Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • En feuilletant Georges Henein

    Lorsque la nuit tire en longueur blanche, passer de la philosophie à la poésie devient urgent. La nuit dernière, c'est Henein qui s'y est collé (après Marc Aurèle - lire note précédente, suivi certes de Jaccottet en guise de transition), avec l'épais volume de ses oeuvres complètes (Denoël) parmi lesquelles j'aime à vagabonder en me laissant happer par le mot qui me regarde soudain avec insistance, et m'invite à lire ses voisins de phrase. Et cela peut m'emporter des heures durant, jusqu'au premier chant du merle qui le dispute en mélodie avec celui du rouge-gorge, par-delà la fenêtre. Voire jusqu'au troisième double expresso.

    Capture d’écran 2025-06-02 à 10.09.41.png

    Extraits :

    Cerné, au même titre, par l'existence et par son éclipse. Cerné comme un visage qui usera désormais de sa fatigue comme d'un argument littéraire à l'égard de la vie.

    *

    Bel horizon de lave refroidie, aux oiseaux stables, aux pas enchâssés dans l'immobilité suprême, dans le triomphe du manque d'avenir.

    *

    Faire un de ces chemins humains qui se comblent d'eux-mêmes, qui vont, de mousse en repli, jusqu'à l'orgueilleux et ultime effacement.

    *

    L'éventail du brouillard vient à peine de s'ouvrir. C'est le moment où tout peut se feindre, sans que rien puisse se nommer.

    *

    Comment écouter quoi quand le qui n'est plus là, quand l'absence n'est personne ?

    *

    L'insistance de la vie se fait soudain légère. Un cerf-volant passe les cimes.

    *

    Ce qui n'a pas été dit, ce qui a été soigneusement placé hors-circuit, ne se résorbe pas pour autant. Et ce qui ne se résorbe pas finit par constituer non pas du silence, mais un double du langage. Un langage retiré avant l'heure et qui s'alcoolise tranquillement dans sa cachette.

    *

    ...Le délicat pourrissement des confidences refusées...

    *

    Une fleur de silence cueillie sur le chemin des ténèbres intérieures. 

    *

    L'aube n'en finit plus de se lever dans un pays où il n'est jamais midi.

    *

    La disposition amoureuse n'est pas une exigence de la vie, mais une forme de respiration, un principe d'ampleur.

    *

    Il y a sur une certaine table

    un objet qui sourit à travers tous les sommeils du monde

    c'est un visage (...) jamais oublié

    un visage qui berce

    l'infinissable neige du souvenir... 

     

     

  • Toujours à portée de main, Marc Aurèle

    L'insomnie est propice, surtout par une nuit traversée d'orages qui ont illuminé le ciel bayonnais, et de tempête sentimentale propre à dévaster un coeur bien arrimé. Toujours à portée, sous la table de chevet (figurant une trousse de pharmacie) avec quelques potes - Montaigne, Sénèque, Gracq, La Ville de Mirmont, Toulet... -, Marc Aurèle. L'attraper et l'ouvrir au hasard comme on prend des cachets contre la douleur, et/ou les maux de ventre. Geste récurrent, bienfaisant ; salutaire. 

    Capture d’écran 2025-06-02 à 09.43.36.png

    Doit-on opposer le fameux Carpe diem d'Horace (et sa suite chrétienne : e memento mori) : cueille le jour et souviens-toi que tu es mortel, à la pensée de Spinoza : « L'homme libre ne pense pas à la mort, sa sagesse n'est pas méditation de la mort, mais méditation de la vie ». Qu'il faille constamment chercher l'ataraxie, la paix de l'âme, en considérant que cette quête est recevable uniquement dans la vie, me semble certain (à condition de ne pas croire en un au-delà). Et qu'il faille avoir le souci (socratique) des autres, jusqu'au presque oubli de soi, aussi. Sénèque : « Vis pour autrui, si tu veux vivre pour toi ». Les Évangiles - que je ne fréquente guère, mais je compte m’y mettre - disent pourtant, en substance, que la bonté suppose le désintéressement total. Elle doit être en quelque sorte spontanée et irréfléchie, sans le moindre calcul, sans la moindre complaisance en soi-même. Pure théorie, c'est vrai... Selon le philosophe Pierre Hadot, seul Marc Aurèle a atteint ce sommet.

    *

    Relisons Marc Aurèle : « Comme il est pervers et déloyal de dire : "J'ai préféré me comporter franchement avec toi." Que fais-tu, homme ? Il ne faut pas dire cela d'avance. La chose apparaîtra d'elle-même. Ces mots doivent immédiatement être écrits sur ton front ; ils se révèlent immédiatement dans tes yeux, comme l'aimé reconnaît immédiatement, dans le regard de ses amants, tout ce qu'ils éprouvent. Il faut absolument que l'homme sincère et bon soit comme celui qui sent le bouc, pour que, volontairement ou non, le passant s'en aperçoive dès qu'il s'approche.  Mais l'affectation de simplicité est comme une épée "cachée" ; rien n'est plus honteux que l'amitié des loups : avant tout, évite-là. L'homme bon, simple et bienveillant porte ces qualités dans son regard, et elles n'échappent à personne. »

    Marc Aurèle, Pensées, Livres VII et IX : « Comprends-le bien, sois sensé ; tu peux revivre. Vois à nouveau les choses comme tu les voyais ; car c'est cela revivre ».

