous les tableaux qui sont exposés, comme les précédents qui ont été vendus, représentent des pièces ayant été cuisinées par Manu. « Je les sers soit crues, en tartare, en ceviche, soit fumées avec mon petit fumoir de table, soit cuites bien sûr mais sans les cuisiner « de trop », très simplement afin de respecter l’authenticité des saveurs originelles, comme un indispensable hommage. » Cette exposition, ce travail, sont une histoire d’amour, et de poésie forte. On boucle véritablement la boucle avec Manu, et Poupi, lequel a toujours vécu sur l’eau, une planche de surf sous ses pieds ou une ligne en mains sur son bateau.

    IMG_2770.jpeg « Il tue ses poissons selon la technique japonaise ancestrale et douce qui évite la souffrance, et augmente le goût de la chair, appelée Ikejimé (en perçant instantanément le cerveau et la moelle épinière). Sa démarche globale est très nature, respectueuse jusqu’au bout... », souhaite préciser son épouse. En résumé, Poupi pêche, Manu fait œuvre d’art du produit de la quête de son homme, puis elle cuisine cela pour lui et toute la famille. « Je fais aussi bouillir chaque tête, et je garde les crânes (exposés également à Olatu) car ils sont tous différents, et fascinants par leur force évocatrice : un dragon ici comme issu de Games of Thrones, un profil de rapace là... De même, elle recueille les « plumes » de calamar qui sont d’une beauté transparente stupéfiante. « Avec Poupi, on ne se voit pas de la journée, il part pêcher très tôt et rentre tard, et nous avons peut-être inconsciemment cherché à nous rapprocher, à nous lier de cette façon. Il y a, oui, cette boucle, ce prolongement que je crée, et le retour en cuisine. Je le nourris de sa propre pêche, ainsi peut-il repartir pêcher le lendemain... » Un regard circulaire sur cette exposition en tous points unique relève ce banc de marbrés sur de la toile de drapeau tendue comme les deux battants d’un paravent japonais. Plus loin, une table de bistro offre des poissons imprimés sur son rond. L’empreinte, la trace, le patrimoine océanique... « Mon rêve serait de faire une expo à Capbreton de tous les poissons présents dans le Gouf, y compris dans ses profondeurs noires. » Cette exposition qui se tient à Olatu, c’est l’aquarium sec et kaléidoscopique, fantasmatique et poétique de Manu Dubarry. Il nous invite à nager pas à pas devant le palimpseste à l’envers de poissons imprimés à l’encre de seiche. Et c’est d’un parcours unique qu’il s’agit. D’un long poème qui réclame un livre hommage composé de haïkus et de dessins. Affaire en cours...

    Léon Mazzella

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    (*) « Il est fort probable qu'avec le temps, le noir organique de ces dessins vire au sépia », confie Manu. Ce n'est que justice : sépia signifie seiche, c'est son nom latin, son étymologie. C'est ancré... L'esprit de la boucle aura le dernier mot.

     

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  • Lectures sauvées des jours

    Capture d’écran 2024-01-01 à 09.40.20.pngParmi mes lectures marquantes au cours de cette année qui s’achève ce soir, je retiendrai une petite poignée de livres émouvants, à commencer par « Frère unique », d’Olivier Frébourg (Mercure de France), récit poignant, à la limite de l’insoutenable parfois, sur la disparition tragique, accidentelle, et injuste de son frère Thierry, « ponte » de la médecine, chercheur généticien de renommée mondiale et victime d’une minable erreur médicale sur le lieu même où il officia tant d’années : l’hôpital de Rouen – rendu coupable de n’avoir de surcroît jamais vraiment reconnu sa faute, ce qui donne lieu à des pages enragées de la part du frère meurtri et inconsolable ; révolté. Double peine. Mais ce livre intime (Olivier Frébourg avait déjà donné « Gaston et Gustave » sur la disparition d’un de ses fils grand prématuré, et – ai-je envie d’ajouter, « La grande nageuse », sur la douloureuse séparation d’avec la mère de tous ses fils) brille avant tout par les souvenirs d’enfance heureuse de deux frères sous le soleil des Antilles où la famille vécut un temps, de 1969 à 1972, puis en Normandie, berceau familial, car le père est un brillant commandant de Marine (officier de la Transat, il fut pressenti pour prendre le commandement du France). Nous savons Olivier Frébourg, écrivain de Marine, habité par la mer. Nous le découvrons ici « frère et fier » de son frère, son « pilier lumineux », qu’il admire sans ambages. « Nous étions des brotherships », écrit-il joliment. « J’étais enfant de la mélancolie. Il était le soleil. J’étais la lune ». L’écrivain Frébourg appelle alors à la rescousse ses vieux compagnons, Hemingway, Ovide, Dante, Virgile, Hugo, Reverzy, Buzzati, Chatwin, Brauquier et autres trafiquants d’exotisme, les poètes, les oiseaux aussi, tout fait baume, ou devrait pouvoir panser... L’ouvrage est bouleversant de bout en bout qui vous traverse de part en part. Je me souviens que, le livre achevé, mes mains tremblaient et j’avais le cœur serré comme une gorge.

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 16.57.10.png« Éloge des oiseaux de passage », de Jean-Noël Rieffel (Équateurs, vénérable maison dirigée par Olivier Frébourg) est un de mes chouchous car je suis un peu à l’origine de cette publication, puisque mon ami Jean-Noël m’avait envoyé son texte (devenant son premier lecteur, ce qui m’honora), que j’ai aussitôt aimé et transmis à mon autre ami Olivier Frébourg, qui s’enthousiasma à son tour. Ce premier livre est une ode à la migration, au pouvoir des oiseaux sur l’esprit de l’homme et donc sur son bonheur. Je partage avec son auteur trois passions : les oiseaux, la poésie et les vins purs. Il en est question dans ses pages, notamment de l’œuvre sensible et précieuse de Philippe Jaccottet. Quant aux oiseaux, ils imprègnent tant l’ouvrage qu’il me semble être composé de plumes et de chants. Je sais que le livre a connu un joli succès, et c’est justice qui me réjouit.

     

    Capture d’écran 2024-01-01 à 09.41.40.pngFervent lecteur de Pascal Quignard, dont je lis absolument tout, j’ai été une fois encore enthousiasmé par « Les heures heureuses » (Albin Michel) qui poursuit la quête spirituelle de la sensation, des émotions pures, de la source de l’amour, de l'émoi originel, l’ensemble dans une langue tendue et on ne peut plus baroque (depuis « Tous les matins du monde »), minérale, d’une précision d’horloger genevois, à la limite du jansénisme littéraire, en tous cas d’une rigueur admirable qui n’exclut jamais – et c’est l’un des talents de Quignard, la dimension extrêmement poétique de sa prose. L’auteur aborde une foule de petits sujets universels par le biais de l’anecdote historique, de la description de l’événement au demeurant insignifiant. Chacun de ses livres, notamment cette « suite » intitulée « Dernier royaume » et dont c’est le XIIe opus, renvoie - à mes yeux en tous cas - à la phrase célèbre de Miguel Torga, « l’universel, c’est le local moins les murs ». Et n’est-ce pas la première vertu de la littérature, sa mission que de rendre universel le village de Macondo dans « Cent ans de solitude » – par exemple. Aussi, et c’est un sacré atout, « un » Quignard se dévore en picorant, le lecteur peut l’aborder comme des pintxos au comptoir d’un bar de San Sebastian. Et, par surcroît, il instruit considérablement, car il n’est jamais avare de détails étymologiques, philologiques, historiques, littéraires et philosophiques, qu’il évoque La Rochefoucauld ou un inconnu, la regrettée Emmanuèle Bernheim ou Spinoza. Et nous sortons de ces « heures heureuses » galvanisé et comme abasourdi lorsque, dans une salle obscure, d’un film exceptionnel nous lisons le générique de fin avec une scrupuleuse gourmandise...

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.04.09.png« La grande ourse », de Maylis Adhémar (Stock) est un roman brillant sur un thème devenu « à la mode » : la difficile cohabitation de l’homme en milieu pastoral avec (le retour) des grands prédateurs comme le loup et l’ours – le lynx croquant surtout les chevreuils des forêts vosgiennes. En l’occurrence, il s’agit des bergers ariégeois du Couserans – cette si belle région que l’auteur(e), toulousaine, connait dans les recoins, et de l’ours. L’écriture est sensible, précise, ciselée, les personnages parfois caricaturés (les rugbymen des bars de l’arrière-pays, le chasseur bourru, le berger bucolico-gionesque, la bergère dure à la tâche...), les paysages ne sont à mon goût pas assez Capture d’écran 2024-01-01 à 09.39.01.pngmagnifiés, la narration d’un conflit qui enfle l'est bien davantage, et la jalousie de l’héroïne pour l’ex de son amoureux un peu too much. Une économie d’une cinquantaine de pages sur le sujet eut été bénéfique. Mais bon, cela n’exclut pas que ce livre soit pétri de qualités, et je le rapproche d’un autre grand texte franchement admirable, sur le même sujet, de Clara Arnaud, « Et vous passerez comme des vents fous » (Actes Sud).

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.04.37.pngSous-titré « Petite rhétorique itinérante », « En marchant », de Patrick Tudoret (Tallandier) est un précieux livre total car il entremêle érudition (sans frime aucune) et petite philosophie de la marche avec brio. Le tout piqué de souvenirs très personnels comme un gigot d’agneau l’est de gousses d’ail. Souvenons-nous que Montaigne, marcheur (et cavalier) impénitent, prétendait « penser par les pieds », et songeons avec Eugenio de Andrade, que « la démarche crée le chemin ». Tudoret est dans cette mouvance-là. Contemplatif et jamais sportif acharné, il prend le lecteur par la main, lequel prend son bâton de pèlerin, et c’est parti. Véritable anthologie littéraire à dominante poétique, le livre devient vite un compagnon que l’on est tenté de glisser dans le sac à dos pour nos prochaines haltes dans la montagne basque – où l’auteur randonne également. « Il y a une ivresse de la marche comme il y a une ivresse d’écrire », note-t-il. Tudoret aime à sentir « la pulpe d’un lieu », à en saisir « le pouls intime », et aussi marcher dans les pas des écrivains qu’il aime. Il en appelle à Saint-Augustin : « Qui n’avance pas piétine », souligne : « La marche comme école de détachement, d’affranchissement. On largue les amarres. La marche art du délestage, de l’allègement. Délestage physique, matériel, mais aussi moral : se déprendre de soi ». Et précise salutairement : « Les assis m’ennuient, ceux qui courent me fatiguent, j’aime ceux qui marchent ». Nous tous aussi, non ?..

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.05.40.png« Monsieur Nostalgie », de Thomas Morales (Heliopoles), déclaration d’amour aux Trente Glorieuses, hymne au « c’était - tellement - mieux avant », est un livre délicieux d’un grand styliste dans la lignée hussarde de Blondin, qui assume avec talent son attachement aux choses surannées et passées de mode. Mais qui pourrait prétendre que Claude Sautet, Bébel, le culte de la langue française, le panache hexagonal, les livres paillards de Boudard, la voix de Michel Delpech, le plat Berry qui est le sien puissent passer un jour de mode ? Morales possède ce passé brillant, truculent, hédoniste, cultivé, amical, gascon et rastignacien, épris de clochers et de ballons de rouge partagés au zinc, du mythe B.B. et des fromages bien faits, chevillé à l’âme comme au corps. Et nous le suivons, page à page, avec une gourmandise qui augmente à mesure, en lisant en ronronnant. « Arrière les esquimaux ! » Olé...

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.06.30.png« La Vie derrière soi. Fins de la littérature », d’Antoine Compagnon (folio essais) est un essai aussi important que sombre. « La littérature a un lien essentiel avec la mort, le deuil et la mélancolie », prévient d’emblée l’ex-universitaire et essayiste des « Antimodernes » et le biographe inspiré (et à succès) de Montaigne, Proust et quelques autres. Est-ce l’âge, le décès de son épouse, la retraite prise... Compagnon se penche sur les œuvres tardives, évidemment pas comme Narcisse sur son reflet dans l’eau, mais en intellectuel constamment en question, à l’écoute, notamment sur ce qui pourrait constituer ce fléchissement de l’âme, sur ce qui préfigure chaque chant du cygne, sur les faiblesses physiques aussi – qu’il ne faut pas négliger, car elles gouvernent le mouvement de la main sur la feuille... L’érudition de l’ancien professeur au Collège de France (dont je suivais les cours, parfois dehors devant un écran géant, pour cause de succès, lorsque je vivais dans le Ve arrondissement, à un jet de galet du Collège...) brille par mille feux en voie d’extinction, et cette plongée dans les eaux profondes de l’ultima verba donne à voir et à réfléchir sur la teneur des dernières pages de « La Recherche », sur la théâtralisation du « Journal » de Gide, sur tant de récits de la vieillesse qui se révèlent parfois, souvent, plus toniques que ceux de la jeunesse, aussi. Stimulant.

