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Noctal Extime

  • Un an plus tard

    Cliquez là => LE BRUISSEMENT DU MONDE

    Léon Mazzella capture quelques fragments du monde pour en saisir toute la volatilité sensuelle.

    Par THOMAS MORALES.

    Article paru dans Causeur.


    Le choix de la première chronique littéraire de l’année s’apparente à la cueillette des champignons, dans un sous-bois, à l’automne, quand la feuille morte rythme le pas, quand l’incertitude guide la main du critique. La pluie grise les sentiments, la nature protège et isole; le critique hésite, il tâtonne, il se rétracte parfois, puis il se lance, il a enfin trouvé le livre qui correspond à son souffle intérieur, à son émotion du moment, à sa volonté de ne pas ensorceler le monde. En 2021, l’esprit ne sera ni à la querelle incestueuse, ni à la légèreté béate, plutôt à la beauté qui s’efface peu à peu, elle s’échappe, nous le sentons charnellement, et pourtant, il faut la retenir, s’incliner une dernière fois devant elle, la remercier encore et toujours. Se rappeler que sans elle, nous sommes des êtres désarticulés, surnuméraires fantômes. Cette beauté fugace n’est pas grandiloquente, elle ne bombe pas le torse, elle ne nous fait pas du gringue au coin d’une rue ou à la lecture d’un paragraphe trop étincelant; discrète, elle sait tenir ses distances.

    Mazzella caresse le désenchantement

    Elle s’apprivoise difficilement. L’écrivain Léon Mazzella, styliste des terres basques, grand spécialiste du vin, part à sa recherche dans Le Bruissement du monde aux éditions Passiflore. Il est de ces explorateurs esthètes qui ne surjouent pas la surprise ou l’émerveillement. Ce gracquien sème la chronique au vent, sans charger sa phrase d’un affect débordant, elle garde sa pureté originelle tout en susurrant son pouvoir d’abstraction. Là, réside le charme vivifiant de ce recueil buissonnier qui promène son bonheur de vivre entre fragments, souvenirs d’enfance, nostalgie du cœur, sens de la transmission et plaisir du palais. Mazzella nous touche car, avouons-le, il caresse notre vieux monde, il cajole notre désenchantement, il ouvre la volière de notre mémoire. Ne vous méprenez pas sur son dessein, il ne panthéonise pas le passé, ce n’est pas un embaumeur, plutôt un exhausteur de goût. Son toucher de plume lifte l’existence, lui donne du rebond. Nous avons les mêmes codes d’entrée, les mêmes marottes, les Renault Floride et les chevauchées landaises de Christine de Rivoyre

    Compagnon hussard

    Avec ce compagnon hussard, on se rappelle d’un texte lu à l’adolescence qui a fait chavirer notre suffisance, on se met alors à dessiner des volutes de Havane dans le ciel laiteux de la province française, à rêver aux seins obuesques de Silvana Mangano dans « Riz amer » ou à la bouche désirable de l’impénétrable Monica Vitti. À nous extraire simplement de notre quotidien par le talent des autres, voilà un résumé de ce que fut notre jeunesse. Pour nous, garçons ahuris, bouffis de caractères d’imprimerie et de cinéphilie, la réalité passe souvent par le tamis de la fiction. Mazzella est un merveilleux brouilleur de météo, il détraque toutes les horloges. Avec lui, la chronologie s’émancipe des dates. On le suit avec gourmandise dans cette belle littérature, giboyeuse et sauvage des Trente Glorieuses puis, le texte suivant, il nous ramène au présent, dans le spectacle chantant d’une bergeronnette grise ou la pesanteur ensoleillée d’un champ de maïs. Tantôt mélodiste d’antan, tantôt aquarelliste du paysage en mouvement, sa mélancolie sous-jacente n’est ancrée dans aucun port d’attache. Elle est libre, elle se moque des convenances, elle cabote sur des côtes intimes. C’est pourquoi nous prenons autant de plaisir à le lire, surtout quand il écrit: « Je suis Claude Sautet » ou qu’il fait l’éloge du stylo à plume: « Bonheur de retrouver le glissement de l’encre, sa fluidité, et le crissement sur le papier vergé ivoire, cette teinte bleu nuit qui forme les lettres, les mots qui naissent, le mouvement du poignet, le sang qui afflue sur la dernière phalange de l’index comme si nous labourions ». Mazzella sait, par instinct, qu’un bon livre ne ressemble pas à une autoroute rectiligne, il doit cahoter, ne jamais utiliser le même instrument de musique, de la variété naît l’harmonie. Mazzella ose passer de Gracq au Bricomarché, sublime impertinence et poésie de l’infiniment petit, de Calet à Anouk Aimée, de Larbaud à une libellule indisciplinée, de Gómez de la Serna au croquant du chipiron. Vive 2021 !

    Le Bruissement du monde de Léon Mazzella – éditions Passiflore.

    Le Bruissement du monde

    Price: 15,00 €

     

     
     
  • À lire dans et sur L'Intimiste

    ... Ma Carte blanche intitulée My funny Ventoline (<= cliquez, puis déroulez).

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    My funny Ventoline 
    Par Léon Mazzella
     
    Je vivais chaque nuit dans la position de Buddha, lorsqu’il est représenté accroupi, en tailleur, le dos rond, le visage dans ses mains largement ouvertes, et qu’il figure une sorte de tortue à la carapace généreuse [comme ça]. J’étais ainsi sur mon lit d’adolescent, dans ma chambre d’enfant, chez mes parents, chez moi encore, j’avais onze ou douze ans je crois, et ma vie nocturne était réduite à une impossibilité de respirer automatiquementabsolument insoutenable, sauf dans cette position, au moins pour un temps certes très court, mais qui avait la vertu de soulager un peu mes muscles, mes os, mon esprit. Je n’aimais donc pas la nuit. Je la redoutais. Elle était synonyme de souffrance. J’aurais voulu l’écourter. Je précédais l’aube d’une heure, parfois, en la hâtant en pensée. Mon amour pour l’aube vient partiellement de là. Je ne parlais pas de mes nuits. Ce tort féconda une fringale d’écriture. Je le crois. La douleur fut peut-être ma chance. Mais à quel prix. J’ai passé des centaines de nuits dans cette position, avec un oreiller calé entre mon ventre et mes jambes repliées. Parfois, je restais ainsi sur la moquette, car le lit m’était trop mou, mouvant, instable, marin ; un hamac sans amarres. Je finissais par penser que chacun devait tenter de dormir ainsi, comme moi, dans cette inconfortable position. En réalité, puisque j’avais connu tant de nuits ordinaires, je savais bien que c’était faux. Mais j’ignorais l’identité de mon mal.  
     
    Surtout, je ne parvenais pas à l’exprimer, comme s’il s’agissait d’une honte, oui, d’une honte. Pire, je crois qu’il m’était acquis que cela devait se passer ainsi. Ne pas parler de ce qui ne va pas, de ce qui fait mal, de ce qui empêche. Telle me semblait être la règle unique. Garder la bouche fermée, les dents serrées. As-tu bien dormi mon fils – Oui papa. Tiens, mange tes tartines, ne te mets pas en retard. Never complain. Et, davantage, en l’occurrence, never explain ; travail d’amont. Les années douloureuses furent nombreuses. Une vingtaine. C’est beaucoup. Vraiment. Ma seule paix, durant tant et tant de nuits, je la trouvai debout, me forçant à lutter contre le sommeil qui m’envahissait pourtant, et à marcher dans la maison, en bas, entre salon et cuisine, et dans le jardin, pieds nus l’été, chaussé l’hiver.
     
    Puisque c’est dehors la nuit que j’ai commencé d’éprouver la nature, je remercie l’asthme de m’avoir familiarisé avec la voûte céleste, avec la voie lactée que j’ai apprise, avec le hululement de la chouette effraie, de la hulotte, de la chevêche, avec l’air chargé de vase et de marée – nous habitions au-dessus de la Nive, à Bayonne, qui charriait deux fois par jour ses remugles montagnards et campagnards à l’aller, et marins au retour. Je le remercie de m’avoir permis d’apprivoiser cette tisane froide des parfums nocturnes de l’herbe, et aussi l’odeur de la rosée, cette autre qui composait un bouquet lié d’une infusion précieuse, une liasse dans laquelle le chèvrefeuille se frottait à la menthe, la rose trémière au tilleul, le gazon tondu à la terre gorgée d’eau. J’écoutais les grenouilles, les crapauds aussi, le chuintement du vol des hiboux, le passage d’un sphinx, gros papillon de nuit, qui venait se cogner au lampadaire municipal, devant le portail de la maison, le passage furtif d’un chat de gouttière, la fuite suave d’un ragondin au poil gominé, car il en traînait, qui remontaient de la rivière, pour venir brouter à l’aise et à l’insu des chiens de garde.
     
    Nous n’avions pas le droit d’être malade, à la vérité. Une sorte d’inhibition causée par la peur de mes parents de voir un de leurs enfants souffrant – mes deux sœurs et moi-même -, m’envahissait. Au moindre éternuement, notre père déclenchait un plan de riposte médical qui, par sa démesure, était grotesque. Mais ça, un enfant le ressent, mais il ne peut encore le dire. Aussi, ai-je toujours étouffé mes éternuements. Le moindre chatouillement de la gorge entrainant un début de toux m’effrayait : ne pouvant la retenir, j’étais aussitôt démasqué, je perdais ma paix, je ne m’appartenais plus. Repéré, objet d’une attention stupide, j’étais aussitôt diminué, réduit à une chose fragile et en danger, dépendante, qu’il fallait calfeutrer, confiner, enfermer, soigner afin d’endiguer le spectre d’un mal plus grand. Je ne sais d’où venait cette frousse de perdre leurs enfants qui animait des parents devenus tellement protecteurs que leur prudence excessive interdisait que nous puissions nous armer en fabriquant des anticorps. En conséquence, ma petite crainte m’obligeait à taire toute égratignure, toute douleur. Mon oreiller absorbait les sons de la toux et de chaque éternuement. La honte d’être malade prit ainsi le relais de la peur. Le sentiment d’être en faute, de faire mal en tombant malade m’étreignait à chaque bronchite. Ainsi passèrent la fin de mon enfance, mon adolescence, et les premières années de ma vie d’homme. L’apparition de l’asthme avait enclenché ces années clandestines.
     
    En 1980, j’avais vingt-deux ans, la disparition de mon grand-père augmenta le rythme de mes crises nocturnes, bien que celles-ci survenaient surtout le week-end, désormais, car j’étais étudiant à Bordeaux, où mes nuits étaient plus paisibles, parfois profondes. Une question d’humidité, sans doute. Mes bronches rétrécirent de tristesse, je ne m’habituais pas à leur chuintement aigu à chaque respiration forcée. Les muscles des épaules et du torse étaient fourbus de devoir se distendre afin d’augmenter la capacité d’une cage thoracique continuellement sollicitée ; par force. Un jour, un copain de lycée, « grand » asthmatique de naissance, me tendit son flacon coudé bleu ciel recouvert d’un bouchon bleu marine. Mais, comme il m’avait déjà dit que son usage l’avait conduit à plusieurs reprises à l’hôpital car il y avait un risque cardiaque à l’utiliser, je refusai. La peur, sans doute, de me retrouver hospitalisé et de recevoir la visite de mes parents, qui transformeraient ma chambre en cellule stérile, en prison à vie, me paniqua. Même si l’étau ne prenait pas de vacances, je choisis de continuer de lutter, de ne pas dormir, d’entamer mes journées épuisé, perclus de courbatures, vermoulu, avec l’impression d’avoir été roué de coups.
     
    Ainsi jusqu’à ce jour de 1991, en pleine brousse, au nord du Burkina Faso. Une crise m’avait soudain saisi à la tombée de la nuit, alors que l’asthme commençait à me laisser en paix depuis quelques années. Il ne s’acharnait plus, mais lorsqu’il resurgissait, il devenait intraitable, ses mâchoires ne desserraient pas. Me voyant empêtré, ayant reconnu les sifflements caractéristiques, un voyageur présent au campement me lança : « Vous semblez avez oublié votre Ventoline en France ». Je répondis que je n’en avais pas, et que je n’en avais encore jamais utilisé. En guise de réponse, il me tendit le petit spray bleu qui ne le quittait pas : « Tenez, vous allez voir, ça va passer tout de suite. Retournez-le, mettez-le dans la bouche et inspirez à fond tout en appuyant dessus. C’est comme ça que ça marche. Allez-y ! ». Je ne réfléchis pas, ôtai le capuchon et envoyai ma première bouffée dans les poumons. Ce fut un choc. La naissance d’un nouveau bonheur. Un miracle. L’apparition de la Vierge. Un orgasme. Un coup de foudre. L’expérience de la sidération. Subjugué, car instantanément débarrassé des griffes du mal, j’éclatais de rire bêtement comme un enfant qui ouvre une pochette-surprise. L’effet fulgurant du salbutamol, la molécule unique composant la Ventoline, son effet bronchodilatateur, m’apparut comme quelque chose d’absolument magique. D’un seul pschitt, d’une seule bouffée de rien du tout, je pouvais annihiler une crise sur l’instant, lors qu’il m’avait fallu jusque-là patienter douloureusement une nuit entière jusqu’à l’aube et au-delà, pour en voir diminuer chacune à mesure, ce jusqu’à l’effacement total. Seule l’anesthésie générale que je subis longtemps après – cette impression de partir inexorablement, de glisser comme du sable entre les doigts disjoints -, produisit un effet comparable mais à l’envers sur mon corps et ma conscience. Je ne conçus aucun regret d’avoir perdu tant de temps. Je n’en voulus jamais à mes parents de m’avoir d’une certaine façon empêché de leur parler du mal dont je souffrais. Je tirais au contraire une certaine fierté de m’être débrouillé par moi-même, de façon empirique certes, mais tout seul.
     
