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Poésie - Page 2

  • Et toi mon coeur...

    G02242.jpgQuel titre ! Tout terriblement, quel titre magnifique pour une anthologie des poèmes les plus emblématiques - aux yeux de Laurence Campa, sa biographe chez Gallimard (éditeur de tout l’œuvre de Guillaume Apollinaire) -, et à nos yeux aussi... Cela est déjà suffisamment fulgurant pour exciter notre instinctive adhésion. La formule lapidaire, le trait forcément provocateur pourrait être entendu à l’opposé exact de la douceur, à l’extrémité même de la plupart des preuves de cette tendresse faite homme, au fil des textes que nous avons en mémoire vive et automatique, dès lors qu’un mot-clé surgit, qu’il se soit échappé d’Alcools, de Calligrammes, des Poèmes à Lou, du Guetteur mélancolique, de L’enchanteur pourrissant, ou du Poète assassiné - puisque nous sommes lecteur assidu et inconditionnel : Mirabeau, Souvienne, Demeure, Jeunesse abandonnée, Vin trembleur, Flamme, Sentimental, Soleil, Cou coupé, Regrets, Raison, Peine, Adieu, Voie lactée, Brin de bruyère... Quantité de vers aussi : Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire... Ô ma jeunesse abandonnée... Vienne la nuit sonne l'heure... J'ai cueilli ce brin de bruyère... Ah Dieu! que la guerre est jolie... Et monCapture d’écran 2018-10-26 à 10.17.18.png mal est délicieux... Quand donc finira la semaine... La fenêtre s'ouvre comme une orange... Ou encore : Le ciel étoilé par les obus des Boches... Sont autant de chocs vivifiants qui frappent la porte entr’ouverte de notre armoire émotionnelle.

    Revivre nos sensations secrètes (nées à l'adolescence lorsque Alcools tomba entre nos mains), celles produites par la lecture de l’œuvre poétique fondamentale du XXè siècle, celle qui préfigure Supervielle, Jaccottet, Frénaud, de Richaud, Cendrars, Jacob, et tant d’autres compagnons de route, amis ou voix soeurs, n’est pas rien. Cette poésie pure, et en rupture pas si fondamentale au fond avec celle de Rimbaud, en prolongement (par saute-mouton) de celles de Verlaine, Baudelaire et Nerval, trouve là notre assentiment à jamais réitéré. Cette prose poétique aussi, qui engendrera Toulet, Jammes, La Tour du Pin, Jouve, Follain, Cadou... demeure. Mais Notre histoire est noble est tragique... (et) Les souvenirs sont cors de chasse / Dont meurt le bruit parmi le vent. L’Apollinaire, comme on dit l’alexandrin, est éternel. Le poète partage avec André Hardellet une certaine idée du désir : Mon désir est la région qui est devant moi, écrit Guillaume, lorsque André déclare que La ligne d’horizon, c’est le tour de taille de mes désirs. Mais l'Apollinaire qui compte le plus se résume ce soir, à nos yeux, à ces trois vers d'une beauté à jamais radicale :

    Et toi mon cœur pourquoi bats-tu

     

    Comme un guetteur mélancolique

    J’observe la nuit et la mort. 

    Ceci se situe bien au-delà aussi de l’idée de modernité, incarnée par le début du poème Zone : À la fin tu es las de ce monde ancien... Lequel a un peu vieilli, non ?.. Apollinaire avait « la grâce dans la variété et l'étrangeté » (le mot est de Montaigne).

    Cette édition de poche nous est très précieuse, car elle est illustrée d’une quarantaine d’œuvres d'art pour la plupart surréalistes, ou bien associées au mouvement du dictateur André Breton. Certains furent proches d'Apollinaire, dont les critiques d'art furent nombreuses : Matisse, Marie Laurencin, Picasso, De Chirico, Derain, Dufy, Redon, Delaunay, Chagall, Brancusi, Duchamp, Braque, Léger, Picabia bien sûr, pour l’origine Dada... Bien qu’en format microscopique, ces reproductions redonnent le fond, renvoient l’idée de, nous font plonger, regarder de plus près, imaginer aussi. Et donnent envie de revoir les oeuvres en grand, voire en vrai.

    Capture d’écran 2018-10-26 à 10.13.00.pngC’est le parti pris de la collection Poésie/Gallimard que de « donner à voir », comme le disait Éluard, depuis quelques années déjà, à la fois texte et création picturale. Nous avons déjà eu, relu, revu Char/Giacometti, Éluard/Man Ray, Char/Braque, Reverdy/Picasso... Avec ce Tout terriblement, Apollinaire rejaillit dans notre quotidien plus cru que d’habitude, et c’est heureux. Nous sommes ce soir complètement Marizibill, Madeleine, Orphée, Crépuscule, Jolie Rousse, Pont Mirabeau, Nuit rhénane, soit conquis, épris, imprégné, fébrile, totalement à Lou, follement en rupture, ignorant volontaire de cette Grande Guerre qui frappe encore et que l'on dira totale, tandis qu’une grippe que l’on nommera espagnole tue elle aussi par millions. L.M.

    Guillaume Apollinaire périt de la grippe espagnole le 9 novembre 1918, soit deux jours avant l'armistice. Il avait 38 ans. 

    Tout terriblement, Anthologie des poèmes d'Apollinaire, Poésie/Gallimard, 8,30€

     

     

  • Gioconda

    IMG_20180824_153539_resized_20180824_033646264.jpgTrès en marge de cette rentrée littéraire, notre regard s’est inexorablement porté vers un fulgurant et tendre récit (paru en juin) d’une désarmante vérité, limpide comme une source de montagne, fragile comme ta peau au lit à l’aube, touchant tant il est habité par une bouleversante sincérité. Oh, vous lirez en une heure à peine cette centaine de pages empreintes de délicatesse et d’une impudeur paradoxale. Son auteur n’était pas écrivain. Nikos Kokàntzis (1930-2009) a simplement vécu à Thessalonique une histoire d’amour, la première, la fondatrice, la fondamentale à l’âge de treize ans avec Gioconda, une juive de son âge qui sera déportée et gazée à Auschwitz une poignée de mois après leur rencontre. Leur idylle possède les charmes subtils et écorchés vifs, mais si délicieusement douloureux de la découverte des sentiments et des corps, que la lecture de Gioconda en devient admirablement suffocante. Et cela est dit, décrit, avec une infinie beauté, une immense ingénuité surtout, qui donnent à ce récit toute sa saveur primale. Les scènes des premiers émois, des premiers frissons, des premières pénétrations sont un long tremblement détaillé comme par souci entomologique – il fallait sans doute à l’auteur marquer profondément ce départ double dans la vie, vers un bonheur coupé net.

    Cela pour dire que, n’étant donc pas un professionnel de l'écriture, Kokàntzis ne se la joue jamais, et donne par conséquent à lire une sorte de texte d'une pureté cristalline, situé à des années-lumière de tout calcul littéraire, fourbe souvent, faux trop fréquemment. Nikos rédige avec le sang de son cœur à jamais tranché, haché. C’est seulement en 1975, âgé de 45 ans et lesté de 45 tonnes de charge d'âme a minima, qu'il se décida à écrire cette fébrile histoire inoubliable, tant la belle Gioconda aux yeux envoûtants, atrocement assassinée par la barbarie nazie à l’âge de quatorze ans, est désormais faite, construite pour nous habiter et nous poursuivre longtemps après que nous ayons refermé ce petit livre précieux entre tous. Faites passer, c’est une sorte de talisman comme le sont Laissez-moi, de Marcelle Sauvageot, Lettre d’une inconnue, deIMG_20180824_160709_resized_20180824_040828796.jpg
    Stefan Zweig, ou encore La boîte en os, d'Antoinette Peské. De sacrées références, vous ne trouvez pas? Car, ce qui est magique à l'intérieur de ces livres-là, c'est moins l'atrocité de leur issue que l'insoutenable, la douloureuse beauté du lent, langoureux déroulement de leur non-histoire... L.M.

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    Nikos Kokàntzis, « Gioconda », récit, éd. de l’aube (8,90€).

     

    Photo ci-contre : lectures estivales.

  • piocs

    IMG_20180812_122457_resized_20180812_122538992.jpgCapture d’écran 2018-08-12 à 12.14.59.png

     

    IMG_20180806_105836_resized_20180812_122833640.jpgIMG_20180806_175942_1_resized_20180812_122548999.jpgIMG_20180808_202559_resized_20180809_114620048.jpgJean Rolin (*), auteur du « Traquet kurde » (POL) avoue à Pascale Nivelle, qui brosse (bien, comme d'habitude, depuis ses années Libé) son portrait pour "M/Le Monde", que sa « bible » est l’ouvrage de l’ornithologue James Bond au sujet des oiseaux des Antilles et des Bahamas (attaque et début du papier ci-dessus).

    La mienne (je me permets) est plus casanière, puisque c’est « le Peterson » comme on dit dans le milieu des barjots de piocs. : « Le Guide des oiseaux d’Europe », de R. Peterson, G. Mountfort, P. Hollom et P. Géroudet (photo).

    Mais, j’avoue que lorsque j’ai acheté le guide de James Bond sur l’île de Petit Saint-Vincent (archipel antillais des Grenadines) le 27 mars 1991 (celle de l’achat de mon premier Peterson – puisqu’il en faut également un dans la voiture, et un troisième au cas où... Quoi ? -Non, rien... date du 24 mars 1978 – j’avais dix-neuf ans et encore toutes mes dents), je n’ai pensé qu’à l’agent secret de Sa Majesté, et pas aux jumelles que ce J.B. là, à l'esprit sûrement blended, devait avoir pendues au cou à longueur de journée.

    Reste que le moineau ne piaille plus beaucoup aux terrasses parisiennes, où je me trouve pour trois jours depuis hier soir, mais qu'il prospère, joyeux, au bord de l'Adour, vers le petit port de plaisance avant La Barre, et les femelles y sont plus audacieuses que les mâles pour venir chiper à même les doigts les miettes que nous leur donnons au restaurant Le Poisson à voile...

    Je me suis néanmoins réjoui ce matin, tôt, d’apercevoir un faucon crécerelle en maraude au-dessus du Jardin des Plantes. Moins d’y observer l’arrogance grandissante de corneilles noires toujours plus nombreuses -et pour cause, comparable à celle des goélands argentés sur les plages atlantiques comme celle des Cavaliers, l'autre jour, aux abords des serviettes et au couchant, lorsque le monde s'en va (mais pas que). Car, l'évocation de ce James Bond là me donne l'occasion de dresser la liste des piocs vus ces derniers jours.

    J’y ai encore regretté le désensauvagement des étourneaux, lequel confine à celui des palombes (pigeons ramiers), grasses comme des notaires balzaciens, mais qui ne se mêleront jamais aux bisets, aussi dégénérés que bigarrés.

    J'ai enragé à la vue des cadavres de deux cigognes blanches, à Lasse (près de Saint-Jean-Pied-de-Port), sans doute flinguées par un petit (ou un gros) con avide de cartons faciles sur une espèce aussi protégée que gracile...

    Hier encore, en passant dans le Tarn-et-Garonne (du côté de Saint-Antonin-Noble-Val), puis aux abords du Quercy truffier (Lalbenque, etc), et avant-hier surtout, en montagne douce car basque (vers Iraty, et Valcarlos aussi), je savourais la vue de couples de milans noirs, de quelques royaux également, des vautours fauves se rassemblant pour une hypothétique curée sur une (désormais rare) brebis crevée - eu égard aux fulgurants progrès vétérinaires, je vis quelque perdrix - grise ! au bord de l’autoroute du retour, et rouge sur place, pas loin des Aldudes (lâcher?).

    De nombreuses buses variables, plantées sur des piquets de clôture, semblaient vouloir baliser la route de Roncevaux via le col d'Ibañeta. Sans doute digéraient-elles, repues, quelques mulots et autres rainettes, ou bien elles chassouillaient d'un oeil mi-vif et à faible hauteur.

    J’ai eu le bonheur d’observer un balbuzard pêcheur au-dessus de la Nive de Baïgorry, aperçu un seul martin-pêcheur, ai rêvé de voir un cincle plongeur - mais non, senti que les hirondelles de cheminée étaient pressées de partir, accrochées aux fils électriques d'Erratzu, en Navarre, vu de rares tourterelles des bois au vol traçant de sarcelle, en bifurquant vers Chiberta (Anglet).  

    Je ne pus (toujours pas) me résoudre à la vue devenue si banale de palombes partout, jusqu'ici, et là, lors que nous les attendions comme le Messie, que nous les espérions début octobre (du verbe espagnol esperar signifiant à la fois attendre et espérer), le coeur battant la chamade... Mais ça, c'était avant les bouleversements biologiques engendrés par le réchauffement de la planète, lequel aura la peau de toute migration, et de toute chose sensible.

    J'ai senti l’émotion de Jean Brana (une autre espèce de J.B.) lorsqu’il parlait des bouvreuils, des mésanges bleues et des chardonnerets qui fréquentent son vignoble pentu d’Irouléguy certifié HVE (Haute valeur environnementale), ou bien de ses pigeons voyageurs, qu’il s'en veut de négliger, tant le travail de la vigne l’accapare (ça débrouissaillait à tout va, avec son neveu Adrien, cette semaine).

    Les huppes fasciées semblent bien se porter. C’est bon signe. En « lisant » une rivière accorte - un affluent de l’Aveyron -, hier à l’heure du pique-nique composé de produits ibériques achetés dans une venta à taille humaine, à Dantxaria, et avant d’y plonger, je vis des ablettes. Elles figurent un marqueur écologique, comme les écrevisses vernaculaires, la sauterelle verte ordinaire, le phasme, certains papillons de nuit (mais je n'y connais rien en chasses subtiles nocturnes)... Leur présence signe une tranquillité naturelle, tant ces êtres sont fragiles et détestent à mourir la pimpante gamme des saloperies signées Monsanto (entre autres nuisances).

    Alors j’ai plongé de plaisir dans l'eau vivifiante, comme je le fis quelques jours plus tôt dans un torrent proche d'Estérençuby, après avoir copieusement déjeuné à l'auberge Carricaburu (père - ou plutôt mère : c'est elle qui officie en cuisine tandis que son époux agit, agile, en salle. J'avais somptueusement déjeuné la veille à l'Auberge d'Iparla, tenue par leur talentueux fils Stéphane, à Bidarray)...  

    Et plongeant, je criais le feu de mon bonheur d'être sur cette terre dans cette eau sous un ciel d'oiseaux. L.M.

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    (*) Nous avons aimé lire son Journal de Gand aux Aléoutiennes, sa Ligne de Front, son Vu sur la mer, sa Frontière belge, ses Zones, et même son Dinard (avec des photos de Kate Barry), à leur parution.

    Autres photos : la Nive à Saint-Étienne-de-Baïgorry. Ligne de montagnes depuis le col d'Odixar (Iraty). Le vignoble de Jean Brana depuis la terrasse de l'Arradoy (Ispoure).

     

  • Éternelle Pandora

    Capture d’écran 2018-06-25 à 20.24.03.pngÀ mes sens l'un des plus beaux films de l'histoire du cinéma depuis son invention. J'apprends à l'instant que Arte donne (dans quelques minutes) Pandora, d'Albert Lewin (1951) avec James Mason et une Ava Gardner sublimissime. J'envie, je jalouse ceux qui n'ont encore jamais vu Capture d’écran 2018-06-25 à 20.24.13.pngce long poème en prose que je visionne régulièrement comme on se perfuse. Et vive le romantisme débridé, le sentiment tragique de la vie, la tauromachie à mort, les bolides aussi, le don du rien, la geste chevaleresque, l'amour courtois et oblatif, l'esthétique pour elle et rien d'autre, la noblesse d'esprit, la galanterie majuscule, l'absolutisme sensible,  les Hollandais volant et les femmes fatales... L.M.

     
  • Trois poèmes en trois affiches

    Voici trois poèmes extraits de Femmes de soie et autres oiseaux de passage (210 pages, Séguier, décembre 1999). L'éditeur avait alors eut l'idée d'imprimer plusieurs affiches de format 30x40 à l'intention des libraires. En voici donc trois, rescapées, scotchées sur un mur, avec la couverture du livre, rehaussée d'une oeuvre de Francine Van Hove intitulée Au soleil :

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     Capture d’écran 2018-04-26 à 14.30.28.pngCapture d’écran 2018-04-26 à 14.31.42.png

     

  • Grands Caractères

    IMG_20180303_130639_resized_20180303_075620807.jpgMe voici donc, avec quatre consoeurs des merveilleuses éditions Passiflore - pilotées par les talentueuses Florence Defos du Rau et Patricia Martinez -, décliné en édition grand format, saisie en corps 18 à l'attention de ceux qui aiment lire mais qui ont la vue basse, comme on dit : il s'agit, pour mes consoeurs, de Fabienne Thomas, Marie-Laure Hubert Nasser, Pascale Dewambrechies, et Chantal Detcherry.