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.07.00.pngBien sûr il y eut la divine surprise – oh, vingt-neuf pages à peine -, mais de l’indépassable Julien Gracq, avec « La Maison » (Corti), nouvel inédit, cadeau du ciel et des étoiles, condensé du talent immense du « patron » comme disait Nourissier. L’histoire, mais en est-ce une, est mince come un papier Rizla+, et en faut-il d’ailleurs une pour faire œuvre (à vocation) universelle ? cf. supra. L’apparition énigmatique d’une maison enfouie dans une friche sur le trajet du bus, « comme l’affût précautionneux et tendu d’une bête lourde au milieu de ces solitudes », « de ces fourrés sans oiseaux ». Nous sommes aussitôt chez Poe que Gracq vénérait autant que Verne. Son approche furtive un jour, à pied, « le besoin de me sentir le cœur net de l’envoûtement bizarre de ces bois sans joie », « une extraordinaire suggestion d’abandon et de tristesse », et tout à trac le chant à peine perçu d’une femme, « une voix nue », la vue, l’espace d’un court instant, de « quelque chose d’elle », « la pointe de deux pieds nus », et il n’en faut pas davantage pour générer une montagne d’un désir retenu serré par l’écriture comme jamais maîtrisée de l’auteur du « Balcon en forêt ». La charge érotique de ce très court texte est d’une intensité sublime puisque tout est suggéré, entrevu, et enfin la chute, que je délivre ici car elle n’empêche aucunement le plaisir du texte, sa montée en puissance comme le mercure dans le thermomètre, « ... plus nue encore, et plus secrète que les pieds nus, la masse ondée, prodiguée, déployée, comme une draperie, d’une longue chevelure blonde, la chevelure défaite d’une femme ». Qui écrit mieux ?

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.07.37.pngGrâce soit rendue à Brice Matthieussent, traducteur magnifique de tout l’œuvre – volumineuse (trente ouvrages) de « Big Jim » et à Flammarion d’avoir rassemblé tout ce que ce corpus compte de récits et d’extraits de romans, de « novelas » aussi, placés sous la personne emblématique de Chien Brun, double de Jim Harrison, « Chien Brun. L’intégrale » (Flammarion), donc. Il s’agit d’un livre en surnuméraire lorsqu’on possède une étagère pleine à ras-bord des bouquins de Jim, et qui – pour l’anecdote, faillit un jour me priver de vieillir, en tombant brusquement sur ma tête. Je m’en tirai avec un éclat de rire étrange et une bosse énorme. Ah, Chien Brun, mélancolique bâtard supposé d’Indien mais n’ayant que du sang chaud qui circule ardemment dans les veines, Chien Brun l’anar broussard du Michigan dépourvu de numéro de sécurité sociale – notez la poésie insolite de ces mots, Chien Brun pêcheur de truites et devant l’éternel, Chien Brun chasseur et trousseur, sauvage comme on aime les personnages de cette Amérique des grands espaces, court ici sur près de six cents pages, et plus on les feuillette, s’y arrête, plus Jim nous manque. Mais ce n’est pas si grave, Chien Brun se retourne, décèle votre peine, et vous embarque, et c’est bon de le suivre à nouveau, de le lire...

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.08.03.pngVoici un ouvrage singulier que Jim Harrison aurait sans doute aimé. « Chanteurs d’oiseaux », de Jean Boucault et Johnny Rasse (Les Arènes/PUG), ou l’histoire de deux surdoués de l’imitation des chants d’oiseaux – l’un est spécialiste du goéland argenté, l’autre du merle noir, qui raflent tous les concours (ce qui semble très étrange, pour un citadin) ayant cours notamment en baie de Somme, d’où ils sont issus. Terre d’oiseaux de passage, ils ont grandi parmi eux, du côté d’Arrest, leur parcours est narré en alternance, et ils se donnent aujourd’hui en spectacle, et c’est paraît-il bluffant (mais j’ai la chance immense de pouvoir les écouter bientôt, vers la mi-janvier, à Paris, à la faveur du Salon du Livre de Nature, où se tiendra leur prestation). Leur récit alterné est touchant, simple, qui décrit leur quotidien, l’école – surtout buissonnière, l’amour infini des oiseaux, l’apprentissage de leur parole, de l’infinie subtilité des « modulations de fréquence » de chacune d’elles, la naissance d’une passion dévorante, tout cela est décrit dans une langue directe et sensible, naturellement sauvage et saumâtre, avec des adjectifs beaux comme des marécages à l’aube, des joncs éclairés par un soleil timide. « Je t’apprendrai à faire le courlis cendré ». Juste cette phrase et je frissonne. Comprenne qui sait déjà...

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.08.35.png« L’ABéCédaire de Michel de Montaigne », choisi par Michel Magnien (L’Observatoire) est issu d’une collection particulièrement attachante (celui de Romain Gary nous avait ravi, il y a quelques mois). Il agit comme un « memo », un rappel, un vaccin, on le feuillette en cherchant des entrées moins convenues, laissant tomber amitié, cannibales, apprendre à mourir, éducation... en musardant du côté de bordel, branloire, chasse, constance, cul, délectation morose, désir, difformité, écrivaillerie, garde-robe, ivrognerie, etc. Inépuisable Montaigne. Ce livre est à rapprocher du (déjà ancien) « Le meilleur de Montaigne », concocté par Claude Pinganaud pour arléa. Revenir, toujours, à Montaigne.

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.09.32.pngJ’en attendais plus. Je fus déçu. Comme souvent, avec le choix de l’Académie Nobel. Louise Glück ne profita pas longtemps du sien, obtenu en 2020, car elle vient de nous quitter. La « grande » poétesse américaine se voit compilée par Poésie/Gallimard, avec « L’Iris sauvage, Meadowlands, et Averno » lesquels m’ont laissé sur ma faim de poésie profonde, dense, parce que, page 193, je ne me contente pas du début du poème intitulé

    « Anniversaire : 

    J’ai dit que tu pouvais faire un câlin.

    Ça ne veut pas dire tes pieds froids sur ma bite.

    Quelqu’un devrait t’apprendre les bonnes manières au lit. »

    Un poème, un seul (sur 450 pages, c’est léger) a trouvé grâce à mes propres critères, « Rotonde bleue :

    J’en ai assez d’avoir des mains

    dit-elle

    Je veux des ailes –

    Mais que feras-tu sans tes mains

    Pour être humain ?

    J’en ai assez de l’humain

    dit-elle

    Je veux vivre sur le soleil »...

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.10.06.pngApprocherions-nous, via cette dernière image, de l’éternité décrite (« Quoi? »..) par Rimbaud, dont on célèbre le 150eanniversaire de l’impression à compte d’auteur à Bruxelles, des cinquante-quatre pages d’« Une saison en enfer » (Poésie/Gallimard), soit une mince plaquette de textes en prose sertie de sept poèmes en vers, avec des pages blanches, des fautes typographiques demeurées (il s’agit d’un fac-similé, comme celui qu’arléa offrit à ses fidèles clients il y a quelques années). La mention PRIX : UN FRANC qui barre la page de titre (intérieure) comme une ceinture de bourreau, possède finalement l’élégance surréaliste d’un aquoibonisme de belle facture. Rimbaud détruisit le faible tirage, non sans avoir offert un exemplaire à Verlaine. C’est grâce à celui-ci que le texte fut sauvé, nous est parvenu, et nous touche encore de plein fouet :

    « Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.

    Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère.  – Et je l’ai injuriée. »

    Ainsi débute cet ouvrage iconique, comme on dit, que nous ne nous lasserons jamais de rouvrir.

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.10.34.png« Je suis un volcan criblé de météores », de Etel Adnan (Poésie/Gallimard), m’est une découverte majeure. Cette somme de poésies qui couvre les années 1947 à 1997 provient d’une poétesse prolixe (1925-2021) tardivement reconnue, peintre aussi, issue du carrefour de plusieurs cultures (turque, grecque, libanaise, française, américaine). Il y a des poèmes militants à connotation politique, je les ai écartés d’instinct, considérant avec Stendhal que « la politique dans un roman, c’est un coup de pistolet dans un concert », et avec Proust que des idées dans une fiction « sont comme l’étiquette du prix laissée sur un cadeau ». En revanche, de très nombreux textes sont infiniment sensibles, touchants. Extraits :  

     

    « Le soleil dit la mer est la vie originelle,

    je suis les vignes futures et la vigueur des panthères.

    La mer est femme sur les genoux de l’aube. »

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    « La nuit coulait plus lentement

    qu’un étang. L’ange comptait

    les étoiles. Tu disais : L’amour

    est une eau qui revient à son

    aube. »

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    « J’ai épousé la lumière

    j’ai enfanté la folie

    je suis un fleuve mon amour

    tu ne peux que pleurer

    sur mes bords. »

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    « et la chaleur de ta

    passion

    prend

    la couleur du givre

    blanc comme un perpétuel printemps. »

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    « Elle avait des yeux qui faisaient

    briller le soleil au-dessus de mon lit

    et tomber la pluie

    c’est de ma mère que je parle... »

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    « La solitude du monde animal

    est entrée dans mon cerveau :

    Une femme m’a aimée au-delà de toute raison »

     

    Capture d’écran 2024-01-01 à 10.04.38.pngÀ la faveur de retards homériques des trains de la SNCF la veille de Noël et son surlendemain, et ayant pris soin, au cas où si probable, de me munir d’une Pléiade, j’ai relu les Oeuvres romanesques de Marguerite Yourcenar, la grande Marguerite Yourcenar. « Alexis ou le traité du vain combat », Le coup de grâce », « Feux », « « Nouvelles orientales », un peu de « l’Œuvre au Noir », des « Mémoires d’Hadrien »... Un bonheur réitéré une journée durant entre Bayonne et Nîmes, via Bordeaux et Toulouse. Je suis soudain tenté de reproduire ici tout ce que j’ai pu annoter au crayon sur le papier bible, tant de fulgurances, de traits, de percussion, de vérité, de subtilité extrême... Allez, juste deux ou trois comme ça, pour frissonner :

     

    « On dit : fou de joie. On devrait dire : sage de douleur. »

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    « Posséder, c’est la même chose que connaître : l’Écriture a toujours raison. L’amour est sorcier : il sait les secrets ; il est sourcier : il sait les sources. L’indifférence est borgne ; la haine est aveugle ; elles trébuchent côte à côte dans le fossé du mépris. L’indifférence ignore ; l’amour sait, il épelle la chair. Il faut jouir d’un être pour avoir l’occasion de le contempler nu. Il m’a fallu t’aimer pour comprendre que la plus médiocre ou la pire des personnes humaines est digne d’inspirer là-haut l’éternel sacrifice de Dieu. »

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    « Où me sauver ? Tu emplis le monde. Je ne puis te fuir qu’en toi ? »

     

    Capture d’écran 2023-12-31 à 17.11.54.pngJ’achèverai cette brève liste (j’en oublie, c’est certain, car une année c’est long, mais je la rectifierai, le cas échéant)... Avec une relecture, « L’Amour fou », d’André Breton dans une belle édition rare, illustrée et numérotée du Club français du livre, j'ai éprouvé le besoin parallèle de reprendre le « André Breton. Quelques aspects de l’écrivain », de Julien Gracq (José Corti) pour ce qui y est souligné par celui qui fut fasciné par le père du surréalisme : ceCapture d’écran 2024-01-01 à 10.06.37.png pouvoir prodigieux d’associer sans contrainte pour le lecteur la poésie et l’essai, la beauté de la phrase et la réflexion sur le motif. Avec Breton, comment dire... l’émulsion, pour une fois, semble pouvoir prendre : l’eau à l’huile s’allie et la fusion procède d’un alliage unique. « L’Amour fou », donc, offert par une main experte en surréalisme, « parce que la neige demeure sous la cendre », et ses inoxydables fulgurances, pour le plaisir du texte, soit pour ne jamais changer...

