L'invincible été
Chaque été je relis L'Été, d'Albert Camus *, et aussi je l'offre à de nouvelles personnes. Il n'y a bien sûr pas que la fameuse phrase : Au milieu de l'hiver, j'apprenais enfin qu'il y avait en moi un été invincible **. (in Retour à Tipasa). Mais quand même. Cette réflexion puissante trotte dans mon esprit, au fil des quatre saisons. Elle m'accompagne et parfois me tire par la manche, voire me pince et m'intime d'agir, en tous cas de ne pas rester les bras croisés ou ballants. De garder de me complaire dans la mélancolie ou bien a minima dans l'aquoibonisme, cet alibi de paresseux. Cette réflexion a priori simpliste nous chuchote que ce n'est pas automatique, la vie. Ce n'est pas toujours le Après la pluie, le beau temps cher à Prévert, ou La joie venait toujours après la peine d'Apollinaire sous "Le pont Mirabeau". Le Ça va passer du bon sens populaire et de la bienveillance domestique, amicale, familiale, lequel impose la patience, une petite souffrance passive consistant à "prendre son mal en"...
J'y vois plutôt le surgissement d'une force intérieure au milieu d'un marasme, quel qu'il soit. J'y décèle La puissance d'exister de Spinoza (si bien analysée par Michel Onfray), capable de nous aider à chasser les "passions tristes" et à surmonter, à dépasser comme disent les psys (et ne me parlez pas de résilience - ce concept modeux passe-partout, usé jusqu'à la corde et à effet pschitt). Camus, c'est autre chose. C'est - à mes yeux - une plante saxifrage, la victoire (lente, celle-là) du lierre sur la pierre, c'est une fleur au milieu d'une bouse, un mouton noir au coeur d'un troupeau blanc qui illumine une colline verte. C'est la revanche de l'amour, me souffle Henri Salvador, sur le temps qui passe sans bruit. Oui, Il fait dimanche tous les jours, pour peu qu'on ait la force d'ouvrir en grand la fenêtre sur le paysage négligé de nos regards. Cet invincible été qui sommeille en chacun de nous ne figure-t-il pas une sorte d'animal totem cher aux chamanisme, qu'il faut se garder de solliciter - sa sauvagerie l'empêcherait d'obéir - mais que l'on doit laisser venir, grandir en nos entrailles, puis nous tenir la main afin de tourner la poignée récalcitrante de la fenêtre...
J'écris ce texte à l'instant parce que je viens de lire (dans le Livres Hebdo de ce jour) une phrase extraite du prochain livre de Raphaël Enthoven, L'Albatros, un ouvrage sur Catherine David, sa mère disparue le 2 janvier 2023. Il écrit : Un bonheur invincible est une tristesse déraisonnable. La référence à Camus me semble claire. En tous cas j'ai aussitôt pensé à elle. Que dire. Que viendrait faire ici la raison? L'excès de tristesse (la perte d'une mère est une peine incommensurable - et un genre littéraire) confinerait à la joie la plus intense, au souvenir de la joie d'un fils, à l'invincible joie de vivre d'une mère ?.. Enthoven ajoute (extraits figurant dans l'article) : L'été musical quoiqu'il arrive, et l'hiver dans l'existence (sa maman était journaliste et pianiste). Je lirai ce livre (il paraît le 20 août à L'Observatoire) afin de tenter d'en savoir davantage sur cette opposition à la manière du paradoxe d'Héraclite : L'arc et la lyre...
Pardon de me citer, mais j'ai écrit, dans l'un de mes livres, la phrase suivante : Tu me donneras toujours un bonheur voisin de la douleur. Les sentiments excessifs s'aimantent, se rejoignent, se confondent presque, nous le savons. C'est cette image oxymorique, La neige brûle, titre d'un roman de Régis Debray. Les contraires ne se contrarient pas, au contraire, ai-je envie d'ajouter avec force allitérations. Ils s'épousent. Et j'oserai ajouter avec M. de La Palice que ceux qui se ressemblent s'assemblent. Aussi. L.M.
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* Gourmand, j'en profite pour relire Noces dans la foulée.