    Cette édition a la taille d'un cahier, avec des pages lisibles de loin, confortables à bout de bras, que l'on feuillette comme un tapuscrit ou presque. J'ai personnellement la joie d'y donner à lire (en bonus) une préface dont me gratifia Michel Déon en 1995, ainsi qu'une lettre de Pierre Moinot - autre académicien, auteur d'un inoubliable Guetteur d'ombre (Prix Femina 1979), datant de la parution de ce petit bouquin en 1992. C'est la quatrième version de Chasses furtives. Après ses éditions chez J&D, puis Gerfaut, chez Passiflore en version normale, voici - et chez le même éditeur donc -, celle en Grands Caractères, laquelle prolonge d'ailleurs la version numérique (e-book). Pour que continue de vivre la littérature, faites passer! L.M.

    Ci-dessous, la lettre de Pierre Moinot, et pour extrait, le début du livre : 

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  • Cheng à l'âme

    Capture d’écran 2018-03-03 à 17.44.43.pngTon âme, tu la sais sans la voir, mais tu vois

    Celle d’un autre quand il s’émeut ou se confie.

    Miracle des regards croisés, fenêtre ouverte :

    Voyant l’âme de l’autre, tu vois la tienne propre. 

    Cet extrait de Enfin le royaume (Gallimard), recueil de quatrains de François Cheng, poète (et académicien) délicat, discret, subtil, qui nous a déjà donné des perles comme A l'orient de tout, ou La vraie gloire est ici (Poésie/Gallimard) est à recopier, à plier et à offrir, à glisser dans sa poche ou dans son sac, entre ses seins ou dans le creux de son oreille...

    Plus personne n'écrit de quatrains, aujourd'hui. Voilà un genre tombé en désuétude et ravivé par ce recueil profond, qui nous fait oublier le dépouillement tant aimé du haïku, et tout aussi essentiel, tout autant ouvert à la réflexion sensible, à la méditation épurée.

    François Cheng pense qu'un seul quatrain peut résumer toute une vie. C'est dire combien ce genre poétique strict (5-7-5-7 pieds) est une poésie en pensée figurant le concentré. Une contrainte vers l'essentiel. Une démarche vers l'irréductible.

    Ecrire un quatrain, c'est faire voeu de concision, de retenue, de condensation, de cristallisation, c'est émonder, épurer, dit-il. C'est consentir à la brisure. Soit renoncer au bavardage, faire voeu de silence et d'observation bienveillante du monde, du paysage, du regard et de l'âme de l'autre.

    Voici deux autres quatrains contenus dans ce précieux recueil, histoire de s'en convaincre davantage :

    Le sort de la bougie est de brûler.

    Quand monte l'ultime volute de fumée,

    Elle lance une invite en guise d'adieu :

    "Entre deux feux soit celui qui éclaire!"

    Et celui-ci : 

    Nous avons bu tant de rosées

    En échange de notre sang

    Que la terre cent fois brûlée

    Nous sait bon gré d'être vivants.

     

    Et nous aimons. L.M.

     

     

  • typoésie

    Capture d’écran 2018-03-03 à 09.28.10.pngFrancis Ponge passa sa vie à analyser la poétique des choses à travers les mots qui les désignent et son parti pris est indépassable.

    Jérôme Peignot joue quant à lui avec la forme des mots en proposant une lecture typographique ludique, érotique, humoristique. Ses Typoèmes (Actes Sud) sont une cour de récré où palindromes, anagrammes et esperluettes se bousculent comme des mômes espiègles.

    Cette invitation à la lecture typographique du monde à travers les jeux entre les lettres désigne une poésie visuelle précise réclamant une attention qui débouche sur une réflexion légère.

    A l'instar des mots-valises, la typoésie est communicative : elle donne immédiatement envie de créer des typoèmes, comme nous avons aussitôt envie de trouver des mots-valises lorsque nous en lisons quelques uns : nous nous prenons délicieusement au jeu...

    Il s'agit en somme de jongler avec les mots de différentes façons, mais avec une dimension poétique dans la seconde manière, faite de simplicité facétieuse, voire de douce grivoiserie. Avec la typoésie, nous jouons par conséquent davantage avec les lettres. Peignot nous invite ainsi à retrouver l'étymologie graphique des êtres et des choses. Amusons-nous. L.M.

    Trois exemples parmi tant : IMG_20171031_120844_resized_20180303_093039067.jpgIMG_20171031_120936_resized_20180303_093038299.jpgIMG_20171031_120848_resized_20180303_093038702.jpg

  • La poésie avec ardeur

    Capture d’écran 2018-03-02 à 18.50.49.pngL'ardeur est le thème du 20 ème Printemps des Poètes qui débute demain et qui s'achèvera le 19 mars.

    Sophie Nauleau, nouvelle directrice artistique d'une manifestation d'envergure nationale désormais, publie à cette occasion un petit manifeste charmant aux éditions Actes Sud : La poésie à l'épreuve de soi figure une sorte d'anthologie personnelle liée par les mots sensibles d'une femme habitée depuis son enfance toulousaine par le poème, le mot fulgurant, l'ardente urgence de dire l'émotion, le bonheur ineffable d'habiter poétiquement le monde, pour reprendre le mot fameux de Hölderlin. La couverture est signée Ernest Pignon-Ernest, qui montre un être ailé dans un élan ardent. Ardere, enCapture d’écran 2018-03-02 à 18.51.16.pngCapture d’écran 2018-03-02 à 18.51.36.png latin, signifie brûler, briller. (Zélos, en grec). Son anagramme est : durera. Ça parle. L'éclair me dure, nous chuchote l'immense René Char devenu classique, dont on célèbre le trentième anniversaire de la disparition, chez Gallimard, avec une édition collector de Fureur et mystère, l'un de ses plus fameux recueils paru il y a soixante-dix ans déjà, et une édition illustrée par Alberto Giacometti du Visage nuptial, suivi de Retour amont, ces deux volumes en Poésie/Gallimard. Tout comme Ajoie, du délicat et regretté Jean-Claude Pirotte, qui comprend aussi Passage des ombres et Cette âme perdue, ou encore Mathématique générale de l'Infini, du turbulent Serge Pey. Sophie Nauleau souligne dans son petit bouquin très intime que, contrairement au vin, l'ardeur poétique résiste aux siècles. C'est tellement vrai. Elle n'en finit jamais de résonner, ajoute-t-elle. Gronde en sourdine. Elle feule en solitaire. Elle sommeille en douce. Elle guette son heure - sereine en sa forêt de la longue attente. La poésie est comme le lait sur le feu. L.M.

    Printemps des Poètes

  • Il est brisé, n'y touchez pas...

    Curieux comme ce célèbre poème de Sully Prudhomme (1839-1907, il fut, en 1901, le premier prix Nobel de littérature de l'histoire) résonne à la manière des non moins fameux derniers mots de Henri Calet (1904-1956), dans Peau d'ours (Ne me secouez pas, je suis plein de larmes). Une même sensibilité extrême, celle qui définit la littérature en ce qu'elle renferme de plus ténu.

    LE VASE BRISÉ

    Le vase où meurt cette verveine
    D'un coup d'éventail fut fêlé ;
    Le coup dut effleurer à peine :
    Aucun bruit ne l'a révélé.

    Mais la légère meurtrissure,
    Mordant le cristal chaque jour,
    D'une marche invisible et sûre
    En a fait lentement le tour.

    Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
    Le suc des fleurs s'est épuisé ;
    Personne encore ne s'en doute ;
    N'y touchez pas, il est brisé.

    Souvent aussi la main qu'on aime,
    Effleurant le cœur, le meurtrit ;
    Puis le cœur se fend de lui-même,
    La fleur de son amour périt ;

    Toujours intact aux yeux du monde,
    Il sent croître et pleurer tout bas
    Sa blessure fine et profonde ;
    Il est brisé, n'y touchez pas.

    René-François Sully Prudhomme

     

  • Sortie du livre ANGLET

    Bon, je m'y prends un peu à l'avance : A l'attention de tous ceux qui seront dans les parages - Bienvenue! Afin de partager un verre, deux mots, trois rires, et repartir avec un livre signé à trois mains.
    J'ajoute que, outre cette présentation le jour même de la sortie du bouquin, il y a trois autres signatures au cours du week-end :
    - le samedi 21 octobre de 11h à 12h30 à la librairie Darrigade à Biarritz ;
    - le samedi 21 octobre à 15h à la FNAC d’Anglet ;
    - le dimanche 22 octobre à 9h30 à la Maison de la Presse des 5 cantons d’Anglet.

     

    Capture d’écran 2017-10-05 à 11.47.10.png

     
  • des boires

    Ci-dessous, ma récente chronique publiée par FLAIR Play magazine (du rugby et pas que !..).

    J'y ajoute que "Le nez dans l'herbe" est également un livre d'entretiens avec Jean Carrière, comme celui-ci en fit avec Jean Giono, et Julien Gracq. Relire d'urgence, de l'immense Carrière, "L'Epervier de Maheux", et tous les autres, rangés par là, mais pas oubliés. La littérature âpre, nécessaire, vraie, rude et de pleine nature, c'est lui. La seule, en somme, à laquelle nous acceptons de nous unir.

    J'aime, par Léon Mazzella, FLAIR Play magazine : 

    L’ineffable

    C’est une pièce plus mince qu’un After Eight, mais ça envoie du menthol pour un moment. C’est une hostie théâtrale, une victime qui fond bien sous la langue, il suffit de fermer les yeux. Et sa teneur est d’une densité épaisse. « Pour un oui ou pour un non », de Nathalie Sarraute, c’est comac. Son pitch tient en deux phrases. Il est question d’amitié. D’un mot de trop, prononcé – par l’un, à l’autre -, avec une once de mépris et de jalousie mêlés : « C’est bien, ça… ». Genre drop de la dernière seconde. Tout tourne autour de ces trois mots, qui mettent à bas des années d’amitié. Le talent de Sarraute, avec une économie de mots janséniste, fait le reste. Soit « le job ». J’aime.

     

    Épaule

    Je ne pense pas à l’agneau pascal. Ni aux épaules de Pascal Ondarts. Je suis tenté de penser à celles d’une femme aimée, ainsi qu’à la mienne, sur laquelle elle pourra toujours s’appuyer sans avoir à le demander. Non. Là, je pense à celle de Julien Gracq, un matin de janvier 1999 à Saint-Florent-le-Vieil. Le 30. J’avais osé lui donner à signer les deux Pléiades de son œuvre, en groupie : j’étais devant Johnny. Ou plutôt derrière lui. Debout, par dessus son épaule droite, et sa main hésitait, sur la page de garde du premier volume. Il me demanda alors de m’éloigner afin de pouvoir écrire. Je fus couvert de honte. Ce n’était pas Johnny, mais Julien. Ainsi, le second volume comporte-t-il une phrase merveilleuse, tandis que le premier est orné d’une dédicace moins sentie. Mal épaulée. J’aime.

     

    Kiefer

    La matière est boueuse comme un stade de la campagne basque intérieure un dimanche d’hiver. L’ouvrage en impose, il est long, large, prenant  - des tripes aux cheveux -, et c’est vertical comme la Justice est raide. Sentiment qu’Anselm cramponne, strie, rugit en y allant franco. Ca malaxe, ça épaissit, s’épaissit, plisse, fourrage, goudronne, enterre, amasse, engouffre, larde, ça truelle, métallise, s’ensuque, empègue, brunit. Chaque toile, immense, sublime, d’Anselm Kiefer est une élégie métaphysique, un poème d’amour et de mort, un match. Une pelea. Sans cesse remis sur le billot comme on se déleste de la carcasse d’un demi-bœuf. Épaulé-jeté. Associé à Rodin jusqu’au 22 octobre au musée éponyme, il y a combat, là, mais entendu. Une lutte de titans qui s’aiment et ne nous ont pas attendus pour s’épouser debout. J’aime.

     

    Morsure

    Rien à voir avec les regards plantés dans l’autre, en face, sous la mêlée. Quoique. Le mot est de Giuseppe Antonio Borgese, et c’est l’incipit* d’une nouvelle intitulée La Syracusaine, extraite du recueil Les Belles : « … et s’il pleut, elles préfèrent rentrer à la maison avec l’ourlet de leur robe maculé de boue que d’avoir les bas mordus par des regards chauds comme des baisers. » La morsure d’un regard sur un mollet, et c’est toute la littérature érotique qui se trouve ramassée, circonscrite. Le frôlement, le presque-rien et le tellurique en même temps. Ce baiser-là. Les papillons dans le ventre. L’incandescent. Les cils qui clignent tout à trac comme frissonne l’épaule d’un cheval. Juste un baiser d’yeux, nom de Dieu. Je veux croire que de telles morsures, puisque un regard chargé de désir est plus dangereux qu’un fusil chargé de plomb, me susurre un proverbe napolitain, engendrent des histoires d’amour fou. J’aime.

     

    Le nez dans l’herbe

    Face contre terre façon knock out, mais sans k.o. Le nez tout contre la terre, entre des brins d’herbe, parmi les boutons d’or, sur un tapis vert piqué de poussins. C’est un sous-bois, « c’est un trou de verdure », aucune rivière n’y chante, mais les merles amoureux lancent leur trille avec autant d’élan que des pêcheurs de bar leurs longues cannes sur le rivage atlantique. Le nez dans la terre, je respire l’humus. C’est un parfum biscuité, friable, mat, imprégné, orangé, net, poivré blanc, mouillé, séveux, solitaire, gras sur la narine gauche, et sec à droite. Va comprendre, des fois. Le corps se détend comme jamais, comme la mort. Face contre terre, les bras écartés comme des ailes –non, pas en croix -, des ailes, tout peut arriver, tomber, surgir, être, disparaître. L’esprit végète, se décompose, épouse le sol, le meuble, les cheveux s’allient à l’herbe. Un rayon de soleil perce un œil comme une oreille. Le printemps m’étreint. J’aime.

     

    La vie d’un vin

    La vie d’un homme dure autant que celle de trois chevaux. Le quart d’heure du toro qui jaillit du toril dans l’arène figure la métaphore de la vie ; son opéra. Avec le vin, la métaphore est voisine… Il s’agit d’un Ribera del Duero. Vega Sicilia Unico 1980. Malgré la longue garde mythique de ce Grand d’Espagne, c’est vieux. Le bouchon, maigre, sort sans effort au bout de trente-sept années passées dans le goulot. Sent le raisin madérisé et le bois de santal. La robe, grenat profond, est tuilée. Elle prendra vite des reflets rouillés. C’est la première et dernière promenade d’une vieille dame. Au nez, les fruits rouges ont la vivacité du retraité qui s’entretient. Une note confiturée de baies noires évoque une concentration passée, et annoncent le linceul ; l’oxydatif définitif. C’est rond. Il y a, réunis, la finesse d’un saint-julien et l’élégance d’un chambolle-musigny. Velours et dentelle. Trame serrée. Les tanins sont faiblards mais soyeux. C’est juteux et épicé. Un quart d’heure plus tard, ça s’étiole, soupire, semble vouloir s’excuser. Passée une demi-heure, Vega s’évapore, s’effrite, se fissure, regagne la chambre. Une heure après son ouverture, le vin surnage à grand-peine, titube, puis il sombre. Saint-Augustin : « Les morts ne sont vraiment morts que lorsque les vivants les ont oubliés ». Ce Vega Sicilia a la vie devant lui. J’aime.