    « La beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ou ne sera pas. »

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    Et cette célèbre citation que l’on voudrait faire inscrire sur notre pierre tombale ou bien sur notre urne, au choix :

    « J’aimerais que ma vie ne laissât après elle d’autre murmure que celui d’une chanson de guetteur, d’une chanson pour tromper l’attente. Indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique. »

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    Bonne Saint-Sylvestre. « Je vous souhaite d’être follement aimé(es) ». A.B.

    Léon Mazzella

     

      

  • Flemme

    La flemme. Elle m'étreint. Je veux seulement parler de ma nouvelle flemme à évoquer, critiquer les livres que je lis ainsi que je le fais depuis plus de quarante ans (mes débuts furent aux pages livres de Sud Ouest Dimanche). J'ai juste la force, là, de citer mes derniers bonheurs de lecture, en exposant la couverture des ouvrages (il y en a vingt-sept, ci-dessous). J'en parlerai plus tard. Peut-être. Je dirai combien le nouvel inédit de Gracq, mince comme un After Eight, est dense comme une truffe melanosporum, je dirai que la seconde Beune de Michon est torride, sexuelle, mais toute en retenue, en frôlement d'une forme de tantrisme littéraire (à rapprocher de la tentative gracquienne d'exploration d'une maison découverte fortuitement, en voyeur têtu et, à la faveur d'une apparition, d'une voix, d'un pied féminin, sujet romantique à l'imaginaire hölderlinien le plus débridé). Et qu'il faut reprendre la Grande Beune, puis lire la Petite aussitôt après. Je dirai que Patricia Perello possède une prose happante, captivante, et un sacré don de récitante (au coin du feu, du côté d'Iraty - genre). Je dirai que prendre et reprendre Colette par son meilleur (Sido, Les vrilles de la vigne) comme aussi La naissance du jour, ou bien par le prisme de l'excellent Antoine Compagnon, procure un bonheur bucolique intense qui transforme chacun de nos soupirs en détente absolue, augmentée de chants de passereaux comme une guirlande de fleurs des champs dans les cheveux. Je dirai que l'ouvrage précieux de l'ami Jean-Noël Rieffel (je puis dire que je suis à l'origine de la publication de ce touchant récit d'un ornithologue chevronné amateur de poésie - notamment celle de l'immense Jaccottet, et de vins purs) fait un éloge vibrant de la migration et de ce qu'elle génère en nous, observateurs amoureux invétérés. Je dirai que l'excellent essai de Patrick Tudoret sur une philosophie certaine de la marche conçue comme une démarche littéraire autant que poétique, est un bréviaire que j'offrirai souvent; c'est sûr. Dire que mon ami Christian Authier brille une fois encore, sur un sujet qu'il possède, La Poste, avec humour, fantaisie, connaissance fine, dérision, sarcasme et nostalgie sera une mission fortement possible. Je dirai que mon ami (décidément) Emmanuel Planes m'a étonné en m'apprenant plein de choses sur une ville, la mienne (Bayonne), que je pensais connaître comme le fond de ma poche trouée. Justement... Je dirai que s'il est un seul livre (inclassable) à retenir de cette liste, et donc à lire en priorité, ce sont ces Impardonnables de l'érudite subtile Cristina Campo. Il n'est qu'à citer ses pages sur la sprezzatura, concept italien que je vous laisse le soin de découvrir, car il est si rare dans son impossible définition que je n'ose l'évoquer. Je dirai que François Cérésa nous offre un livre salutaire, puisque notre époque marquée du sceau du nivellement par le bas, manque cruellement de panache. Et que sa galerie de portraits habilement choisis renfloue notre humeur à marée basse lorsque nous observons le monde tel qu'il va médiocrement. Je dirai que Robert Desnos continue de me bouleverser chaque fois que j'ouvre n'importe lequel de ses recueils de poèmes, je dirai qu'il m'est nécessaire de frissonner au contact de ses mots tendres et dotés d'une force douce, amoureuse et candide. Je dirai que la poésie chinoise classique - davantage que l'exégèse de Le Clézio, est un viatique pour le voyageur ne sachant pas quoi caler dans la poche extérieure de son sac à dos, fut-ce pour faire un aller-retour en basse montagne dans la journée, ou bien pour partir aux antipodes. (Pour ces derniers, je conseillerai plutôt Bouvier et Thoreau, Chatwin et Hamsun, Charles Wright et André Suarès, et puis Tesson bien entendu). Je dirai que tout amateur de littérature aime l'objet livre, le tenir en mains, le humer, l'entendre flapper ses pages du bout des doigts, et affectionne donc charnellement la police des caractères - laquelle ne nous demande jamais nos papiers... Ainsi, les Miscellanées d'un bouquineur figurent-ils une déclaration d'amour au physique du livre. Je dirai que le traducteur historique de Jim Harrison, Brice Matthieussent, a eu l'idée géniale de rassembler tous les textes évoquant Chien Brun, double de Big Jim, éparpillés dans son oeuvre accomplie, en un seul et épais, et par conséquent très précieux volume. Gloire à Brice ! Je dirai que quelques académiciens ont mille fois raison de s'insurger contre la dévalorisation de la langue française, surtout à l'heure où d'aucuns écrivent franglais, ou langage sms, à une époque inquiétante où l'invective au Palais-Bourbon touche à la sémantique poissonnière, et ce fabuleux livre rouge intitulé légèrement Flânerie au pays des mots est une invite à revoir le sujet avec beaucoup de sérieux, car il y a péril en la demeure. Je dirai que Christiane Rancé, dont nous avions loué ici même le Dictionnaire amoureux des saints, est une amoureuse totale de la Botte, et qu'elle a, ancré en elle, le talent pour la dire, avec l'élégance du semeur lorsqu'il déploie son bras : Italie je t'aime. Je dirai que Colliat est un gars malin qui a eu l'idée formidable de collectionner un millier traits d'esprit sarcastiques, cyniques, claquants, tous brillants, des réparties donc, et son anthologie figure un bréviaire du tac au tac de génie. Sur la table de chevet, svp ! Je dirai que mon philosophe chouchou Michel Onfray (je suis l'un de ces rares Mohicans qui le lisent, l'aiment et le défendent) procure comme toujours une jubilation intellectuelle en nous augmentant avec son savoir et son invitation permanente à l'interrogation en forme de bousculade qui n'est jamais bourrue, mais plutôt une douce douche froide sur le cerveau. Je dirai que Bérénice Levet nous offre un essai indispensable pour monter à l'assaut du wokisme et son insondable bêtise, et que j'ai failli surligner chaque ligne de ce livre à brandir dans toute contre-manif - et à offrir à chaque dîner en ville (comme on dit). Je dirai, s'agissant de ma passion pour les oiseaux, que Légendes... apprend quantité d'histoires, comme celle du rouge-gorge, lequel doit la couleur (orangée, cependant) de sa poitrine au frôlement avec celle, ensanglantée, du Christ sur la Croix... Mais ça, Jean-Noël Rieffel l'évoque aussi. Les deux ouvrages se font écho à certaines pages, et c'est heureux. Le mince texte du grand Pierre Bergougnioux sur les oiseaux est une sorte de tendre thriller de l'enfance circonscrit en vingt pages, et je n'en dirai pas davantage sur cette nouvelle parfaite comme un oeuf. Je dirai que l'alouette mérite encore et toujours tout notre respect, notre déférence, notre admiration face à un vol stationnaire et un chant entre tous envoûtants. Un éloge lui rend joliment grâce (la mode éditoriale serait donc à l'éloge. D'ailleurs, moi-même, avec le Pays basque...). Je dirai que Pascal Quignard, avec L'amour, la mer, semble être à son paroxysme littéraire, mais comme nous nous sommes déjà fait cette réflexion avec quelques uns de ses livres précédents, nous ne savons, je ne sais plus quoi dire, écrire. Attendons les suivants, car il y en aura bientôt. Je dirai que Ramón Gómez de la Serna est définitivement un auteur majeur de chez majeur. Et que, passé le choc produit par la lecture de son monumental Automoribundia (narré ici), il n'y aurait plus qu'à savourer le plaisir de la relecture - et bien non, voici l'Aube, mini chef-d'oeuvre de plus. Je dirai que Le nageur est un bon Assouline, qui raconte avec talent le destin singulièrement tragique d'Alfred Nakache, champion olympique de natation, juif, dénoncé à la Gestapo par une crevure immonde nommée Cartonnet, son rival dans les piscines. Je dirai que À tire d'ailes est une jolie anthologie de l'oiseau dans l'art pictural, augmentée d'illustrations fidèlement imprimées, connues ou peu connues, propices à la rêverie. Je dirai... Passée la flemme, je dirai. Ou peut-être pas. Peut-être même que je bartlebyriserai mon intention première, et que j'écrirai je préfèrerais ne pas. Chi lo sa... L.M.

    Capture d’écran 2023-05-03 à 10.08.37.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.08.30.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.07.16.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.07.27.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.07.35.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.07.45.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.07.56.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.08.04.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.08.12.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.08.20.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.08.45.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.08.53.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.09.00.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.09.09.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.09.16.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.09.24.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.09.33.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.09.41.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.09.47.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.09.57.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.10.05.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.10.22.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.10.28.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.10.36.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.10.53.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.10.45.pngCapture d’écran 2023-05-03 à 10.10.13.png

  • Arrivato

    Bon, ça y est, il m'est parvenu, ainsi qu'à la presse. Il sera en librairie le 27 de ce mois (première signature officielle le 29 à Cultura/Anglet).

    Réservez-le auprès de votre libraire. On en reparle bientôt.

    (Je l'ai aussitôt relu pour me livrer à une chasse à la coquille. Je n'en ai trouvé aucune parmi ses 190 pages.  À la bonne heure).

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  • Petit éloge amoureux...

    Voici ce que mon éditeur publie ce matin sur son compte Instagram :

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  • Petit éloge amoureux du Pays basque

    Capture d’écran 2023-01-13 à 12.18.18.pngIl est certes trop tôt pour évoquer cela, mais puisque les sites marchands proposent de le pré-commander, je vous montre les "prière d'insérer" de l'éditeur de mon prochain livre, trouvés ce matin sur les sites divers comme la fnac, amazon, Babelio (ce dernier donne un texte plus touchant, mais les deux sont signés de mon éditeur chez Privat, Christian Authier). Patience jusqu'au 27 avril, jour de sortie de mon (très subjectif) Petit éloge amoureux du Pays basque.

    Capture d’écran 2023-01-04 à 11.52.30.pngCapture d’écran 2023-01-04 à 10.45.24.png

  • Aragon, pschitt

    Capture d’écran 2022-11-30 à 14.06.40.pngCapture d’écran 2022-11-30 à 14.06.10.pngCapture d’écran 2022-11-30 à 14.05.38.pngLa poésie militante ou insipide, pénible d'Aragon sent parfois la sueur. Ses poèmes incontinents (il perd aussi son prénom, Louis, sur les trois couvertures) proposés par Gallimard ce mois-ci : Persécuté Persécuteur, Les Chambres (sous-titre : Poème du temps qui ne passe pas), Les Adieux et autres poèmes, m'ont laissé froid. Lire un éloge de Lénine, un autre à la gloire de Staline ne passe plus, et le sigle URSS inscrit à tout bout de vers révulse, quoiqu'on sache du rôle de potiche, de plante verte du PCF qu'occupa le talentueux auteur du Fou d'Elsa au cours de ces années de plomb (lequel servit aussi à imprimer du Aragon). Ce sont là des mots fades, incapables de générer l'émotion, enfilés à la suite les yeux fermés on dirait, même lorsqu'il s'agit de l'immense Hölderlin (son long poème consacré ressemble à une copie de potache chargé d'exécuter un commentaire de texte), tout cela est écrit à la va comme je te pousse, et ne devrait en réalité pas être rassemblé, et proposé (à nouveau) à la lecture. Aragon vieillit mal. Même lorsque, tardivement, il évoque encore Elsa en fin de vie, cela sent l'amour faisandé, le passé suranné - par manque de déodorant sans doute. Et l'on se dit qu'il eut peut-être mieux valu ne pas écrire du tout, se taire et regarder, pleurer mais laisser sa plume tranquille, ou bien faire feu et flamme. Sauf que là, c'est pschitt à chaque page. Le talent a disparu... 