** A rapprocher de cette autre phrase de Camus, dans La mer au plus près (in L'Été, toujours) : J'ai toujours eu l'impression de vivre en haute mer, menacé, au coeur d'un bonheur royal.
Commentaires
Quelle activité littéraire.!...De la lecture et de l'écriture...Inlassablement, et vite. J'avoue avoir lu et décroché sous le terrible rythme imposé vers mi-juin....comme on lâche, à un moment donné -pourquoi à ce moment?- la roue du cycliste située juste devant soi, pneu à pneu, l'œil rivé sur le centimètre à tenir et même par moment, moins....à frotter. Et puis, c'est trop; voilà.
Je retiens de Camus beaucoup de choses et, aujourd'hui, cette phrase de votre propre réflexion: ...."de me complaire....dans l'aquabonisme, cet alibi du paresseux". C'est tout moi. Et çà a été tout moi de tout temps et çà le restera, quasiment à coup sûr, jusqu'au bout de mon temps. Au mieux, un chroniqueur, un critique....au pire un rêveur concluant ses livres comme une tâche finalement inutile et les gardant dans ma tête. Allant même jusqu'à m'en référer à la pensée d'Emile Cioran pour me rassurer, me conforter, me justifier, voire me glorifier.
Actuellement je pratique mon activité de lecteur dans le cadre de la petite maison d'édition dont j'ai dû déjà parler: "La Pensée Vagabonde" et, de mon côté, me suis lancé dans un livre prêté par ma belle fille: "L'étrange défaite" de Marc Bloch dont il y aurait énormément à dire. Mais, conformément à mes principes ou, plutôt, à mes tendances comme on le disait en philosophie des années 60/70 , je m'en tiendrais là et remettrais, comme le chante les Sardou, "aujourd'hui peut-être ou alors demain"....
Merci pour votre commentaire, cher André Boeuf. Oui, abandonner les réseaux sociaux qui ont fini par m'écoeurer a pour conséquence une concentration retrouvée sur KallyVasco. Seulement, à part vous et une poignée d'anonymes, qui passe par ici désormais?.. J'ignore comment le faire davantage connaître, étant un infirme de la cybernétique. Peu importe, je m'y exprime selon mon bon vouloir. Vous semblez très actif. Jen e connais pas La Pensée vagabonde, j'irai donc voir de près. Quant au livre de Marc Bloch, j'en ai souvent entendu parler comme d'un ouvrage d'importance. A voir aussi, donc. Merci du tuyau.
C'est drôle ce sentiment d'abandon, loin des sentiers battus. Ce n'est pas quelque chose qui m'ait jamais préoccupé. Je passe "par ici" par le biais, au départ, de "Côté Ouvert" de Richard Escot. La vie est ainsi faite: de hasard, de rencontres, de curiosité, de découvertes...On lit, on voit, on entend, on goûte et on aime ou pas. Dans le temps les choses étaient concentrées dans des magazines connus et reconnus,...Aujourd'hui, les moyens d'expressions font qu'il y a un éclatement général des courants, des infos. Je hais ce terme de "réseaux sociaux"....tout autant que celui -et la fonction(?) qui va avec- "d'influenceur"....J'hésite même à prononcer ces mots comme un personnage d'Elias Canetti dans "Jeux de Regard" se refuse à prononcer le nom d'Hitler. Je constate cependant qu'un besoin de regroupement des références se fait jour. J'arrête là ces réflexions un peu générales en soulignant que, si je possède chez moi un ordinateur, je continue à utiliser un simple téléphone portable avec lequel je peux faire de plus quelques photos. Dans le même ordre d'idées, je suis encore un des derniers à posséder et à utiliser -dès que possible- un téléphone fixe. C'est amusant de voir comment, il y a cinquante et même moins, tout le monde (sauf quelques amateurs -1% à peine- du téléphone rouge payant) était dans l'annuaire...Et attendait plus ou moins impatiemment de recevoir un coup de fil....Aujourd'hui, des "pages blanches" ou "jaunes" qui n'intéressent plus personne. Tout le monde suréquipé en moyens de connexion et refusant avec acharnement tout contact direct. Il parait que beaucoup se refusent à répondre immédiatement sous divers prétexte...? Tant de techniques merveilleuses pour tant de fermeture et d'isolement en soi-même.