     

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    * In extenso, cela donne : « A Mégara,  on met encore des œillets aux balcons, et les femmes portent des robes longues ; c’est pour cette raison que la simple vision d’une cheville fait littéralement trembler les jeunes gens. Mais ceci arrive rarement, car elles sont prudentes et surveillées, et elles se surveillent elles-mêmes ; et s’il pleut, elles préfèrent rentrer à la maison avec l’ourlet de leur robe maculé de boue que d’avoir les bas mordus par des regards chauds comme des baisers. » (Gallimard)

     

  • Grand Finale / Hofesh Shechter

    Capture d’écran 2017-06-15 à 15.01.42.png

     

     

    Vu, hier soir à la Villette (Paris) un spectacle du jeune et déjà immense chorégraphe britannique d’origine israélienne Hofesh Capture d’écran 2017-06-15 à 17.21.36.pngShechter : «  Grand Finale ». Comme il s’agissait d’une première mondiale, ses dix danseurs et son ensemble de cinq à sept musiciens, étaient galvanisés. L’émotion – parfois extrême : le bord des larmes, la teneur, la force (jusqu’au frisson), la suavité, la poésie, et aussi la brutalité, le cru, la puissance tellurique de la musique supplémentaire qui remuait les ventres, les images, la lumière d’une précision d’horloger genevois – un spectacle comme en noir et blanc -, et puis, comme toujours en pareille occasion, les références, réminiscences, métaphores, comparaisons, évocations, illuminations même, qui affluent à notre esprit et à notre corps défendant, Capture d’écran 2017-06-15 à 17.21.52.pngcar celui-ci lutte avec notre sensibilité, laquelle emporte toujours la partie. Oui, la peau met chaque fois awazate ippon les neurones. Pêle-mêle surgirent (en moi)  les camps de la mort et le remplissage de leurs fosses communes par des esclaves dédiés, les Réfugiés de ces jours-ci, le gaz propagé au-dessus d’un village syrien peuplé d’enfants, Moïse fendant la mer, le cuirassé Potemkine et l’écho qu’en donnât Eisenstein, la stupéfiante gaité mélancolique des déracinés, les danses tziganes et ashkénazes mêlées, des folklores

    Capture d’écran 2017-06-15 à 15.02.00.pngextrêmement orientaux, et soudain si proches, des tableaux comme une expo photo, et puis Hiroshima, et encore Anselm Kiefer et ses créations fortes et lourdes, verticales et épaisses, Soulages et ses monumentales noirceurs d’une luminosité aveuglante, la Renaissance désirée comme au sortir du roman apocalyptique « La route », de Cormac McCarthy, et le sourire suggéré en seconde partie du spectacle. Mais surtout… Une chorégraphie de groupe – non pas synchronisée, à l’américaine -, mais en symbiose totale, en tacite conduction, en « commune présence ». Comme si ces dix danseurs d'exception étaient conduits par une force intérieure, et 
    Capture d’écran 2017-06-15 à 15.16.23.pngen partage absolu. Douceur, mollesse under control, flagada professionnel, alternent avec une rigueur magnifiquement brusque, dont le coupant du geste, et la fulgurance rythmée, n’ont d’égales que l’abandon des corps dans les muscles des autres, soit ceux qui retiennent, ceux qui restent, ceux qui veillent. Et cela recommence. L.M.

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    Capture d’écran 2017-06-15 à 15.17.05.pngLe spectacle est donné jusqu’au 24 juin. Au-delà de cette date, vous serez exposé à un accès de manque peu recommandable.

  • un folio salutaire

    RC:AC.JPGAu courrier, ce matin, une BD pédagogique sur les châteaux de la Loire signée Bamboo éditions, la très respectable revue Le Rouge & le Blanc, consacrée aux vins vivants. Et quelques livres de poche, dont ce folio infiniment salutaire, car il va permettre à encore plus de lecteurs de découvrir la lumineuse correspondance entretenue de 1946 à 1959, par de deux amis à la Montaigne et La Boétie : René Char et Albert Camus. Soit deux géants de la poésie et de la prose. Deux figures emblématiques de la Résistance : Camus avec les années Combat, Char avec Les Feuillets d'Hypnos, lorsqu'il s'appelait capitaine Alexandre. Ce livre, qui rassemble plus de 200 lettres (dont 8 inédites), est devenu un classique de la littérature épistolaire de haut-vol.

    Il s'agit de la conversation bienveillante, précieuse, de deux immenses plumes qui portent un regard sur l'homme, sur un siècle qui expose sa monstruosité, sur leur oeuvre en cours, la poésie simple du matin, les lectures, les amours sûres... Cet échange entre deux authentiques compagnons exprime aussi l'appui sur l'ami, quand il sait et comprend, et qu'il marche lui-même, du même pas (Camus à Char). C'est à lire piano, piano. C'est un recueil de pépites à déguster comme un grand bas armagnac. Mieux : un mouchoir dont on dénoue les quatre oreilles avant de plonger une main avide et gourmande dans un grouillement de binagates enfouies (billes d'agathe, en pataouète pied-noir)... Où l'on découvre que Char ne cessa jamais d'être poète, où l'amitié, leur rivière souterraine, se construit lettre après lettre et mûrit comme le miel durcit, où Camus s'expose comme il fut : d'une désarmante sincérité et d'une émouvante générosité d'âme. Un livre essentiel, en marge de nos relectures régulières, soit du commerce comme disait Montaigne, avec l'oeuvre de ces deux grands bonhommes qui vécurent aussi (peu de temps), en voisins dans le Luberon, jusqu'à ce qu'un matin, Camus quitte Lourmarin et prenne la route à bord d'une funeste Facel-Véga FV3B ... L.M.

    Lire aussi cette note publiée ici même le 29 novembre 2009 à propos de : La postérité du soleil

  • La marche à l'amour

    Capture d’écran 2017-03-08 à 08.44.40.pngVoici le poème dont Jean-Louis Trintignant a lu un extrait (les derniers vers, en prenant la liberté de les prolonger un peu..) hier soir à la salle Pleyel - voir la note précédente, plus bas donc. Il s'intitule La marche à l'amour, et nous le devons au poète québécois Gaston Miron (1928-1996). Extrait du livre L'homme rapaillé  © Poésie/Gallimard : 

    La marche à l'amour
    Tu as les yeux pers des champs de rosées
    tu as des yeux d'aventure et d'années-lumière
    la douceur du fond des brises au mois de mai
    dans les accompagnements de ma vie en friche
    avec cette chaleur d'oiseau à ton corps craintif
    moi qui suis charpente et beaucoup de fardoches
    moi je fonce à vive allure et entêté d'avenir
    la tête en bas comme un bison dans son destin
    la blancheur des nénuphars s'élève jusqu'à ton cou
    pour la conjuration de mes manitous maléfiques
    moi qui ai des yeux où ciel et mer s'influencent
    pour la réverbération de ta mort lointaine
    avec cette tache errante de chevreuil que tu as

    tu viendras tout ensoleillée d'existence
    la bouche envahie par la fraîcheur des herbes
    le corps mûri par les jardins oubliés
    où tes seins sont devenus des envoûtements
    tu te lèves, tu es l'aube dans mes bras
    où tu changes comme les saisons
    je te prendrai marcheur d'un pays d'haleine
    à bout de misères et à bout de démesures
    je veux te faire aimer la vie notre vie
    t'aimer fou de racines à feuilles et grave
    de jour en jour à travers nuits et gués
    de moellons nos vertus silencieuses
    je finirai bien par te rencontrer quelque part
    bon dieu!
    et contre tout ce qui me rend absent et douloureux
    par le mince regard qui me reste au fond du froid
    j'affirme ô mon amour que tu existes
    je corrige notre vie

    nous n'irons plus mourir de langueur
    à des milles de distance dans nos rêves bourrasques
    des filets de sang dans la soif craquelée de nos lèvres
    les épaules baignées de vols de mouettes
    non
    j'irai te chercher nous vivrons sur la terre
    la détresse n'est pas incurable qui fait de moi
    une épave de dérision, un ballon d'indécence
    un pitre aux larmes d'étincelles et de lésions
               profondes
    frappe l'air et le feu de mes soifs
    coule-moi dans tes mains de ciel de soie
    la tête la première pour ne plus revenir
    si ce n'est pour remonter debout à ton flanc
    nouveau venu de l'amour du monde
    constelle-moi de ton corps de voie lactée
    même si j'ai fait de ma vie dans un plongeon
    une sorte de marais, une espèce de rage noire
    si je fus cabotin, concasseur de désespoir
    j'ai quand même idée farouche
    de t'aimer pour ta pureté
    de t'aimer pour une tendresse que je n'ai pas connue
    dans les giboulées d'étoiles de mon ciel
    l'éclair s'épanouit dans ma chair
    je passe les poings durs au vent
    j'ai un coeur de mille chevaux-vapeur
    j'ai un coeur comme la flamme d'une chandelle
    toi tu as la tête d'abîme douce n'est-ce pas
    la nuit de saule dans tes cheveux
    un visage enneigé de hasards et de fruits
    un regard entretenu de sources cachées
    et mille chants d'insectes dans tes veines
    et mille pluies de pétales dans tes caresses

    tu es mon amour
    ma clameur mon bramement
    tu es mon amour ma ceinture fléchée d'univers
    ma danse carrée des quatre coins d'horizon
    le rouet des écheveaux de mon espoir
    tu es ma réconciliation batailleuse
    mon murmure de jours à mes cils d'abeille
    mon eau bleue de fenêtre
    dans les hauts vols de buildings
    mon amour
    de fontaines de haies de ronds-points de fleurs
    tu es ma chance ouverte et mon encerclement
    à cause de toi
    mon courage est un sapin toujours vert
    et j'ai du chiendent d'achigan plein l'âme
    tu es belle de tout l'avenir épargné
    d'une frêle beauté soleilleuse contre l'ombre
    ouvre-moi tes bras que j'entre au port
    et mon corps d'amoureux viendra rouler
    sur les talus du mont Royal
    orignal, quand tu brames orignal
    coule-moi dans ta plainte osseuse
    fais-moi passer tout cabré tout empanaché
    dans ton appel et ta détermination

    Montréal est grand comme un désordre universel
    tu es assise quelque part avec l'ombre et ton coeur
    ton regard vient luire sur le sommeil des colombes
    fille dont le visage est ma route aux réverbères
    quand je plonge dans les nuits de sources
    si jamais je te rencontre fille
    après les femmes de la soif glacée
    je pleurerai te consolerai
    de tes jours sans pluies et sans quenouilles
    des circonstances de l'amour dénoué
    j'allumerai chez toi les phares de la douceur
    nous nous reposerons dans la lumière
    de toutes les mers en fleurs de manne
    puis je jetterai dans ton corps le vent de mon sang
    tu seras heureuse fille heureuse
    d'être la femme que tu es dans mes bras
    le monde entier sera changé en toi et moi

    la marche à l'amour s'ébruite en un voilier
    de pas voletant par les lacs de portage
    mes absolus poings
    ah violence de délices et d'aval
    j'aime
               que j'aime
                                 que tu t'avances
                                                          ma ravie
    frileuse aux pieds nus sur les frimas de l'aube
    par ce temps profus d'épilobes en beauté
    sur ces grèves où l'été
    pleuvent en longues flammèches les cris des pluviers
    harmonica du monde lorsque tu passes et cèdes
    ton corps tiède de pruche à mes bras pagayeurs
    lorsque nous gisons fleurant la lumière incendiée
    et qu'en tangage de moisson ourlée de brises
    je me déploie sur ta fraîche chaleur de cigale
    je roule en toi
    tous les saguenays d'eau noire de ma vie
    je fais naître en toi
    les frénésies de frayères au fond du coeur d'outaouais
    puis le cri de l'engoulevent vient s'abattre dans ta 
               gorge
    terre meuble de l'amour ton corps
    se soulève en tiges pêle-mêle
    je suis au centre du monde tel qu'il gronde en moi
    avec la rumeur de mon âme dans tous les coins
    je vais jusqu'au bout des comètes de mon sang
    haletant
               harcelé de néant
                                        et dynamité
    de petites apocalypses
    les deux mains dans les furies dans les féeries
    ô mains
    ô poings
    comme des cogneurs de folles tendresses
    mais que tu m'aimes et si tu m'aimes
    s'exhalera le froid natal de mes poumons
    le sang tournera ô grand cirque
    je sais que tout mon amour
    sera retourné comme un jardin détruit
    qu'importe je serai toujours si je suis seul
    cet homme de lisière à bramer ton nom
    éperdument malheureux parmi les pluies de trèfles
    mon amour ô ma plainte
    de merle-chat dans la nuit buissonneuse
    ô fou feu froid de la neige
    beau sexe léger ô ma neige
    mon amour d'éclairs lapidée
    morte
    dans le froid des plus lointaines flammes

    puis les années m'emportent sens dessus dessous
    je m'en vais en délabre au bout de mon rouleau
    des voix murmurent les récits de ton domaine
    à part moi je me parle
    que vais-je devenir dans ma force fracassée
    ma force noire du bout de mes montagnes
    pour te voir à jamais je déporte mon regard
    je me tiens aux écoutes des sirènes
    dans la longue nuit effilée du clocher de 
           Saint-Jacques
    et parmi ces bouts de temps qui halètent
    me voici de nouveau campé dans ta légende
    tes grands yeux qui voient beaucoup de cortèges
    les chevaux de bois de tes rires
    tes yeux de paille et d'or
    seront toujours au fond de mon coeur
    et ils traverseront les siècles

    je marche à toi, je titube à toi, je meurs de toi
    lentement je m'affale de tout mon long dans l'âme
    je marche à toi, je titube à toi, je bois
    à la gourde vide du sens de la vie
    à ces pas semés dans les rues sans nord ni sud
    à ces taloches de vent sans queue et sans tête
    je n'ai plus de visage pour l'amour
    je n'ai plus de visage pour rien de rien
    parfois je m'assois par pitié de moi
    j'ouvre mes bras à la croix des sommeils
    mon corps est un dernier réseau de tics amoureux
    avec à mes doigts les ficelles des souvenirs perdus
    je n'attends pas à demain je t'attends
    je n'attends pas la fin du monde je t'attends
    dégagé de la fausse auréole de ma vie.


    Gaston Miron (1928-1996), L’homme rapaillé (Poésie/Gallimard)
    Et, ci-dessous, un spectacle splendide à écouter et à regarder : Daniel Mille Sextet invite Jean-Louis Trintignant :
    https://www.youtube.com/watch?v=qTwcdyaPX5Y

     

  • je marche à toi

    Capture d’écran 2017-03-08 à 01.06.41.pngJ'ai écouté la voix de Jean-Louis Trintignant ce mardi soir, à la salle Pleyel (Paris). Il a lu de nombreux poèmes de Desnos, de Prévert, de Vian... Le plus émouvant, de loin, car il invoquait le souvenir de Marie sa fille, est de Gaston Miron, et ce sont les derniers vers du long poème intitulé La marche à l'amour, extrait du recueil L'homme rapaillé). J'ajoute que, sans les violoncelles, la contrebasse et l'accordéon (Daniel Mille) superbement mis au service de la musique d'Astor Piazzolla, ce spectacle formidable n'aurait rien donné ; ou si peu. Voici le poème majeur - arrangé, allongé par Trintignant :

    --- 

    je marche à toi, je titube à toi, je meurs de toi

    lentement je m'affale de tout mon long dans l'âme

     

    je marche à toi, je titube à toi, je bois

    à la gourde vide du sens de la vie

    à ces pas semés dans les rues sans nord ni sud

    à ces taloches de vent sans queue et sans tête

     

    je marche à toi, je titube à toi, je meurs de toi

    lentement je m'affale de tout mon long dans l'âme

     

    je marche à toi, je titube à toi, je bois

     

    je n'ai plus de visage pour l'amour

    je n'ai plus de visage pour rien de rien

    parfois je m'assois par pitié de moi

    j'ouvre mes bras à la croix des sommeils

    à la croix des sommeils

     

    mon corps est un dernier réseau de tics amoureux

    avec à mes doigts les ficelles des souvenirs perdus

    je n'attends pas à demain je t'attends

    je n'attends pas la fin du monde je t'attends

    dégagé de la fausse auréole de ma vie

     

    je n'attends pas à demain je t'attends

    je n'attends pas la fin du monde je t'attends

    je n'attends pas à demain je t'attends

    je n'attends pas la fin du monde je t'attends

     

    je t’attends…

     

     

  • Le chant profond des vivants qui ne renoncent pas


    Capture d’écran 2017-02-27 à 16.41.21.pngCapture d’écran 2017-02-27 à 16.36.24.pngCapture d’écran 2017-02-27 à 16.35.40.png
    Capture d’écran 2017-02-27 à 16.36.39.pngTenir parole, transmettre, conjuguer visible et invisible. La poésie endosse bien des rôles. Deux poètes à leur façon, André Velter, auteur et directeur de la fameuse collection de poche Poésie/Gallimard, et Ernest Pignon-Ernest, artiste plasticien imbibé par l’âme et le regard des poètes, ont déjà signé plusieurs ouvrages ensemble. Ceux consacrés à « Zingaro, suite équestre », sont dans nos mémoires vives. Le nouveau, qui paraît, « CEUX de la poésie vécue » (Actes Sud) est un magnifique album qui rend hommage, en dessins et en mots, à une vingtaine de poètes majeurs, et dont la parole est éternelle : Nerval, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Apollinaire, Cendrars, Maïakovsky, Éluard, Artaud, Aragon, Garcia Lorca, Michaux, Desnos, Hikmet, Neruda, Char, Genet, Pasolini, Darwich. Nous connaissons l’ardeur de Pignon-Ernest à poétiser les murs, comme ceux de Naples avec ces fameux grands dessins de Pasolini représenté en Pietà, ceux des docks de Brest avec Genet, ou encore de Darwich à Ramallah, à Jérusalem. Car la parole en lutte est aussi de mise dans ce riche album. C’est des poètes irréductibles, capteurs de signes et porteurs de paroles de révolte qu’il s’agit. « La poésie a la vie dure, même si on l’annonce régulièrement à l’article de la mort », précise Velter en introduction. « La poésie refuse d’être un ornement », poursuit-il, car « ceux de la poésie vécue ne sont en aucun cas des adeptes d’on ne sait quelle tour d’ivoire ». La poésie comme arme de combat « dit le réel, mais en le révélant plus vaste, et d’une prodigieuse intensité ». C’est cette tension, cet escalier vers la pureté qui jaillit de chaque page, et les splendides portraits au trait de poètes, les photos des grands dessins en pied de Pignon, prises sur les murs de tant de villes, y compris françaises : Desnos, Rimbaud à Paris et Charleville-Mézières, Artaud à l’hôpital d’Ivry-sur-Seine… donnent à ce livre précieux sa dimension de liberté chérie. L.M.