    Ce n'est pas le cas de Pierre Mendès France (coq à l'âne) dont les portraitsCapture d’écran 2022-11-30 à 13.59.42.png d'hommes politiques qui comptent (Churchill, de Gaulle, Ferry, Zola, Caillaux, Briand, Herriot, Jaurès, et Hubert Beuve-Méry !..) dans le recueil La vérité guidait leurs pas, exhalent le sérieux de l'analyse derrière une admiration prudente. La plume de PMF est franche, droite, comme l'homme politique le fut toute sa vie. Sa trempe manque terriblement à cette Ve république sénescente et qui n'engendre que des clowns à l'intérêt autocentré. Mendès représente aujourd'hui une gauche disparue, hélas, pétrie d'humanisme et d'intérêt général - une valeur fondamentale en voie de dilution, lorsqu'elle eut le pouvoir ; sous sa houlette.

    Capture d’écran 2022-11-30 à 14.00.31.pngRegistre voisin, Régis Debray, avec D'un siècle l'autre, un titre célinien, poursuit son autobiographie intellectuelle, désabusée, car l'homme protéiforme, limite caméléon touche-à-tout de génie est revenu de tout (l'auteur a réellement envie de nous faire savoir qu'il a tout vu, tout fait, tout compris), son existence est jalonnée d'expériences à haute valeur ajoutée, certes (le révolutionnaire emprisonné, le conseiller du Prince, le médiologue, le romancier, l'essayiste), qu'il sait mettre en valeur sans trop plastronner, quoique. Un côté Papy, raconte-nous encore l'Indo ! sans que l'on demande au Papy de nous raconter encore l'Indo, remonte à la surface de la lecture... Au soir de sa vie, Debray dresse le bilan, à la colonne PP, pour pertes et profits. D'autres volumes paraîtront. Déjà, L'exil à domicile est sorti ce mois-ci. Pas encore lu. Nous attendons néanmoins la suite de cette suite. 

    Enfin,  kilo de cerises sur le gâteau, un volume capiteux, les Tragédies complètes deCapture d’écran 2022-11-30 à 14.04.59.png Sénèque, 1000 pages, occupera nos prochaines après-midi. Pensez ! Oedipe, Les Phéniciennes, Hercule furieux, Hercule sur l'Oeta, Médée, Phèdre, Thyeste, Les Troyennes, Agamemnon sont capables de nous faire oublier un rendez-vous chez le dentiste. Nous y reviendrons, ici. Merci la collection folio. L.M.

     

     

  • Blanc, par Tesson

    Les premières pages du nouveau livre de Sylvain Tesson à paraître le 13 chez Gallimard, et intitulé sobrement "Blanc", émaillent quelques citations sur l'idée du départ, du voyage (ci-dessous), et donnent ainsi le ton, soit celui de la bougeotte. J'y ajouterai un vers célèbre de Blaise Cendrars : "Quand tu aimes il faut partir"...

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  • Avec Rimbaud, il suffit d'un vers...

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    ... pour être emporté. Exemple, ce matin, je relis le poème Ophélie, qui possède les accents du Dormeur du val, et ce vers, le trentième, me cloue : Tu te fondais à lui comme une neige au feu. J'en ai frissonné. Certes, c'est l'image, à la Gracq ou à la Giono (je suis en train de me régaler avec Le Chant du monde) qui interpelle, séduit. En littérature, il suffit souvent de l'usage de l'adverbe "comme" (à condition de ne pas en abuser et de lui trouver des remplaçants) pour créer immédiatement une sorte d'émerveillement. Les exemples sont nombreux. Et nous pourrions nous amuser à en collectionner une belle ribambelle... 

    Le poème de Rimbaud évoque l'Ophélie peinte par J.E. Millais (ci-dessus) et surtout le personnage de Shakespeare (dans Hamlet), qui devint folle, se suicida (?) en se noyant dans un ruisseau et dont le corps entouré de fleurs flottera mille ans sans être altéré. Un mythe naquit.

    Gaston Bachelard, dans L'Eau et les rêves, s'est penché sur "le complexe d'Ophélie". L'eau est la vraie matière de la mort bien féminine, écrit-il. L.M.

     

     

     

  • BOTT

    J'apprends le décès d'un critique littéraire et auteur délicat, François Bott, qui fonda Le Magazine littéraire à la fin des années 1960 et qui dirigea Le Monde des Livres de 1983 à 1991 (sous sa houlette, ce furent les meilleures). Alors je ressors cet article rédigé à la sortie de l'un de ses livres pudiques et sensibles en diable, et publié ici même le 18 mars 2020, afin de vous épargner une recherche dans les archives. Hommage => Délicieux Francois Bott

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  • Procida mia

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    Retour récurrent, nécessaire, viscéralement ancré au désir incontrôlable, à Procida, isola mia. Pour y écrire. Me laver en écrivant. Bisogno. Avec méfiance, cette fois, car c'est la capitale italienne de la culture depuis le 1er janvier et jusqu'au 31 décembre, et que le monde afflue sur cet isoletto qui n'en peut mais. Certo, la culture c'est mieux que la politique ou le sport pour être distinguée une année durant.

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    Mais, bon. J'y suis arrivé cet après-midi, et j'ai retrouvé mes marques, mes amis Cesare, Giuseppe, Vincenzo, Aniello, Emanuele... Mes repères et mes repaires aussi, tout ce qui me rend poisson un instant échoué retrouvant la mer à la faveur d'une vague aimante comme un bras par dessus l'épaule à l'instant où on ne l'attend pas, marchant en silence le soir, côte à côte, d'un pas rythmé; entendu. L.M.

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  • Le loup des Hautes-Alpes

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    Et, soudain, il apparut, dévalant au galop la pente devant moi, à 150 m environ. J’avais par chance mes jumelles en mains. Je rentrais d’une formidable randonnée avec mon fils jusqu’au col des Marsailles, 2 601 mètres. Nous avions surplombé une vallée trouée d’un lac, celui des Cordes où prospèrent truites arc-en-ciel et cristivomers, et de deux laquettes. En face, les Alpes italiennes, leur majesté, leur aridité, leur âpreté. Un paysage somptueux à 360° (photo ci-dessus : Alpes italiennes, laquette et chien de berger). Fierté de partager ce moment avec Robin. Nous retrouvâmes Charles, son troupeau de plus de 1 200 brebis, et ses six chiens, patous compris. Comme une partie des bêtes avait échappé à sa vigilance, il fallait qu’il les retrouve vite. Je laissai Robin aider Charles, et rentrai seul, car une douleur à la hanche gauche venait de me pincer.

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    Dans la descente en zig-zag sur une pente escarpée et herbeuse, je sentis une présence. Pas n’importe laquelle. Celle d’un loup. Je me retournai souvent afin de saluer mon fils qui, sur la crête, surveillait mon retour, mais je pensai à l’idée d’un loup. Ce sentiment de forte présence qui nous suit montait en puissance. J’imaginais une rencontre, une attaque même. L’imaginaire, appelé à la rescousse, enflait ma démarche prudente à coup de paragraphes romantiques. Arrivé à la cabane, je me lavais sommairement, me changeais, et savourais la saine fatigue en m’installant dehors avec mes inséparables jumelles (seconde photo ci-dessus : la pente où le loup est apparu). Vers 19h30, je vis quelque chose d’étonnant : cinq marmottes réunies comme les doigts d’une main étaient dressées dans une attitude de méfiance.

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    L’instant d’après, le loup apparaissait loin des marmottes, qui disparurent dans leurs terriers. Je ne voulais pas croire à l’idée du loup, au loup ; à la chance d’en voir un. Je me suis dit intérieurement : ni brebis, ni chien, comment un renard peut-il être si gros et déjà en pelage d’hiver ? Remarque stupide. Dans les jumelles, j’avais reconnu aussitôt la gueule large, les oreilles du loup. Il galopait dans la descente. Cela dura une bonne minute. Je savourai chaque seconde. Puis – avait-il vu bouger les chiots qui jouaient autour de moi -, il bifurqua brutalement à 90° vers ma droite et poursuivit sa course en travers. Je pus ainsi admirer sa forte silhouette, sa longue queue fournie sur une soixantaine de mètres, à une centaine de moi, à flanc de colline. Il disparut enfin à l’épaule d’une crête, derrière un rocher, là, en face... Je n’oublierai jamais ce moment du 23 août 2022 vécu à 2 300 m d’altitude au-dessus de Cervières, au pied du pic Lombard (2 975 m), au cœur du Queyras et non loin du col de l’Izoard ; dans les Hautes-Alpes.

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    C’était la deuxième fois que je voyais cet animal. La première, à la fin du mois d’août 1997 au fin fond du Kazakhstan, en pleine steppe, loin de tout, ils étaient quatre et j’en fis le récit, intitulé « Le thé aux loups » dans mon livre « Les Bonheurs de l’aube » (La Table ronde). Cette apparition du mardi 23 août à 19h30 m’est revenue en boucle toute la soirée, toute la nuit, et le lendemain je ne cessai de regarder l’endroit où le loup était apparu comme s’il allait repasser, ce qui m’attira les plaisanteries moqueuses de mes enfants, Marine nous ayant rejoints. Oui, à l’aube du mercredi 24 août, café en main, sur le seuil de la cabane, je scrutais la ligne en « L » que l’animal avait parcourue, et je le revoyais avec une infinie précision, ce loup qui continuait de dévaler la montagne devant mes yeux...

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    Lorsque j’en fis le récit à Robin et à Charles à leur retour avec le troupeau rassemblé, vers 20h30, Charles eut aussitôt cette remarque : « Il y en a qui le guettent durant des mois et ne l’aperçoivent jamais, et toi tu es là depuis deux jours et tu en vois un ! » Autrement dit : aux innocents les mains pleines. Mais je ne me sens pas innocent en la matière. (Il s'agissait sans doute du loup qui croqua l'une de ses brebis la semaine passée, une traînarde malade que le loup empiéta et ne dévora pas entièrement). Mon fils se contenta de remarquer mes yeux « plus brillants que d’habitude », et mon émotion « palpable ». L.M.

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  • Surfrime

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    À l’heure où j’envisage très sérieusement de me remettre au surf, malgré le risque, grand, de crampes et de séries de vagues sur la gueule, humilié par des minous qui pourraient tous être mes grands fils (mais peu me chaut), je me dis : tentons de conjurer ! Allez, j'ose... J'ose exposer - quelle impudence, quelle imprudence, quelle impudeur, ces deux vieux clichés. J'ai quinze ans (en couleur) et seize ans (en N&B), et toutes mes dents - quoique, non, peut-être pas car une planche prise en pleine poire m'en ôta un jour quelques unes et au même endroit, soit à ma sacrosainte Petite Chambre d'Amour (Anglet). Ces deux photos me montrent en train de concourir pour mes toutes premières "compètes" de surf internes, celles du O Surf Club, mon unique, mon club de cœur à tout jamais, et elles datent de 1973 et 1974, et se sont déroulées sur des vaguelettes. Sur la première, je me prends pour Gerry Lopez, mon idole d'alors, que, fébrilement, je voyais prendre d'énormes tubes, nonchalant, debout, à peine voûté, les épaules comme rentrées afin de ne pas les mouiller, dandy maillotté, lyrique muet, au spot mythique de Pipeline (Hawaï), sur les films de surf que projetait le cinéma Pax de Biarritz La Négresse. Il ne manquait à Gerry qu'une cigarette forcément allumée au bout de sa main droite... Rêve éveillé, en lévitation dans la salle de cinoche, le soir, où nous nous rendions en Mob' pour des instants de bonheur, augmentés par l'attente fébrile de Surfer magazine dans la boîte aux lettres de la maison familiale...

    Je disputai les championnats de France de surf en 1974, 1975, et renonçai à ceux - bien que sélectionné - qui se déroulèrent à Tahiti. Le coût du voyage de deux semaines, formidablement négocié par Jacques Fagalde, alors président de la Fédération Française de Surf et du O Surf Club, dérisoire, ne remua pas un cil de mes parents. Mais j'y renonçai pour les beaux yeux d'une jeune biarrote, que je devais retrouver à la fin de ses vacances en Corse avec ses parents. Je collectionnai alors les t'es con Léon viens fais pas chier pour une gonzesse t'en trouveras une autre... Je demeurai imbécilement sourd à ces prêches amicaux, bienveillants. La camaraderie rugbystique faisait une passe jusqu'à l'océan et je n’en saluai pas la geste. J'en conçus plus tard une honte épaisse... Je le regrettai amèrement. Car, lorsque Florence revint de vacances, elle m'annonça qu'elle avait rencontré un certain Thierry (que j’imaginais boutonneux et inculte) sur son lieu de villégiature, le dernier jour... J'en adore le souvenir, puisqu'il signe une certaine définition de l'ingénuité mâtinée de romantisme post-adolescent. Et c'est plutôt savoureux, non?.. L.M.

