L'invincible été
Chaque été je relis L'Été, d'Albert Camus *, et aussi je l'offre à de nouvelles personnes. Il n'y a bien sûr pas que la fameuse phrase : Au milieu de l'hiver, j'apprenais enfin qu'il y avait en moi un été invincible **. (in Retour à Tipasa). Mais quand même. Cette réflexion puissante trotte dans mon esprit, au fil des quatre saisons. Elle m'accompagne et parfois me tire par la manche, voire me pince et m'intime d'agir, en tous cas de ne pas rester les bras croisés ou ballants. De garder de me complaire dans la mélancolie ou bien a minima dans l'aquoibonisme, cet alibi de paresseux. Cette réflexion a priori simpliste nous chuchote que ce n'est pas automatique, la vie. Ce n'est pas toujours le Après la pluie, le beau temps cher à Prévert, ou La joie venait toujours après la peine d'Apollinaire sous "Le pont Mirabeau". Le Ça va passer du bon sens populaire et de la bienveillance domestique, amicale, familiale, lequel impose la patience, une petite souffrance passive consistant à "prendre son mal en"...
J'y vois plutôt le surgissement d'une force intérieure au milieu d'un marasme, quel qu'il soit. J'y décèle La puissance d'exister de Spinoza, capable de nous aider à chasser les "passions tristes" et à surmonter, à dépasser comme disent les psys (et ne me parlez pas de résilience - ce concept modeux passe-partout, usé jusqu'à la corde et à effet pschitt). Camus, c'est autre chose. C'est - à mes yeux - une plante saxifrage, la victoire (lente, celle-là) du lierre sur la pierre, c'est une fleur au milieu d'une bouse, un mouton noir au coeur d'un troupeau blanc qui illumine une colline verte. C'est la revanche de l'amour, me souffle Henri Salvador, sur le temps qui passe sans bruit. Oui, Il fait dimanche tous les jours, pour peu qu'on ait la force d'ouvrir en grand la fenêtre sur le paysage négligé de nos regards. Cet invincible été qui sommeille en chacun de nous ne figure-t-il pas une sorte d'animal totem cher aux chamanisme, qu'il faut se garder de solliciter - sa sauvagerie l'empêcherait d'obéir - mais que l'on doit laisser venir, grandir en nos entrailles, puis nous tenir la main afin de tourner la poignée récalcitrante de la fenêtre...
J'écris ce texte à l'instant parce que je viens de lire (dans le Livres Hebdo de ce jour) une phrase extraite du prochain livre de Raphaël Enthoven, L'Albatros, un ouvrage sur Catherine David, sa mère disparue le 2 janvier 2023. Il écrit : Un bonheur invincible est une tristesse déraisonnable. La référence à Camus me semble claire. En tous cas j'ai aussitôt pensé à elle. Que dire. Que viendrait faire ici la raison? L'excès de tristesse (la perte d'une mère est une peine incommensurable - et un genre littéraire) confinerait à la joie la plus intense, au souvenir de la joie d'un fils, à l'invincible joie de vivre d'une mère ?.. Enthoven ajoute (extraits figurant dans l'article) : L'été musical quoiqu'il arrive, et l'hiver dans l'existence (sa maman était journaliste et pianiste). Je lirai ce livre (il paraît le 20 août à L'Observatoire) afin de tenter d'en savoir davantage sur cette opposition à la manière du paradoxe d'Héraclite : L'arc et la lyre...
Pardon de me citer, mais j'ai écrit, dans l'un de mes livres, la phrase suivante : Tu me donneras toujours un bonheur voisin de la douleur. Les sentiments excessifs s'aimantent, se rejoignent, se confondent presque, nous le savons. C'est cette image oxymorique, La neige brûle, titre d'un roman de Régis Debray. Les contraires ne se contrarient pas, au contraire, ai-je envie d'ajouter avec force allitération. Ils s'épousent. Et j'oserai ajouter avec M. de La Palice que ceux qui se ressemblent s'assemblent. Aussi. L.M.
---
* Gourmand, j'en profite pour relire Noces dans la foulée.
** A rapprocher de cette autre phrase de Camus, dans La mer au plus près (in L'Été, toujours) : J'ai toujours eu l'impression de vivre en haute mer, menacé, au coeur d'un bonheur royal.