  • FLAIR, j'aime

    Capture d’écran 2017-02-25 à 14.25.04.pngLisez FLAIR Play, le nouveau magazine qui parle de rugby en faisant considérablement bouger les lignes. On y cause ballon ovale, culture, sensibilité, franche philosophie, tact et pas tacle mais aussi tactique, rencontres et pas interviews, échanges et passes croisées, saveurs directes, partage authentiquement altruiste, arts beaux et bons, mouches du coach, transmission (ca-pi-tal!) et salutaires recentrages, et de tant d'autres choses appartenant à l'univers d'un sport vraiment pas comme les autres, et dont les valeurs (terme galvaudé) sont de plus en plus nécessaires dans notre monde en capilotade. Bravo à Sophie Surrullo et à Christophe Schaeffer, initiateurs et pilotes du projet. De belles plumes habitées par l'Ovalie y officient, comme celles de Richard Escot, Benoît Jeantet, Vincent Péré-Lahaille, Nemer Habib... J'y tiens chronique (totalement en roue libre) à partir du n°2 qui paraît. Cela s'appelle mes J'aime. Sous la têtière intelligence situationnelle. Excusez du peu. Voici deux extraits sur six, à exécution :

    2017-02-23 12.20.42.jpg2017-02-23 12.21.10.jpg

  • déconnectionature

    Capture d’écran 2017-01-29 à 13.47.26.png

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Voilà un drame auquel je pense de façon récurrente depuis que je suis devenu père. Vivre au plus près de la Nature, en oublier sa nature humaine, tenter par tous les moyens de nous confondre avec le monde animal, afin d'être accepté par lui en ses territoires, pratiquer l'approche, le mimétisme, l'oubli absolu de soi et de notre culture, de nos repères, pratiquer l'imprégnation au plus près, retrouver avec un bonheur ineffable notre instinct enfoui - autant que faire se peut -, est non seulement un plaisir (le plus grand que j'ai jamais connu, éprouvé, ressenti de toutes mes fibres d'homme sensible), mais une nécessité; désormais. Car, nos enfants : les miens d'abord, les tiens ensuite, lecteur, n'ont hélas qu'une vague idée de la prédation et de sa nécessaire cruauté (un concept culturel, déjà - ça commence!), condition sine qua non de la survie de chaque espèce dans la chaîne écologique, alimentaire et blablabla. Ils ne savent souvent de la viande qu'une barquette blanche recouverte de cellophane avec un extrait posé à plat, froidement, entre. Et refusent de savoir l'entre deux : l'entre vie-et-mise au rayon frais. C'est bien sûr désolant, attristant même. Y remédier semble aujourd'hui peine perdue, tant la "décadence" (annoncée par Michel Onfray), semble en marche. Donc, la déconnection. Un mal planétaire. Celui de l'intermédiaire, du filtre virtuel, celui de l'Internet - je ne ferai pas de dessin, c'est inutile. Chacun comprend. Cette déconnection-là, la Terre la paiera cher. Car, pour une fois, la méconnaissance du "terrain" va plomber durablement l'espèce humaine. Parce que, au fond, chacun s'en fout et se contente de dédouaner sa conscience en "likant" tel truc ou telle cause sur un réseau social. Affligeant, non?.. L.M.

     
  • je me calfeutre

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    Le calfeutrage est une prison volontaire d’une grande douceur. On se love, on tourne en rond comme un chien au-dessus de sa couche, et pour un peu nous gratterions instinctivement, comme lui (et de manière totalement absurde, mais l’instinct n’est-ce pas…) jusqu’au carrelage, afin d’y trouver la chaleur imaginée sous la terre froide en sa surface. « Je me calfeutre », dit Cyrano. J’aime ce « feeuutre ». Le sentez-vous seulement? Il dit tout de ce que nous prenons alors soin de dissimuler avec circonspection : nos pieds d’abord, notre cou, nos extrémités, sauf le nez, quoique. Sous le plaid, la couverture, la couette, l’ensemble couvrant, le toit de la tente, même si celui-ci nous prive de la voute céleste et étoilée. J’ai vu des kayaks transparents à Mayotte. Quelle divine invention! Existe t-il des tentes translucides, comme à l’hôtel merveilleux « Aire de Bardenas », en Navarre, soit en plein désert, qui puissent nous offrir la possibilité de faire l’amour tout en regardant Orion ou la Grande Ourse – ce qui n’empêche aucune jouissance, bien au contraire. Aujourd’hui, 8 janvier, il ne fait pas chaud, et un tel euphémisme est toujours « le moins que l’on puisse dire ». Ou écrire. J’ai pourtant une furieuse envie d’enfiler une combi intégrale, de prendre une planche et d’aller, de courir, surfer. Glassy. Un mètre, un mètre cinquante, La Chambre d’Amour, ma chambre d’amour, des vagues accortes, avec des tubes ronds comme la nuit opportune, un vent d’Est, un ciel bleu pur et dur, un horizon sans promesses, pour une fois. « Que faire ? », dirait Lénine. « Foncer », répond Macron. Et vlam ! Mon époque me désespère, « la marée montante de la bêtise » (Camus) me rattrape. Faute de cieux, je choisis de lire Onfray pour tenter d’oublier tout ce bastringue. Nous surferons un autre jour. L.M.

     
  • L’exotique du quotidien

    Qu’on ne se méprenne pas, il s’agit là d’un plaisir de physionomiste, pas de fan. D’un plaisir d’ornithologue, aussi. Reconnaître un oiseau en vol par grand vent debout, ou un écrivain qui s’engouffre dans une voiture, est un plaisir égal, qui trouve sa source dans la re-connaissance. Le salaire de la mémoire est un juste plaisir.

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    Musarder à Paris présente l’avantage d’y croiser « des gens ». Il y a quelques mois, par exemple, j’ai vu Anouk Aimée boulevard Raspail, et je fus frappé par la classe intacte d’une femme splendide. Je garderai toujours l’image de son regard qui croisa le mien, devant la librairie Gallimard, où j’espérais qu’elle fasse une halte. J’aurais alors poussé la porte sans effort afin de prolonger l’observation. Un après-midi, tandis que je trafiquais parmi les « collection Blanche » dans cette belle librairie, c’est François Mitterrand, alors locataire de l’Élysée, qui s’y arrêta, et y acheta quelques ouvrages. Sa présence envahît absolument le lieu comme un chant de silence. Aujourd’hui –cet après-midi, lundi 19 décembre, c’est Emmanuelle Béart que j’ai vue rue Gracieuse, mais comme elle était emmitouflée à la manière d’un bébé Inuit calé dans sa poussette, il a fallu qu’elle me frôle pour que je la reconnaisse. Je ne sais qui, du succès ou des frimas, l’oblige à se dissimuler sous la silhouette de Bibendum. Il m’arrivait, il y a quelques années, de prendre le bus n°83 en même temps que Laetitia Casta, et mon cœur cognait tellement que je regardais ma chemise, car je pensais naïvement qu’elle pouvait la voir trembler. Un peu comme lorsque, dans une autre vie, j’approchais à plat ventre un cerf ou un vol de vanneaux. Quand François Cheng monte dans le n°27 en même temps que moi, cela me procure une émotion poétique, davantage empreinte de sagesse. Mon cœur demeure au ralenti. Croiser régulièrement « ceux du quartier », les familiers, ou ceux qui y frayent fréquemment : Jean-Pierre Léaud, Daniel Pennac, Jacques-Pierre Amette, Monica Bellucci et ses filles, Tahar Ben Jelloun, Nancy Huston, les époux Tiberi, Hervé Vilard, Mathilde Saignier, n’émeut guère plus. C’est s’ils viennent à manquer au paysage que l’on s’interroge, puisqu’ils en dessinent pour partie les contours. Et je cite ces noms comme j’énumèrerais chevalier gambette, courlis corlieu, pluvier doré, bécassine sourde, sarcelle d’hiver et râle des genêts – pour me limiter à un biotope de zones humides, lequel a ma préférence… Tu as pris quoi aujourd’hui ? (tu as vu qui, tantôt). Je plumerai plus tard (je te raconterai les rues) – envie d’un hot whiskey et d’un disque de Savall, avant, je déchausse, décompresse, puis je m’occupe de tout, chérie… En revanche, ce qui émoustille, c’est de voir une espèce égarée, comme on le dit d’un oiseau migrateur repéré hors de ses couloirs et territoires habituels. Soit, un germanopratin à Belleville, ou un people du 7ème en plein 13ème. Pour un peu, nous serions tenté de lui demander visa et carnet de vaccination. Car, rien n’est plus simple que de vouloir observer une concentration d’écrivains du côté de l’Odéon, puisque c’est leur réserve, leur lieu de gagnage. La trophéite y est fastoche. Il n’y a qu’à zyeuter dans le tas… Non, plus excitants sont la billebaude et l’approche, surtout. Lorsque je vivais encore à Bordeaux, et que je correspondais seulement par lettres avec Julien Gracq, il m’arriva de venir à Paris (juste) pour y jouer le paparazzi-ornitho rue de Grenelle, afin de guetter sa sortie de chez lui; il vivait au n°61. J’eus un foudroiement incandescent dans le ventre lorsqu’il apparut, vêtu d’un manteau gris à chevrons et la tête recouverte d’une toque en Astrakan. Lorsqu’il disparut, happé par l’escalier, à l’entrée du métro Bac, je fus saisi d’un vertige douloureux, comme si je m’étais trouvé au bord d’une falaise de la côte normande, par vent arrière… Aujourd’hui, je me souviens aussi de grands disparus, croisés au hasard des rues : Emil Cioran, Albert Cossery, Antoine Blondin… Et aussi de moments : Patrick Modiano, le bien vivant, photocopiant Un pedigree, rue de Vaugirard, tandis que je photocopiais aussi un truc à côté de lui. Là, j’étais sans planque, sans jumelles, et l’oiseau (pas) rare – il habite à un jet de galet de là -, s’était posé devant mes bottes, bécassine se laissant tomber comme une pierre, au mépris de toute méfiance, entre chienne et louve, dans un marais accorte et avec force « ffrrrrrt » produit par les plumes de sa queue. Ce qui pour moi, encore aujourd'hui, symbolise la confiance aveugle absolue… Mais la faune que je préfère, c’est celle à laquelle je rends fréquemment visite, quand je le souhaite : les animaux du zoo du Jardin des Plantes sont mes potes. Une faune emprisonnée. Je leur fais donc des coucous de courtoisie, non sans une certaine tristesse, que je tache de dissimuler de mon mieux. Il m’arrive de parler à un oryx, à une chouette harfang, à un orang-outan, à un ara, une panthère des neiges. J’agis discrètement, afin de ne pas éveiller le regard de mes congénères, qui serait torve. J’ai de l’amitié pour les nombreuses corneilles qui prospèrent là - pourtant, elles sont invasives et de plus en plus arrogantes -, pour les palombes si grasses qu’elles répugnent à voleter jusqu’aux jardins du Luxembourg voisins, et pour les faucons crécerelle au vol furtif et rasant, qui ne cessent de chasser au-dessus de nos têtes. Et c’est ainsi que Paris est grand. L.M.

    Photo de bécassine des marais : © J.-P. Siblet

  • Ce qu’est l’esprit hussard

    2016-12-05 11.58.20.jpg« C’est le désespoir avec l’allégresse. C’est le pessimisme avec la gaité. C’est la piété avec l’ironie. C’est un refus avec un appel. C’est une enfance avec son secret. C’est l’honneur avec le courage et le courage avec la désinvolture. C’est une fierté avec un charme. C’est ce charme-là hérissé de pointes. C’est une force avec son abandon. C’est une fidélité. C’est une élégance. C’est ce qui ne sert aucune carrière sous aucun régime. C’est une allure. C’est le conte d’Andersen quand on montre du doigt le roi nu. C’est la chouannerie sous la Convention. C’est le christianisme des catacombes. C’est le passé sous le regard de l’avenir et la mort sous celui de la vie. C’est la solitude. C’est le danger. C’est le dandysme. C’est le capitaine de Boieldieu avec ses gants blancs. » Marcel Aymé

  • On se croit curieux...

    téléchargement.jpegOn se croit curieux, et nous passons à côté de choses, comme ça, qui sont de petits cadeaux mieux dissimulés que des oeufs de Pâques dans le jardin de notre enfance. Je viens de découvrir (à la faveur d'un message amical et bienveillant), un écho écrit à une émission de radio (cliquez ci-dessous), et je remercie au passage Philippe Vallet, fort tard certes, mais vieux motard que j'aimais, n'est-ce pas. Il s'agit de mon premier roman, écrit à l'âge de 23 ans, soit il y a (putain!..) 35 ans... Purée... Outch, la gifle. Envie donc de partager, car c'est de saison : l'arrière-automne, le givre, les parfums capiteux de sous-bois, la migration qui strie le ciel bellement, l'écharpe diaphane du brouillard de l'aube, tout ça qui fait le sel de l'existence, pour peu que nous la voulions, ou voudrions toujours là, parmi ces plaisirs simples, et surtout naturels, sans aucun artifice. Jamais...

    chasses furtives

  • sans la musique baroque, on ferait comment...

    Capture d’écran 2016-11-03 à 23.03.04.pngUne heure et demie d'émotion, de larmes de joie et de regret, soit tout l'esprit des Lachrimae concentré ici, là, un temps sans issue palpable de musique baroque épurée jusqu'à l'os, grâce au talent de Jordi Savall et de son ensemble Hesperion XXI, tout cela en hommage à Montserrat Figueras, la femme disparue de Jordi, la moitié de l'âme de l'ensemble, l'esprit, la jumelle, l'hémisphère de tant et tant d'années, la voix surtout, la voix unique, cette voix entendue "pour de vrai" une première fois un soir divin de septembre 1980 dans une église de Coimbra, au Portugal, et après l'avoir tant écoutée sur les 33 Tours de la Platine... En hommage donc, cette heure et demie de bonheur serein et doux, ça vous dit?.. Et bien allez, zou :

    https://www.youtube.com/watch?v=dJDce7wUwDs

     
     

     

     
  • Sunset Song

    Capture d’écran 2016-11-03 à 00.19.07.pngEnvie, sincère, de partager le plaisir que je viens d'éprouver en regardant ce film puissant, et injustement passé inaperçu. Rustre avec délicatesse, rude et si tendre, cru mais si percutant, vrai, car essentiel avec pudeur et tact, cette histoire d'une femme d'exception, la réalité de la couardise de la Grande Guerre, circonscrite avec justesse, l'amour ingénu et total, la nature écossaise, sauvage mais souple de la région d'Aberdeen (que j'adore, et pas que pour ses whiskies), le jeu émouvant de bout en bout de la très belle Agyness Deyn, enfin... Tout cela en fait, je crois, un film fort. L.M.

    Sunset Song

     

  • Bob

    Capture d’écran 2016-10-15 à 13.00.33.pngJ'aime écouter Bob Dylan depuis toujours, et je suis contre tous les amalgames. Aussi...

    L’académie Nobel a beau être la mesure étalon - supposée - de l’excellence planétaire, je n’ai jamais accordé trop de crédit à ses choix pour la littérature, car d'abord qui sont ces jurés? Et pourquoi leur vote dans le plus grand huis-clos, leur sanction, seraient-ils le reflet du goût mondial, au même titre qu'un Traité devrait toujours avoir, de facto, une autorité supranationale (soit sur toute Loi), ou qu'un 99/100 attribué il y a peu encore par Robert Parker (surnommé Bob, d'ailleurs), le gourou effrayant de la planète vins, devrait de façon dictatoriale élire le meilleur... La première question est : je me fie ou je me méfie. La seconde : chacun mes goûts n'est-il qu'un indigent jeu de mots?