    Sur la première photo, je suis juché sur ma toute première planche, vert pomme, motif psychédélique façon t-shirt Fruit of the Loom des années Woodstock dessous, et avec un coquillage rouge incrusté sur le devant (devant mes yeux lorsque je ramais) offerte par maman pour mon BEPC. Achetée à un surfer de Long Beach (Californie) pour 300 F. Lequel fabriqua de ses mains ma première combi, une Long John qui me revêtit plusieurs hivers, augmenté à la demande climatique d'un boléro O'Neill de la meilleure facture. La seconde planche, je l'ai achetée à Jean Hazard, un Angloy du club, frère de Jackie, "amie" ici, pour 400 ou 600 F, je ne me souviens plus, mais elle m'était trop lourde, peu maniable sous le pied droit, tandis que la première, généreusement galbée en dessous et avec sa longue bulle d'air oblongue et permanente, m'était légère, légère... 

  • Pour une image

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    Il y en a tant d'autres, et plusieurs se bousculent tout à trac aux rivages de ma mémoire et de mes lèvres, comme : ... et l'herbe folle au-dessus du fleuve frissonne sans cause comme l'épaule d'un cheval. Une, parmi... Mais celle-là résume, condense, circonscrit, définit mon amour littéraire, mon plaisir textuel gracquien. Savourez : L’ombre de la forêt sur la rivière mêlait à l’eau noire une douce tisane de feuilles mortes et d’oubli. Qu'ajouter? - Rien, bien sûr. L.M.

    Photo : © Jean Suquet.

     

     

  • Théâtre...

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    Ce fut une première dans tous les sens du terme. Pour tout le monde. Enfin, nous six. Le rugbyman que l'on ne présente plus Pierre Berbizier qui lut de larges extraits de Sur la route de Jack Kerouac, un livre qui accompagne sa vie depuis ses quinze ans, le journaliste de L'Équipe et auteur de nombreux livres sur l'Ovalie Richard Escot (à l'origine de ce montage foutraque et sans presque aucune préparation), au piano pour rythmer les lectures - y compris celles du regretté Michel Sitjar, flanker international d'Agen-même, poète à seize heures et des poussières..., Jean-Michel Agest, ancien joueur de la Section Paloise et poète du rugby, Benoît Jeantet, poète, blogueur, scénariste, fin connaisseur du rugby et coauteur de pas mal de choses avec "Ritchie" Escot, Eric des Garets, ancien joueur amateur, passionné de littérature et lui même auteur de textes fins sur le motif, et enfin ma pomme, Candide de l'Ovale avide d'émotions procurées par les stades. Nous devions lire tour à tour des textes de notre cru (je lus les extraits aux accents rugbystiques de mon Bruissement du monde), sauf Berbizier donc. Sur une vraie scène de théâtre (à l'espace Felix Arnaudin) avec projecteurs, micros, tout le toutim et un public aficionado devant nous. Et nous nous sommes bien marrés durant 1 h 45 samedi dernier 21 mai en soirée... Photos (de la ville de St-Paul-lès-Dax, où se déroula le pestacle qui s'inscrivait dans le week-end Le Grand Maul - lire plus bas -, dont le talentueux directeur artistique est Jean-Claude Barens). L.M.

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    De gauche à droite, ci-dessus : Eric des Garets, Pierre Berbizier, Léon Mazzella, Richard Escot, Jean-Michel Agest et Benoît Jeantet à l'issue de la représentation.

    Capture d’écran 2022-05-23 à 10.01.31.pngCapture d’écran 2022-05-23 à 10.06.51.pngCapture d’écran 2022-05-23 à 10.07.56.pngCapture d’écran 2022-05-23 à 10.05.10.pngCapture d’écran 2022-05-23 à 10.00.49.pngCapture d’écran 2022-05-23 à 10.05.31.pngCapture d’écran 2022-05-23 à 13.31.06.pngCapture d’écran 2022-05-23 à 10.06.18.pngCapture d’écran 2022-05-23 à 13.31.30.pngIMG_5909.jpgIMG_5911.jpg

     

     

     

     

     

    Dernières images : table ovale en long (cherchez la ronde...), dans l'après-midi sur le thème : Les rugbymen peuvent-ils (encore) devenir des personnages de roman ? Avec, en plus des précités, Serge Collinet, formateur d'entraineurs de rugbymen à Paris et auteur de Rugby au coeur, et Jean Colombier, ancien rugbyman briviste et Prix Renaudot 1990 pour Les Frères Romance (Richard Escot ayant le rôle de modérateur depuis la salle, où se trouvaient notamment Pierre Albaladejo qui nous raconta comment il passa une nuit avec Hemingway durant les fêtes de Pampelune, et Jean-Louis Bérot, célèbre demi de mêlée de l'U.S.D. des années 80). Enfin, la scène et la salle peu avant l'entrée du public.

  • On va causer littérature et rugby

    Capture d’écran 2022-05-18 à 14.47.47.pngC'est dans Le Figaro, alors... On va causer hommes du rugby et potentiels personnages de roman, on va lire des extraits de nos bouquins respectifs - ah, les malins ! -, on va rigoler surtout. Ces rencontres sont faites pour ça. Venez nombreux. À St-Paul-ès-Dax le ouiquènde prochain. Augustin Meaulnes et Yvonne de Galais, excusés, ne seront pas de la partie, mais l'affiche promet du beau linge. Ouvrez le programme (joint). Perso, je lirai pas mal d'extraits de mon livre Le Bruissement du monde, dans lequel l'Ovale a souvent sa place. Ce sera Le Grand Maul...

    Le Fig en parle

     

  • Seule la terre est éternelle. Jim Harrison

    Capture d’écran 2022-03-23 à 18.32.23.pngRetour d'une salle obscure où la lumière, la Lumière, vint, divine, de la voix rocailleuse de Big Jim, notre cher, si cher Jim Harrison, disparu il y aura six ans dans trois jours. Le film que lui consacrent François Busnel et Adrien Soland est une ode aux grands espaces, à la poésie, à la Nature, aux animaux, aux rivières, aux arbres, aux femmes de la trempe de Dalva, l'inoubliable héroïne de son plus puissant roman, et aussi de Linda son épouse cinquante-quatre années durant. Jim est au bout du rouleau, il titube, tousse, ahane, fume sans relâche, s'aide d'une canne, s'essuie fréquemment la paupière qui abrite un oeil de verre depuis ses dix ans, il est lui-même. Cash. Tellement naturel, à Paradise Valley, dans le Michigan, avec sa bedaine qui jaillit du tee-shirt, ses gris-gris punaisés sur le mur de sa table de travail, où il écrivit tout son œuvre au stylo noir, et jusqu'au volant ganté de cuir indien de son 4x4 qui conduisit l'équipée jusqu'à Patagonia (Arizona), où il résida parfois et où la Faucheuse le cueillit. Ce film est émouvant car il est pudique, franc du collier, sans fard, silencieux, ouvert sur des territoires traversés par un pygargue, un vautour, un chevreuil, des bisons, deux chiens de chasse appartenant à Jim Fergus, une truite hameçonnée, des forêts et des montagnes larges comme l'univers, dans un clair-obscur de circonstance. On y voit aussi les villages américains poussiéreux, leurs commerces, leurs véhicules garés, une station-service à vendre, une désolation palpable, une barmaid sexy que Jim ne peut s'empêcher d'alpaguer en lui baisant élégamment la main droite avec la dégaine de Charles Denner à la fin du film L'homme qui aimait les femmes, de Truffaut. Tout est dit, en sourdine, sur la subtilité, le tact de l'oeuvre d'un grand écrivain américain. J'ai tout lu de lui. Absolument tout, sauf ce que l'édition nous réserve sans doute encore d'inédits, de raclures bonnes à déguster, d'articles récupérés, de nouvelles inédites, de poèmes retrouvés (ce fut un immense poète de la Nature). Je regretterai éternellement cette annulation forcée Capture d’écran 2022-03-23 à 18.34.01.png(Maman était bien trop malade pour que je parte longtemps) d'un rendez-vous pris avec lui dans le Michigan afin de "tirer" son portrait sur quelques pages dans le magazine (La Chasse) que je pilotais dans les années 1995 à 2000. Je me souviens avoir déchiré avec mélancolie mon billet d'avion. Ce soir, je reprendrai Légendes d'automne et Dalva au hasard des pages, au gré du vent, en entendant le timbre craquelé - you know... - de sa voix de grizzly édenté et romantique. L.M.

     

     

     

  • Samedi dernier à Biarritz

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    Un public concerné, attentif et en demande de davantage de mots, d'anecdotes, d'extraits, m'a convaincu du bien fondé de ce genre de manifestation - que je reproduirai à l'envi sur des thématiques diverses (liste foisonnante, en cours de distribution au gré de l'agenda de la Médiathèque). Deux heures trente de tchatche pour une heure requise, et un engouement sans faille, non feint, fut mon salaire d'enthousiaste partageur.

  • Un an plus tard

    Cliquez là => LE BRUISSEMENT DU MONDE

    Léon Mazzella capture quelques fragments du monde pour en saisir toute la volatilité sensuelle.

    Par THOMAS MORALES.

    Article paru dans Causeur.


    Le choix de la première chronique littéraire de l’année s’apparente à la cueillette des champignons, dans un sous-bois, à l’automne, quand la feuille morte rythme le pas, quand l’incertitude guide la main du critique. La pluie grise les sentiments, la nature protège et isole; le critique hésite, il tâtonne, il se rétracte parfois, puis il se lance, il a enfin trouvé le livre qui correspond à son souffle intérieur, à son émotion du moment, à sa volonté de ne pas ensorceler le monde. En 2021, l’esprit ne sera ni à la querelle incestueuse, ni à la légèreté béate, plutôt à la beauté qui s’efface peu à peu, elle s’échappe, nous le sentons charnellement, et pourtant, il faut la retenir, s’incliner une dernière fois devant elle, la remercier encore et toujours. Se rappeler que sans elle, nous sommes des êtres désarticulés, surnuméraires fantômes. Cette beauté fugace n’est pas grandiloquente, elle ne bombe pas le torse, elle ne nous fait pas du gringue au coin d’une rue ou à la lecture d’un paragraphe trop étincelant; discrète, elle sait tenir ses distances.

    Mazzella caresse le désenchantement

    Elle s’apprivoise difficilement. L’écrivain Léon Mazzella, styliste des terres basques, grand spécialiste du vin, part à sa recherche dans Le Bruissement du monde aux éditions Passiflore. Il est de ces explorateurs esthètes qui ne surjouent pas la surprise ou l’émerveillement. Ce gracquien sème la chronique au vent, sans charger sa phrase d’un affect débordant, elle garde sa pureté originelle tout en susurrant son pouvoir d’abstraction. Là, réside le charme vivifiant de ce recueil buissonnier qui promène son bonheur de vivre entre fragments, souvenirs d’enfance, nostalgie du cœur, sens de la transmission et plaisir du palais. Mazzella nous touche car, avouons-le, il caresse notre vieux monde, il cajole notre désenchantement, il ouvre la volière de notre mémoire. Ne vous méprenez pas sur son dessein, il ne panthéonise pas le passé, ce n’est pas un embaumeur, plutôt un exhausteur de goût. Son toucher de plume lifte l’existence, lui donne du rebond. Nous avons les mêmes codes d’entrée, les mêmes marottes, les Renault Floride et les chevauchées landaises de Christine de Rivoyre

    Compagnon hussard

    Avec ce compagnon hussard, on se rappelle d’un texte lu à l’adolescence qui a fait chavirer notre suffisance, on se met alors à dessiner des volutes de Havane dans le ciel laiteux de la province française, à rêver aux seins obuesques de Silvana Mangano dans « Riz amer » ou à la bouche désirable de l’impénétrable Monica Vitti. À nous extraire simplement de notre quotidien par le talent des autres, voilà un résumé de ce que fut notre jeunesse. Pour nous, garçons ahuris, bouffis de caractères d’imprimerie et de cinéphilie, la réalité passe souvent par le tamis de la fiction. Mazzella est un merveilleux brouilleur de météo, il détraque toutes les horloges. Avec lui, la chronologie s’émancipe des dates. On le suit avec gourmandise dans cette belle littérature, giboyeuse et sauvage des Trente Glorieuses puis, le texte suivant, il nous ramène au présent, dans le spectacle chantant d’une bergeronnette grise ou la pesanteur ensoleillée d’un champ de maïs. Tantôt mélodiste d’antan, tantôt aquarelliste du paysage en mouvement, sa mélancolie sous-jacente n’est ancrée dans aucun port d’attache. Elle est libre, elle se moque des convenances, elle cabote sur des côtes intimes. C’est pourquoi nous prenons autant de plaisir à le lire, surtout quand il écrit: « Je suis Claude Sautet » ou qu’il fait l’éloge du stylo à plume: « Bonheur de retrouver le glissement de l’encre, sa fluidité, et le crissement sur le papier vergé ivoire, cette teinte bleu nuit qui forme les lettres, les mots qui naissent, le mouvement du poignet, le sang qui afflue sur la dernière phalange de l’index comme si nous labourions ». Mazzella sait, par instinct, qu’un bon livre ne ressemble pas à une autoroute rectiligne, il doit cahoter, ne jamais utiliser le même instrument de musique, de la variété naît l’harmonie. Mazzella ose passer de Gracq au Bricomarché, sublime impertinence et poésie de l’infiniment petit, de Calet à Anouk Aimée, de Larbaud à une libellule indisciplinée, de Gómez de la Serna au croquant du chipiron. Vive 2021 !