    Depuis, comme chaque allergique, je ne puis me déplacer sans ma Ventoline. Et même si je n’en ai plus l’usage, mon asthme ayant fini par capituler, il me faut quand même (s)avoir un, voire plusieurs sprays pas loin : table de chevet, boîte à gants, sac de week-end. L’oublier pourrait provoquer une angoisse telle qu’elle déclencherait une crise. Aussi, le flacon bleu ciel à bout bleu marine fait-il constamment partie de mon viatique. Aujourd’hui, lorsque la date de péremption est dépassée, je les jette sans les avoir utilisés une seule fois. Et je m’en procure d’autres. Au cas où.
     
    Je remercie aussi cette tentation de mettre ses enfants en couveuse, car se sentir épié en permanence – pour son bien -, génère un besoin de fuir, une soif de solitude. L’envie de s’en sortir. D’apprendre à. Engendre l’aversion pour toute aide. Entretient le devoir de ne jamais se plaindre. Voire celui d’endurer avec stoïcisme. De ne jamais passer pour une victime. D’affronter les éléments, de regarder le soleil en face sans le recours aux lunettes protectrices, d’endurcir son corps, de marcher pieds nus sur le sable brûlant, de prendre des coups et d’en donner parfois. De braver le froid comme la chaleur, la faim et la soif, les ronces comme les vagues. Je pris très tôt le contrepied. J’en conçus une urgente nécessité, un besoin vital. Il me fallut d’abord vérifier qu’un rhume n’est pas mortel et qu’une chute de vélo ne rend pas tétraplégique. Puis, que le surf ou l’escalade ne sont pas des activités si périlleuses qu’on le prétend. Plus tard, que voyager forge la jeunesse. Que courir l’encierro à Pampelune devant les toros envoie sa dose merveilleuse d’adrénaline. C’est donc peut-être grâce à cette surprotection initiale que j’ai toujours aimé braver le risque, faire l’expérience de mes limites, me mettre en danger. Aussi, n’est-ce pas un hasard si j’ai découvert la Ventoline en brousse, après une journée d’approche d’un troupeau de buffles, armé de jumelles, au cours de laquelle je fis une rencontre décisive avec le regard d’un lion.
     
    Reste que l’asthmatique manque d’air, s’il ne manque pas de courage. La course de fond ne sera jamais une discipline dans laquelle il brillera. La course de vitesse sur courte distance (80, 100 m) oui. La nouvelle davantage que le roman. Les histoires d’amour brèves. L’aventure forte, puis classée sans suite. Faire court, ce n’est pas si mal. Que Proust, asthmatique notoire, ait pu écrire une œuvre si ample, aux phrases si longues qu’elles essoufflent leur lecteur à voix haute, laisse penser en somme que son encre était du salbutamol. Funny Ventoline…   L.M.
  • Vivement le 13 janvier

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    Je tombe à l'instant sur l'annonce de la parution de mon prochain livre en surfant sur la Toile, à la recherche d'une référence bibliographique. J'ignorais qu'il était déjà signalé, notamment sur les plateformes de vente comme FNAC, Decitre, Amazon, etc. Il en va des livres comme des maillots de bain ou des manteaux : on achète les premiers en hiver et les seconds en été, lorsqu'ils apparaissent aux vitrines. Il en va ainsi de tout, au fond, sauf des fraises des quatre saisons qui naissent sous serre. Anticiper, cela me connait. Le métier de journaliste consiste aussi à avoir un temps d'avance, ne serait-ce que pour des questions de dates de bouclage. Sauf que là, il faut attendre. On peut juste réserver, pré-acheter (directement sur le site de l'éditeur, d'ailleurs). Bien, puisque ce n'est plus un secret, voici ce qu'en dit, justement, mon éditeur => Le Bruissement du monde À présent, il me tarde de distribuer le faire-part de naissance du petit dernier... L.M.

  • L’effraie, c’est la patronne

    Capture d’écran 2019-08-08 à 00.25.31.pngElle niche dans l’une des granges et sort tard, la nuit. Mais je veille encore, tire sur un cigare ou pas, contemple les étoiles, écoute les froissements, les chuintements, les cris, le silence ; le temps. Alors, depuis le faîte, elle ouvre ses ailes vers minuit, et se lance, décrit une courbe, tombe bas, rase le sol, évite joliment le mirabellier, puis remonte très vite et me frôle la tête, ou peu s’en faut. Cela fait déjà deux fois. Deux soirs de suite. Signe. Par son vol d’intimidation caractéristique, cette chouette effraie me signifie que je suis moins chez moi qu’elle n’est chez elle. Qu’elle entend bien rester ici, en posant ses conditions. C’est elle la patronne. J’obtempère mais elle ne le sait pas. J’aime. L.M.

  • Ovide, L'Art d'aimer

    téléchargement.jpegPurée! C'est dans Ovide et ça n'a pas pris une ride. C'est splendide, mais ressenti comme audacieux, 2000 ans après. Inquiétant, non...

    Extrait : 

    Si tu veux m’en croire, lecteur, ne hâte pas le plaisir de Vénus ; sache le retarder, le faire venir peu à peu, doucement.  Quand tu auras trouvé l’endroit sensible, l’organe féminin de la jouissance, pas de sotte pudeur : caresse-le, tu verras dans ses yeux brillants une tremblante lueur, flaque de soleil à la surface des eaux… Viendront alors les plaintes et un tendre murmure, de doux gémissements –et ces mots excitants qui fouaillent le désir…

    Ne va pas, voguant à pleines voiles, la laisser en arrière ! Evite, aussi, qu’elle ne te précède : qu’un même élan pousse vos navires vers le port. Quand, vaincus tous deux en même temps, l‘homme et la femme retombent ensemble, c’est là le comble du plaisir !

    Alliance : 

    images.jpegLe Gewurztraminer Grand Cru Eichberg 2011 de Martin Schaetzel, vigneron alsacien de respect, sis à Ammerschwihr. Pour le nez généreusement fruité, aux touches exotiques (lychee) de ce grand vin de garde

    BTLE-SCZ0004.jpg(élevé en biodynamie, 15-20€). Pour sa bouche aux accents miellés. Et surtout pour cet équilibre prodigieux entre minéralité, fraîcheur, acidité et douceur extrême. La puissance et l'onctuosité mêlées, en somme. Une sorte de fading oenologique, car la longueur en bouche signe aussi sa prestance. Une invitation indirecte aux plaisirs divers du coeur de l'été. L.M.

  • En hommage à Pierre Moinot, de l'Académie française, auteur du Guetteur d'ombre

    LA GUETTEUSE D’OMBRE

    Papier paru dans Billebaude n°3  (éd. Glénat) il y a deux mois environ.

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    Il y a celles qui chassent, il y a celles qui plument et il y a celles qui savent. La chasse étant une affaire d’hommes, la majorité d’entre elles subissent plus qu’elles n’agissent. Ne parlons pas des Dianes puisqu’elles égalent les chasseurs. Elles sont animées du même feu sacré et elles utilisent une arme : fusil, arc, oiseau de proie ;  chiens et cheval. Discrètes sous leur chapeau fin, tenant de leurs doigts minces un calibre vingt, et qui vous décrochent une palombe à limite de portée, qui font mouche avec l’air de ne pas y toucher et cela sans commentaire. Avec juste un léger sourire de satisfaction et un regard qui cherche –quand même- l’approbation sous la frange.

    Le gros bataillon féminin est formé de celles qui en ont marre. 

    Marre, de septembre à janvier, quand ça ne leur prend pas avant et que ça ne dure pas jusqu’à la fin du printemps, de ne jamais passer un dimanche tranquille avec leur homme, à faire la grasse matinée et à paresser toute l’après-midi. Le petit-déjeuner au lit ne sera jamais la tasse de thé de l’homme de chasse. Il faut s’y résoudre.

    Marre de plumer et d’écorcher le jeudi, de cuisiner le vendredi et d’écouter, au cours des redoutés repas de chasse, pour la mille et unième fois, les mêmes histoires, le dernier lièvre de montagne, le premier doublé de bécasses du côté d’Ahetze, et le gros sanglier que l’on a laissé passer du côté de Lapitxuri, à Dancharia. Elles se contentent alors de corriger les menteurs. Elles rectifient le tir. Et finissent par être dégoûtées de la chasse et des chasseurs, de leurs armes et de leurs chiens, des dimanches de solitude et de leur ennui de plomb, des nuages de plumes et du sang dans l’évier ; et il n’y a pas jusqu’au parfum du thym dont elles bourrent le cul du garenne pour parvenir à leur faire oublier qu’elles sont à nouveau les marquises aux repas des quatre-vingts chasseurs. Pour le banquet du samedi soir. Rares sont celles qui ont accompagné leur dingue de mari ou d’amant au moins une fois. Et j’en connais deux ou trois qui ont fini par adhérer au rassemblement des opposants à la chasse. Une manière de divorcer en réduisant la communauté aux aguets. Dans l’air conjugal, tendu comme le ressort d’une gâchette, flottent alors le soupçon et la trahison. Le doigt sur la détente à pétition, elles vous pointent de l’autre dès que vous vous sentez droit dans vos bottes vertes. Dès lors, gare au jour où ce ne sera plus du thym qui parfumera le lapin.

    *

    Il y a enfin les renardes. Celles qui ne porteront jamais une arme mais qui chassent autant que celui qu’elles accompagnent plus qu’elles ne suivent. Parce qu’elles savent. Elles ont compris. Compris que la chasse valait mieux que la prise.

    J’en sais une qui ne dort plus dès la fin du mois de juin parce qu’elle passe ses nuits en forêt à écouter les chevreuils. C’est le temps du rut. Elle vit les yeux plantés dans les jumelles, les nuits de pleine lune, à chaque aube, et elle exulte au moindre bruissement de fougères pour l’aboiement d’un brocard ivre d’amour, pour la fuite suave d’une chevrette assouvie. C’est une guetteuse d’ombre, dans l’esprit où l’entendait Pierre Moinot.

    Elle accompagne son homme de chasse dans ses marches de sauvage. Elle se lève avant le jour pour le plaisir de l’aube. Souvent avant lui. À son contact, elle a appris  à reconnaître les oiseaux selon leur vol, leur plumage, leur taille, leur envergure et leur silhouette ; elle sait aussi reconnaître une trace de daguet de celle  d’un vieux cerf. Elle a appris surtout à aimer les oiseaux comme lui. Elle a acquis les réflexes du regard et de la dissimulation. Elle est devenue renarde. Elle chasse de tout son être. Il a réussi à lui inoculer cette passion que son grand-père lui avait lui-même transmise. Lorsqu’ils chassent ensemble, avec pour arme un regard de rapace, leurs sens bandés comme des arcs, cette intimité dans la nature procède de leur amour. Elle en est l’ombre.  Le soir venu, lorsqu’elle s’assoupit sur son épaule, elle exhale une tisane de parfums sauvages, un mélange de cèpe, de lichen et de paille brûlée, capable de le transporter –en rêve-, dans un sous-bois trempé d’automne et de faire apparaître une bécasse qui jaillit en chandelle entre deux troncs. En la respirant, il plonge dans ses forêts imaginaires. Elle l’a précédé dans ses rêves. Les yeux fermés, ils fuient le monde.

    Léon Mazzella

     

     

  • A.B., hommage

    http://bit.ly/1iNMiYP

     

    Angora

    Il m'aura fallu faucher les blés

    apprendre à manier la fourche

    pour retrouver le vrai

    faire table rase du passé

     

    la discorde qu'on a semée

    à la surface des regrets

    n'a pas pris

     

    le souffle coupé

    la gorge irritée

    je m'époumonais

    sans broncher

     

    Angora

    montre-moi

    d'où vient la vie 

    où vont les vaisseaux maudits

     

    Angora

    sois la soie

    sois encore à moi

     

    les pluies acides

    décharnent les sapins

    j'y peux rien, j'y peux rien

    coule la résine

    s'agglutine le venin 

     

    j'crains plus la mandragore

    j'crains plus mon destin

    j'crains plus rien

     

    le souffle coupé 

    la gorge irritée

    je m'époumonais

    sans broncher

     

    Angora

    montre-moi

    d'où vient la vie

    où vont les vaisseaux maudits

    Angora

    sois la soie

     

    sois encore à moi

    Alain Bashung, 1.XII.47 - 14.III.09

  • Lire Lydia Flem...

    ...En cas de besoin
    Voici les notes (composées essentiellement d'extraits) que j'ai publiées ici même les 9 et 11 décembre 2006, le 18 janvier et le 24 mai 2007 et enfin le 1er mars 2009 à propos de deux livres merveilleux de Lydia Flem qui reparaissent en format de poche (Points/Seuil); et d'un troisième aussi.

    C'est donc à la faveur de ces rééditions que je me permets de les rajeunir.

    Orage émotionnel

    images (1).jpeg"A tout âge, on se découvre orphelin de père et de mère. Passée l'enfance, cette double perte ne nous est pas moins épargnée. Si elle ne s'est déjà produite, elle se tient devant nous. Nous la savions inévitable mais, comme notre propre mort, elle paraissait lointaine et, en réalité, inimaginable. Longtemps occultée de notre conscience par le flot de la vie, le refus de savoir, le désir de les croire immortels, pour toujours à nos côtés, la mort de nos parents, même annoncée par la maladie ou la sénilité, surgit toujours à l'improviste, nous laisse cois. Cet événement qu'il nous faut affronter et surmonter deux fois ne se répète pas à l'identique. Le premier parent perdu, demeure le survivant. Le coeur se serre. La douleur est là, aiguë peut-être, inconsolable, mais la disparition du second fait de nous un être sans famille. Le couple des parents s'est retrouvé dans la tombe. Nous en sommes définitivement écartés. Oedipe s'est crevé les yeux, Narcisse pleure".

    Ainsi commence Comment j'ai vidé la maison de mes parents, de Lydia Flem (Points/Seuil), un livre très émouvant et recommandable entre tous. En de telles circonstances ou pas, d'ailleurs. Que philosopher c'est apprendre à mourir…

    Extraits : Cette étrange et envahissante liberté... 