    Les académiciens scandinaves ont, de surcroît, toujours oscillé entre une valeur sûre et convenue, archi reconnue et traduite partout, et une sombre poétesse inconnue, sauf de ses voisins, à peine publiée et timidement traduite. Là, il semblerait qu’ils souhaitent s’offrir une cure de jouvence, se la jouer djeun’s, au point d'en oublier l'objet livre : et allez, tiens, on explose les cadres… Sauf que ça redéfinit, eu égard à leur incontestable aura, de façon indirecte, induite, inexorable, les définitions de l’écrivain, de l’œuvre, de l’exigence, du travail considérable - et même de la littérature. Gide, Kipling, Camus, Kawabata, Beckett, Garcia Marquez, Simon, Naipaul, Mann, Mauriac, Grass, Faulkner, Hemingway, Bergson... n’ont rien à voir avec un chanteur, poète certes, mais dont les vers (je les ai relus avant-hier), n’ont pas - me dis-je -, la teneur de ceux d’un Saint John Perse, ni la profondeur de ceux d’un Milosz, ou la portée des poèmes d’un Pasternak, la sensibilité inouïe des textes d’un Paz, la puissance de l'oeuvre d’un Séféris, l’émotion amoureuse des chants d’un Neruda, la tendresse forte des élégies d’un Elytis, la rigueur et la rugosité des poèmes essentiels d’un Heaney, la fragilité infinie des paquets de peau crue d’un Yeats, ni même la légèreté écorchée vive d’un Maeterlinck…

    Ou bien alors, signe des temps, le nivellement par le bas enfante une médiocratisation généralisée qui fait norme ; nouvelle norme. Pour rire, je me disais alors que Francis Lalanne pourrait figurer sur la liste des Goncourt (un autre Francis - Cabrel, en ferait une jaunisse), que Keith Richards pourrait prétendre au Nobel de médecine (la blague circule sur la Toile depuis un jour), que Nadine Morano pouvait être propulsée ministre de la culture, puisque les Américains risquent d’avoir Trump pour président, et que nous avons la France de Cyril Hanouna en guise de punition à nos laxismes cathodiques.

    Alors, je ne crains pas de paraître ringard, « old school », antimoderne, ce que l’on voudra, car je me sens juste viscéralement attaché à une qualité d’écriture, à la « distinction », à l’exigence, à la magie du mot, du verbe, de la phrase, à ce qui fait sens, œuvre, voire intemporalité. A une certaine idée de la littérature. Que tout cela a un... prix, mais pas forcément étalonné, et aux contours de récompense. Que ça doit vraiment avoir de la gueule, de l'épaisseur, de la teneur, du fond et de la forme réunis. Et parce que j'aime démesurément la littérature, le plaisir du texte, l'objet livre, l'oeuvre en cours, l'obsession du work in progress, je m'interroge sur une certaine dissolution qui m'apparaît périlleuse. A force de mélanger les genres (ni art majeur, ni art mineur, entends-je), de dissoudre et donc de prêter à confusion, on ne reconnaît plus grand chose, et le magma sans cadre ni repères ne me dit rien qui vaille, durablement, car si je ne peux plus nommer, singulariser, désuniformiser... j'amalgame tout et mon jugement se brouille.

    Je ne pense donc pas que Bob Dylan soit dans cette zone d'exigence-là. J'aime l'écouter depuis toujours, avec son timbre, sa verve, sa hargne des débuts, depuis Blowin'... le recours à l'harmonica, le Vietnam, Joan Baez, tout, mais je n'aime donc guère confondre les choses, je le répète volontairement, considérant que cela n'est jamais salutaire. En tous cas, Dylan m'apparaît moins essentiel qu'un Leonard Cohen; par exemple. Et si les Suédois du Nobel entendaient envoyer un signal (politique) fort – car ils savent faire, à l’occasion -, à l’Amérique des « trumpistes », ils se sont trompé de champion… Le donner à titre posthume - tant qu'à innover! -, à Jim Harrison, eut été un vrai geste. Ou bien l'attribuer, logiquement et sans surprise, au grand Philip Roth bien sûr. Mais il en a été décidé autrement.

    Dès lors, les prochains Nobel de littérature pèseront moins qu'une plume sur mon sentiment. La dévalorisation de ce nom m'est vertigineuse, depuis jeudi. Et  je pense tout à trac, tendrement à Bob Lobo Antunes, à Bob Adonis, et aussi à Bob Kundera...

    Léon Mazzella

    P.S. : une ambiance délétère, opérant par capillarité, est résolument culturophobe. Et oublieuse. Volontairement partisane de l'amnésie. Dans le déni de ce terreau, comme le nommait Julien Gracq, sans lequel toute littérature du présent ne saurait pousser. Autrement dit, privé de quoi, l'éphémère n'est qu'inconsistance; condamné à faner.

  • Relire régulièrement René Guy Cadou

    Capture d’écran 2016-10-12 à 19.37.08.png... Poésie la vie entière (Seghers), comme on descend chercher une bouteille dans la pénombre, pour se faire du bien avec un ami de passage, soupirer d'aise tandis que le jour s'efface; et le concours d'une épaule qui ne fuit pas...

     

    CELUI QUI ENTRE PAR HASARD

     

    Celui qui entre par hasard dans la demeure d'un poète

    Ne sait pas que les meubles ont pouvoir sur lui

    Que chaque nœud du bois renferme davantage

    De cris d'oiseaux que tout le cœur de la forêt

    II suffit qu'une lampe pose son cou de femme

    A la tombée du soir contre un angle verni

    Pour délivrer soudain mille peuples d'abeilles

    Et l'odeur de pain frais des cerisiers fleuris

    Car tel est le bonheur de cette solitude

    Qu'une caresse toute plate de la main

    Redonne à ces grands meubles noirs et taciturnes

    La légèreté d'un arbre dans le matin.

     

     

    REFUGE POUR LES OISEAUX

     

    Entrez n'hésitez pas c'est ici ma poitrine
    Beaux oiseaux vous êtes la verroterie fine
    De mon sang je vous veux sur mes mains
    Logés dans mes poumons parmi l'odeur du thym
    Dressés sur le perchoir délicat de mes lèvres
    Ou bien encor pris dans la glu d'un rêve
    Ainsi qu'une araignée dans les fils du matin
    La douleur et la chaux ont blanchi mon épaule
    Vous dormirez contre ma joue les têtes folles
    Pourront bien s'enivrer des raisins de mon coeur
    Maintenant que vous êtes là je n'ai plus peur
    De manquer au devoir sacré de la parole
    C'est à travers vos chants que je parle de moi
    Vous me glissez des bouts de ciel entre les doigts
    Le soleil le grand vent la neige me pénétrent
    Je suis debout dans l'air ainsi qu'une fenêtre
    Ouverte et je vois loin
    Le Christ est devenu mon plus proche voisin
    Vous savez qu'il y a du bleu dans mes prunelles
    Et vous le gaspillez un peu dans tous les yeux
    Refermez les forêts sur moi c'est merveilleux
    Cet astre qui ressemble tant à mon visage
    Un jour vous écrirez mon nom en pleine page
    D'un vol très simple et doux
    Et vous direz alors c'est René Guy Cadou
    Il monte au ciel avec pour unique équipage
    La caille la perdrix et le canard sauvage

     

     

  • impudeur, peut-être

     

    Capture d’écran 2016-08-18 à 13.53.06.png

    Je sais, c'est impudique, mais comme cette photo évoque une scène de cinéma, de l'avis, fiable, de ceux qui l'ont vue, je la propose ici, m'autorisant un coup de canif dans toute déontologie minimale. Ma mère est dans la DS. C'est un dimanche après-midi (entre 1970 et 1976), dans le port de Bayonne. Le m/s Léon Mazzella est à quai, de retour d'Afrique avec rien dans ses flancs, puisqu'il chargera ici. Ce sera selon : soufre, phosphate, traverses de chemin de fer... Derrière lui, en reflet sur les vitres du dernier hommage rendu à la carrosserie automobile (la Citroën précitée), se devine le m/s Cap Falcon, autre navire de la flotte de mon père, armateur. Papa est forcément à bord. Maman a l'air de s'ennuyer grave. Il lui tarde de rentrer et de préparer les pâtes pour la famille. Après le bain des enfants. Et zou, au lit fissa pronto!.. C'est dimanche. Après ce sera plateau-non! pas télé, autre chose avec son homme.
    L.M.
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    P.S. : Le levier de vitesses est au volant, le modèle date bien. Le rétroviseur central produit un clic-clac mat lorsqu'on l'actionne (jour/nuit), afin de lutter contre l'éblouissement des phares - jaunes -, du con qui suit et qui ne pense pas à passer en code. La montre, rectangulaire, se règle à la main avec un gros bouton. Le poste, qui a déjà connu plusieurs ID et DS, est un Radiola toujours branché sur RMC, que mon père appelait "Radio Andorra"!.. Pourquoi maman ne baisse-t-elle pas la vitre, afin de respirer un peu d'air fluvial chargé de marée montante (c'est mieux que descendante) ? Le bruit des grues, peut-être. L'envie de rentrer, sans doute...

     
     
     

     

  • Quand Michel Onfray évoque le temps du vin...

    téléchargement (1).jpeg... Cela devient jouissif. Je rentrais du marché de Bayonne, cet après-midi, il était 15h environ, et j'avais déjeuné d'un pied de cochon anthologique avec des frites a gusto au bord de la Nive, malgré le soleil qui, en terrasse, me cramait le crâne, et tout en lisant Faites les Fêtes, de Francis Marmande (éd. Lignes). Je me dirigeais vers la plage de La Chambre d'Amour, afin d'aller me fracasser le corps tout entier comme j'aime le faire, les pieds plantés dans le gravier, jambes écartées, ou bien (mieux) en plongeant à la dernière seconde à ras le ras du ras, dans les vagues de la marée presque haute (ici, on appelle ça le shore-break, et ça se prononce d'un seul coup comme ça : chorbrek. Rien à voir avec la chorba), lorsque France Culture, dans la voiture, m'interpella. C'était Michel Onfray qui parlait du vin de champagne - et autres vins de saint-émilion, sauternes, pomerol, ou de modestes languedocs... Avec un savoir bachelardien, une sensibilité cosmique, une tendresse filiale, une connaissance réelle et fine, le philosophe spinozien, nietzschéen, camusien (tout ce que nous détestons, en somme, n'est-ce pas), égrenait des expériences de dégustations, et de rencontres avec des vignerons, qui me subjugua. Aussi, l'émission m'obligea-t-elle plaisamment à me garer au bord de l'Adour, juste avant La Barre, afin de la savourer yeux mi-clos, oreilles grand large. Elle dure 1h30, cette émission, et j'en ai rattrapé pour vous le podcast. Mais c'est passionnant à partir de la 18ème minute (pour les pressés), et jusqu'à la fin. Car, même l'épilogue est délicieux comme une mignardise, ou bien comme un tout petit verre de liquoreux sorti de nulle part, façon botte secrète. Je vous en livre par conséquent le lien, afin qu'il vous lie, à votre tour, à cette parole souple et solaire, assemblée et rassemblante, enivrante et juste, je crois. C'est du grand art verbal, soutenu par une culture immense et sans faille apparente (*). Soit, pour qui aime les vins, un pur moment de dégustation philosophique précieux comme un millésime de grande garde à boire ce soir même. Cliquez, amis hédonistes : Onfray et le vin  Première ligne : Les formes liquides du temps

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    (*) Juste un truc, oh, un détail, il confond l'Etna et le Vésuve à propos du Lachrima Christi, c'est vraiment pas grave!..

  • Drôle d'oiseau

    Capture d’écran 2016-06-13 à 09.11.27.pngUne cage allait à la recherche d'un oiseau. Kafka (Journal).

    Cette phrase me hante depuis sa découverte il y a quarante ans.

    De même, la métaphore du fruit appelé physalis (d'un mot grec signifiant vessie), surnommé amour en cage (photo), laisse rêveur.

    De là à prendre ce qui fait battre mon coeur pour une lanterne...

    Kafka, ce drôle d'oiseau, craignait peut-être la liberté. L.M.

  • Poésie de la douleur

    Définitions de la douleur : "La douleur lancinante est une douleur proche de la douleur exquise, c'est-à-dire comportant des épisodes de lancement survenant par paroxysmes. La douleur fulgurante est une douleur dont l'intensité est particulièrement vive et qui survient de manière spontanée. Les patients la comparent d'ailleurs à des coups de poignard ou à des éclairs. Ce genre de douleur survient au cours de la dégénérescence nerveuse (neuropathie) comme celle apparaissant pendant les complications neurologiques du diabète entre autres. La douleur exquise est une douleur localisée dans des zones bien limitées et qui survient par acmé c'est-à-dire par épisodes pendant lesquelles elle est plus intense. Cette douleur est caractéristique entre autres de l'appendicite ou encore de l'hyperuricémie (goutte). La douleur térébrante est une douleur profonde semblant correspondre à la pénétration d'un corps susceptible de causer une infraction dans l'organisme (vulnérant). La douleur pulsative se caractérise par des élancements sous forme de battements douloureux qui sont perçus dans les zones présentant une inflammation entre autres. La douleur pongitive est une douleur comparable à celle obtenue après pénétration profonde d'un objet contondant . Ce type de douleur est celle de la pleurésie entre autres. La douleur tensive est une douleur s'accompagnant d'une sensation de distension. Cette douleur est celle de l'abcès, de l'inflammation d'une muqueuse digestive ou respiratoire entre autres. La douleur erratique est une douleur labile, qui n'est pas fixe, changeant souvent de place. Cette douleur est caractéristique des rhumatismes. La douleur tormineuse correspond à une atteinte du gros intestin, ou plus généralement d'un viscère abdominal quel qu'il soit (voie digestive, voies urinaires, ...) et correspondant à la colique. Ce type de douleur survient sous forme d'accès. La douleur ostéocope appelée également ostéodynie est une douleur profonde de type aiguë. La caractéristique majeure de ce type de douleur est l'absence de coïncidence avec un symptôme extérieur. La douleur gravative est une douleur qui s'accompagne d'une impression de pesanteur."

    Ces lignes sont extraites de : vulgaris-medical.com , où je me suis rendu par hasard, en googlelisant pour voir, savoir, lorsque j'appris que je souffrais d'une douleur exquise qui me conduisit aux urgences hospitalières... L'expression m'apparut si splendide, sur le compte-rendu rédigé par l'interne, qu'elle eut presque un effet soulageant -enfin, dans l'idée que je m'en fis seulement. Tout à coup la médecine me sembla plus douce, plus sensible. En un mot, poétique oui. Ecoutez : Palpation des épineuses cervicales indolore... Pas de signe de la sonnette... Pas de systématisation radiculaire de la douleur... Douleur exquise à la palpation de l'insertion des tendons de la coiffe au niveau de l'humérus. C'est simplement beau (pour désigner une jolie tendinite calcifiée du sus-épineux). J'entends Laurent Terzieff prononcer ces mots, voire Jean Vilar les déclamer. Je ne sais pas si je soumettrais le diagnostic à la lecture par un Fabrice Luchini… N'était l’emploi, toujours malvenu, de ce au niveau de, l'extrait de cet « examen clinique initial » pourrait s'être échappé d'une page de Ponge. Magie des mots qui surgissent, comme enluminés, là où on ne les attend jamais. L.M.

  • matinalement

    L'aube. Au Moyen-Âge, cela désigne aussi un genre, ou plutôt une forme littéraire assez singulière : c'est une poésie lyrique qui a pour thème la séparation de deux êtres qui s'aiment au point du jour . Accompagnée d'une mélodie savante, elle comporte trois grands thèmes : séparation des amants à l'aube; chant des oiseaux et lever du soleil, intervention du guetteur qui interdit à tout importun de s'approcher et prévient les amants qu'avec l'aube vient la séparation.

    Karl Gottlob Schelle : La bienveillance, la cordialité, la franchise, s'installent dans le coeur qui s'ouvre à la nature; le genre humain, qui cesse de s'agiter dans l'arène des grandes passions telles que l'envie, l'avidité, l'égoïsme, apparaît, dans le miroir de la nature, dans une lumière plus pure. Un homme qui n'est pas dégénéré se sentira oppressé dès qu'il sera resté quelque temps sans voir la nature. (L'Art de se promener).

    Proust : Quand on aime, l'amour est trop grand pour pouvoir être contenu tout entier en nous; il irradie vers la personne aimée, rencontre en elle une surface qui l'arrête, le force à revenir vers son point de départ, et c'est ce choc en retour de notre propre tendresse que nous appelons les sentiments de l'autre et qui nous charme plus qu'à l'aller, parce que nous ne reconnaissons pas qu'elle vient de nous. (A l'ombre des jeunes filles en fleur).

