A tire d'ailes
Je remonte ce papier - publié ici même le 12 mai 2012 -, car il y est question d'un livre injustement passé inaperçu, selon son auteur.
C'est le livre d'une psychanalyste qui se penche sur ces blessures adolescentes qui ne passent pas parce qu'elles s'ancrent comme des plaies ouvertes dans le coeur des adultes. Abymes adolescentes est sous-titré justement : Les empreintes de l'adolescence chez l'adulte (Payot). Six cas décrits -avec un souci sensible du détail et dans une belle écriture (rare avec ce type d'ouvrages) composent l'essentiel de ce livre précieux de Catherine Audibert, qui avait déjà donné un essai remarqué sur L'incapacité d'être seul : essai sur l'amour, la solitude et les addictions (Payot poche : PBP). Dans Abymes adolescentes, il est bien sûr question d'amour, ou des frémissements des premiers émois, de sexe, ou des émois des premiers frémissements et de mort, ou d'émoi du dernier frémissement, ou du dernier frémissement du moi. Eros, Thanatos. On en sortira jamais. Et alors? -L'idée, ici, c'est de limiter la casse. D'apprendre à. Et l'auteur nous prend par la main, nous aide à décoder les cas cliniques, les cas d'espèce, les cas uniques, les cas qui blessent. Nous entrons dans l'intimité de la vie de patients profondément analysés, et dont l'auteur, en passeur, tire conséquence utile pour tout un chacun; pour nous lecteurs. Ce sont six histoires d'une grande intensité émotionnelle. Six gueules et coeurs et têtes cassées, cabossées, en quête de résilience; d'oubli radical peut-être. De reconstruction surtout. Il est question de tant de premières fois dans cet ouvrage. Premier amour, premier coït, premier deuil, première déception, premier orgasme... De nombreux sujets-phares sont abordés par la côte la plus hostile : la disparition du père, son remplacement obligé, un cancer généré par ce je-ne-sais-quoi-du-presque-rien dirait Jankélévitch, un sentiment de culpabilité aussi accro qu'un crabe ou une arapède à son rocher, des fantômes qui font de la résistance dans la psyché où ils campent, les indélicats. Des signes qui ne trompent pas, des corps qui parlent pour l'esprit, des signaux de détresse envoyés par nos organes -par faute de ne pouvoir verbaliser l'urgence. L'idée de la mort plus forte que la mort elle-même et qui du coup empêche. Interdit toute sensation, tout bonheur simple. Il y a tant de choses dans ces 220 pages. Encore? -Les passions mortifères dont on sort déplumé, l'apprentissage infiniment douloureux du renoncement, notre besoin de consolation (réputé) impossible à rassasier (Stig Dagerman), le passage à l'âge adulte chez la jeune fille qui change de statut ou en cumule deux lourds : soudain enceinte, elle n'est plus seulement fille de mais aussi mère de. Le cloisonnement dans le silence, la réclusion volontaire, l'exil intérieur. L'ambivalence classique : se sentir protégée par l'autre et ce besoin de le craindre en même temps. L'amitié fusionnelle. L'idée que le sang lave le sperme qui l'a précédé. L'amour oblatif, ou chargé d'abnégation, aveugle, peau contre peau. La douleur de la première trahison... Ce sont là, décrites simplement, avec douceur, autant de blessures symboliques qui ont la vie dure à l'intérieur de nos vies d'adultes, si nous négligeons de les traiter en profondeur; avec tact et circonspection. Ce à quoi Catherine Audibert invite chacun, sans jamais le dire -d'où sa délicatesse, aussi. Elle cite nombre d'écrivains et philosophes de l'âme comme Proust, Woolf, Rilke, Cioran. Livre le fameux mot de notre cher Socrate : ce qu'on n'a pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l'amour. On l'aura compris : Audibert ne fait pas dans le simplisme, s'agissant de décrypter les figures de la dépression, par les voies et les méandres d'une réalité qui dépasse la fiction, voire le rêve. Sa plume va, souplement, au-dedans des traumas. C'est le livre riche d'une grande écoute. Un livre qui déplie les cas et, ce faisant, donne à chacun la possibilité de méditer sur un mode d'emploi à adopter. Captivant.
Léon Mazzella
Nota Bene : la couverture du livre reproduit une peinture d'EkAT, A tire d'ailes (195x130. Technique mixte sur toile. 2011).
"A tout âge, on se découvre orphelin de père et de mère. Passée l'enfance, cette double perte ne nous est pas moins épargnée. Si elle ne s'est déjà produite, elle se tient devant nous. Nous la savions inévitable mais, comme notre propre mort, elle paraissait lointaine et, en réalité, inimaginable. Longtemps occultée de notre conscience par le flot de la vie, le refus de savoir, le désir de les croire immortels, pour toujours à nos côtés, la mort de nos parents, même annoncée par la maladie ou la sénilité, surgit toujours à l'improviste, nous laisse cois. Cet événement qu'il nous faut affronter et surmonter deux fois ne se répète pas à l'identique. Le premier parent perdu, demeure le survivant. Le coeur se serre. La douleur est là, aiguë peut-être, inconsolable, mais la disparition du second fait de nous un être sans famille. Le couple des parents s'est retrouvé dans la tombe. Nous en sommes définitivement écartés. Oedipe s'est crevé les yeux, Narcisse pleure".
Lydia Flem a poursuivi avec un talent et une émotion égales, son travail -universel- de deuil de ses parents, avec Lettres d'amour en héritage (Points/Seuil). C'est d'une pudeur extrême et d'un amour infiniment grand. Le livre retrace la vie de ses parents disparus, à travers trois cartons de leur correspondance amoureuse, depuis les débuts, que leur fille (l'auteure) découvrit, en vidant la maison, une fois orpheline... La tendresse résume ce livre précieux. Il n'est pas innocent que l'écriture soit devenue, très tôt, le terrain de jeu de l'auteure, puis que celle-ci ait fait profession de psychanalyste. Par bonheur, ces deux livres sont exempts de théorie, mais emplis, au contraire, de sensibilité à vif -mais douce, comme ces napperons brodés que nous avons tous vus dans les mains de notre mère, tandis qu'elle les rangeait avec un soin particulier, alors qu'ils sentaient encore le "chaud" du fer à repasser, sur une étagère d'une armoire, quelque part dans une pièce de la maison familiale...
Autres extraits