    "D'abord, l'impudeur. L'obligation de bafouer toutes les règles de la discrétion : fouiller dans les papiers personnels, ouvrir les sacs à main, décacheter et lire du courrier qui ne m'était pas adressé. Transgresser les règles élémentaires de la politesse à l'encontre de ceux qui me les avaient enseignées me blessait. L'indiscrétion m'était étrangère..."

    " En disparaissant, nos parents emportent avec eux une part de nous-mêmes. Les premiers chapitres de notre vie sont désormais écrits."

     "En les couchant dans la tombe, c'est aussi notre enfance que nous enterrons."

     "Est-ce bien normal d'éprouver successivement ou simultanément une impression effroyable d'abandon, de vide, de déchirure, et une volonté de vivre plus puissante que la tristesse, la joie sourde et triomphante d'avoir survécu, l'étrange coexistence de la vie et de la mort?"

     "C'est dans la solitude que chacun se retrouve (...) Chacun fait ce qu'il peut pour surmonter l'épreuve, bricole à sa manière, toujours bancale, malheureuse, conflictuelle, et se tait."

     "Même après leur mort, ne cessons-nous jamais de vivre pour eux, à travers eux, en fonction d'eux ou contre eux? Est-ce une dette qui nous poursuit toujours?"

     "Se séparer de nos propres souvenirs, ce n'est pas jeter, c'est s'amputer."

    "Donner est un grand bonheur. Ce que j'offrais, ce n'était pas un objet."

     "L'écriture naissait du deuil et lui offrait un refuge. Un lieu où se mettre à l'abri avant d'affronter de nouvelles vagues malaisées à contenir."

     "Devenir orphelin, même tard dans la vie, exige une nouvelle manière de penser. On parle du travail du deuil, on pourrait dire aussi rite de passage, métamorphose."

    "Les arêtes vives des premières douleurs s'émoussent, hébétude et protestations font place à une lente acceptation de la réalité. Le chagrin se creuse. Avec des moments de vide, d'absence, de tumulte. Plus tard se répand une tristesse empreinte de douceur? Une tendre peine enveloppe l'image de l'absent en soi. Le mort s'est lové en nous. Ce cheminement ne connaît pas de raccourcis. On n'y échappe pas. La mort appartient à la vie, la vie englobe la mort."

    "Mail il est un temps pour le chagrin, et un temps pour la joie."

    © Lydia Flem, Comment j'ai vidé la maison de mes parents, Seuil. 


    images.jpegLydia Flem a poursuivi avec un talent et une émotion égales, son travail -universel- de deuil de ses parents, avec Lettres d'amour en héritage (Points/Seuil). C'est d'une pudeur extrême et d'un amour infiniment grand. Le livre retrace la vie de ses parents disparus, à travers trois cartons de leur correspondance amoureuse, depuis les débuts, que leur fille (l'auteure) découvrit, en vidant la maison, une fois orpheline... La tendresse résume ce livre précieux. Il n'est pas innocent que l'écriture soit devenue, très tôt, le terrain de jeu de l'auteure, puis que celle-ci ait fait profession de psychanalyste. Par bonheur, ces deux livres sont exempts de théorie, mais emplis, au contraire, de sensibilité à vif -mais douce, comme ces napperons brodés que nous avons tous vus dans les mains de notre mère, tandis qu'elle les rangeait avec un soin particulier, alors qu'ils sentaient encore le "chaud" du fer à repasser, sur une étagère d'une armoire, quelque part dans une pièce de la maison familiale...

    Une perle parmi cent : le corps de la mère, c'est la première géographie, le pays d'où l'on vient.

     

    images (2).jpegAutres extraits

    "Largués par nos parents qui disparaissent et par nos enfants qui quittent la maison, c'est le plus souvent au même moment de la vie que nous sommes confrontés à ces séparations : nos parents meurent, nos enfants grandissent. Coincés entre deux générations, ceux à qui nous devons l'existence, ceux à qui nous l'avons donnée, qui sommes-nous désormais? Les repères vacillent, les rôles changent. Comment faire de cette double perte une métamorphose intérieure?

    Longtemps j'ai été la "fille" de mes parents, puis je suis devenue une "maman". Cette double expérience, je l'ai vécue avec ses tensions, ses lassitudes, ses émerveillements. Mais qui suis-je désormais? Quel est mon nom?

    Fille, j'ai fini de l'être. Mais cesse-t-on jamais d'être l'enfant de ses parents? Notre enfance s'inscrit dans nos souvenirs, nos rêves, nos choix, nos silences; elle survit en coulisses. Ne devenons-nous des adultes que lorsqu'il n'y a plus d'ancêtres pour nous précéder, nous protéger? Suis-je encore maman alors que mes enfants ne sont plus des enfants? La langue manque de mots pour désigner toutes les nuances de notre identité.

    Comment me situer aujourd'hui dans ma généalogie? Ne faudrait-il pas un mot particulier pour nommer les parents dont les enfants ont quitté la maison? Suis-je une "maman de loin"? Une maman à qui l'on pense, à qui l'on téléphone pour un conseil, une recette, de l'argent, un encouragement, dont on a parfois la nostalgie, mais une maman avec qui on ne sera plus jamais dans le corps à corps premier." ©Lydia Flem et Le Seuil, pour "Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils".

    Pour finir, ce mot de Primo Lévi, prélevé sur le blog de l'auteur : http://lyflol.blog.lemonde.fr

    “J’écris ce que je ne pourrais dire à personne.”

  • Pr(ouste!)

    9782363940841.jpgC'est fou ce que l'on peut changer quand même. Longtemps je n'ai pu supporter d’avoir un toit au-dessus de la tête, de me sentir prisonnier à l’intérieur avec des gens que cela ne gênait nullement, les fenêtres fermées, un silence confiné; voire du thé -tandis que la lumière du jour pouvait encore galvaniser tous mes sens. Question de musique et de mouvement. Peindre, selon Cézanne, c'est aussi écrire, danser, si j'en crois François Fédier et son admirable Ecouter voir (Ed. Les Belles Lettres/Archimbaud. Merci Dominique Sewane). Proust figurait un extraterrestre à mes yeux de sauvage de grand vent. Je ne savais qu'être dehors, au plus près du dur, loin de l'emprunt coincé, du commerce humain; de ses chinoiseries. Dans mon existence et jusqu'à ce jour, je n'ai par chance jamais souffert de l'obligation du corsetage de l'esprit comme du cou. Mon adolescence encaissa néanmoins la naphtalisation de mon temps et de mon oxygène (nous devions davantage accepter sans moufter qu'aujourd'hui). J'étais né fauve. La préciosité me faisait horreur et me glace toujours autant. La réclusion volontaire au lieu de la jouissance des beautés naturelles me révoltait donc –et je bouillais au moindre déjeuner dominical tirant en longueur. J'ai si souvent étouffé. À présent que l'envol d'un bouquet de sarcelles dans un marais inconnu des cartes ne parvient plus à m’émouvoir, le grain de beauté sur la lèvre supérieure d'Albertine me serre le cœur en lisant. Et il m'arrive de passer des journées entières seul et dedans. Je reprends Proust comme on picore des pistaches ou des Curly (en Points2, Seuil, cette fois –un format pour poche de poupée). De quelle capitulation serai-je devenu le nom? Avancer en âge, lorsqu'on a tant joui des beautés sauvages reviendrait-il à rétrécir sa vue et à penser avec Paul Valéry que regarder, c'est oublier le nom des choses qu'on voit...

     

  • Brintemps

    Ceci est le 1000 ème article que j'écris sur mon blog, créé il y a six ans (et deux jours).

    IMG_0890.JPGLes jours rallongent et les jupes raccourcissent. Les mimosas fleurissent. En ville comme à la campagne, les palombes paradent vertigineusement : les mâles montent au ciel, planent et se laissent tomber. Ils aiment sans frein. Les femelles ne regardent même pas. C’est nuptial. Tout vibre, le merle chante plus tôt, ça bourgeonne. Envie printanière d’un œuf brouillé au beurre marin, aujourd’hui. De respirer à fond en ouvrant les fenêtres sur le monde. Bonheur de sortir tôt. Dans la rue, l’air est imprégné d’odeurs chaudes de viennoiserie. Je frôle une bourgeoise tracée au Samsara. Aspergée, plutôt. Les pas sont pressants. Le pays s’éveille. Au marché proche, les primeurs débarquent des cageots verts d’asperges et rouges de fraises. Le poissonnier étale les poissons d’avril sur la glace brisée. La vita e bella…

    J’aime, le matin, sentir ma fiasque calée dans la poche intérieure gauche de matéléchargement.jpeg veste. Il en va du canif au fond du pantalon comme de la fiasque. Si par mégarde nous l’oublions, il ou elle nous manque terriblement, alors même que nous n’en avons aucun usage. Rien à couper au couteau : ennui, saucisson, brouillard ? Le canif manque quand même au toucher. La main tâtonne désespérément l’absence. Nous nous sentons nus. Plus seul. Les affaires intimes ne sont pas à une incongruité près : c’est toujours « entre soi » que l’on aime sentir le canif dans la poche et la fiasque, là. Calée. C’est seul aussi que l’on a le plus de plaisir à ouvrir l’un et à déboucher l’autre. Oublions l’arme blanche. Chromée, chiffrée, guillochée, gainée ou non, galbée pour épouser le cœur (elle, au moins…), voilà pour le contenant de l’objet. Mettez ce que vous voulez dedans. C’est une question, capitale, de parfum. Tout alcool plongé dans une fiasque subit une pression subjective de base qui le propulse aussitôt près des Dieux. L’important, on l’aura deviné, est de dévisser l’objet et de sniffer. Boire est inutile.

    IMG_6914.JPGIl fait jour. Il fait jouir. Vos yeux embrasent, embrassent l’espace. Imaginez le plaisir de capter, à l’aurore, les parfums complexes d’une poire, au moment délicieux où le monde part bosser, et de faire alors une pause au-delà du réel, au-dessus de la mêlée qui fait la queue ou qui ahane, embouteillée et pendue à ses portables, et vous bien calé sur une motte d’illusions, un bouquet de paresse dans le dos, accoudé au comptoir du temps suspendu. Même pas dans ce rade habituel où vous avez votre ardoise. Loin! Fermez les yeux un instant –en attendant le bus, le feu vert, l’ascenseur, une augmentation, un rendez-vous gâlon, et partez ! Moi, cela m’expédie illico à 2000 mètres d’altitude, au bord d’un lac connu de quelques isards complices, et je sens une truite prendre la mouche au bout de ma soie. La poire récompense une belle prise (c’est dire si l’on est à l’abri de l’ébriété, en montagne). Le salaire de l’approche, c’est ma fiasque qui me le remet en mains propres et en liquide. Mais d’abord, par le nez, je m’octroie licence de flairer le goulot comme on respire une fleur, un cou adoré; un enfant sa mère. L’éducation du coût des choses vraies passe par là. Le bonheur est dans l'à peu près. Dans le près. Encore plus près... Approche-toi, n'aies pas peur. Comprenne qui boira. Ou basL.M.

    Photos : Un lac dans les Hautes-Pyrénées, au cours d'une randonnée, lorsque j'écrivais "Lacs et barrages des Pyrénées" pour Privat (©LM).

    Puis, de petits poussins jaunes comme disait Francis Ponge pour désigner le mimosa (© : destinationsanfrancisco.wordpress.com).


    Enfin, rien à voir : c'est le "banc Georges Simenon", à Liège, où je me trouvais en reportage la semaine dernière (pour L'Obs). Et je m'aperçois que j'ai une petite collection de photos  de statues à l'échelle:1 comme celle-ci : Pessoa, Hemingway... Prises au fil de reportages (©LM). 
  • ça bouge là-bas

    Mais avons-nous suffisamment conscience de la force tellurique que signifie l'alliance de l'armée égyptienne avec le peuple en révolte?

    Reconnaissons-nous le rôle peut-être décisif des réseaux sociaux et de cette belle arme offensive aux ailes blanches qu'est l'Internet?

    Et tout cela sans l'ombre sinistre et mortifère d'anachroniques barbus! 

    Ressentons-nous assez profondément le sentiment de vivre des moments historiques, de Tunis au Caire et ailleurs demain? 

    Sana'a peut-être, Tripoli j'en doute, mais pourquoi pas puisque la contagion de la liberté gagne du terrain?

    La Chine s'enferme, c'est le signe. Le chant du Signe. 

     

     

     

  • Un jour, j'ai mouru

    Je porte le prénom de mon père, qui lui même portait celui de son père. Autant dire que j'ai bien fait de prénommer mon fils Robin, non? A la mort de mon père (lire ici around fin 2006), un avis de décès parut dans Le Figaro et dans Sud-Ouest. J'ignorais que cela me ferait mourir, aux yeux de certaines personnes à la lecture hâtive. Des relations, des collègues, me crurent mort. Ma fille reçut même une lettre émouvante de la part de celle qui fut ma secrétaire sept années durant, lorsque j'étais rédacteur en chef de magazines de chasse. D'autres, me rapporta-t-on, membres de mes équipes de rédaction d'alors, et avec lesquels je m'étais parfois accroché, me trouvaient tout à trac si plein de qualités à titre posthume, que cela ne me fit même pas sourire. Puisque j'étais au-delà... Le grotesque de la situation me fit réfléchir. J'en parlais même à un psy, en séance. Je tirais quelques leçons de cette expérience. L'an passé encore, un attaché de presse spécialiste en vins, m'avoua qu'il ne m'adressait plus aucune info car il me pensait mort depuis quatre ans, et m'affirma avoir même lu une nécro, hélas perdue, soit un papier sur mon parcours! Je réalise du coup que je n'ai pas encore apuré tous les mystères sur ma mort par procuration. Je me demande d'ailleurs si je ne vais pas tenter d'écrire une nouvelle sur le sujet... Ainsi, et pour solde de tout compte, je pourrai enfin sortir vivant de ma torve peur d'être pris pour moi par un autre. 