    « Ne pas penser aux choses absentes comme si elles étaient déjà là ; mais parmi les choses présentes, tenir compte des plus favorables et songer à quel point tu les rechercherais, si elles n'étaient pas là. Prends garde aussi de ne pas t'habituer à les estimer au point d'y prendre un tel plaisir que tu sois troublé si elles disparaissaient ».

    « Fais-toi une parure de la simplicité, de la conscience, de l'indifférence envers tout ce qui est entre la vertu et les vices. Aime le genre humain... »

    « Le corps lui aussi doit être ferme et ne doit pas se laisser aller ni dans son mouvement ni dans son attitude. Comme la pensée donne à la physionomie et lui conserve un aspect intelligent et distingué, il faut l'exiger aussi du corps tout entier. Il faut en cela se garder de toute négligence ».

    « ...Ne te suffit-il pas d'avoir agi selon ta nature propre ? Demandes-tu encore un salaire ? C'est comme si l'œil demandait un don en retour parce qu'il voit, ou les pieds, parce qu'ils marchent. De même que ces organes, faits pour un but déterminé, reçoivent ce qui leur est dû dès qu'ils agissent selon leur nature propre, de même l'homme, qui par nature est bienfaisant, dès qu'il accomplit un acte de bienfaisance ou qu'il apporte autrement son aide en des choses indifférentes, agit pour la fin pour laquelle il est fait, et il a son dû ».

    *

    Philippe Jaccottet, Ce peu de bruits (Gallimard) : « D'avoir marché sous ses arbres, on aurait ses manches trempées ; mais nullement de ces larmes des poètes d'Extrême-Orient qui pleurent une absence ou une trahison ».

    « Un peu avant huit heures, la couleur orange, enflammée juste au-dessus de l'horizon, du ciel qui s'éclaircit et où, plus haut, luit le mince éperon de la lune. Il ne fait pas très froid. Cela aide le corps à se démêler du sommeil, et l'esprit à se déplier ».

    « La pluie froide comme du fer ».

    « À cinq heures et demie du matin, sorti dans la brume d'avant le jour, j'entends le rossignol, le ruy-señor espagnol, l'oiseau dont le chant est un ruisseau ». 

    *

    Ramuz, Aline (Le livre de poche) :  « Ses yeux étaient redevenus clairs comme les lacs de la montagne quand le soleil se lève ».

     

     

  • Le lui dire

    Capture d’écran 2025-06-01 à 10.10.43.png

    Ne pas tout dire, mais suggérer. La littérature, dont c’est l’obsession originelle, n’a jamais fait autre chose pour exprimer l’amour. Dire et redire je t’aime de façon toujours différente est l’une de ses marottes. La déclaration d’amour en devient un genre. La poésie en témoigne, qui ne se trouve pas que dans le poème, mais occupe aussi le terrain de la prose. Il y a dans chaque déclaration d’amour un souci de fulgurance, de foudre, d’impact. « L’annonce faite à », doit frapper, car elle a l’ambition de ferrer, et de durer.

    IMG_6662.jpegIMG_6661.jpeg

    Ambiguïté de l’amour : le mot latin « amor » décrit à la fois le désir charnel et l’aspiration spirituelle ; et révèle ainsi la source même de ce qui nous bouleverse. 

    Omniprésence de l’amour : même les textes sacrés en sont empreints. Le Coran infuse sa sensualité dans la poésie amoureuse, la Bible célèbre le désir érotique dans Le Cantique des cantiques.

    Absolu de l’amour : le chant courtois des troubadours, le chant profond de la « copla » andalouse, cherchent obstinément l’amour pur. Plus généralement, la littérature internationale, intemporelle, ne recréée qu’une seule et même chose : l’aveu qui cloue, qu’il exige une ou 800 pages d’approche !

    IMG_6668.jpegIMG_6666.jpeg

    Parce qu’il y a mille et mille façons de le lui dire, l’imaginaire de l’écrivain trouve, depuis l’invention de l’écriture, un inépuisable sujet dont la beauté parfaite est toujours à venir. Toute déclaration, tout « dit d’amour », suggère l’éternité, sinon ce n’est pas un serment d’amour. L.M.
    ----
    Préface à l’anthologie « Les plus belles déclarations d’amour », choisies par Florence Pustienne, éditions fitway, collection minimust, 2006, 2,90€. (Fitway est un label que j’avais créé au sein de Place des Editeurs, groupe editis, et dont j’étais le directeur éditorial).

    IMG_6660.jpeg