    Gracq : Tant de mains pour transformer le monde et si peu de regards pour le contempler. 

    Capture d’écran 2016-06-03 à 07.05.16.png

    Photo : Maurice Ronet, dans Le Feu follet, de Louis Malle, d'après l'oeuvre de Drieu La Rochelle.

     

  • La révolution sera poétique ou ne sera pas

    Capture d’écran 2016-05-28 à 11.32.10.pngJe fais souvent ce rêve étrange et pénétrant... D'un monde gouverné par la poésie, d'un système dans lequel le mot politique serait toujours remplacé par le mot poétique, où la poésie serait la règle douce et désirée. Je me répète souvent (ici encore, il y a quelques semaines, et ce depuis qu'un jour de juillet 1977, je découvris sa parole), le mot de Hölderlin (photo) : A quoi bon des poètes en un temps de manque? (Wozu dichter in dürftiger zeit?), persuadé qu'ils ne sont jamais aussi nécessaires qu'en temps de crise, de guerre, de marasme social, de doute sociétal. Quand les mythologies s'effondrent, c'est dans la poésie que trouve refuge le divin, écrivait Saint-John Perse. Baudelaire : Il n'y a de grand parmi les hommes que le poète. Hölderlin, encore, répétait que c'est poétiquement que l'homme habite - ou doit habiter -, le monde. Voilà la parole vraie. S'efforcer naturellement (osons l'oxymore) de voir la beauté sous la peau des choses, de même que nous dev(ri)ons toujours frotter et limer notre cervelle à celle d'autrui, disait Montaigne à propos des voyages (en précurseur de l'ethnologie débarrassée de tout ethnocentrisme). Faire de la poésie un mode de vie, un état d'être au monde de chaque instant. Regarder, ressentir, penser, respirer, aimer, rire, parler poésie. Perse, à nouveau (*) : La poésie est action, elle est passion, elle est puissance (...) L'amour est son foyer, l'insoumission sa loi, et son lieu est partout, dans l'anticipation. A chacun sa foi. Croire en cela ne procure aucune espérance en un quelconque au-delà, mais forge et renforce notre pas sur la terre ferme, pensant, avec Eugenio de Andrade, que la démarche crée le chemin. L.M.

    (*) cité dans Habiter poétiquement le monde, anthologie manifeste présentée par Frédéric Brun, éd. Poesis - un livre pas encore vu/lu, évoqué par Le Figaro littéraire d'hier, et d'où je tire ces deux citations de Perse.

    ALLIANCES : 

    Capture d’écran 2016-05-28 à 15.16.34.pngEcouter :  Cigarettes after sex / Affection (cliquez).

     


    Capture d’écran 2016-05-28 à 15.15.42.pngBoire
    :
    le champagne de Barfontarc, un brut blanc de noirs de la Côte des Bar 100% pinot noir, donc. C'est miellé, abricoté, framboisé, crémeux, pulpeux, délicatement vivifié par une acidité gentiment surprenante en bouche. Finale exotique (15€ le prix du plaisir, à fiancer -manger!- avec un dos de cabillaud très épais, juteux, à peine pris au four par le haut).

     

  • Parle plus bas si c'est d'amour

    Capture d’écran 2016-04-28 à 09.42.44.pngIl y a des parfums shakespeariens dans l'atmosphère. Qui s'en plaindrait! Hier soir, Arte redonnait Beaucoup de bruit pour rien, du fougueux (et egocentrique) Kenneth Branagh - avec la superbe Emma Thompson, entre autres (le casting est de rêve) : la joie, la jeunesse, la beauté, l'audace, l'honneur, la frivolité et la turbulence des sentiments, la jalousie, la vengeance, l'amour, la délicatesse, la force... C'est d'ailleurs de cette pièce que la phrase reprise en titre de cette note est extraite. Et c'est le titre que Grasset (Les Cahiers Rouges) propose pour une petite anthologie délicieuse, en forme de dictionnaire d'à peine 130 pages, des citations du grand Will, dispersées dans ses quarante pièces et ses cent quarante-quatre sonnets. D'Ambition à Vieillesse, nous musardons et retrouvons avec un air satisfait Nous sommes de l'étoffe dont sont faits les rêves (Prospero, dans La Tempête), Un cheval! Un cheval! Mon royaume pour un cheval! (Richard III), et sans aller jusqu'à chercher To be..., nous tombons sur des perles, comme L'oiseau de l'aube chante toute la nuit (Hamlet), ou Les paroles qui les accompagnaient étaient faites d'un souffle si embaumé qu'ils en étaient plus riches. Puisqu'ils ont perdu leur parfum, reprenez-les; car, pour un noble coeur, le plus riche don devient pauvre, quand celui qui donne n'aime plus (Ophélie, dans Hamlet). Le même éditeur propose également un "vrai" Hamlet, présenté par Gérard Mordillat, qui en connaît un rayon. Il s'agirait là de la version antérieure à celle que le monde entier joue à l'envi sur toutes les scènes. Et qui aurait été écrite à quatre mains, avec le concours de Thomas Kyd donné à Shakespeare. C'est ce qu'affirmait un universitaire britannique, Gerald Mortimer-Smith, shakespearien éruditCapture d’écran 2016-04-28 à 09.43.16.png jusqu'au bout des ongles et des cheveux (disparu il y a tout juste sept ans), et avec lequel Mordillat a travaillé. Nous tenons donc là, en traduction, le fameux proto-Hamlet. Soit un petit événement dans le mundillo. Quoiqu'il en soit, c'est une belle occasion de relire une pièce qui nous offre d'emblée des bouquets de fleurs printanières. En voici deux. L.M.

    Horatio :

    Mais moi je veux mourir sur tes lèvres, maîtresse

    C'est ma gloire, mon heur, mon trésor, ma richesse

    Car j'ai logé ma vie en ta bouche, mon coeur.

    Hamlet :

    Doute que les astres soient des flammes

    Soute que le soleil tourne

    Doute de la vérité même

    Mais ne doute pas que je t'aime.

    Capture d’écran 2016-04-28 à 10.07.51.pngAlliances :

    Le Beaujolais rosé de Dominique Piron, parce qu'il est à la fois délicat et profond. Nous tenons là un gamay (2015, bien sûr), floral et rafraîchissant comme on l'aime en cette saison.

    Pour 7€, c'est une affaire.

    Avec une pièce de luth de John Dowland, of corse! Le compositeur qui illustra les pièces de Shakespeare de son vivant.Capture d’écran 2016-04-28 à 10.26.38.png

    podcast

    Il s'agit en l'occurrence d'une Lachrimae, interprétée par mon ami talentueux Raymond Cousté.

    L'abus d'alcool est dangereux pour la santé. A consommer avec modération.

    Mais l'abus de poésie, de verbe, de musique élizabethaine et de beauté, eux, ne le sont pas... 

  • Les réparties de Nina, Rimbaud

    Capture d’écran 2016-04-28 à 08.34.16.pngUn poème long comme une ivresse, une espèce de Sensation étiré : ouvrez vos narines, pensez au Printemps, laissez aller vos désirs, roulez dans l'herbe, faites l'amour, et la poésie...

    Les réparties de Nina

    LUI – Ta poitrine sur ma poitrine,
    Hein ? nous irions,
    Ayant de l’air plein la narine,
    Aux frais rayons

    Du bon matin bleu, qui vous baigne
    Du vin de jour ?…
    Quand tout le bois frissonnant saigne
    Muet d’amour

    De chaque branche, gouttes vertes,
    Des bourgeons clairs,
    On sent dans les choses ouvertes
    Frémir des chairs :

    Tu plongerais dans la luzerne
    Ton blanc peignoir,
    Rosant à l’air ce bleu qui cerne
    Ton grand oeil noir,

    Amoureuse de la campagne,
    Semant partout,
    Comme une mousse de champagne,
    Ton rire fou :

    Riant à moi, brutal d’ivresse,
    Qui te prendrais
    Comme cela, – la belle tresse,
    Oh ! – qui boirais

    Ton goût de framboise et de fraise,
    O chair de fleur !
    Riant au vent vif qui te baise
    Comme un voleur ;

    Au rose, églantier qui t’embête
    Aimablement :
    Riant surtout, ô folle tête,
    À ton amant !….

    ………………………………………………..

    – Ta poitrine sur ma poitrine,
    Mêlant nos voix,
    Lents, nous gagnerions la ravine,
    Puis les grands bois !…

    Puis, comme une petite morte,
    Le coeur pâmé,
    Tu me dirais que je te porte,
    L’oeil mi-fermé…

    Je te porterais, palpitante,
    Dans le sentier :
    L’oiseau filerait son andante
    Au Noisetier…

    Je te parlerais dans ta bouche..
    J’irais, pressant
    Ton corps, comme une enfant qu’on couche,
    Ivre du sang

    Qui coule, bleu, sous ta peau blanche
    Aux tons rosés :
    Et te parlant la langue franche – …..
    Tiens !… – que tu sais…

    Nos grands bois sentiraient la sève,
    Et le soleil
    Sablerait d’or fin leur grand rêve
    Vert et vermeil

    ………………………………………………..

    Le soir ?… Nous reprendrons la route
    Blanche qui court
    Flânant, comme un troupeau qui broute,
    Tout à l’entour

    Les bons vergers à l’herbe bleue,
    Aux pommiers tors !
    Comme on les sent tout une lieue
    Leurs parfums forts !

    Nous regagnerons le village
    Au ciel mi-noir ;
    Et ça sentira le laitage
    Dans l’air du soir ;

    Ca sentira l’étable, pleine
    De fumiers chauds,
    Pleine d’un lent rythme d’haleine,
    Et de grands dos

    Blanchissant sous quelque lumière ;
    Et, tout là-bas,
    Une vache fientera, fière,
    À chaque pas…

    – Les lunettes de la grand-mère
    Et son nez long
    Dans son missel ; le pot de bière
    Cerclé de plomb,

    Moussant entre les larges pipes
    Qui, crânement,
    Fument : les effroyables lippes
    Qui, tout fumant,

    Happent le jambon aux fourchettes
    Tant, tant et plus :
    Le feu qui claire les couchettes
    Et les bahuts :

    Les fesses luisantes et grasses
    Du gros enfant
    Qui fourre, à genoux, dans les tasses,
    Son museau blanc

    Frôlé par un mufle qui gronde
    D’un ton gentil,
    Et pourlèche la face ronde
    Du cher petit…..

    Que de choses verrons-nous, chère,
    Dans ces taudis,
    Quand la flamme illumine, claire,
    Les carreaux gris !…

    – Puis, petite et toute nichée,
    Dans les lilas
    Noirs et frais : la vitre cachée,
    Qui rit là-bas….

    Tu viendras, tu viendras, je t’aime !
    Ce sera beau.
    Tu viendras, n’est-ce pas, et même…

    Elle – Et mon bureau ?

    Arthur Rimbaud, Poésies

  • Il neigeait.

    Capture d'écran 2016-03-26 12.27.01.png

    Il y a des matins, comme ça, où la voix de mon père déclamant du Hugo, ou du Corneille - toute occasion lui était bonne -, avec une voix empruntée au théâtre antique, frappe à la porte de ma mémoire. Je pense à Hugo à cause de Jean-Paul Kauffmann et de son Outre-terre qui paraît aux Equateurs. Il y est question de la bataille d'Eylau (donc j'ai relu Le Cimetière d'Eylau, poème apocalyptique de La Légende des siècles), du Colonel Chabert (Balzac a été tiré des étagères, lui aussi), mais surtout de son auteur... Et, en attendant d'ouvrir très prochainement Outre-terre, je lève ces vers de Victor Hugo à votre belle santé pascale : 

    L'EXPIATION

    Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.
    Pour la première fois l'aigle baissait la tête.
    Sombres jours ! l'empereur revenait lentement,
    Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.
    Il neigeait. L'âpre hiver fondait en avalanche.
    Après la plaine blanche une autre plaine blanche.
    On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.
    Hier la grande armée, et maintenant troupeau.
    On ne distinguait plus les ailes ni le centre.
    Il neigeait. Les blessés s'abritaient dans le ventre
    Des chevaux morts ; au seuil des bivouacs désolés
    On voyait des clairons à leur poste gelés,
    Restés debout, en selle et muets, blancs de givre,
    Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.
    Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs,
    Pleuvaient ; les grenadiers, surpris d'être tremblants,
    Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise.
    Il neigeait, il neigeait toujours ! La froide bise
    Sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus,
    On n'avait pas de pain et l'on allait pieds nus.
    Ce n'étaient plus des cœurs vivants, des gens de guerre :
    C'était un rêve errant dans la brume, un mystère,
    Une procession d'ombres sous le ciel noir.
    La solitude vaste, épouvantable à voir,
    Partout apparaissait, muette vengeresse.
    Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse
    Pour cette immense armée un immense linceul.
    Et chacun se sentant mourir, on était seul.
    - Sortira-t-on jamais de ce funeste empire ?
    Deux ennemis! le czar, le nord. Le nord est pire.
    On jetait les canons pour brûler les affûts.
    Qui se couchait, mourait. Groupe morne et confus,
    Ils fuyaient ; le désert dévorait le cortège.
    On pouvait, à des plis qui soulevaient la neige,
    Voir que des régiments s'étaient endormis là.
    Ô chutes d'Annibal ! lendemains d'Attila !
    Fuyards, blessés, mourants, caissons, brancards, civières,
    On s'écrasait aux ponts pour passer les rivières,
    On s'endormait dix mille, on se réveillait cent.
    Ney, que suivait naguère une armée, à présent
    S'évadait, disputant sa montre à trois cosaques.
    Toutes les nuits, qui vive ! alerte, assauts ! attaques !
    Ces fantômes prenaient leur fusil, et sur eux
    Ils voyaient se ruer, effrayants, ténébreux,
    Avec des cris pareils aux voix des vautours chauves,
    D'horribles escadrons, tourbillons d'hommes fauves.
    Toute une armée ainsi dans la nuit se perdait.
    L'empereur était là, debout, qui regardait.
    Il était comme un arbre en proie à la cognée.
    Sur ce géant, grandeur jusqu'alors épargnée,
    Le malheur, bûcheron sinistre, était monté ;
    Et lui, chêne vivant, par la hache insulté,
    Tressaillant sous le spectre aux lugubres revanches,
    Il regardait tomber autour de lui ses branches.
    Chefs, soldats, tous mouraient. Chacun avait son tour.
    Tandis qu'environnant sa tente avec amour,
    Voyant son ombre aller et venir sur la toile,
    Ceux qui restaient, croyant toujours à son étoile,
    Accusaient le destin de lèse-majesté,
    Lui se sentit soudain dans l'âme épouvanté.
    Stupéfait du désastre et ne sachant que croire,
    L'empereur se tourna vers Dieu ; l'homme de gloire
    Trembla ; Napoléon comprit qu'il expiait
    Quelque chose peut-être, et, livide, inquiet,
    Devant ses légions sur la neige semées :
    « Est-ce le châtiment, dit-il. Dieu des armées ? »
    Alors il s'entendit appeler par son nom
    Et quelqu'un qui parlait dans l'ombre lui dit : Non.

    Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !
    Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,
    Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,
    La pâle mort mêlait les sombres bataillons.
    D'un côté c'est l'Europe et de l'autre la France.
    Choc sanglant ! des héros Dieu trompait l'espérance ;
    Tu désertais, victoire, et le sort était las.
    O Waterloo ! je pleure et je m'arrête, hélas !
    Car ces derniers soldats de la dernière guerre
    Furent grands ; ils avaient vaincu toute la terre,
    Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,
    Et leur âme chantait dans les clairons d'airain !