  • Proust / Nabokov

    Lire le cours de littérature de Nabokov, sur Proust notamment, est un bain de lumière. Il y a bien sûr les biographes solides, à l'anglo-saxonne, façon Lottmann sur Camus et Painter sur Proust. Il y a aussi les brillants exégètes comme Tadié sur Proust (ou de Biasi sur Flaubert).  Mais il y a enfin les livres d'écrivains sur les écrivains, il y a l'empathie et la finesse de l'analyse du dedans d'un Nabokov, admiratif mais pas trop, qui nous éclaire avec une intelligence incandescente. Ses pages sur Du côté de chez Swann (284 à 331, à peine 50 dans le très précieux opus : Littératures, paru chez Laffont/Bouquins et dont j'ai déjà parlé ici) sont aussi éveillantes que celles consacrées au sujet par Gracq dans En lisant en écrivant (Proust considéré comme terminus). « L'ensemble est une sorte de chasse au trésor, où le trésor est le temps, et le passé la cachette, (nous souffle le chasseur de papillons). C'est là le sens profond du titre, A la recherche du temps perdu. La transmutation de la sensation en sentiment, le flux et le reflux de la mémoire, les vagues d'émotion telles que le désir, la jalousie et l'euphorie artistique, voilà le matériau de cette oeuvre énorme et cependant singulièrement légère et translucide. » Nabokov plante le décor, Con el viento.jpgsynthétique, et prévient : « Il y a une chose dont vos esprits doivent bien se pénétrer (il s'adresse à des étudiants) : l'oeuvre n'est pas autobiographique, le narrateur n'est pas Proust en tant qu'individu, et les personnages n'ont jamais existé ailleurs que dans l'esprit de l'auteur. » (...) « Proust est un prisme. Son seul objet est de réfracter, et, par réfraction, de recréer rétrospectivement un monde. « (...) « Les créatures prismatiques de Proust n'ont pas d'emploi, leur emploi est d'amuser l'auteur. » Nous entrons ainsi dans une oeuvre d'art dont l'ampleur est considérable. Nous sommes au sein d'une évocation gigantesque et aux ramifications qui semblent infinies, pas d'une description. Ni d'une autofiction, suis-je tenté d'ajouter. Ce serait trop facile! Et les Doubrovsky et autres Vilain se réjouiraient en hâte. Non. Proust est autrement plus complexe tout en restant limpide, par la force surhumaine de son style, par la grâce dont la Recherche est empreinte de la première ligne à la dernière (pour peu que l'on sache tourner les pages lorsqu'il le faut; à bon escient). « En matière de générosité verbale, dit Nabokov à propos de l'usage de la métaphore par Proust, c'est un véritable Père Noël. » Chez Proust, poursuit-il, « conversations et descriptions s'entremêlent, créant une nouvelle unité où fleur et insecte appartiennent à un seul et même arbre en fleurs. » Je pense alors à la peinture d'EkAT. Aux remarques de Christiane à ce sujet et à propos de ses propres créations graphiques. Et je retourne illico  à Nabokov : celui-ci souligne avec tact une façon de déplier l'image comme un éventail, procédé caractéristiquement proustien. Prenons « le » personnage. Proust, selon Nabokov, l'appréhende comme une personnalité connue de façon comparative seulement, jamais de façon absolue. Aussi, « au lieu de le hacher menu (façon Joyce avec Ulysse), il nous montre tel personnage à travers l'idée que d'autres personnages se font de ce personnage. Et il espère, après avoir donné une série de ces prismes et de ces reflets, les combiner pour en faire une réalité artistique. » Bien sûr, Nabokov évoque –avec une infinie douceur, pas comme un chirurgien de l’Université ou un critique littéraire armé de sourds couteaux revanchards -, la madeleine, le baiser de maman, Combray, la flèche pourpre, la crème au chocolat, Méséglise, Vinteuil, Léonie, la jalousie –qui éclatera beaucoup plus loin avec Albertine, Guermantes, les cattleyas… Mais il ne brille jamais aussi intensément que lorsqu’il parle de cette notion du temps incorporé, de ce quelque chose de plus que la mémoire. « Un bouquet de sensations dans le présent et la vision d’un événement ou d’une sensation dans le passé, voilà où la sensation et la mémoire se rejoignent, où le temps perdu se retrouve. » Chef d’œuvre, vous dis-je!

    Con el viento, peinture d'EkAT. www.ekat.fr

     

  • Parrèsia

    Le mot grec parrèsia désigne le franc-parler de l'ami, le dire-vrai du confident, par opposition à la flatterie de l'hypocrite ou du courtisan.

    La parrèsia implique le courage de tout dire, au risque de déplaire, voire de fâcher.

    La parrèsia est aussi rare que la truffe blanche d'Alba dans une quincaillerie ou qu'une passoire en ferblanterie dans une banque de dépôt.

    John Lennon : "la vie c'est ce qui arrive quand on avait prévu autre chose".

    Marguerite Yourcenar : "Quand tous les calculs se révèlent faux, quand les philosophes eux-mêmes n'ont plus rien à nous dire, il est excusable de se tourner vers le babillage fortuit des oiseaux, ou vers le lointain contrepoids des astres". (Mémoires d'Hadrien).

  • en lisant, en bloguant

    Plusieurs personnes, cette semaine, m’ont affirmé tenir « Un bonheur parfait », de James Salter (Points) pour l'un de leurs romans préférés. Je l'ai commencé pour comprendre : ce bouquin vous happe avec son infinie douceur, il possède une voix de fée, en lui nous glissons comme avec Mozart, nous coulons –ou plutôt nous descendons une rivière en pirogue, sans être encore au courant de ce qui nous attend. Pour l'heure (les 70 premières pages) le plaisir est là, d'une simplicité inouïe, enviable, palpable. L'atmosphère est au rêve, mais les images du récit bien réelles. Nous sommes dans ce livre comme dans un grand lit, un dimanche matin, vers onze heures, avec notre amour enlacé, chaud, et l’avenir dessiné dans le ciel bleu par la fenêtre, en fines arabesques blanches... Donc, poursuivons.

    « Le quart », de Nikos Kavvadias (folio), roman-culte en Grèce, est un texte brut sur la vie de marin à bord d’un vieux cargo, une allégorie du désespoir et de la mélancolie. Les images sont crues, car à quai, les bars à putes sont sans poésie et à bord, la mer, intraitable. C’est du Conrad sans concessions ni enjoliveurs chromés à chaque chapitre. Ici, les ventilateurs, en tournant, torréfient le vide, par les hublots les aubes sont jaunes, et la lumière chétive, maladive, sent le phénol. Les marins ont beau se laver, ils sentent une odeur rance d’huile de poisson, de rouille et d’aqua forte… Puissant.

    Jean de Malestroit a bien connu Julien Gracq (Julien Gracq, quarante ans d'amitié 1967-2007). Voisin, viticulteur, il lui a rendu régulièrement visite à St-Florent-le-Vieil. Il nous livre le journal de ces rencontres. Ce livre, paru aux éditions Pascal Galodé (tiens ! le revoilà, celui-ci…), est un véritable document d’étude pour un thésard. Scrupuleusement consignées, les petits riens de l’existence du grand écrivain –dont on vient de disperser les biens personnels-, révèlent, au détour de certaines pages, des indices sur sa vie privée, qu’il tenait aussi secrète que le fond d'un coffre de banque helvète. Cependant, nous ne sommes pas dans les pages de « Voici », heureusement. Gracq y converse, donne son sentiment sur le monde qu’il habite et l’effraie souvent, sur la littérature surtout, ses lectures du moment, les flatteurs qui le courtisent, les classiques qui ne le déçoivent pas, et parfois, en effet, sur Nora Mitrani (la femme de sa vie ?..), sur sa sœur, l’Histoire, le temps qu’il fait… Précieux.

    Jean-Pierre Martinet, c’est noir comme du Bove et gai comme du Kafka. Mais c’est de la littérature à l’état pur. On le ressort ces jours-ci : « Jérôme » (Finitude), « Ceux qui n’en mènent pas large » (Le dilettante), « L’Ombre des forêts » (La Table ronde). Je me souviens de notre enthousiasme à le découvrir et à en parler –dans les années 1986-87-, dans les pages de « Sud-Ouest Dimanche », avec Pierre Veilletet, rédac’chef de ce journal dont j’étais le fier pigiste des pages Lettres. Martinet nous faisait l’effet des « Poulpes » de Raymond Guérin, du Journal d’Henri Calet, des nouvelles d’André de Richaud, des lettres de Joë Bousquet. J’ai repris « L’Ombre des forêts » et retrouvé cette émotion vive, dépouillée, cette écriture essentielle qui avance nue, fragilisée à l’extrême et qui se fraie quand même, incandescente mais discrète, une voie parmi les hommes… « J’ai essayé de peindre dans ce livre, disait Martinet à Alfred Eibel, des êtres au bout du rouleau, des infirmes du sentiment prisonniers de leur enfer intime, et qui, faute de pouvoir échanger des caresses, en sont réduits à échanger des coups ». Bouleversant.

    Le premier roman de Sophie Poirier, « La libraire a aimé » (Ana), est savamment construit sur une idée originale : un homme, Paul et une femme, Corinne, se retrouvent chaque jour à 19h30 à la terrasse d’un café pour parler des livres qu’ils lisent, en buvant du whisky. Peu à peu, elle devient secrètement amoureuse de Paul. Un jour, il n’est pas au rendez-vous. Elle s’aperçoit qu’elle ne sait rien de lui, même pas son adresse. L’angoisse s’installe. Elle part à sa recherche, jusqu’à New York (il m’a semblé que nous laissions Bordeaux), croise Paul Auster, interroge l’oncle de Paul –Franck, appelé Vladimir. Corinne erre mais ne désespère jamais. Je ne vous dirai évidemment pas si elle échoue à retrouver son lecteur de 19h30 ! Mais le ton, la subtilité des dialogues, une sècheresse durassienne, la sincérité qui se dégage de chacun des courts chapitres de ce petit livre, le rendent attachant comme une ficelle tressée au poignet… Prometteur.

    J’achèverai ce résumé des lectures de la semaine en épinglant une mention spéciale aux maillots de Christian Jean et Thomas Bianchin, qui publient « Ruck’n’roll » (éd. Cielstudio) : une déclaration d’amour au rugby, à l’âme de ce sport plus humain que l’humanité, plus généreux et noble qu’une anthologie de la Bible, car le rugby applique le texte, lui. Textes sensibles, photos émouvantes, se font des passes croisées qui portent toutes en elles le souci de la transmission et de la beauté du don pour rien, ou si ! du don pour que ça continue, et qu’importe le but. C’est dans une sorte de traité de savoir-vivre que ce beau-livre nous entraîne, via le sujet rugby, lequel en vaut beaucoup d’autres… Philosophique.

  • Lilith

     


    podcast

    "Parfum de Gitane" (Barzakh) in Vague, d'Anouar Brahem

    Lilith, Cœur double, de Marcel Schwob, extrait : « Alors il aima Lilith, la première femme d’Adam, qui ne fut pas créée de l’homme. Elle ne fut pas faite de terre rouge, comme Ève, mais de matière inhumaine ; elle avait été semblable au serpent, et ce fut elle qui tenta le serpent pour tenter les autres. Il lui parut qu’elle était plus vraiment femme, et la première, de sorte que la fille du Nord qu’il aima finalement dans cette vie, et qu’il épousa, il lui donna le nom de Lilith. Mais c’était un pur caprice d’artiste ; elle était semblable à ces figures préraphaélites qu’il faisait revivre sur ses toiles. Elle avait les yeux de la couleur du ciel, et sa longue chevelure blonde était lumineuse comme celle de Bérénice, qui, depuis qu’elle l’offrit aux dieux, est épandue dans le firmament. Sa voix avait le doux son des choses qui sont près de se briser ; tous ses gestes étaient tendres comme des lissements de plumes ; et si souvent elle avait l’air d’appartenir à un monde diffèrent de celui d’ici-bas qu’il la regardait comme une vision ».

  • Pluralisme et émancipation

    Le pluralisme en littérature gagne du terrain et c’est salutaire. Chaque année, un petit éditeur  tire les marrons du feu : Zulma cette année (bravo à l’ami Serge, qui copilote l’affaire !) avec Blas de Roblès (Là où les tigres sont chez eux), du Rouergue avec Gallay (Les Déferlantes) depuis l’été, Sabine Wespieser avec  Michèle Lesbre (Le Canapé rouge) l’an passé, le dilettante il y a quelques années avec le premier Gavalda, L’Aube avec XingJiang (un Nobel chez un micro-éditeur !), etc. Il y a peu encore, d'aucuns pensaient qu'un petit éditeur n'avait aucune chance d'avoir un grand prix littéraire. Les raisons de tout cela ? Le triumvirat « galligrasseuil » a vécu, le lecteur s’est émancipé, qui ne regarde plus l’habit mais renifle le moine, il se fiche du logo, écoute son libraire aussi, qui peut faire du bon boulot. Le bouche-à-oreille supplante la presse spécialisée, dont la crédibilité est en chute libre. Le lecteur n’aime pas qu’on le prenne pour un con. Il construit son jugement lui-même et a appris à faire passer. Les feux de poudre Gallay et Barbéry (là, j’oublie l’éditeur, qui ne semble pas être à l’origine du succès, en dépit de la confiance que l’on peut, encore, avoir en Gallimard), en sont deux exemples. Ce sont des bols d’air dans un système vérolé par les connexions et les petits arrangements.

  • Bouche

    "Il fait bon savoir que les oenologues distinguent, au sein de la complexité d'un vin : la robe, le nez, la bouche. Et que la bouche, par exemple, comporte trois temps : l'attaque, le milieu, la finale. Ces finesses de langage correspondent à une finesse pratique du sensible et sont un salutaire appel à la lenteur des dégustations, qu'il n'est aucune raison de ne pas étendre à l'ensemble des objets du monde sensible. La haine petite-bourgeoise à l'encontre des finesses de vocabulaire, de sensations des amateurs de vins et, d'une façon plus générale, à l'égard de toute différence, est proprement terrifiante." Stéphane Audeguy, Petit éloge de la douceur.