    Le Bruissement du monde de Léon Mazzella – éditions Passiflore.

    Le Bruissement du monde

    Price: 15,00 €

     

     
     
  • Pautrel, Kafka et quelques autres

    Folio nous régale. Le Journal de Franz Kafka en édition intégrale : les douze cahiers (1909-1923) enfin réunis, près de 800 pages, c'est du lourd. Cette première traduction en format de poche du Journal non expurgé est un petit événement chez les inconditionnels de La Métamorphose, du Château et du Procès. Évidemment, le bonheur ne saute pas à chaque page comme avec Jules Renard ou Miguel Torga, diaristes de très haut vol, mais nous trouvons ici et là des trouvailles qui font tellement écho à la psychologie de Kafka, comme : Une cage allait à la recherche d'un oiseau. Cet épais volume égrène des observations de la vie quotidienne, de la rue, des heures de l'auteur, il alterne visions, débuts de récits, notes sur des personnages et descriptions de lieux familiers... Il nous permet surtout de visiter le chantier de l'oeuvre, l'arrière-boutique, l'atelier de l'auteur. Cela figure toujours un régal, quel que soit l'artiste. Un livre de chevet.

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    Marc Pautrel possède une petite musique reconnaissable. Nous retrouvons ici la magie de La vie princière, qui fit connaître son auteur à un large public. L'air de rien, la prose de Pautrel coule, mais elle suppose un gros travail d'épure en amont. Cela devient magnétique, car l'auteur n'a pas besoin de nous prendre par le col à la première ligne et de nous lâcher à la dernière, 106 pages limpides et essentielles plus loin. Le consentement du lecteur opère avec alegria. Il s'agit d'une histoire d'amour platonique, ce qui ne court plus ni les rues ni les livres, et rappelle l'amour courtois des Troubadours. Et c'est ce qui insuffle la force, toute en retenue, de ce récit précieux intitulé L'éternel printemps.   

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    Sur un tout autre registre, Cahiers de prison, d'Antonio Gramsci (1891-1937), est une anthologie capitale de quelques 800 pages concoctée par Jean-Yves Frétigné. Les fameux écrits rédigés dans sa cellule de Turi de 1929 à 1935 sur trente-trois cahiers, par le célèbre révolutionnaire italien qui fut l'un des membres fondateurs et même dirigeant du PCI (Parti communiste italien), sont un document pour l'histoire. Gramsci, emprisonné pour vingt ans par le régime fasciste (mussolinien), résista fortement, et travailla en écrivant une oeuvre dont la recherche se demande encore si elle appartient au marxisme ou si elle s'en détache, voire si elle ne constitue pas une théorie singulière, bien qu'imprégnée. Cet intellectuel et ancien journaliste qui était, pour citer Romain Rolland, pessimiste de l'intelligence et optimiste de la volonté, développa donc sa pensée sous les verrous. Fin connaisseur de la philosophie de Machiavel, et de celle de Benedetto Croce - entre autres, de l'histoire en général, en particulier celle de son pays, l'Italie (bien que Sarde, Gramsci devint italien, puis internationaliste), il s'intéresse aussi bien à des figures tutélaires de la littérature comme Pirandello qu'à la Renaissance, appréhendée comme révolution culturelle des classes dominantes. La pensée de Gramsci (que nous avions étudiée avec un réel appétit à Sciences-Po) ne semble pas avoir pris une ride, si nous la considérons comme celle d'un classique pour notre temps, selon l'expression de l'exégète et éditeur de ce large choix d'extraits. Nous retrouvons les grands principes de sa pensée, comme le concept de "populaire-nationale" pour qualifier la culture historique française, et que Gramsci admirait. Cette somme se picore au hasard et galvanise notre lecture d'un chapitre l'autre. Un autre livre de chevet.

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    Alicia Gallienne (1970-1990) est un météore poétique. L'autre moitié du songe m'appartient, son unique livre (préfacé avec talent par Sophie Nauleau), et publié par la collection Poésie/Gallimard, est un recueil de sensibilité, de fulgurances, de mélancolie, de tonicité et de nombreux traits splendides comme celui-ci : Il est des fois où je voudrais boire la douleur dans tes yeux. Nous songeons à Louise Labé, mais c'est d'Alicia Gallienne qu'il s'agit. La mort par maladie ronge le corps d'Alicia et forge sa poésie, l'amour qu'elle découvre et qu'elle sait condamné à court terme la nourrit et, loin de l'anéantir, la charge d'adrénaline, laquelle devient poème, comme Le sillage du soir venu, insoutenable de beauté, et dont voici les derniers vers : ... Mais il faut partir avant /Avant qu'il ne soit trop tard dans le coeur de tes bras / Avant que tu ne m'oublies dans l'horizon du soir / Avant que tu n'aies l'illusion de me posséder entièrement / Car vois-tu je suis tout comme le vent / Tout comme le vent qui caressera ton visage / Pour toujours / Et qui portera en lui la saveur de ta peau / Où j'ai vu mon empreinte mon image / Une nuit ou peut-être toute la vie. La mort, l'amour, la vie, donc, dirait (presque) Éluard, et une énorme brassée de poèmes vigoureusement tendres nous restent de cette irradiante jeune femme qui écrivit à seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf ans, dans une urgence sereine, et ces précieuses palpitations lui survivent bellement. Et nous bouleversent. Un recueil de chevet (décidément). L.M.

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  • GUETHARY, DEMAIN

    À GUETHARY DEMAIN À 14 H.

    "Trois livres. Trois recueils de chroniques littéraires. Trois polygraphes qui ont du Verbe et de la Voix.
    Nicolas Espitalier avec *Vertige Coquelicot* est éditorialiste au Mag Sud Ouest. Léon Mazzella, auteur du *Bruissement du monde* est journaliste spécialisé en art de vivre et histoire. Frédéric Beigbeder, auteur d'une *Bibliothèque de survie*, ancien publicitaire est critique littéraire notamment au Figaro Magazine.
    Les livres, ils en écrivent tous trois et surtout ils passent leur temps à en lire pour nous donner ensuite envie de les lire. Fabuleux métier.
    Dans leur recueil, ils prennent le temps. Ils observent la nature et l'écoutent. Avec Léon Mazzella, je me suis à mon tour penchée sur un balcon en forêt. Le journaliste se remémore ses journées avec le grand écrivain Julien Gracq.
    Si le coquelicot est éphémère, le souvenir est éternel. Comme Nicolas Espitalier, les fleurs me rappellent un aïeul aimé, mon grand-père qu'une simple rose Pierre de Ronsard parvient à ressusciter un instant.
    Avec ces 3 alliés, j'ai préparé mon kit de survie. Mes indispensables. Retour aux textes.
    Grâce à Frédéric Beigbeder, j'ai péché des noms rassurants : Romain Gary, Alain Fournier, Charles Baudelaire, révisé mes classiques avec Thomas Mann, Molière et Dostoievski et me suis abreuvée d'auteurs gorgés de promesses : Maggie Nelson, Sofia Aouine, ou Deborah Levy "la Femme du XXIe siècle", une Bridget Jones érudite.
    Venez écouter cet exercice de salubrité littéraire auquel nous convient ces 3 adeptes de l'évitement, samedi 26 juin à Guéthary aux Belles Pages. Place du fronton."

    Nathalie SixCapture d’écran 2021-06-25 à 14.34.39.png

    J'ajoute que Karine Beddouk lira des extraits du "Bruissement du monde" à la Mairie de Guéthary à 18h30 (Bonjour les urnes !)...

  • Lectures de ces derniers jours

    Capture d’écran 2021-03-27 à 15.17.01.pngIl y eut, douloureusement, le roman posthume de Denis Tillinac, Le Patio bleu (Les Presses de la Cité). Sa page de faux-titre sans dédicace – et pour cause, résonna longtemps comme le timbre éraillé de sa voix, « Comment tu vas!.. ». Il y a tout là-dedans, il y a beaucoup dans cet épais roman riche d’images percutantes et de phrases aussi tendres qu’assassines parfois, et si justes, si fortes. Il s’y trouve une maturité de romancier impeccablement ramassée, une intrigue tillinacienne totale, la province gersoise, Condom – d’Artagnan n’est pas loin -, des Rastignac femelles, le désir d’en découdre avec une bourgeoise a priori rangée, les intrigues de ministère comme il y en eut de cour, les coups bas ou fourrés, l’amitié triomphale, les non-dits et les ouï-dire, la tendresse des paysages d’une France encore profonde dans tous les sens du terme, une mélancolie viscérale et bougonne par crainte de paraître trop délicate, des traits d’une justesse dans le mille à faire pâlir le La Bruyère des Caractères. Une ambiance IVe République, avec un Chirac en culottes courtes, une atmosphère « rad-soc » qui eut cours dans les campagnes qu’un jacobinisme arrogant ignorait, de Bellême (Perche) à Tulle (Corrèze), en passant par Condom, donc. Un air de Claude Sautet à la caméra plane sur ce dernier opus de Denis, et l’on se souvient tout à trac de son regard de saurien lorsque le silence se faisait parfois, qu’il suspendait sa cigarette (moment rare), et que nous l’entendions nous dire tant de choses dans le virage du rien. Salut l’ami.

    Capture d’écran 2021-03-27 à 15.34.47.pngIl y eut la somme de chroniques d’Éric Neuhoff parues dans Le Figaro, sous le titre Sur le vif (Le Rocher), évoqué brièvement ici il y a peu, pour nous offrir le plaisir de relire les phrases brèves et toniques, à la Nimier, le style félin et claquant de son héritier spirituel. Qu’il évoque Biarritz, Brigitte Bardot, Los Angeles, Françoise Sagan, la Fontaine de Trévi, Frédéric Berthet, Cadaqués, Stallone comme Mastroianni, le Toulouse de Christian Authier ou encore l’une de ses idoles, Frank Sinatra, Dieppe ou Truman Capote, Le Ritz ou Michel Déon, Neuhoff délivre ses denses déclarations d’amour comme on ne délivre plus des compressions de César, car lui le fait avec tact et sensibilité, intelligence et style. Un pur bonheur.

    Capture d’écran 2021-03-27 à 15.19.13.pngCapture d’écran 2021-03-27 à 15.19.45.pngEt, comme le hasard n’existe pas, il y eut deux compilations fraternelles quasiment au même moment à l’étal des librairies : d'un côté, les romans corréziens de « Tilli » chez Omnibus, Le Bonheur en Corrèze, qui rassemble en un épais pavé huit de ses romans essentiels, et de l’autre, trois romans indispensables de Neuhoff réunis par Albin Michel, Les romans d’avant.

     

    Capture d’écran 2021-03-27 à 15.21.31.pngIl y eut le premier roman d’Olivier Mony, Ceux qui n’avait pas trouvé place (Grasset) retardé pour cause de pandémie, enfin entre nos mains (nous l’achetâmes le jour de sa parution), un bref roman modianesque en diable – tant qu’on croirait entendre la voix de Patrick le Nobel le dicter, avec des personnages foutraques, soit attachants (Serge, bien sûr, Elkoubi, etc, et puis Piètre, et d’autres), un Bordeaux lisse et troussé en connaisseur, et au fond un livre comme un tapis volant sur lequel nous sommes priés gentiment d’embarquer, ce que nous avons fait gaiement.