    Le soir tombait ; la lutte était ardente et noire.
    Il avait l'offensive et presque la victoire ;
    Il tenait Wellington acculé sur un bois.
    Sa lunette à la main, il observait parfois
    Le centre du combat, point obscur où tressaille
    La mêlée, effroyable et vivante broussaille,
    Et parfois l'horizon, sombre comme la mer.
    Soudain, joyeux, il dit : Grouchy ! - C'était Blücher.
    L'espoir changea de camp, le combat changea d'âme,
    La mêlée en hurlant grandit comme une flamme.
    La batterie anglaise écrasa nos carrés.
    La plaine, où frissonnaient les drapeaux déchirés,
    Ne fut plus, dans les cris des mourants qu'on égorge,
    Qu'un gouffre flamboyant, rouge comme une forge ;
    Gouffre où les régiments comme des pans de murs
    Tombaient, où se couchaient comme des épis mûrs
    Les hauts tambours-majors aux panaches énormes,
    Où l'on entrevoyait des blessures difformes !
    Carnage affreux! moment fatal ! L'homme inquiet
    Sentit que la bataille entre ses mains pliait.
    Derrière un mamelon la garde était massée.
    La garde, espoir suprême et suprême pensée !
    « Allons ! faites donner la garde ! » cria-t-il.
    Et, lanciers, grenadiers aux guêtres de coutil,
    Dragons que Rome eût pris pour des légionnaires,
    Cuirassiers, canonniers qui traînaient des tonnerres,
    Portant le noir colback ou le casque poli,
    Tous, ceux de Friedland et ceux de Rivoli,
    Comprenant qu'ils allaient mourir dans cette fête,
    Saluèrent leur dieu, debout dans la tempête.
    Leur bouche, d'un seul cri, dit : vive l'empereur !
    Puis, à pas lents, musique en tête, sans fureur,
    Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,
    La garde impériale entra dans la fournaise.
    Hélas ! Napoléon, sur sa garde penché,
    Regardait, et, sitôt qu'ils avaient débouché
    Sous les sombres canons crachant des jets de soufre,
    Voyait, l'un après l'autre, en cet horrible gouffre,
    Fondre ces régiments de granit et d'acier
    Comme fond une cire au souffle d'un brasier.
    Ils allaient, l'arme au bras, front haut, graves, stoïques.
    Pas un ne recula. Dormez, morts héroïques !
    Le reste de l'armée hésitait sur leurs corps
    Et regardait mourir la garde. - C'est alors
    Qu'élevant tout à coup sa voix désespérée,
    La Déroute, géante à la face effarée
    Qui, pâle, épouvantant les plus fiers bataillons,
    Changeant subitement les drapeaux en haillons,
    A de certains moments, spectre fait de fumées,
    Se lève grandissante au milieu des armées,
    La Déroute apparut au soldat qui s'émeut,
    Et, se tordant les bras, cria : Sauve qui peut !
    Sauve qui peut ! - affront ! horreur ! - toutes les bouches
    Criaient ; à travers champs, fous, éperdus, farouches,
    Comme si quelque souffle avait passé sur eux.
    Parmi les lourds caissons et les fourgons poudreux,
    Roulant dans les fossés, se cachant dans les seigles,
    Jetant shakos, manteaux, fusils, jetant les aigles,
    Sous les sabres prussiens, ces vétérans, ô deuil !
    Tremblaient, hurlaient, pleuraient, couraient ! - En un clin d'œil,
    Comme s'envole au vent une paille enflammée,
    S'évanouit ce bruit qui fut la grande armée,
    Et cette plaine, hélas, où l'on rêve aujourd'hui,
    Vit fuir ceux devant qui l'univers avait fui !
    Quarante ans sont passés, et ce coin de la terre,
    Waterloo, ce plateau funèbre et solitaire,
    Ce champ sinistre où Dieu mêla tant de néants,
    Tremble encor d'avoir vu la fuite des géants !

    Napoléon les vit s'écouler comme un fleuve ;
    Hommes, chevaux, tambours, drapeaux ; - et dans l'épreuve
    Sentant confusément revenir son remords,
    Levant les mains au ciel, il dit: « Mes soldats morts,
    Moi vaincu ! mon empire est brisé comme verre.
    Est-ce le châtiment cette fois, Dieu sévère ? »
    Alors parmi les cris, les rumeurs, le canon,
    Il entendit la voix qui lui répondait : Non !

     

    En voici un qui fit monter les larmes à mes yeux d'enfant, lorsque mon père me le lut la première fois : 

     

    APRÈS LA BATAILLE

    Mon père, ce héros au sourire si doux,
    Suivi d’un seul housard qu’il aimait entre tous
    Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille,
    Parcourait à cheval, le soir d’une bataille,
    Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
    Il lui sembla dans l’ombre entendre un faible bruit.
    C’était un Espagnol de l’armée en déroute
    Qui se traînait sanglant sur le bord de la route,
    Râlant, brisé, livide, et mort plus qu’à moitié.
    Et qui disait:  » A boire! à boire par pitié !  »
    Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
    Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
    Et dit: « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé.  »
    Tout à coup, au moment où le housard baissé
    Se penchait vers lui, l’homme, une espèce de maure,
    Saisit un pistolet qu’il étreignait encore,
    Et vise au front mon père en criant: « Caramba!  »
    Le coup passa si près que le chapeau tomba
    Et que le cheval fit un écart en arrière.
    « Donne-lui tout de même à boire », dit mon père.
     
    La peinture, d'Antoine-Jean Gros, ci-dessus, s'intitule Le champ de bataille d'Eylau. Elle représente Napoléon in situ, le 9 février 1807.
  • Où vont nos nuits perdues

    product_9782070467501_195x320.jpgSurprenant Alain Duault, dont on connaît la bonhommie lorsqu'il parle de musique classique à la télé, ou d'opéra avant le film, au cinéma. Cet homme - et c'est moins connu - , est aussi un poète délicat, qui utilise souvent le mot verso, notamment dans ses poèmes d'amour, car il se plait à retourner les mots comme un chercheur de champignons retourne la feuille du bout du bâton, ou un amoureux son corps à elle. Poésie/Gallimard publie une anthologie de ses  recueils parus depuis 2002, Où vont nos nuits perdues. J'y ai relevé celui-ci :

    2016-03-18 16.37.16.jpg

     

    Et celui-là, dans un autre registre : 

    2016-03-18 16.49.41.jpg2016-03-18 16.48.16.jpg

  • Somnanbule du jour

    téléchargement.pngAnise Koltz est une poétesse forte. Son mot cingle, trace avec économie, percute. Elle pratique l'oxymore, Rien n'est plus obscur et mystérieux que la clarté, prévient-elle. Extraits de Somnanbule du jour, son anthologie personnelle qui paraît - et c'est un événement, au Luxembourg -, dans la collection Poésie/Gallimard :

     

     Abattez mes branches

    sciez moi en morceaux

    les oiseaux continueront à chanter

    dans mes racines

     

    ---

     

    Chaque aube 

    est une promesse d'éternité

     

    Chaque couchant

    sa flamboyante annulation

     

    ---

     

    Mon corps est chaud

    comme le seuil d'une église

     

    Quand tu entres en moi

    la Bible divague

     

    ---

     

    J'aime te sentir

    sur moi

    comme un pont écroulé

     

    ma rivière 

    polira tes pierres

     

    ---

     

    Marcher

    sans rien atteindre

    jusqu'à devenir chemin

     

    ---

     

    Je ne crois plus en Dieu

    désormais

    ce sera à Lui

    de croire en moi

     

    ---

     

    Seule je rôde

    repoussée

    comme un animal sauvage

    qui a été touché 

    par les humains

     

    ---

     

    JE T'AIME

     

    Je t'aime

    parce que ton amour

    inventé pour voler

    est un faucon

    qui s'est posé sur mon poing

     

     

  • Alchimie, d'Azrié

    A mes yeux, mes oreilles, mon coeur, ma peau, le plus bel extrait d'un album tout entier consacré à une lecture musicale forte des Rubaiyat d'Omar Khayyam, par la voix unique d'Abed Azrié.

    Alchimie

    crozes-hermitage-rge-z.pngAlliances : une syrah douce et forte à la fois, de belle extraction. Si vous le pouvez, issue de la côte-rôtie, sinon, d'hermitage, ou bien de crozes-hermitage, mais de par là-bas, des magiques côtes-du-rhône septentrionales.

    Lire la suite

  • Poésie/Gallimard fête ses cinquante ans

    2016-03-15 11.04.41.jpgNous vivons avec cette collection depuis que nous avons appris à lire la beauté dans le mot, la fragilité sur le givre, l'amour dans le silence des regards. Nous avions commencé par la base : Apollinaire, Baudelaire, Rimbaud, Nerval, Eluard, Valéry, Hölderlin, Rilke, Jouve, Perse, Neruda, Toulet, et puis vinrent vite Char, Ponge, Jaccottet, Mallarmé, Lorca, Paz, Dupin, Reverdy, Ungaretti, les Haïkus, Desbordes-Valmore, Ritsos, Jabès, et des dizaines d'autres. Cette collection fétiche est devenue le talisman de notre bibliothèque. Ses poche les plus précieux. Nous ne l'avons jamais perdue de vue, nous avons guetté chaque parution, fait l'acquisition de presque tous, oui, c'est vrai. Cheminer avec prenait tout son sens. Offrir un joli volume blanc barré de petits portraits de son auteur, possède un poids particulier. C'était, et c'est toujours un cadeau chargé. Mais comme l'aile du papillon que porte une fourmi, dirait Ungaretti. Ou bien, comme on tend un oiseau vivant dans le berceau de ses mains à celle qui craint encore de le toucher. La collection fête donc aujourd'hui ses cinquante années d'existence. Un demi-siècle, déjà, que la poésie est popularisée, que du bonheur ineffable peut être savouré, partagé, transmis. Combien de fois ai-je offert Fureur et mystère, Les Matinaux, Le Parti pris des choses, Vie d’un homme, La Centaine d’amour, Lettera amorosa, Capture d'écran 2016-03-06 08.12.19.pngCapitale de la douleur, Vergers, L’Embrasure, Hypérion, Les Contrerimes, Plupart du temps, La Quête de joie, Ma Vie sans moi, Liberté sur parole, Le Seuil, le sable… Combien ! Ces compagnons dans le jardin de nos lectures quotidiennes nous sont devenus indispensables comme l’air et l’eau, le feu de ses yeux et le vin d’après (photo ci-contre). Agée de cinquante2016-03-15 11.01.32.jpg ans, riche de plus de cinq cents titres, la collection que dirige aujourd’hui André Velter, poète lui-même (Poésie/Gallimard fut lancée en 1966 par Alain Jouffroy et Robert Carlier, puis elle fut pilotée par André Fermigier, et, successivement par Jean-Loup Champion, Marc Delaunay, et enfin par André Velter depuis 1998), saisit l'occasion du Printemps de poètes pour offrir un immense bouquet de livres contemporains. Ils sont presque tous, là, sous ma main, sur la table (voir photos ci-dessus) : et tout d’abord le précieux Infiniment proche. Le désespoir n’existe pas, de Zeno Bianu - qui fait son entrée dans la collection – et je suis certain que cela est vécu, par un poète français vivant, comme une espèce d’intronisation dans un singulier panthéon : on doit se sentir un peu  pléiadisé, comme on dit… Il y a le délicat Richard Rognet, avec Elégies pour un temps de vivre. Dans les méandres des saisons. Il y a le solaire Abdellatif Laâbi, avec L’arbre à poèmes. Le déroutant James Sacré, et ses Figures qui bougent un peu. Nous trouvons aussi la grande poétesse luxembourgeoise Anise Koltz, à l'oeuvre abondante, méconnue, forte, avec Somnanbule du jour, Jacques Darras et L’indiscipline de l’eau, Alain Duault pou Où vont nos nuits perdues. Avant ce feu d’artifice anniversaire, ce furent, récemment, les indispensables Lusiades de Luis de Camoes, qui paraissaient. Constamment sur le qui-vive poétique, la collection emblématique alterne le classique et le moderne, l'étranger et l'hexagonal, publie anthologies et éditions bilingues, ainsi que des coffrets splendides (trois sont déjà parus), d’extraits de certains volumes devenus des indispensables, et qui constituent des cadeaux en formes 2016-03-15 11.02.52.jpgde pavés que l’on se plait à lancer sur le lit d’une amie. Le dernier « compilait » le meilleur, de Frénaud à Robin, de Guillevic à Bonnefoy (soulignez, sur la photo ci-dessus, comme on peut monter un poème avec les titres, mis ligne à ligne, et l'un sur l'autre, de ces petits volumes). Pour l’occasion, outre les  recueils de poètes contemporains précités, la collection publie une édition limitée sur fond coloré de dix titres phares (photo ci-dessous). Ne vous en privez pas : lisez et offrez des poèmes. Et longue vie à Poésie/Gallimard. L.M.

     

    Char, Apollinaire, Michaux, Perse, Ponge, Eluard, Aragon, Lorca, haïkus japonais, NerudaCapture d'écran 2016-03-15 10.57.42.png

     

  • Wozu

    téléchargement.jpegWozu dichter in dürftiger zeit? La fameuse question posée par Hölderlin frappe à notre esprit de manière récurrente. Elle signifie, et selon les traductions, Pourquoi (ou, à quoi bon) des poètes en un temps de manque (ou de détresse, voire de crise)? Réflexion en cours.

     
     