  • Jardins

    "Et n'oubliez pas le jardin, je vous prie, le jardin aux grilles dorées. Et entourez-vous d'hommes qui soient comme un jardin, ou comme une musique sur l'eau quand le soir tombe et que le jour n'est plus qu'un souvenir. Choisissez la bonne solitude, la solitude libre, capricieuse et légère, celle qui vous accorde aussi le droit de rester bons en quelque manière." Nietzsche, Par-delà bien et mal.

  • Le livre-chien

    Je ne me lasse pas de cette phrase, de l'écho qu'elle provoque à chaque lecture.


    "Et si la littérature était un animal qu'on traîne à ses côtés, nuit et jour, un animal familier et exigeant, qui ne vous laisse jamais en paix, qu'il faut aimer, nourrir, sortir? Qu'on aime et qu'on déteste. Qui vous donne le chagrin de mourir avant vous, la vie d'un livre dure si peu, de nos jours". Roger Grenier, Les larmes d'Ulysse, Gallimard.

  • Hot-Coldplay

    7104c5e8ff72a9c559fc558e5ba13a3e.jpegYeux bleus, cheveux mi-longs, voix grave, jeans & pieds froids sur le seuil, il sonna, menaçant sans doute, de l'index droit. J'eus la lâcheté de ne pas répondre immédiatement. Coldplay m'enivrait. Vrai. Minuit : l'heure du scream... "Ohé, on va se calmer sur la musique, sinon dans 2 minutes, j'appelle les flics". Waasssccchhh... Vérification faite de l'oeil droit, le volume hi-fique affichait 27 (genre : thermostat 8...). Chaudlesmarrons. Dakodak. Vu que la réserve de Ricard était à moins sec depuis des plombes, il aurait été impossible d'honorer convenablement la visite d'une maréchaussée réputée sans humour (dans cet arrondissement et alentour itou) et seulement solvable -ou soluble-, dans le "Jaune". Avec ou sans glace, d'ailleurs. So... Je suis passé au thermostat 3. Genre timidousse cuisine végétarienne sans sel pour endive bouillie spécialement moulée pour plateau d'hosto calibré mince. Mince alors. Et là, j'écoute quoi, à présent? Brahms? Mozart... Mieux vaut retourner à la fenêtre et mater les taxis qui ne s'arrêtent pas devant des bras levés, timides, trop timides (les bras). Trop cons (décidément) les tacots. Et finir, vautré, sous couette, A l'ombre des jeunes filles en fleur (Marcel) et Au-delà du fleuve et sous les arbres (Hem'). Genre, toujours...

  • Guêpe

    Dimanche. Non : dimanche après-midi. Il n'y a pas de dimanche sans après-midi. Je veux dire : il n'y a aucun dimanche dépourvu –à un moment donné-, d'un ennui aussi épais que la crème de marrons Clément Faugier en boîte de 500g. Genre… Sauf exception bien sûr. D’où cette note en bas de jour comme il y en a en bas de page. Un renvoi, en quelque sorte... Ce dimanche-là était pourtant gris. Mais l'après-midi devint claire, tiède, tamisée et rayonnée d'une pluie qui battait la bâche du bar où j'avais un improbable rendez-vous professionnel avec une artiste dont j'avais remarqué le talent dans un magazine Italien. Du coup, j’avais apporté des munitions contre les lapins : Proust en Pléiade plutôt qu’un Folio à 2€, aussi mince qu'un After Eight. Cet après-midi dans son entier semblait sorti d'une scène remixée à Cinecitta par Godard, avec Antonioni comme assistant-réalisateur. Il y eut jusqu'à une sorte de Poulbot/Gavroche qui passa et repassa devant la terrasse, sans même essayer d'écarter le rideau de pluie qui semblait capable de le hacher, de le mixer, avec sa grande valise en cuir naturel et son imper ample (à la Bogart évidemment), pour me convaincre qu'il ne s'agissait pas d'un rêve. Mais d'une bande-annonce.
    Son arrivée en Vespa fut soudaine. Je me dis, alors qu'elle était casquée jusqu'aux yeux : c'est elle. C'est forcément elle. Puis tout s'enchaîna naturellement, sans le moindre effort et sans la moindre touche d'appréhension. Je crois que j'ai tout de suite aimé son tact, sa délicatesse, une certaine finesse, une retenue dans le regard (je n'oublie pas le sens inné de l'observation de la dessinatrice qui croque tout ce qui est bon à crayonner en faisant virevolter ses yeux capteurs, de table en table et d’arrière-plan en plan rapproché). Ses mots, aussi : la substance du bref échange que nous avons eu m'en dit long. Question de feeling. C'est toujours une question de pressenti(ment). Avec un regard droit et la franchise intérieure pour fidèles carburants (comme on est fidèle à un parfum pour sa trace sur notre peau et l'effet qu'il produit chaque jour sur l'autre), je sais avancer, armé d'une certitude intérieure. Nous conclûmes le contrat rapidement. Deux signatures à gauche et à droite. Elle illustrerait mon prochain livre. Je lui adresserais vite la dernière version du texte. Elle m'enverrait au fur et à mesure ses esquisses, culs de lampe et autres encres et sanguines. Elle est très sanguine. Une éclaircie supplémentaire vint s'ajouter à la luminosité ténue de cette fin de journée. Une lumière rasante, par en dessous, prît la ville en sandwich avec l'aide du ciel. La pluie pouvait aller se faire sécher ailleurs. Et la bande de pigeons posés là, applaudir en s'envolant lorsque la Vespa redémarra. Je pris mon carnet Moleskine, mon stylo, Proust et achevai mon havane en bravant un vent à décorner les ânes cocus, jusqu'au fond du Jardin des Plantes, par bonheur ouvert encore. Et désert.


    Pourquoi avoir titré Guêpe? Parce qu'en Anglais, ça se dit Wasp. Les Wasps sont le club (anglais) de rugby à nouveau Champion d'Europe dans lequel joue Raphael Ibañez, le capitaine du XV de France. Ibañez avec un tilde sur le n, j'y tiens. On dit pas Ibanez comme naze ou niaise, mais "ibagnaise", comme Bolognaise. Et c'est de l'Espagnol. Justement! Guêpe se dit Vespa en Italien. Voilà pourquoi ce titre.

  • Cette étrange et envahissante liberté

    "D'abord, l'impudeur. L'obligation de bafouer toutes les règles de la discrétion : fouiller dans les papiers personnels, ouvrir les sacs à main, décacheter et lire du courrier qui ne m'était pas adressé. Transgresser les règles élémentaires de la politesse à l'encontre de ceux qui me les avaient enseignées me blessait. L'indiscrétion m'était étrangère..."

    Lydia Flem, Comment j'ai vidé la maison de mes parents, Seuil.

    Un livre qui me taraude, surtout les week-ends où je descends à Bayonne pour continuer de vider la mienne, impregné que je suis alors de ces étranges sensations-là...

  • De la main

    1c99ecc696b01065e68cb873fb2456ec.jpegIl y eut d'abord son geste faible du bras droit -l'autre était depuis plusieurs semaines saisi par la paralysie- pour retenir la vie, pour dire des mots, les derniers, avec les doigts. En avancant ce bras. La parole ne montait plus. Les lèvres restaient closes. Le regard était droit. Dur. Mais comme la volonté, l'expression, la franchise intérieure peuvent l'être. Tout son être, le concentré de son existence se trouvaient là. Au bout de ce bras, de ces cinq doigts qui tremblaient vers moi. Au bout de ces deux yeux, que quelque chose de funeste commencait de voiler légèrement. Soie.

    Je saisis sa main. Il soupira lentement. Très lentement. Je sus qu'il était en train de me dire les choses essentielles. Tout ce que la vie qui s'échappe fait monter du coeur, du ventre, de la gorge, de nulle part. De partout. Comprenne qui le vivra.

  • Char

    medium_char.jpeg2007 sera l'année René Char (il est né en 1907) : grande expo en mai à la BNF (et jusqu'en septembre), publications diverses, notamment par Poésie/Gallimard, le Printemps des poètes aura pour thème : "Lettera amorosa" -sans doute le plus beau poème d'amour en prose jamais écrit au XXè siècle (avec "Prose pour l'étrangère", de Gracq), et qui sera réédité pour l'occasion, etc.

    Il fait bon le relire tranquille, en ce moment, avant le grand chambardement. 

    Au hasard, et plutôt que d'inscrire des citations (c'est si tentant de citer une des nombreuses phrases-éclairs de Char!), voici un poème :

    Allégeance

    Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima?

    Il cherche son pareil dans le voeu des regards. L'espace qu'il parcourt est ma fidélité. Il dessine l'espoir et léger l'éconduit. Il est prépondérant sans qu'il y prenne part.

    Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. A son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s'inscrit son essor, ma liberté le creuse.

    Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima et l'éclaire de loin pour qu'il ne tombe pas?

  • Enfui

    medium_Leon_Mazzella_Naphtali_Bengio_100567_BaySt_Bernard_par_GB_1.2.jpgLa sérénité rétablira peu à peu ses quartiers
    Dans les territoires de l'amour en friche

    Son visage pâle de planète
    Se bronze les entrailles
    Aux forces gigantesques
    De nos sangs mêlés

    C’est notre bonne étoile

    Elle réside, pulvérisée, au fond de nos regards
    Irradie le coeur de nos ventres

  • 2.12, 22h

    (de mémoire) : la vie, c'est une barque posée dans l'herbe du matin (françois bott),

    et : la mort est une prairie émue par le silence (tahar ben jelloun).

    jamais le cd comprenant le choeur des prisonniers (nabucco, de verdi) n'aura résonné aussi fort à ses oreilles et aux miennes, dans cette chambre aux fenêtres grandes ouvertes sur la montagne.

    hier soir j'ai vu sombrer un long et beau navire, avec à son bord l'homme qui lui faisait corps.

    pour la première fois, le navire et son capitaine n'étaient qu'un.

    le sister-ship se nommait Douceur.

    s'il faut le rebaptiser un jour, son nom sera Sérénité.

     

  • Limoncello

    medium_citr.jpegAchat d'un beau citronnier, hier soir, qui porte seize citrons dodus.

     

    Il trône dans une belle jarre en terre cuite, à l'entrée de la maison.

     

    Commande de deux clémentiniers, ce matin, pour encadrer, plus tard. Autre chose.

     

    Un jour, je ferai du limoncello avec ce citronnier (j'ai appris, hier, c'est très simple).medium_citro.jpeg


    Ce sera la liqueur des Concernés.

     

    Mais je mettrai un verre de côté pour La douceur

  • Les concernés

    Je repense à un court poème de Giuseppe Ungaretti*, qui compare le poids de la peine à l'aile de papillon que porte la fourmi.

    De même, Mille ans pèsent moins qu'un jour... (Baudelaire? Nerval? Je ne sais plus et je n'ai pas le courage de fouiller ma mémoire).

    L'ultime brille autant que la pleine lune.

    Nous devenons nyctalopes, et allons, légers comme le plomb.

    Lestés d'amour, devant qui nous regarde avec ses yeux voilés.

    Nous tutoyons la magnanimité -une concernée.

    (N'avoir d'égard que pour les concernés).

     ---

    * Dans Vie d'un homme. J'adore ce livre. 

     medium_unga.jpeg

  • cristallisation

    Ca sédimente, s'épluche naturellement. Ce qui ne compte pas, n'a jamais compté mais ne se voyait même pas, tombe. Sans bruit. Trop léger pour éveiller. L'essentiel reste. Sans effort. Reste et tient. La vraie relation humaine indéfinissable (celle qui ne ressemble ni à l'amour ni à la relation amicale), la complicité qui transcende les liens de sang, les liens de ce que tu voudras, sont un concentré de vérité et de solidité. Là-dessus, tu peux compter. Et tu t'appuies. Cela devient une définition de la vie, au fond. Vivre l'extrêmement rare forge. Le vivre épaulé fortifie. Et ouvre, grand pour une vraie fois, les yeux sur la médiocrité de l'espèce humaine. Ca calme. Ca rassérène. Ca aide. Cela fait, discrètement, rire, aussi...

     

  • A la fin, l'homme se resserre comme un bouton de rose

    medium_DSCN6051.JPGC'est l'après-midi. Un soleil magnifique et d'une douceur incroyable pour novembre inonde la chambre. Par la fenêtre grande ouverte, j'aperçois la montagne Basque. Ses yeux ne peuvent plus la voir. Nous sommes seuls tous les deux. Je caresse doucement sa main et son bras droits velus depuis de longues minutes de grand calme, tout en parcourant les titres du journal ouvert sur la couette. Soudain, il me demande si je pense qu'il en a encore pour trois ou quatre jours à vivre, ou bien un peu plus. Je luismedium_DSCN5989.JPG fais promettre un peu bêtement, avec une voix que je me reproche d'avoir à cet instant (façon infirmière : dans la dénégation punchy -pris au dépourvu, je ne trouve rien d'autre), de fêter Noël en famille, ici même, dans sa chambre! Son regard de vérité fait écho à un terrible silence. Pour faire diversion, je lui demande s’il veut écouter de la musique, car depuis que ma fille a eu la bonne idée d’installer une chaîne hi-fi près de son lit, Verdi, Puccini et Tino Rossi l’apaisent et le font même chantonner faiblement. Tu préfères écouter quoi ? Verdi ou Tino ? Il répond : la meilleure des musiques, en faisant le geste de porter un verre à sa bouche, pouce dressé comme un autostoppeur… Je suis stupéfait. Je vérifie : Tu veux quoi ? Il me dit : Du tariquet glacé. Cela fait quelque temps qu’il accompagne  sa douzaine d’huîtres quotidienne d’un verre de ce vin blanc sec du Gers. Décidé à ne rien lui refuser, je monte la bouteille et un verre. Il me demande de trinquer avec lui... Tchin-tchin. Il siffle medium_DSCN6050.3.JPGdeux verres, lui qui n'a jamais bu ni fumé. La meilleure des musiques… Désir de femme enceinte, d’aquoiboniste en partance, d’hédoniste encore et toujours du côté de la vie, jusqu’à la lie. L'hallali. La la lère...
    Grand corps malade retourne lentement vers l’enfance. Avec la mémoire comme un gruyère, les petits pots donnés à la cuiller. Mais une dernière énergie d'Enfer.
     