Il faut dire que l'écriture est votre métier comme "la mort" pour Robert Merle., pour revenir vers lui à travers "Week-end à Zuydcoote" qui est un film représentant parfaitement le livre de Marc Bloch cité plus haut.
Par ailleurs et pour en dire un peu plus, je ne suis nullement actif et, même, plutôt moins. Mais ceci est une autre histoire....sans doute assez longue!
Nouvelle réponse à votre sentiment de solitude; disparue cette fois bel et bien définitivement semble-t-il....! Je vous rejoins sans doute là dans nos faiblesses vis-à-vis de la "cybernétique" comme vous dîtes. Un texte assez long moi foi, envolé comme neige au soleil ce qui ne jure pas avec le temps d'aujourd'hui.
Je réessaierais....
Et voilà qu'il -le texte-est réapparu! Sans doute que le déclic sur "Envoyer" est sensible aux plus longs messages...une sorte de délai de réflexion.
Hier, un journal comme "Combat" était ma bible littéraire, avec d'autres bien sûr. Nous étions comme des abeilles se ruant dans la ruche. Nous connaissions les auteurs des articles, leurs goûts, leurs intérêts et leurs positionnement; du fait, un critique que je n'aimais pas pouvait, par effet contraire, me renseigner parfaitement sur certains lires. Aujourd'hui, nous sommes, j'exagère, seuls face à une nuée de personnes du nombre -inconnus par définition- jouant au critique littéraire. Comme les avis portés aux restaurants , ils sont nuls et non avenus.
Je suis grincheux.
Continuez d'êre grincheux, cela vous inspire - il y a tant et tant de raisons de l'être! Débranchez tout (pour vous répondre au sujet de la technique, pour faire court) de temps à autre, séjournez là où aucune onde ne passe, en montagne par exemple, cela fait un bien fou. J'ai expérimenté cela à plusieurs reprises. C'est le premier jour qui est difficile. Et le jour du retour, avec l'avalanche des messages accumulés, qui nous submerge et nous donne envie de fuir à nouveau. Je suis nostalgique du "Combat' d'Albert Camus, dont j'ai nombre d'archives (qui m'ont servi pour plusieurs textes que j'ai donné à L'Express), et celui de Philippe Tesson aussi, si Hussard. Pensez qu'il avait confié la chronique télé à Gabriel Matzneff parce que celui-ci ne possédait pas de téléviseur... Autre époque, où la morgue du sérieux existait certes (les sartriens, les engagés), mais où l'on pouvait se permettre de leur tenir tête avec légèreté, insolence et talent, sans être aussitôt lynché.
La machine est engrenée et la matière est présente. Engrenée et, surtout pas, "connectée"; terme que j'abhorre autant que les deux cités précédemment: réseaux sociaux et influenceurs ou seuses, pire encore! Le triangle misérable qui hante tous les plateaux comme un être à peine humain traînant sa peine le long des trottoirs, le regard vide, fixé sur un écran dans sa main. Au début des téléphones portables, mon frère, naïf, croyait à une épidémie de phlegmon dans Paris tant il croisait de gens se tenant l'oreille! La main s'est légèrement déplacée de cette oreille à l'œil....C'est bien le résumé de la situation...Un monde malade....Mais quand la norme est cette maladie, peut-on encore la nommer?
Bref, lancé sur le journalisme littéraire, juste deux infos.
La première, "Quarante ans de journalisme littéraire" par un journaliste/prêtre Belge, Lucien Guissard. Onze petites pages claires et intéressantes,
La seconde, "Soixante ans de journalisme littéraire" de Maurice Nadeau. Au moins deux volumes nettement plus trapus. Le 1 "Les années COMBAT (1945-1951) et le 2 "Les années (1952-1965)....Mais vous connaissez certainement tout çà.
Le grand éditeur et merveilleux critique Maurice Nadeau !.. Je fus longtemps abonné à sa Quinzaine littéraire. J'irai donc voir de près, et lire ces deux volumes. Le nom de Lucien Cuissard, ayant un temps écrit dans La Croix dont il fut le rédacteur en chef, me disait quelque chose. Merci de ces bonnes informations, cher André Boeuf.