     

    Il y eut cette belle surprise stylistique, Capture d’écran 2021-03-27 à 15.25.49.png rugueuse et âpre, si vraie « avé l’accent » médocain, ces très courtes nouvelles qui circonscrivent des personnages forts, durs, à la Franck Bouysse, des scènes d’un quotidien que peu connaissent, sauvage, reculé, essentiel car forestier, chasseur, braconnier, rude, d’une vérité crue à côté de laquelle steak tartare et carpaccio passent pour des carnes cuites. Presqu’îles, de Yan Lespoux (Agullo) est un livre précieux comme un premier roman de Sylvie Germain ou de Jean Carrière. Un beau cèpe cru dans ce beau voisinage gionesque-là...

     

    Capture d’écran 2021-03-27 à 15.27.00.pngCapture d’écran 2021-03-27 à 15.27.39.pngIl y eut l’annonce du Printemps des poètes, avec pour thème Le Désir, loué par Sophie Nauleau chez Actes Sud (nous attendons l’ouvrage), et des phares ici et là pour éclairer la route du mot qui émeut plus qu’un coup de foudre. André Velter, compagnon de la précitée, livre Séduire l’Univers, précédé de À contre-peur, illustré de « tracés sonores » de Jean Schwarz (le premier), et de quatre « ciels » de Marie-Dominique Kessler (le second). Il s’agit de l’un de ces livres composés à plusieurs mains, dont Velter a l’habitude, et qui produisent un dialogue en fruition, une poésie non pas amalgamée, mais épousée, risquons un mot : « puzzle-isée », c’est l’agudeza de Baltasar Gracián invoquée par l’auteur, autrement dit l’acuité ingénieuse, dont il est ici question. « Par-delà l’espace et le temps », dit l’auteur, « il est des affinités électives, ou ce que Julien Gracq appelait des consanguinités d’esprit, qui ne peuvent durablement rester sans résurgence. »

    Ainsi, par ailleurs, cet ouvrage de plus en collaboration : André Velter avec Ernest Pignon-Ernest (nous avons évoqué ici même les précédents), nommé Sur un nuage de terre ferme (Actes Sud) et où il est question de tauromachie, mots et dessins mêlés, plus précisément de José Tomás à Grenade le 22 juin 2019. Faena mystique entre toutes. La grâce transcendée en textes et en traits, le vertige, un certain duende, l’émotion qui frissonne durablement ; un torero « sur un nuage de terre ferme ». Soit une chanson de geste d'un singulier maestro qui, lorsqu’il se rend aux arènes, laisse son corps à l’hôtel (dixit Francis Marmande). Le sable et l’indicible, en somme.

     

    Capture d’écran 2021-03-27 à 15.28.47.pngIl y eût la somme infiniment précieuse, l’anthologie personnelle de l’immense Charles Juliet que propose Poésie/Gallimard, Pour plus de lumière, 1990-2012. L’essentiel, choisi donc par l’auteur lui-même (à l’instar de Commune présence, de Char, et de L’encre serait de l’ombre, de Jaccottet), d’une poésie placée sous le signe d’une « ardente recherche de la lumière » (et je m’autorise à reproduire ici, avec ces quelques mots, un extrait de la dédicace que l’auteur a rédigée sur mon exemplaire). Nous y retrouvons les recueils majeurs comme Affûts, Ce pays du silence, Moisson... Des trésors réunis en un seul recueil lourd et compact, que l’on a envie de trimbaler chaque week-end, où que l’on aille.

     

    Il y eut, dans la même collection fétiche, Poésie/Gallimard, une « compil »Capture d’écran 2021-03-27 à 15.30.04.png (bilingue) d’Erri de Luca, Aller simple, suivi de L’hôte impénitent, où l’on retrouve l’auteur limpide d’œuvre sur l’eau. Poésie presque parlée, comme récitée à l’église le matin, morale par endroits, humble toujours, où la barque et le filet du pêcheur, ses quelques prises, ont la grâce du simple recueillant avec reconnaissance ce qui lui suffit. Demi-surprise : Aller simple évoque l’épopée tragique des migrants échouant tant bien que mal sur les côtes italiennes, ou la poésie devient politique, militante, mais avant tout humaniste avec une remarquable sobriété qui rappelle les récits de Primo Levi. Cependant, les poèmes qui composent L'hôte impénitent nous font retrouver le De Luca romancier devenu alpiniste mystique, et toujours sensuel, dont les épaules porteront toujours les traces salées de la Méditerranée, du côté de l'île d'Ischia...

    Capture d’écran 2021-03-27 à 15.31.10.pngCapture d’écran 2021-03-27 à 15.33.37.pngEnfin, il y eut, juste après la disparition du très grand Philippe Jaccottet, deux inédits, Le dernier livre de Madrigaux, et La Clarté Notre-Dame (Gallimard), pour nous rappeler à l’essentiel, soit au chant fragile des oiseaux à l’aube dans un verger de peu planté de longue date à Grignan, dans la Drôme, l’écho d’une cloche des Vêpres à Salernes (où vécut sur le tard le regretté Pierre Moinot), « dans l’enceinte sacrée, très-haut » (Hölderlin), des mots simples comme de ces brindilles dont Char rêvait de bâtir un rempart, des mots tragiques à peine d’un poète avouant son grand âge et citant Hölderlin encore comme on lance un grappin, « Énigme, ce qui sourd pur ». Des textes essentiels et crépusculaires, et néanmoins heureux, surtout lorsqu’il s’agit d’évoquer Claudio Monteverdi, « c’est par urgence que sa voix prend feu ».  « Ainsi lié, je me délivre de l’hiver »... Jaccottet a rejoint, à 95 ans, « le tissu bleu du ciel ». Et nous continuerons d’entretenir commerce quotidien avec son œuvre capitale. L.M.

  • Relire l'oeuvre poétique de Bernard Delvaille

    Qui pense à relire Bernard Delvaille (1931-2006) aujourd’hui ? Son Œuvre poétique (La Table Ronde, 2006), ce sont 480 pages d’émotions fébriles. L’homme était si sensible. Je me souviens de mes visites sporadiques. De son bureau très exigu, lorsqu’il dirigeait encore chez Seghers l’emblématique collection « Poètes d’aujourd’hui », place Saint-Sulpice à Paris. Je me rappelle sa discrétion, sa timidité, son regard triste, ses mots ouatés ; sa gêne même. Je reprends ce livre, je le feuillette, j’y ai annoté tant de passages. Je vous les livre. C’est l’émotion de cette fin de journée. Je vous souhaite de frissonner. Pas envie de commenter. Lisez, j'ai photographié quelques extraits. L.M.

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  • Vivement le 13 janvier

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    Je tombe à l'instant sur l'annonce de la parution de mon prochain livre en surfant sur la Toile, à la recherche d'une référence bibliographique. J'ignorais qu'il était déjà signalé, notamment sur les plateformes de vente comme FNAC, Decitre, Amazon, etc. Il en va des livres comme des maillots de bain ou des manteaux : on achète les premiers en hiver et les seconds en été, lorsqu'ils apparaissent aux vitrines. Il en va ainsi de tout, au fond, sauf des fraises des quatre saisons qui naissent sous serre. Anticiper, cela me connait. Le métier de journaliste consiste aussi à avoir un temps d'avance, ne serait-ce que pour des questions de dates de bouclage. Sauf que là, il faut attendre. On peut juste réserver, pré-acheter (directement sur le site de l'éditeur, d'ailleurs). Bien, puisque ce n'est plus un secret, voici ce qu'en dit, justement, mon éditeur => Le Bruissement du monde À présent, il me tarde de distribuer le faire-part de naissance du petit dernier... L.M.

  • Qui connaît Louise Glück?

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    Le charme de l'Académie Nobel est d'attribuer de temps en temps leur prestigieux Prix de Littérature à de parfaits inconnus - en tout cas en France (*). Qui a lu des poèmes de la nouvelle lauréate américaine, déjà bardée de prix dans son pays ? Aussitôt l'annonce publiée, soit il y a une demi-heure environ, j'ai cherché sur la Toile. La discrète revue PO&SIE a publié par trois fois plusieurs poèmes de Louise Glück. J'imagine l'effervescence qui doit régner en ce moment dans certaines maisons d'édition, pour l'achat des droits, pour les traductions lancées à toute vitesse, les impressions qui vont suivre... Quelle chance pour la poésie! D'autant que (personnellement), je trouve ces poèmes plutôt bons. Jugez-en avec ces quelques extraits (il y en a pas mal d'autres sur le site de PO&SIE). L.M.

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    (*) Maryse Condé et Michel Houellebecq ont pu y croire. Et c'est râpé pour Milan Kundera, une fois encore. 

    Photo : Louise Glück à l'âge de 33 ans. Elle en a 77 aujourd'hui.

     

  • La dernière visite

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    Ce tableau s'intitule "La dernière visite", et je le trouve bouleversant, à la fois dans son intention idéale, picturale, dans son exécution, par sa délicatesse, sa franchise intérieure, l'expression d'une sensibilité extrême, d'un amour ultime. Observez : Nul toucher, une caresse peut-être, le tact même. C'est splendide d'amour. Et c'est signé du peintre Max Kurzweil (1867-1916), et j'aime l'idée de transmettre cette émotion-là. Sensationnelle découverte. Les "Poilus" portaient pantalon rouge en 14, jusqu'à ce que l'on réalise que cela en faisait des cibles commodes. Mais calot bleu, je crois. Il faudrait fouiller dans l'histoire des uniformes. Sont-ce les personnels non-combattants, chargés de la santé, qui portaient calot rouge assorti aux jambes?.. Ou s'agit-il d'une autre guerre?.. Demeure cette adresse d'un homme, un cavalier, un officier, à sa monture, à l'heure où l'on ne pense plus à sa promise, et juste avant d'appeler sa maman à l'aide, dans un dernier soupir. C'est tragiquement beau. J'adore cette peinture. L.M.

  • De Roland Barthes

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    "Il est un âge où l’on enseigne ce que l’on sait ; mais il en vient ensuite un autre où l’on enseigne ce que l’on ne sait pas : cela s’appelle chercher. Vient peut-être maintenant l’âge d’une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs, des cultures, des croyances que l’on a traversées. Cette expérience a, je crois, un nom illustre et démodé, que j’oserai prendre ici sans complexe, au carrefour même de son étymologie : Sapientia : nul pouvoir, un peu de sagesse, un peu de savoir et le plus de saveur possible".

  • Frédéric Musso mon ami

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    Frédéric,

    Je m’apprêtais à t’écrire qu’en dépit de nos masques de papier bleu, je franchirais « incessamment sous peu » le Rubicon des précautions d’usage afin de te rendre visite à Générargues pour parler poésie, Algérie, Camus, mais poésie avant tout. Mot, pas phrase. Les phrases, ce serait pour après. Après la kémia et le rosé glacé. Et voilà que tu casses ta pipe là, le 5 septembre. Sans prévenir, ou si pudiquement. Avec la discrétion de fumée, de lin, de soie, qui te définissait. « Je paye des années de picole et de clopes », m’écrivais-tu il y a quelques semaines, pour t’excuser auprès de la vie qui commençait à te déborder, et tandis que tu continuais de publier des photos de ta chère Marilyn sur Facebook, et que nous nous adressions des citations de poètes chaque matin ou peu s’en faut, comme on croise le fer chez les Cadets de Gascogne, histoire de se mettre en appétit de petit-déjeuner. Ping-Pong. Frédéric est aux Afriques. La Déesse n’a qu’à bien se tenir, puisqu’il arrive, fringant, séducteur et « classe ». Ton Algérie des souvenirs, ton Point sur l’île, ton Exil et sa demeure - si camusien -, tous tes poèmes taillés à la main, chacun ciselé dans le plus pur souci de l’éclat procuré par l’étincelle du mot, de la syllabe, je les ai là devant moi, tous rangés de dos, avec tes romans. Il n’en manque aucun. Je possède ton oeuvre complète et j'en suis fier, Frédéric. Je les ai lus et relus tant de fois, tes mots mon ami, et j’en aurai écrit ici et là (notamment dans L’Express) tout le bon que j’en vivais, tout le bien que d’aucuns en pensaient. Frédéric, ce soir je remplis le vase de ma tristesse avec le souvenir de nos échanges via Facebook. Comme quoi, nous étions donc devenus modernes, et irrémédiablement nostalgériques. Tu me manques. Tu commences à me manquer, là. Ça ne va pas, ça. Ça va pas du tout. Il faut faire quelque chose, Alice... L.M.