     
    Photos : Sans Litre, composition de verres © Marine Mazzella.

  • Figlio mio

    La barrière en métal chromé du lit est un peu haute pour l'adolescent. Le bras maigre du grand-père se déploie, large, la main attrape la nuque de l'adolescent, la ramène contre lui, contre sa bouche, qui maintenant embrasse silencieusement, longuement, sans bouger, la joue gauche de l'adolescent. Le vieil homme (enfin, 72 piges c'est peu!), lui chuchote quelques mots en Italien et en Anglais. En retrait, j'entends capo... flag-ship... famiglia... Le corps de l'adolescent est un peu raidi -et par la barrière qui heurte son ventre, et par une étrange crainte; une gêne inconnue. Le vieil homme et l'enfant mêlent leurs larmes. Je me rapproche, saisis la main de mon fils. Trois générations sont soudées. La vie est précieuse parce qu'elle est parsemée de moments comme celui-là.

  • être

    Etre, c'est peut-être regarder la mort en face.

    La tutoyer, lui proposer un verre d'anisette avec le sourire, et une sérénité désarmante, capable de faire renoncer à l'Iran l'usage funeste de l'atome et à Le Pen de récolter la signature de 500 merdeux.

    Ce soir j'admire la leçon de philosophie de mon père : il regarde son grand départ en face avec la lucidité calme des personnages de Camus regardant le soleil droit dans les yeux. Sans ciller. Sans geindre, surtout.

    René Char, encore et toujours : La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. 

    Et bien sûr Montaigne : Que philosopher c'est apprendre à mourir...

    Tout cela aide à continuer de vivre mieux. 

  • Je me sens grue

    Il est toujours très émouvant (ceux qui savent vont frissonner), de tenter d'apercevoir, de toutes nos forces, en scrutant comme un malade, le ciel pourtant bleuté de cette nuit de novembre d'une douceur incroyable (20°), les grues qui passent en faisant un boucan d'Enfer. J'adore, je crois, plus que tout, la migration. Le phénomène si grisant de la migration des oiseaux à l'automne. Je ne sais rien de plus sensationnel (au sens fort), de plus excitant, que de guetter des oiseaux migrateurs dans le ciel de l'aube, les yeux baignés de ces larmes sans chagrin ni joie que le vent froid fait monter. Ce soir, c'est pareil. Le vent matinal en moins et la tiédeur en plus. Encore, les grues sont passées, nombreuses, bavardes comme des pies. Crevées, elles devaient hésiter entre les bords de la Nive et ceux de l'Adour. Ou bien avec les barthes proches, ou les marais d'Orx, pour reposer leurs ailes.

    Aujourd'hui, se baigner dans les vagues était aussi facile qu'en plein coeur du mois de juillet.

    Et le jamon serrano, coupé fin comme du papier Rizla+, fondait sous la langue plus gentiment qu'une pastille.

    Il y a des jours où je suis heureux de savoir Paris loin.

     

  • résilience

    division

    réunion

    fusion

    symbiose

    accompagnement

    effort sans effort, naturel

    rires

    dérision

    humour noir

    veille

    centaines de coups de fil

    prévention

    précautions

    purée

    moulinette

    serviette

    décompression

    apéro

    écoute

    écoute...

    regards forts

    mots rares mais puissants

    chargés

    échanges ultimes et beaux

    ah, oui... et aussi :

    café

    fruits (raisin, poires)

    huîtres!

    et puis quoi que j'oublie...

    ça y est! les trucs pour le lave-vaisselle, y'en a presque plus

    pfff... 

  • toi si t'étais l'bon dieu...

    ...tu f'rais valser les vieuuuux.... aux étooooiiiiiiles!...

    toi....

    toi si t'étais l'bon dieuuuu...

    tu rallum'rais des bals.... pour les gueuuuuux...

    toââââ....

    toi si t'étais l'bon dieu....

    tu s'rais pas éconôôôme...... de ciel bleuuuu

    mais...

    tu n'es pas le bon-dieu...

    toi tu es beaauucoup miiiieuuux....

    tu es un hoooomme.............. 

    tu es un hoooommeeeeeuuuu

    tu es un homme.

    (jacques brel) 

  • novembre

    Premier jour de novembre, temps de Toussaint. Comme d'hab'. Morne, pluvieux, gris, triste à mourir. Un temps à aller aux escargots. Aucune envie d'aller aux escargots. Ni aux cèpes, devenus rares ces jours-ci, ni à la palombe (de toute manière, elles ne passent pas : la terre se réchauffe!).

    2 novembre, soleil radieux, ciel bleu intense, fraîcheur de bon aloi -de saison, enfin. Le roux des arbres brille, la mer scintille, et la mort avance, sournoise, en rampant comme une vipère ou, pis, comme une limace. Je n'ai jamais eu d'affection pour les limaces. Soit en laissant derrière elle sa bave acide, que je m'emploie à effacer sans relâche avec le chiffon de mon âme.

    L'homme est un rat : il s'adapte, à force, à tout. Au pire comme au meilleur, en n'ayant plus conscience, à la fin, ni du bonheur, ni du malheur. Une sorte d'anesthésie mentale parvient à tout dissoudre. Le plus dur, ce sont les premières fois. Et avec un certain entrainement -et une indispensable dose de force intérieure, quand même-, chacun peut tout faire. Tout. Même ce que nous jugions impossible jusque là, ou bien réservé à d'autres, devient... facile. Nous le faisons de bonne grâce. Nous nous exécutons presque de bon coeur, en respirant à fond un bon coup, avant, et allez!.. L'homme est un rat. Et la mort une pute.

    Rien de nouveau sous le soleil de novembre, par conséquent, lequel a le bon goût de briller comme jamais, aujourd'hui, au-dessus de Bayonne. Ce midi, sur la terrasse, l'énorme dorade royale, pêchée la nuit dernière, avait un goût d'iode que lui disputaient les huîtres de Quiberon n°3. Le Carbonnieux blanc 2001 avait encore cette vigueur attribuée d'ordinaire aux vins de l'année. Le gâteau basque aux cerises était moelleux comme un coussin sous la tête, l'été, à l'heure de la sieste. C'est toujours çà de pris.

    Tutto va bene, ou presque.

     

     

     

     

     

     

  • La vague goffmanienne

    Cela pourrait rester goffmanien -pour parler comme les étudiants en ethno-, en référence aux travaux célèbres d'Erving Goffman sur les comportements sociaux. La littérature peut mieux faire et c'est l'une de ses vertus. 

    La scène se passe à la plage de La Chambre d'Amour, à Anglet (64). Plus exactement sur le parapet qui la surplombe. L'Océan est agité, la marée haute et rebelle. Les vagues frappent les blocs de pierre extraits de la montagne proche, empilés là pour amoindrir l'ardeur de la mer qui érode la côte.

    Un homme de petite taille, vêtu pauvrement mais avec soin : veste bleue élimée, pantalon assorti, chemise blanche à col "pelle à tarte" ouvert généreusement sur un poitrail plat, imberbe et maigre. Physique sec. Comme le sont sans doute ses gestes, et comme sa diction doit être : sèche. Rêche et abrupte. Par rafales, cet homme doit parler.

    Il tire sur une Gitane maïs plus qu'il ne la fume. Il est debout sur le parapet que les vagues menacent d'éclabousser d'un instant, l'autre.

    Les séries de vagues frappent, toujours plus menacantes.

    Le petit homme regarde l'horizon; impassible.

    Avec, en plus, cet air d'écouter les éléments comme on entend sans l'écouter, un bavard anonyme et aviné au comptoir d'un bar. Sans prendre la peine de répondre à ses questions enchaînées et qui n'attendent d'ailleurs aucune réponse, mais seulement une approbation automatique.

    Sans affect apparent, quoi.
    Soudain, une vague plus forte que les autres  explose, gicle et inonde le petit homme debout sur le parapet.

    Le douche.

    Au lieu de s'exclamer et de reculer, l'homme "sec" ne bouge pas. Trempé, stoïque, il continue de tirer sur ce qui reste de sa Gitane imbibée. L'eau dégouline de ses cheveux jusqu'à ses pieds. Le regard des passants alentour, témoins de ce qui lui arrive, le paralyse plus sûrement qu'une injection d'anésthésiant. 

    Cet homme foudroyé est en train de vivre l'un des moments les plus douloureux de sa vie.

    Il regarde l'horizon. Imperturbable perturbé jusqu'aux os de l'âme.

    Je partage sa douleur profonde du mieux que je peux. A distance. Impuissant. Juste témoin.

    A l'heure où j'écris cette scène (30 octobre 06, minuit moins le quart), l'homme ne se trouve plus sur ce parapet de La Chambre d'Amour.

    Et pour cause. Cette scène s'est passée il y a trente ans environ. Mais il m'a semblé capable de rester là l'éternité, tant je devinais son désir double de devenir invisible, ou bien d'être changé en statue.

    Ce récit (envie de l'écrire enfin, ce soir), est une espèce de stèle en souvenir d'une scène quotidienne, ordinaire, sauf dans la Creuse, le Quercy, et autres lieux où l'Océan, de notoriété publique et donc largement admise, ne vient jamais frapper les parapets. Mais alors, jamais... 

  • Impudeur/douleur/écriture/servitude

    La plupart de mes proches réagissent par mail ou par texto à mon blog. C'est étrange. Soit "on" ne sait pas encore faire avec (il est facile d'écrire des commentaires sur les notes), soit vous continuez de préférer l'intime, le chuchotement, à l'extime et à la mise à nu.

    Car il s'agit si souvent du coeur, des tripes et des sentiments montés à cru.

    S'agissant de la maladie de mon père, tous, à une exception près, évoquent la générosité, l'amour, le courage.

    Je les en remercie.

    Puisse mon témoignage à vif servir à amoindrir la douleur d'un ou d'une si, par malheur, un jour, un tel drame le touchait de près.

    Tel est mon but, au-delà d'une catharsis personnelle. 

  • Voir (Journal impudique, 2)

    En dépit de notre imaginaire, de nos peurs et d'un certain dégoût culturellement partagé, la lente déliquescence du corps vivant m'est plus insoutenable que l'idée de la lente décomposition du corps mort. Ne pas voir et se faire une idée "de" augmente l'horreur, c'est vrai. Mais voir, de nos yeux voir, réduit l'imagination à néant et nous fout à la gueule une cécité qui commence à droite, une hémiplégie qui se manifeste à gauche, une incontinence qui exige un attirail ordinairement dédié au nourrisson. La régression, le retour, le bouclage de la boucle. Le nourrir à la cuiller, une serviette (bavette) sous le menton mal rasé... La mort, parfois, ressemble au retour au ventre maternel. Je pense que mon père ne serait pas contre une plongée finale dans le sexe de sa mère, comme dans un film d'Almodovar ("Parle avec elle", je crois, ou bien "Tout sur ma mère"). Malgré toute sa conscience, et donc toute sa douleur, je ne lui poserai pas la question. Oui, ce soir plus que jamais, je pense à la parole phare de René Char : "La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil". Car mon père est frère de soleil, homme solaire, homme marin,  Méditerranéen comme on peut être Africain (selon un Tiken Jah Fakoly : globalement, totalement : sans distinction de frontière), Napolitain né sur le sol Africain, d'Algérie, Camusien comme le soleil en face de "l'Etranger", ou celui qui grille la pierre des "Noces à Tipasa". Le Camus de "l'Eté", des "Noces" (le plus beau. Le Camus essentiel)... Corticoïdes. Tumeur récidivante. IRM. Scanner cérébral. Marre de ce vocabulaire Vivagel. Face à cela, il y a l'irrémédiable de son regard en fuite, mais encore et plus que jamais droit. Un regard qui hurle. Je sais, ce soir, que le regard peut hurler. Et qu'il peut le faire avec infiniment de pudeur, comme pour s'excuser d'être encore là, encombrant, et de nous donner tant de peine -je veux dire de travail. Shit.

    Je pense tout à coup à James Dean et à Roger Nimier, parmi des millions de mecs morts au volant. Le premier à 150 km/h : la vitesse de la légende vivante qu'il se construisait. Le second au volant de son Aston Martin, un 19 septembre 1962, aux côtés de Sunsiaré de Larcône. La mort qu'il faut. La mort qu'il nous faut. A tous. Non?..

  • journal impudique

    C'est encore bizarre, un blog. Ce que chacun en fait, ce que j'en ai fait hier (voir : Bayonne, ce soir), ce désir sourd de rendre extime l'intime extrême; cette irrépressible envie d'être impudique en conscience. D'exposer. D'en prendre le risque. Manière, peut-être, de transformer l'événement en chose littéraire, si l'on considère une note de blog comme une page de quelque chose qui s'écrit. Et ce qui s'écrit dit cela si souvent... Cet appel a généré des sms de réconfort. C'est énorme. Comme l'outre d'eau potable est énorme au naufragé entouré de mer. Comme "la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride" (Char). Le monde n'est pas encore désert. L'épreuve continue, mais il y a des voix, ici et là, et surtout une écoute discrète. Des traces d'amitié permanente, d'autres qui resurgissent, de nouvelles qui prennent part sans prendre parti. "Non, Jojo, tu n'es pas seul"... Si je trouve un peu de temps, dans la tranchée de la nuit prochaine, je prendrai Spinoza comme on téléphone à un pote. A ce stade, tout est bon. "Et que si c'est pas sûr, c'est quand même peut-être..." (Brel, à la rescousse, fait aussi du bien, comme un vieux film qu'on se projette, ou un Lucky Luke écorné, retrouvé, et qui sent le papier moisi d'une enfance lointaine).

  • zed

    medium_emilfork.jpegj'adore cette déclaration que fit Daniel Emilfork (qui a quitté ce monde avant-hier, non sans l'avoir marqué de son physique hiératique et inquiétant, de Nosferatu -de Murnau-, de dandy désinvolte, de sa voix si grave, de ses regards si perçants, de son jeu si fébrilement calme, dans une quantité impressionnante de seconds rôles au cinéma et au théâtre) = "Je suis acteur pour que les jeunes gens et les vieux écrivent des poèmes et aient des utopies. Je veux que les gens rêvent à un autre monde". J'ai prélevé ceci dans la belle "nécro" signée Fabienne Darge, qui a rencontré Emilfork en 2003, et publiée par "Le Monde" de ce jeudi soir. Et je suis ému. Rien à ajouter, donc. L'émotion opère. Elle fait son travail.

    (photo : un physique à la Henri Michaux...)

  • Presse-Papier

    medium_thumb_Sans_titre.6.JPGPolitis est aux abois et lance un appel (le polithon), pour rassembler un million d'euros avant la fin du mois.

    Preuve que la presse est vraiment malade...

    (Rendez-vous sur http://www.pour-politis.org/  Et pour les messages de soutien : pourpolitis@orange.fr).

    Libé lance son dernier (?) plan de sauvetage. Continuons de l'acheter chaque matin.

    Mais bon, Le Monde et le groupe Bolloré (Direct Soir) lancent le 6 novembre un nouveau gratuit, Info plus. Il me tarde de voir çà.

    Metro lance une nouvelle formule, fort de son assise enfin marquée.

    Axel Ganz va lancer son féminin, Jasmin.

    Mais le Français passe désormais plus de temps à lire la presse sur le net et achète par conséquent moins de journaux, surtout quotidiens.

    Qu'est-ce que je pourrais lancer, sinon des galets bien plats sur l'eau lisse pour faire le plus de ricochets possible?

    Je me le demande, ce soir.

    En revanche, si vous avez un (ou deux) million(s) d'euros à investir, je me pose comme rédac'chef, puisque c'est mon métier.

    J'ai des projets plein la tronche et de grands départs inassouvis en moi...

     
    et pour finir cette note, je vous recommande le blog DES LIVRES ET MOI http://deslivresetmoi.hautetfort.com/ 

     

  • Le soleil de Camus

    "Nous sommes partisans après l'incendie d'effacer les traces et de murer le labyrinthe. On ne prolonge pas un climat exceptionnel". René Char

    Je feuillette le dernier "Magazine littéraire" , consacré à Albert Camus, et je me souviens de l'obsession du soleil, dans "L'Etranger" bien sûr (si Meursault tue, c'est à cause du soleil). Je repense à "Noces", à "L'Eté" -et en particulier au "Minotaure ou la halte d'Oran" et à "La mer au plus près"-, au "Malentendu", enfin... A cette omniprésence d'un soleil planté comme un personnage de roman.
    A ce soleil dont Camus écrivain est toujours flanqué.
    Le soleil ne coulait pas de sa plume, non, mais comme il signifie à la fois le bonheur et le risque, dans son oeuvre, le "Magazine" a raison de préciser que dans chacun de ses livres, le bonheur n'est si précieux que parce qu'il côtoie toujours la tragédie.

    Je reprends les deux Pléiades, cherche "L'Eté", tombe sur cette dernière phrase de "L'Enigme", dont je ne me souviens absolument pas : "Oui, tout ce bruit !.. quand la paix serait d'aimer, et de créer en silence. Mais il faut savoir patienter. Encore un moment, le soleil scelle les bouches".

    Je poursuis le feuilletage : "A midi, sous un soleil assourdissant, la mer se soulève à peine, exténuée. Quand elle retombe sur elle-même, elle fait siffler le silence. Une heure de cuisson et l'eau pâle, grande plaque de tôle portée au blanc, grésille. Elle grésille, elle fume, brûle enfin. Dans un moment elle va se retourner pour offrir au soleil sa face humide, maintenant dans les vagues et les ténèbres" ("La mer au plus près").

    "La Méditerranée a son tragique solaire qui n'est pas celui des brumes. Certains soirs, sur la mer, au pied des montagnes, la nuit tombe sur la courbe parfaite d'une petite baie et, des eaux silencieuses, monte alors une plénitude angoissée" ("L'exil d'Hélène").

    "Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. A certaines heures, la campagne est noire de soleil" ("Noces à Tipasa").

    Relire Camus... Au lieu de l'abandonner, de le ranger. Au lieu de le bouder de façon idiote, voire snob, en pensant superficiellement qu'il est ce "philosophe pour classes terminales" (dixit feu mon ami Jean-Jacques Brochier, dont c'est le titre d'un de ses essais les plus marquants), qui ne mérite aucun égard, d'autant qu'il est par ailleurs un auteur classique. Donc devenu sujet (de bac et) à caution. Comme St-Ex. et Hemingway, avec "Le Petit Prince" et "Le Vieil homme et la mer" : les chefs d'oeuvre finissent par nous faire l'économie de la lecture de l'oeuvre dont ils sont issus; extraits. Aussi efficacement que l'adaptation cinématographique d'un roman nous empêche d'aller -ou de retourner-, au texte.

    Vivre à l'ombre de "L'étranger" quand on s'appelle "Noces", suivi de "L'été", est difficile. (C'est pourtant le meilleur de Camus).

    Relire Camus pour le soleil, l'humanisme, la belle prose de l'essayiste ("L'Envers et l'endroit", "L'homme révolté"), l'efficacité du novelliste au vocabulaire simple ("La Chute", "L'Exil et le royaume"), l'épaisseur du romancier ("La Peste")...

    Et se souvenir de son ami Char : "La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil".

    (Photos : Tipasa, le théâtre. Albert Camus. Plage en Méditerranée).

     

     

  • Ahiii... ¡Otra ves!

    On dit du tango que c’est un sentiment qui se danse. Le flamenco est au-delà : c’est un sentiment dansé. Le flamenco est un tesson de tragédie en travers d’une gorge éraillée qui chante la douleur du monde, et en particulier celle de l’amour. C’est un éclat noir sous lequel on devine le sang et l’eau, le cœur et la sueur, le sein et le suaire. Le cri. Le flamenco est un sentiment qui se creuse pour cambrer la parole. Et le regard. Cette concentration, ce ramassé comme on le dit d’un félin prêt à bondir sur sa proie qu’il tient déjà entre ses yeux, cette chispa (étincelle), est une façon d’être. D’habiter le monde. Etre flamenco… Comme on naît torero. Les coplas flamencas, ces haïkus andalous issus de l’âme gitane noire, incandescente, indomptable, fière, sont les paraboles de l’amour dansé : Ton visage, c’est la Sierra Morena, et tes yeux, les bandits qu’on y rencontre. Le flamenco, c’est cette Lointaine solitude sonore dont parle l’immense poète Rafael Alberti, Source sans fin d’insomnie d’où jaillit, du toreo la musique tue. Le flamenco, c’est à peine une ombre portée, un poignet cassé, un regard plus noir que la nuit, une cuisse dénudée. Le flamenco traduit avec douleur, mais les dents serrées (en parlant bouche fermée), la langue noueuse du corps à cœur : Va et que l’on te tire dessus avec la poudre de mes yeux et les balles de mes soupirs.
    Va, va, va !.. 
     
    (Ah, le regard de Picasso!..)

  • La radicalité de la nuance

    c'est de camus (le titre), et cela m'évoque cette ambiance consommatrice, du tout jetable, du rien réparable.

    l'esprit vient à dérailler, une fois, fort : il est condamné.

    pas le temps.

    l'écoute et le pardon ne sont plus de ce monde.

    comme notre corps s'enveloppe de protections, par couches,

    la pensée est sous emballage.

    viande sous cellophane, paroles lisses, absence d'aspérités.
    absence.

    pensée monolithique.

    la migration des gnous...

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    j'écoute "cécile" de nouganougayork.

    en boucle.

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    l'ami saber, qui ne dort pas la nuit parce qu'il pense à socrate, m'a dit ce soir : "lorsque je n'ai pas d'idées, j'ai des boutons".

    et c'est vrai (pour les boutons)...

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    je feuillette le "dictionnaire des mots de la cuisine", de guy martin (seuil).

    un dico salutaire : on y trouve la panade et la balance, le parfait et la caroline, la julienne et la nonpareille, le tant-pour-tant et le sot-l'y-laisse.

    rien que ça, déjà, et l'humanité refait surface.

    la gastronomie, alliée à la littérature, est encore capable de nous sauver.

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    (photo : "Les Poulains", par © P.Plisson) 

  • Seducere

    3h45 du matin. Le thé vert à la menthe est brûlant. Je reprends « Vie secrète », de Pascal Quignard dans la bibliothèque, comme on casse une barre de chocolat aux noisettes –en appuyant fermement sur la tablette, puis en ôtant le papier aluminium déchiré.
    Le pouce droit feuillette, l’index gauche commande de s’arrêter au hasard. Alors je lis. Impressionné, je note :

    « Ce fut sa main que je saisis.
    Je cherchais à tirer son corps vers moi. Je la serrais très fort contre moi. Je sentis brusquement ses seins, qu’elle avait très volumineux et beaux, qui s’appuyaient sur moi. Les seins de Némie me touchaient, entraient en contact avec mon torse, je me souviens que je trouvais cette sensation complètement invraisemblable. Mon corps croyait à cette sensation. C’est moi qui ne parvenais pas à croire à ce que j’avais désiré »

    Je referme le livre. Commence à boire le thé. Réfléchis. Enumère. Il y a l’amour et il y a l’étreinte. Il y a le désir et il y a sa désertion. Il y a l’ivresse, l’apnée et le vertige. Il y a l’incomplétude et la vulnérabilité. Il y a la fascination et il y a la patience. Il y a le plaisir –pulvérisateur du désir, et il y a la fulgurance : le coup de feu ; de foudre. Il y a l’anagramme troublante : sidérée, désirée. Il y a le fond de ton ventre et la périphérie, où rôdent les fauves. Il y a l’espace et il y a la tanière. Il y a la connivencia et il y a l’ineffable. Il y a les nuages et il y a deux amoureux –forcément coupés du monde. Il y a le silence sonore et il y a la solitude sonore, aussi. Il y a une haie tout au bout du pré, et des grives dedans qui jailliront à ton approche. Mais il en restera toujours une ou deux pour fuir du buis et du roncier, dans un fracas de plumes et de peur, lorsque tu seras à les toucher. Ce sont tes frères d’émotion. Tes compagnons de l’aube. Toujours recommencée. Veille sur eux.


    Photo du haut : la grotte de la Chambre d'amour, à Anglet (64)
     

  • Alliances : une question de doigté

    La nuit dernière, j'ai écouté en boucle Tryo, Miossec, Bénabar, Tracy Chapman...
    J'ai tiré sur un grand havane en écoutant les goélands qui jacassaient sous un ongle de lune (je me serais cru à Douarnenez).
    Je n'avais pas d'armagnac.
    Alors je suis allé chercher ce papier dans la cave du mac, et je l'ai rouvert.