    L'essentiel de l'oeuvre de Frédéric Musso est disponible aux éditions de => La Table ronde  Si vous écrivez son nom dans la case "archives" de ce blog, vous pourrez lire au moins six articles que j'ai rédigés sur lui. Lisez Musso. FRÉDÉRIC Musso...

    Capture d’écran 2020-09-08 à 10.03.15.png Note ci-contre : Babelio. Et puis ce lien => Midi-Libre - qui présente succinctement Frédéric.

  • Vers le poème

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    « À quoi bon une œuvre, me disais-je, si elle ne peut se confondre avec l’amour, et si le chant qu’elle ébauche, tandis que je vais sur ma fin, ne peut monter d’un cœur plus nu ? » Marcel Arland.

    « La difficulté n’est pas d’écrire, mais de vivre de telle manière que l’écrit naisse naturellement. » Philippe Jaccottet.

    « S’il n’y a pas initialement émotion devant quoi que ce soit, il ne peut y avoir, il n’y a aucun mouvement vers le poème, et écrire un poème à partir de mots m’est impossible... » Philippe Jaccottet.

    Extraits de « De la poésie », Philippe Jaccottet. Entretien avec Reynald André Chalard (Arléa/Poche). Un petit livre précieux.

  • Fulgur

     

     

  • Sensations furtives

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    Les lièvres bouquinent encore, ou bien ils s’amusent, se roulent même dans l'herbe comme des chiens, très tôt le matin, et moi-même je lis plusieurs heures par jour, sous le saule pleureur, ou bien sous les bouleaux, ou encore sous les tilleuls, où finira l'été... Bref, je suis la course du soleil, livre (ou bouquin) en main. Les perdreaux rouges et de beaux coqs faisans s’aventurent jusque devant la cuisine. Je « lève » des chevreuils dans les haies comme des grives, à deux ou trois mètres devant mes bottes, lors de mes longues marches quotidiennes. Le chant des grenouilles le soir, loin d’être entêtant, est envoûtant. Les tulipes jaunes et rouges, les jonquilles, la glycine, des centaines de pâquerettes, de pissenlits, de boutons d’or et d’autres fleurs bleues et jaunes aussi que je n’identifie pas n’illuminent plus la pelouse, devenue jaune ; brûlée. Résistent les roses, les marguerites, et un regain de glycine. Le chèvrefeuille embaume l'atmosphère lorsque je passe devant lui comme le font les belles parfumées au jasmin croisées dans les rues piétonnes. Les poires sont encore un peu dures, je les tâte tous les deux ou trois jours. Les cris de rappel des faisans, l’aboiement des chevreuils, le passage d’un renard, le vol rasant des hirondelles, celui du Saint-Esprit du faucon crécerelle, le piaillement des moineaux dans les roseaux au crépuscule à l’heure du rosé frappé et de la kémia, sont autant de marques de beauté simple. Ces deux étourneaux qui ont niché étrangement dans une meurtrière (l’entrée d’un ancien pigeonnier) au-dessus du bûcher, et qui s’envolent chaque fois que je passe devant, pour revenir quelques minutes plus tard, deviennent des amis. Un couple de colverts fait de même, sur la mare. Je les « lève », ils font un grand arc de cercle et reviennent en planant, mais ne se reposent pas tant que je n’ai pas disparu du cadre. Un couple de palombes a eu l’audace de construire son nid fait de branches grossières et a priori inconfortables entre deux poutres de la grange (dite) du renard. La seconde nichée progresse, la première est déjà volante. Les moro-sphinx et leur vol stationnaire d’une grâce inouïe disputent aimablement la lavande aux bourdons. Les lézards lézardent, les taons m’agacent, le silence est parfois oppressant et la chaleur, depuis quelques jours, légèrement étouffante. Cela pourrait être pire, je le sais. L.M.

  • Poésie plein les poches

    Capture d’écran 2020-07-22 à 18.10.26.pngPetite brassée à dominante poétique (comme souvent, ici). Les Poèmes bleus de Georges Perros disent sa Bretagne avec simplicité, comme l'auteur des fameux Papiers collés savait le faire. Avec fluidité et de manière percutante, comme un coup de poing de coton. Tout en souplesse et délicatesse bourrue. 

    Capture d’écran 2020-07-22 à 18.11.42.pngL'oeuvre poétique d'Andrée Chedid est quasiment rassemblée en un copieux volume, Textes pour un poème, suivi de Poèmes pour un texte. Préfacée par "M", Matthieu Chédid, son petit-fils, cette somme s'attache à la concision, à la lucidité sans compromis. La poésie est naturelle. Elle est l'eau de notre seconde soif, écrit-elle. Tout elle...

    Capture d’écran 2020-07-22 à 18.11.15.pngDe Lydie Dattas, Le Livre des anges, suivi deLa Nuit spirituelle (écrit pour Jean Genet), et de Carnet d'une allumeuse, sont l'essentiel de l'oeuvre de cette étonnante femme qui épousa Alexandre Bouglione (du cirque éponyme), et créa avec lui le cirque Romanès (Alexandre, Romanès cette fois, publia par la suite des poèmes chez Gallimard...), et compagne de Christian Bobin... Sa poésie possède une puissance lyrique qui n'a d'égale que la sensualité de ses vers libres, sauvages. Lisez Dattas.

    Capture d’écran 2020-07-22 à 18.12.40.pngDe Joris-Karl Huysmans, Le Drageoir aux épices, et Croquis parisiens sont loin d'égaler À rebours ou tout autre texte en prose de cet auteur devenu culte, et pléiadisé de fraîche date. Sauf que l'esthète que nous savons se situe dans la droite ligne des poètes aimant la prose poétique, comme Aloysius Bertrand et Charles Baudelaire. Chez Huysmans, la moindre scène de rue, de brasserie, sert  à croquer des personnages anonymes, à la vie minuscule, et ils en deviennent des gravures, des eaux (de vie) fortes.

    Ces quatre ouvrages sont proposés par la toujours aussi précieuse collection Poésie/Gallimard.

    Capture d’écran 2020-07-22 à 18.15.44.pngFolio nous offre les Oeuvres complètes de François Villon dans une édition bilingue (ancien français - français moderne) pilotée par la savante Jacqueline Cerquigny-Toulet. Le poète médiéval maudit, le mauvais garçon, le voyou de Paris, hors-la-loi, taulard à plusieurs reprises, banni, s'éclipsa avec tant de tact qu'on perdit sa trace en 1463. Il avait trente-deux ans, et déjà bâti une oeuvre universelle. Je, François Villon, se fiche de l'amour courtois comme d'une guigne, il trousse, détrousse, profane tout. Entêtant.

    Capture d’écran 2020-07-22 à 18.16.04.pngPour finir, quelque chose de nettement plus sérieux. L'auteur, ses droits et ses devoirs, par l'avocat écrivain spécialisé dans les affaires éditoriales le plus connu de Paris, Emmanuel Pierrat. 850 pages où il est question de censure, de contrats, de droits d'auteur, de diffamation, d'adaptation, de la misère des poètes, des méandres complexes de la judiciarisation croissante de tous les métiers - y compris ceux (-là) de liberté... Vademecum à feuilleter comme un dictionnaire, l'ouvrage, inédit, fera date (au fil de son actualisation). J'y ai cherché rapidement des choses sur le scandale de l'AGESSA, sécurité sociale des auteurs à laquelle tout écrivain cotise à chaque euro perçu, et qui ne reversera RIEN lorsque les pauvres plumitifs, les cracheurs d'encre et de beauté, lorsque les voleurs de feu désireront prendre leur retraite, mais je n'ai rien trouvé dans "le" Pierrat. Affaire à suivre. Folio. L.M.

     

  • Loin, derrière (ou devant, c'est boomerang pareil)

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    Et tout à trac (ne me demandez pas pourquoi puisque je l'ignore), je pense à Roger Couderc (Allez les petits, ce soir les Poules ont du pain sur la planche...), à Pierre Salviac, à Bala (Pierre Albaladejo, le Dacquois magnifique, avé le D de drop, si souvent je t'ai serré la pogne aux corridax...), à ces années Blondin, ces années Cormier, ces années Dutournier (Alain, en contra barrera), ces années de pur-sang, de rire, de gouaille, de magrets entiers, d'amitié, de transmission, de passages de ballons et de bons mots, de traits d'esprit et de pastis liquides et solides, d'absence de peur ; et de laisser-braire 24/24... Chaque soir, j'avais le sentiment de rentrer dîner chez Kléber et de demander à Caroline ce qu'elle nous avait préparé à manger, l'été finissait sous les tilleuls, oui, pourtant je rentrais a casa à Bayonne, tranquilou, et maman était encore de ce monde; et nous avions un seul mot en horreur : Adios. L.M.

  • Le vent dans les blés, juste cela

    Afin de reprendre goût à la vie et de faire taire ses voix grises qui résonnent en nous certains matins, il suffit de bien peu, d’une image qui vous retient soudain par le col. Je marchais. Lorsque mon attention que rien ne semblait pouvoir distraire à cet instant, fut considérablement ralentie par un épi phénomène (et je m’en veux déjà de commettre un si pitoyable jeu de mots - mon ami Benoît me pardonnera). Jouissant d’une vue haute sur la campagne et les forêts environnantes, étant bellement bâtie sur une butte, ma demeure embrasse un panorama que ses visiteurs qualifient d’imprenable, comme s’ils officiaient tous pour quelque agence immobilière. Des champs de blé encore en herbe mais dont le grain monte chaque jour davantage s’offrent à mon regard. Celui-ci fut ainsi alerté, il y a deux ou trois minutes à peine, par les doigts d’un vent caressant, ne s’enfonçant guère dans son parcours que je qualifierais de langoureux. Cette caresse ondulait tout le champ, qui est vaste, et revenait par douces rafales, comme au ralenti. Une impression de suavité me saisit, je restai figé et ne pensais plus à la direction que je prenais, ni à son but, tant ces vagues d’une géante main invisible m’étaient douces à l’esprit, au cœur et même au ventre. Je me souviens tout à trac : je me dirigeais vers les lieux d’aisance. Ainsi le blé vert, le champ me semblaient – mais il s’agit d’une vue de l’esprit, bien entendu – prendre du plaisir comme une chevelure abondante sous les doigts d’un amant, ou ceux d’une coiffeuse sachant shampouiner comme on vous masse dans certains salons discrets. Le champ avait les yeux fermés et je l’entendais murmurer je le jure, et ce n’est pas bien de jurer. Le blé, donc. Je restai là, debout, à regarder l’effet du vent  - je ne risquerai pas le mot bise - formant houle, et ne pouvais me détacher de cette sensuelle combinaison naturelle. Les assauts, lents, se répétaient à l’envi, la charge de cette cavalerie délicate donnait envie de guerroyer à l’ancienne en ajoutant ce piment de savoir être, mélange d’honneur et de respect, de langueur et de droiture, et d'enrober de coton les fers de nos montures. Le vent, donc. Quelle magie que ce mouvement d’Ouest en Est, car j’écris à l’instant sur – ou plutôt devant – le motif, puisqu'il continue de venter doucement devant ma porte (et mes amis, Dieu merci, observent un déconfinement scrupuleux qui les empêchera d'être emportés comme dans une complainte fameuse de Rutebeuf), et que je me suis juste emparé prestement d’un cahier et d’une plume afin de saisir, de traduire, de vouloir par la suite partager en somme, mes sens fort heureusement point accaparés, détournés, dévitalisés, absorbés comme l'eau à la bonde de l'évier, par un smartphone capturant  photographies et petits films, outil que d’aucuns dégainent plus vite qu’un mouchoir avant d’éternuer, ou qu’un Smith & Wesson dans certains films chers à notre panthéon du septième art. Le vent pousse à peine sur les blés, il n’en finit pas de repasser, de revenir, de ses premières phalanges sur la fourrure, la peau du champ devant mes yeux captifs. Et c’est ainsi que je reprends goût à la vie qui, ces derniers temps, pêche, dirai-je, par un comportement négligeant. Mais c’est de ma faute. Vive toi, le vent, qui continue, là, à onduler, à caresser, à flatter les blés mais j’en ai assez dit, je vais continuer de jouir de l’océan vert traversé, zébré, velours côtelé, et mettre un point à cette sensation happée et épinglée comme un papillon rare. L.M. Ce samedi entre 13h20 et 13h27.