    ARMAGNAC & CIGARES
    Cela pourrait commencer comme une petite annonce, genre : princes de sang cherchent temps libre pour union voluptueuse de courte mais d’intense durée. Les mariages de goût ne sont pas ceux qui durent le plus longtemps.
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    A l’heure où un parfum de prohibition plane sur notre quotidien, que d’aucuns lorgnent sur les salles de restaurants comme sur feu les wagons fumeurs, à l ‘heure où l’alcootest devient une épée de Damoclès au-dessus de chacune de nos soirées dehors, à l’heure où notre société réputée permissive donne des petits coups de psschhitt liberticides par-ci, par-là, et je t’en remets un petit coup –tiens ! , oser le mariage si voluptueux de l’armagnac avec le cigare en fin de repas relève de l’audace la plus inconsciente, de la décadence totale et d’une inconséquence pour tous, à commencer pour ses propres artères, qui frise la déviance sociale. Enfermez-nous alors.
    Car c’est ainsi, le cigare avec l’armagnac, c’est bon. Très bon. C’est même excellent.
    En l’occurrence, il faut confesser d’emblée un droit de préférence : en matière d’eau-de-vie comme de politique, de musique ou de littérature, chacun sa religion. Vous êtes de gauche ou de droite, davantage Vivaldi que Bach, plutôt Beatles que Stones, Flaubert bien sûr, Beigbeder pas du tout ; armagnac ou cognac.
    Ce papier choisit donc de parler de l’armagnac (le cognac sait, ô combien, attendre). Et de cigares, en deçà et au-delà des havanes.
    Mais évoquons en préambule ce plaisir « cubanolandais » qui consiste à déguster un « Grand-Bas » (armagnac) en compagnie de Pierre Laberdolive ; chez lui, à Labastide d’Armagnac, 40.
    Au domaine de Jaurrey. De préférence dans le chai plutôt que dans la salle de dégustation, par trop empruntée et dédiée aux débouchages convenus et aux visites collectives. Et de l’écouter disserter à l’infini sur l’épreuve du verre sec. Le verre sec, c’est celui que l’on a bu et que l’on respire les yeux fermés. Plutôt le lendemain matin, après avoir vidé les cendriers pleins de pieds de havanes. Ces parfums de noyaux de pruneau confit, de réglisse, de bitume même, sont l’âme de l’Armagnac. Laberdolive est fabriquant des Rolls de cet alcool, que les gens du Cognac jalousent en secret et en rongeant leur freins à disques rayés. Parmi les belles carrosseries dégustées récemment, le 1979, à la belle robe ambrée, au nez abricoté et grillé, à la finale délicatement boisée et chargée légèrement d’épices douces, genre poivre blanc, est une insolente provocation. Seuls un double corona et une conversation amicale peuvent l’escorter correctement. Au-delà, lorsque la nuit étoilée est avancée, la rêverie du promeneur solitaire s’occupe du reste…
    Laberdolive fait donc de l’armagnac comme Hélène Darroze ou Alain Dutournier, ses compères landais de Villeneuve-de-Marsan (rue d’Assas à Paris) et de Cagnotte (rue de Castiglione à Paris), font la cuisine : avec l’immense talent que l’on sait.
    A une heure et demie de route de là en remontant des terres d’Armagnac vers Paris, à Bordeaux, une autre célébrité des fourneaux et des bons petits bordeaux dénichés comme des cèpes sous la feuille morte, Jean-Pierre Xiradakis, dit Xira, règne sur La Tupina (lire à ce propos son livre « La cuisine de la Tupina », éditions Milan, car c’est un vrai bonheur, gourmand en diable, de lecture et de savoir-vivre). Xira est le chantre de la cuisine authentiquement sud-ouest, généreuse, simple et gouailleuse, avé l’accent des bonnes choses qui ont tous les bons goûts, celui de l’enfance compris. Xira aime les cigares. Et l’armagnac. Chez lui, que des havanes « parce que c’est comme çà », mais plus de quatre-vingt armagnacs différents. Il a un peu de mal à définir le mariage idéal, car il n’est pas partisan des alliances qui se superposent ni des mariages de raison mais plutôt des alliances qui se juxtaposent et s’entrelacent, se nouent et se défont mais se refont l’instant d’après, à la sauvage ou à la hussarde. Bref, plutôt un mariage qui bouge ! donc un armagnac un peu alcoolisé, « de l’armagnac qui te change la bouche à chaque gorgée plutôt qu’un armagnac élégant, fragile, pour escorter un cigare ». Là, Xira avoue être un inconditionnel du D4 de Partagas, le fameux robusto à bague rouge. « Parce que je préfère un cigare qui tire bien –et le D4 a un tirage merveilleux et toujours égal-, à tout autre cigare plus difficile à fumer ». Le D4 possède la puissance et la complexité aromatique pour affronter un grand armagnac en un moment très fort. Car pas de mariage de ce type sans moment rare. « Le contexte, c’est le plaisir, la rareté, le début et plus souvent la fin d’un repas, généralement un dîner d’ailleurs (sinon l’après-midi les clients sont out), donc un moment précieux ; subtil. Pour moi, le moment idéal pour l’alliance d’un armagnac et d’un havane, c’est chez Dutournier à Cagnotte après une belle corrida à Dax ». Oui, bon mais là, Jean-Pierre, c’est pas possible : la saison n’a pas encore commencé.
    « Mes clients, je les sonde d’abord à l’œil nu après leur repas : si je sens qu’ils sont mûrs pour s’asseoir et qu’ils me demandent de leur choisir un armagnac, j’y vais franco et avec joie ! Un armagnac vif et nerveux plutôt qu’un vieux précieux, style Dupuis 1981 ou 1982, sur un D4 donc, et c’est parti : aucun déçu à ce jour ». Parce qu’il y a ce truc qui fonctionne, le réveil-matin dans la bouche à chaque bouffée, chaque gorgée. Evidemment, si le client exige un vieux Laberdolive, ça le regarde, mais c’est souvent dommage car il vaut mieux répugner à ouvrir un premier grand cru en fin de repas lorsque les papilles sont saturées et les neurones chargés : c’est du gâchis. C’est pourquoi Xira est partisan des plaisirs d’amont et d’à jeun : le cigare de dix heures du matin, ou de celui de dix-sept heures, avec de l’armagnac celui-là, soit lorsque les papilles sont affamées, érectiles et donc très réceptives. Mais il est difficile de proposer ce mariage avant le dîner, sauf à la jouer salon de lecture anglais, fumoir et fauteuils clubs –on est prié de laisser sa montre à l’entrée, avec les soucis-, et roule ! « Les vrais amateurs fument à ce moment-là, quitte à ne pas fumer d’autres cigares après le dîner », ajoute Xira. « Je suis pour les alliances avec mesure, pas pour la démesure. J’aime proposer aussi un Obus n°2 de Montecristo, au tirage exceptionnel lui aussi, mais plus long à fumer, avec un armagnac classique : Laubade 1971 ou 1972. C’est rond, ça ronronne, et la nuit peut continuer ». Si l’amitié est au salon, que les femmes sont belles, il n’y a plus qu’à changer le monde. Avant de vider les cendriers.
    Reste que Jean-Pierre Xiradakis avoue en chuchotant, la main ouverte contre la bouche, que son mariage préféré demeure le havane allumé le cul sur une souche, qu’importe l’heure, après une marche d’une trentaine de kilomètres en pleine nature, avec une gorgée d’armagnac à même la flasque qui niche dans la poche intérieure. Pas deux ! Une suffit. Et le plaisir s’installe et prend toute la place. Olé !
    Arrivé à Paris, cap est mis sur l’Aiguière, une bonne table du onzième, au 37 bis ru de Montreuil. C’est Patrick Masbatin qui dirige l’établissement. Il en est également le chef sommelier. Et comme il a suivi une formation à la dégustation de cigares, il lui arrive d’animer des ateliers-découverte : vins, eaux-de-cie et cigares. Il est en plein dans le sujet, Masbatin. Et son complice Pascal Viallet officie en cuisine. C’est le champion de la queue de bœuf croustillante aux noix de Saint-Jacques (et purée de céleri), ou du foie gras et cuisses de grenouilles aux asperges vertes. Entre autres merveilles. Patrick a comme un don d’ubiquité doublé d’un strabisme divergent et imperceptible, façon caméléon : il a l’œil à tout et rien ne lui échappe : il discute alliances en servant un coteaux de l’Aubance, se lève prestement pour engueuler gentiment un stagiaire de deux jours, remet deux cartes à un couple de jeunes amoureux, sourire large, s’asseoit, lance un ordre et attrape un bouteille bien froide de chardonnay du Clocher de Roquetaillade (Limoux). Hop ! Bonhomme, le regard suraigü, le mot tentateur au bous tes lèvres : « les bons desserts se commandent en début de repas », la voix gourmande, il déclare : « plus de 400 références à mon livre de cave et nous proposons notamment un menu accord mets-vins». Avis aux buveurs d’eau. Déjà, dans l’entrée, l’ambiance est dressée et la bonne humeur, mise : le meuble à cigares trône à droite et celui des fromages lui fait face. Avis aux allergiques de la belle vie. Il y a un vrai compartiment fumeurs dans ce train-ci.
    Masbatin amène le client au mariage armagnac-cigare en douceur ; avec psychologie. « Cela dépend du moment et de la clientèle. La mienne est essentiellement composée d’hommes d’affaires, un rien inhibés par la fumée et l’alcool fort en fin de repas. Je propose des cigares de Saint-Domingue s’ils ne veulent pas de havanes. Ce sont pour la plupart des fumeurs de robustos ». Pressés. Les clients de l’Aiguière sont des avertis : « ils exigent leur armagnac et leur cigare habituels. J’ai beau proposer des vieux rhums, des calvados de haut-vol, rien n’y fait, c’est l’armagnac qu’ils veulent ». Patrick Masbatin propose alors toute la gamme des armagnacs de Laubade, à Nogaro, 32, dont il est un inconditionnel. Et Dieu sait si elle est vaste ! Des bas-armagnacs de 1961, 1954, 1955, « un 1947 –l’idéal sur un grand cigare, ajoute-t-il-, ou mieux : un 1939, le top ».
    Son mariage préféré ? L’Intemporel n°5 de Laubade (clin d’œil à Chanel. Il existe aussi des intemporels n°3, 7…), d’un âge qui se situe entre trente-cinq et cinquante ans, qui est composé de baco 22A, d’ugni blanc, de colombard et de folle blanche de Bas-Armagnac. Avec un double coronas plutôt qu’avec un robusto, pour que le plaisir dure jusqu’à la fin du verre. Mais cet armagnac suave et pas rustique du tout, il l’apprécie et le fait découvrir chaque fois que possible, accompagné aussi d’un demi-tasse de Dunhill ou d’un Pluton de Pléiades, « parce qu’il n’y a pas que les havanes ! », ou alors, d’accord, avec un Hoyo du Prince (Hoyo de Monterrey) ou un Panatela de Rafael Gonzales.
    « Si je peux initier une femme au cigare, je le fais volontiers. Je pense alors à lui faire découvrir l’armagnac à l ‘œil, au nez puis en bouche, si elle ne connaît encore rien de la magie de cet alcool, et je lui propose un demi-tasse de Davidoff avec un armagnac vieux ou « intermédiaire » (entre vingt et trente ans), un De Castelfort par exemple. Ou bien alors un Laubade 1929,42,49, 51 (mon année de naissance ! , précise Patrick), 55, 62,65. Il y a l’embarras du choix et tout le temps nécessaire pour partir à leur découverte, en compagnie d’un Epicure n°2. Un cigare d’élégance, avec un millésime d’élégance (le 1947 surtout), fondu, floral, sans agressivité ; c’est merveilleux ».
    Sur un D4 de Partagas, Masbatin propose volontiers un Laubade des années soixante-dix, plus puissant car plus jeune.
    Sur un Cohiba comme le Siglo I, il proposera un Laubade 1939 pour sa capacité a générer une rétro-olfaction de pruneau, son côté miel fondu, sa finesse, sa force aromatique. Racé, le Siglo I se déguste lentement et dure longtemps. Et à l’Aiguière, Patrick Masbatin semble vouloir barrer la porte de sortie aux clients, tant il aime constater de visu que le plaisir passe, lorsqu’il se pose à une table, qu’il prend en eux, et qu’il parvient à partager parfois en leur compagnie, un moment d’exception, comme ces mariages classiques mais tellement forts d’un armagnac avec un cigare judicieusement choisis par quelqu’un qui en connaît un rayon et qui aime donner du temps au temps.
    A une encâblure et des poussières de la rue de Montreuil, nous avons poussé la lourde porte à tourniquet du Lutetia, boulevard Raspail, pour nous asseoir au bar ; directement. Inutile en effet de questionner Philippe, chef sommelier du restaurant, lequel règne sur un meuble de grands bas-armagnacs rangés comme des peupliers et sur un large humidificateur en bois précieux bourré de nombreuses références. Il sait en parler avec intelligence, mais cela n’a rien d’étonnant. Ici comme chez Trama à Puymirol, 47, au Georges V près des Champs-Elysées ou bien à Cala Rossa, à Porto-Vecchio (Corse du Sud), il y a un spécialiste pour discourir savamment du mariage qui nous préoccupe. Donc, le bar !
    Sébastien est humble, il se dit pauvre en références mais il sait allier l’une avec l’autre. Lorsqu’on possède peu (à offrir), on fait au mieux avec ce que l’on a, non ? « D’abord, les gens viennent généralement avec leurs cigares. Sinon, nous leur ouvrons l’humedor ». Nous y trouvons (la liste des modules est courte comme un menu-carte qui repose des épais cahiers plastifiés des restaurants asiatiques). On y trouve donc le robusto de Cohiba, le D4 de Partagas, le petit coronas de Bolivar et un double coronas de Quai d’Orsay. Côté armagnacs, que des Bas d’abord. Ah, mais ! Laberdolive 1954 trône. Se pose comme une Aston Martin devant la porte à tourniquet précitée, à côté du voiturier et du chasseur. Loin derrière, trois armagnacs de la maison Castarède « on est tellement content d’elle qu’on ne veut surtout pas en changer » : le vsop, le hors-d’âge et un cabriolet au ventre plein de chevaux-vapeur : le 1976.
    Évidemment, Sébastien se plaint de la baisse vertigineuse de consommation d’eaux-de-vie et autres alcools forts par les temps qui courent, depuis longtemps maintenant. Ces mariages n’attirent que les derniers des Mohicans du bon goût, disions-nous différemment en attaque.
    Mais Sébastien aime proposer un armagnac, « car c’est un produit noble, pas un produit issu d’assemblages comme le cognac, d’ailleurs on fait des cocktails avec du cognac et on ne mélange pas l’armagnac, ou si rarement… ». A la carte du Lutetia bar, trois armagnacs figurent seulement. « Le Laberdolive c’est pour les connaisseurs, on le propose à la voix ». Si un client désire célébrer un mariage, Sébastien demande d’abord de combien de temps il dispose, car le cigare (et l’armagnac), c’est surtout une question de temps suspendu, presque arrêté. Puis il demande : corsé ou pas. Avec le Laberdolive 1954, le D4 est suggéré avec appui. « Cet armagnac est puissant mais doux, enrobé donc pourvu d’une robe et sans agressivité. Le D4 est rond en bouche et pas agressif non plus : l’alliance va de soi entre deux produits qui se ressemblent et s’assemblent par conséquent avec aisance ». Un débutant avouant l’être se verra proposer un vsop avec le petit bolivar. Celui qui choisira le cohiba parce que voilà, sera orienté vers le 1976 de Castarède. Comme quoi, avec peu, il est possible de proposer des alliances agréables sans malice, en un endroit rêvé pour s’enfoncer dans un fauteuil en cuir, regarder passer les gens, écouter un pianiste pianoter, en compagnie d’un module propre à effacer les soucis et d’une eau-de-vie gasconne capable de vous métamorphoser en mousquetaire avant l’indispensable épreuve du verre sec.

    Léon MAZZELLA

    La Tupina , 6, rue Porte-de-la-Monnaie, 33000 Bordeaux, 0556915637
    L’Aiguière , 37 bis, rue de Montreuil, 75011 Paris, 0143724232
    Le Lutetia Bar, 45 boulevard Raspail, 75006 Paris, 0149544646
    Ce papier est paru dans Tendances, le hors-série de la Revue des Comptoirs.