     
  • Louis-René des Forêts

    téléchargement.jpegLe meilleur livre de la rentrée de septembre est paru en juin. Les Œuvres complètes de l’immense Louis-René des Forêts (1918-2000), sont le très beau cadeau de l’été, que la collection Quarto de Gallimard (une collection qui se bonifie considérablement avec le temps *, en laissant sur le carreau ses concurrentes : Bouquins/Laffont, Omnibus), a fait aux aficionados de l’auteur inoubliable du Bavard et d’Ostinato, pour ne citer que deux ouvrages majeurs que l’on se plait à relire régulièrement, pour le plaisir de la langue, celui de l’émotion forte, très forte, que des Forêts instille (« faire passer dans les mots la sève fertilisante sans laquelle ils ne sont que du bois mort »). L’édition, assurée par le talentueux Dominique Rabaté, universitaire sans les défauts inhérents à la profession, est un spécialiste de l’auteur. Le volumineux pavé (1342 pages) s’ouvre sur un précieux album de famille, où  de nombreuses photos, des lettres (pas seulement à des écrivains célèbres, mais aussi à des amis très chers – comme l’entendait Montaigne, et pas facebook -, tels Jean de Frotté), une biographie précise et chaleureuse, sont agréablement dispersées, afin d’entrer dans l’œuvre – par une nouvelle inédite, de surcroît, intitulée Les Coupables -, de la manière la plus douce qui soit, la plus musicale, pourrait-on dire, puisque Louis-René des Forêts fut habité toute sa vie par la musique, au point de faire de son premier roman, Les Mendiants, une sorte de suite polyphonique, et de chacun de ses livres, l’écho au « fil conducteur » de son existence. Le volume que nous tenons en mains est par ailleurs riche de témoignages nombreux et prestigieux, qui vont de Maurice Blanchot (et son célèbre texte sur Le Bavard, intitulé La Parole vaine, qui figura dans une édition rare en 10/18), à Jean-Louis Ezine (un entretien clé à propos d’Ostinato), en passant par Philippe Jaccottet (superbe texte d’analyse droite et rigoureuse d’un écrivain que le grand poète de Grignan admire), Michel Leiris, Raymond Queneau (des Forêts participa avec Monsieur Zazie, à la création de l’Encyclopédie de La Pléiade, avant de devenir membre du comité de lecture de « la Banque de France de l’édition », laquelle publia, avec sa filiale le Mercure de France, la majeure partie de son œuvre), et encore André Frénaud, Pascal Quignard, Marcel Arland, Jean Roudaut, Pierre Klossowski, Charles du Bos, André du Bouchet… Du beau linge, et des textes enrichissants, tant sur ce que l’on apprend de l’auteur de Pas à pas jusqu’au dernier, que sur le travail, l’écriture ou tout simplement l’amitié de ces compagnons de route, de ces « alliés substantiels ». Il fut beaucoup reproché à des Forêts de cesser d’écrire, après avoir conquis un lectorat fidèle et ayant pris goût. Il se mit alors à peindre dix années durant et se tût – littérairement -, environ dix de plus (et le volume « donne à voir » ses peintures, tourmentées, imprégnées à la fois d’un surréalisme figuratif, et d’une fantasmagorie à la Jérôme Bosch). Il faut savoir que l’année 1965 fut la cassure majeure de la vie de l’écrivain. Sa fille Elisabeth mourut accidentellement à l’âge de quatorze ans, et d’une telle déchirure, nul ne se remet. Cependant, le père terrassé, désagrégé, commence alors à bâtir en silence, pierre à pierre, un travail de deuil qui ressemble à la tâche de Sisyphe, ou bien à une entreprise vaine et condamnée d’avance. Cela s’appellera, après plusieurs tentatives de renoncement, quelques publications fragmentaires en revue, Ostinato, en 1997. (Au Mercure de France d’abord, dans L’Imaginaire/Gallimard aujourd’hui, en plus de l’édition monumentale dont nous rendons compte). Un chef d’œuvre, même si cette expression est par trop usitée et par conséquent galvaudée. Un livre inclassable et incassable, bien qu’il semble fait de cristal. Et de cendre, ou plutôt de pluie d’étoiles. Ostinato, ou obstinément, le devoir d’achèvement, est l'un des plus somptueux hommages faits à la langue française de ces dernières décennies. Ce livre semble avoir été écrit comme  Beethoven composa ses plus beaux quatuors, soit une fois devenu totalement sourd. Des Forêts l’entendait un peu, et sans forfanterie, de cette oreille (et il les avait grandes). Ostinato, avec Le Bavard, Les Mégères de la mer, les Poèmes de Samuel Wood aussi, sont de ces textes que l’on a plaisir à lire à voix haute à un être cher, tout en marchant, livre en main, dans la campagne ou dans un sous-bois. Livre de recueillement, long poème en prose, livre d’une vie, livre-vie, livre de la déchirure et de l’impossible reconstruction, il est l’offrande musicale d’un auteur précieux et trop méconnu, à la fois à la littérature, au questionnement sur la langue – son pouvoir, sa raison d’être pour l’auteur, et pour un hypothétique lecteur aussi -, à cette « vieille arme ébréchée du langage », et enfin à l’essence de la vie même. Nous imaginons sans peine Le Bavard et son célèbre incipit : « Je me regarde souvent dans la glace. », lu au théâtre par un Sami Frey, un Claude Rich, un Jean-François Balmer (à la manière des Braises, de Sandor Marai, ou de Novecento, d’Alessandro Baricco, ou encore de Pour un oui ou pour un non, de Nathalie Sarraute : vous voyez ?..). Car il y a dans chacun des livres de Louis-René des Forêts, à la fois la suggestion musicale et le plaisir du texte qui ne demande qu’à être partagé… musicalement, fut-ce à la voix, notre principal, primitif instrument. Des Forêts est encore de ces noms d’auteurs qui se chuchotent. Le seul fait d’apercevoir quelqu’un lire l’un de ses livres, dans un transport en commun par exemple (mais cela est rarissime), suffit à nous persuader que nous appartenons à une même confrérie, et que nous souhaitons, l’inconnu(e) comme soi-même, qu’elle ne demeure pas une société secrète. La littérature a le don subtil de générer ce type de menu plaisir; et c’est heureux. Ecoutons Dominique Rabaté, qui ouvre son texte de présentation avec ces mots : « L’éclat du rire, le sel des larmes et la toute-puissante sauvagerie : voilà en une formule ternaire magnifique ce à quoi fait encore appel Louis-René des Forêts dans le dernier de ses grands livres, Ostinato. La vivacité d’une ironie frondeuse, l’amertume vivifiante qui déchire le cœur mais le baigne de sève marine, le sursaut de révolte puisé à même la force du monde extérieur auquel il faut s’accorder, ce sont là les qualités de cette ‘’voix de l’enfant’’ dont son œuvre fait résonner toutes les harmoniques. » Des Forêts fut toute sa vie également habité par la poésie. Ses amis et compagnons de la revue L’Ephémère se nomment Paul Celan, Jacques Dupin, Yves Bonnefoy, en plus des du Bouchet et Leiris précités. Les « voies et détours de sa fiction » emprunteront ainsi les voies royales du poème (de facture volontiers classique, voire hugolienne), en plus de la peinture. Sans jamais oublier une portée musicale pour toile de fond. Ce trio d’expressions, cette recherche pugnace de la clé qui ouvrira(it) tout, empêcheront ce « vœu de silence » majuscule qui manqua priver le lecteur de certains livres importants de Louis-René des Forêts, sommes-nous tentés d’ajouter égoïstement. L’auteur vécut si douloureusement cette « interminable expiation qui se vit dans la déchéance de survivre »... Habité par une « souffrance qui frappe si haut que la voix se retire », des Forêts lâcha : « S’imposer silence par dévotion au langage, c’est aussi comme sous-entendre que les mots sont facteurs de dévoiement. » Louis-René des Forêts fut encore l’écrivain braconnier qui pratiquait le détournement. Mais la littérature ne peut-elle pas être définie par le seul mot de détour ? C’est en tout cas ce que nous croyons fermement. A cet instant, il convient de prévenir de deux choses : des Forêts a été perçu comme « un écrivain pour écrivains ». Vous savez, cette expression commode qui permet de mettre dans un tiroir les très grands comme Julien Gracq, les maîtres, les « patrons », aurait dit Nourissier, en interdisant de facto leur accès « gratuit ». Un aveu d'élitisme corportatiste, en somme… Cela est considérablement réducteur, même si c'est extrêmement flatteur pour l’auteur qui se voit ainsi « classé ». Or, des Forêts est bien plus qu’un auteur que ses pairs respectent et  dont ils se défendent de s’inspirer (tout au plus s’en imprègnent-ils, et c’est déjà un baume, un onguent suffisants). Il ne fut pas non plus, un précurseur ou un apôtre, à son corps défendant, de l’autofiction, et encore moins un adepte de la confession narcissique. Ni La Chambre des enfants, encore moins Face à l’immémorable – belle réflexion sur l’acte grave d’écrire -, ou même Le Malheur au Lido, ne constituent des textes dont une impudeur à peine déguisée aurait guidé la plume de leur auteur. Dominique Rabaté évoque plutôt une « autobiographie extérieure » (à propos d’Ostinato), comme on peut parler, avec humour, de journal extime, dès lors que l’on décide de rendre public ses carnets… Suivant en cela la belle formule du critique Robert Kanters (nous citons de mémoire) : « Le roman et le journal intime sont comme le vêtement et sa doublure, et cette dernière est d’une étoffe si fine et si précieuse que l’on peut être tenté de porter un jour le vêtement retourné. » En lisant des Forêts, auteur fragile, nous relevons des « manières de traces », nous découvrons « le corps obscurci de la mémoire », « tout ce qui respire à ciel ouvert » (couleurs, odeurs, humeurs), là où « le temps reste à la neige, le cœur brûlant toujours d’anciennes fièvres ». Nous éprouvons physiquement l’épaisseur des silences en picorant ses livres, et nous écoutons « les sourdes vibrations de sa fièvre prise comme un fleuve dans le gel qui craque au premier souffle printanier. » Une phrase, magnifique entre toutes, suffit à circonscrire l’âme et la rigueur de la prose poétique de son auteur : « Que jamais la voix de l’enfant en lui ne se taise, qu’elle tombe comme un don du ciel offrant aux mots desséchés l’éclat de son rire, le sel de ses larmes, sa toute-puissante sauvagerie. » Qu’on ne se méprenne donc pas : des Forêts a toujours tenu son je à distance, en respectant cette pudeur essentielle qui distinguera toujours le vécu mis en prose du livre authentique. C’est ainsi que, depuis Lucrèce, une voix intérieure, « venue d’ailleurs », parfois, peut toucher à l’universel. Cela s’appelle encore la littérature. Faites passer. Léon Mazzella

    ---

    * Avec les récents volumes consacrés à Modiano, Maupassant, Montaigne, J.-B. Pontalis et très récemment Boualem Sansal, Quarto s’affirme en effet comme une collection de « semi-poche » (« de sac », plutôt) de premier plan.

    Louis-René des Forêts, Œuvres complètes, Quarto/Gallimard, 28€.

     

  • Ovide, L'Art d'aimer

    téléchargement.jpegPurée! C'est dans Ovide et ça n'a pas pris une ride. C'est splendide, mais ressenti comme audacieux, 2000 ans après. Inquiétant, non...

    Extrait : 

    Si tu veux m’en croire, lecteur, ne hâte pas le plaisir de Vénus ; sache le retarder, le faire venir peu à peu, doucement.  Quand tu auras trouvé l’endroit sensible, l’organe féminin de la jouissance, pas de sotte pudeur : caresse-le, tu verras dans ses yeux brillants une tremblante lueur, flaque de soleil à la surface des eaux… Viendront alors les plaintes et un tendre murmure, de doux gémissements –et ces mots excitants qui fouaillent le désir…

    Ne va pas, voguant à pleines voiles, la laisser en arrière ! Evite, aussi, qu’elle ne te précède : qu’un même élan pousse vos navires vers le port. Quand, vaincus tous deux en même temps, l‘homme et la femme retombent ensemble, c’est là le comble du plaisir !

    Alliance : 

    images.jpegLe Gewurztraminer Grand Cru Eichberg 2011 de Martin Schaetzel, vigneron alsacien de respect, sis à Ammerschwihr. Pour le nez généreusement fruité, aux touches exotiques (lychee) de ce grand vin de garde

    BTLE-SCZ0004.jpg(élevé en biodynamie, 15-20€). Pour sa bouche aux accents miellés. Et surtout pour cet équilibre prodigieux entre minéralité, fraîcheur, acidité et douceur extrême. La puissance et l'onctuosité mêlées, en somme. Une sorte de fading oenologique, car la longueur en bouche signe aussi sa prestance. Une invitation indirecte aux plaisirs divers du coeur de l'été. L.M.

  • Le beaujo de Piron, c'est si beau, si bon

     

    Piron_BasseDef_Les_Cadoles_de_la_Chanaise.pngIMG_3532.jpgDétente, c'est l'heure de l'apéro. Et là, tout est dit sur la contre-étiquette (lire ci-dessous), laquelle est, pour une fois, ni niaise ni superflue ou passe-partout. Dominique Piron est un orfèvre. Un champion à Morgon (avec les Foillard et autre Lapierre).

    Il propose nombre de cuvées, dont ce beaujolais simple. Un gamay
    d'une modestie confondante, qui n'exclut pas la complexité aromatique. C'est gourmand à souhait, frais, ça se croque comme des fruits rouges à pleines mains, lorsqu'on laisse le jus couler sur notre menton. Vous voyez?..

    Les Cadoles de la Chanaise, ou l'expression conviviale d'un cépage - parfois - magicien. Nous tenons là un vin de bons copains par excellence. Un vrai vin de partage. Ce beaujolais de Piron est la red star gouleyante de l'été (6,50€).

     

    ALLIANCE LITTÉRAIRE :

    Petit éloge du temps comme il va, de Denis Grozdanovitch (folio 2€), téléchargement (1).jpegcar l'auteur se moque des influences sur nos humeurs du temps qu'il fait : il s'accommode joyeusement. Il sait en effet se réjouir de la grisaille - sa description de la pluie qui tombe (la friture divine  du grand ruissellement des pluies torrentielles) est un morceau d'anthologie -, il a le mauvais temps enthousiaste, parvient à générer du bonheur au coeur de l'ennui, et du désir sans la satiété... Grozdanovitch est un philosophe au sourire large, qui cite Ellul de surcroît. Il sait faire valoir le droit poétique à ce que d'aucuns perçoivent comme négatif. C'est un poète des nuages qu'il se plait à contempler (à l'instar de L'inconnu sur la terre de Le Clézio). Avec lui, le soleil brille dans les grandes largeurs, et la pluie chantonne, fredonne, flagelle. L'auteur a appris à saisir, comme Charles-Albert Cingria, les instants de furtive éternité. C'est un ralentisseur du temps. Et son petit livre ensoleillé, une ode à tous ceux qui prêtent une attention vétilleuse aux petits riens superflus qui sont le sel de la vieFaites passer! L.M.

     

     

  • Marceline Desbordes-Valmore

    images.jpegChacun connaît au moins le si poignant poème Les Séparés, grâce à l'adaptation (chantée), assez réussie, qu'en a donné Julien Clerc : 

    N’écris pas. Je suis triste, et je voudrais m’éteindre.
    Les beaux étés sans toi, c’est la nuit sans flambeau.
    J’ai refermé mes bras qui ne peuvent t’atteindre,
    Et frapper à mon cœur, c’est frapper au tombeau.
    N’écris pas !

    N’écris pas. N’apprenons qu’à mourir à nous-mêmes.
    Ne demande qu’à Dieu... qu’à toi, si je t’aimais !
    Au fond de ton absence écouter que tu m’aimes,
    C’est entendre le ciel sans y monter jamais.
    N’écris pas !

    N’écris pas. Je te crains ; j’ai peur de ma mémoire ;
    Elle a gardé ta voix qui m’appelle souvent.
    Ne montre pas l’eau vive à qui ne peut la boire.
    Une chère écriture est un portrait vivant.
    N’écris pas !

    N’écris pas ces doux mots que je n’ose plus lire :
    Il semble que ta voix les répand sur mon cœur ;
    Que je les vois brûler à travers ton sourire ;
    Il semble qu’un baiser les empreint sur mon cœur.
    N’écris pas !

    Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859), est une poétesse romantique à laquelle nombre de ses pairs ont voué un véritable culte... ambigu. Et qui perdure, car si Lamartine lui consacre un poème en 1831, la romancière Anne Plantagenet en fait un personnage de roman, avec Seule au rendez-vous en 2005. D'abord, c'est une femme qui écrit, qui défie en quelque sorte, à l'époque encore, et qui enfonce le clou en affirmant sa conscience de femme de lettres qui dérange. L'admiration est franche, mais elle souligne chaque fois la noirceur de l'oeuvre comme un fer, une indélébile marque de fabrique. Lucien Descaves la surnomme Notre-Dame des Pleurs, Stefan Zweig l'appelle Mater Dolorosa, Franz Liszt dit d'elle : elle est la femme de ses oeuvres, un pleur vivant, causant et marchant. La vie de Marceline n'est pas un conte de fées, et ceci explique en partie cela (Lucien Descaves la surnommera aussi la prolétaire des lettres). Alors, pour mieux comprendre une oeuvre poétique dense et d'une sensibilité d'écorchée que traduit toujours le vers qui fait mouche, et qui nous touche ne serait-ce que par le bout d'un seul poème, rien ne vaut un petit folioplus classiques (Gallimard). Celui-ci (concocté par Virginie Belgazou et Valérie Lagier), est intensément lumineux, tant il est éclairant. Autant sur l'auteur (la femme), que sur l'oeuvre, ou bien sur l'époque et le mouvement romantique. Nous comprenons ainsi la méfiance teintée de misogynie des poètes mâles, puis l'admiration valmorienne générale... Posthume, comme souvent. L'anthologie des poèmes est enfin judicieuse, si nous la comparons à l'oeuvre publiée en Poésie/Gallimard. Chaque volume de cette collection propose une lecture d'image, écho pictural de l'oeuvre analysée, en l'occurrence il s'agit de L'Âme de la rose, peinture de John William Waterhouse. L'éditeur précise que l'ouvrage est recommandé pour les classes de lycée : ça fait du bien de rajeunir!.. L.M.

  • Jaccottet lecteur

     

     

    téléchargement (1).jpegtéléchargement.jpegDu grand Philippe Jaccottet, désormais pléiadisé, la collection Poésie/Gallimard reprend deux volumes de critiques : L'entretien des muses, chroniques de poésie (1955-1966), et Une transaction secrète, Lectures de poésie (1954-1986). C'est le bonheur de retrouver tant de poètes classiques et contemporains, à travers le prisme d'un grand lecteur à l'acuité frappante, et à l'analyse acérée. Ce sont des lectures toniques (souvent parues ne revue, notamment la nrf), d'un poète sachant garder ses distances avec chacun de ses alliés substantiels, aurait dit René Char. Friedrich Hölderlin, Rainer Maria Rilke, Giuseppe Ungaretti, lui sont des compagnons fidèles, autant que les Francis Ponge, Yves Bonnefoy et autres André du Bouchet et Jacques Dupin, car Jaccottet a traduit les premiers, et connu les seconds. L'auteur ouvre des horizons, ne pratique pas la critique pour elle-même, mais plutôt la lecture enthousiaste et néanmoins méticuleuse, pour "donner à découvrir", pour présenter, tirer la manche du lecteur. C'est un passeur de poètes. Et ses deux recueils donnent par ailleurs envie de reprendre l'oeuvre méconnue, ou en voie d'oubli, des Alain Borne, Armen Lubin, ou Gustave Roud. Et de replonger avec délice et gourmandise dans Pierre-Jean Jouve, Novalis, Saint-John Perse, Jules Supervielle, et pourquoi pas Gongora et Maurice Scève!  L.M.

  • Mes lèvres ne peuvent plus s’ouvrir que pour dire ton nom

     

    Mes lèvres ne peuvent plus s’ouvrir

    que pour dire ton nom

    baiser ta bouche

    te devenir en te cherchant.

    Tu es au bout de chacun de mes mots

    tu les emplis, les brûles, les vides.

    Te voici en eux

    tu es ma salive et ma bouche

    et mon silence même est crispé de toi.

    Je me couche dans la poussière, les yeux fermés

    La nuit sera totale, tant que l’aube

    Et le grand jour de ta chair

    Ne passeront pas au-dessus de moi

    Comme un vol de soleils.

     

    Alain Borne (1915-1962).

  • J'avais fini par oublier ça, Hiroshima mon amour

    téléchargement.jpegCliquez, puis lisez : 

    https://www.youtube.com/watch?v=-aqFjWz41c0

    Je te rencontre.
    Je me souviens de toi.
    Qui est tu ?
    Tu me tues.
    Tu me fais du bien.
    Comment me serais je doutée que cette ville était faite à la taille de l´amour ?
    Comment me serais je doutée que tu étais fait à la taille de mon corps même?
    Tu me plais. Quel événement. Tu me plais.
    Quelle lenteur tout à coup.
    Quelle douceur.
    Tu ne peux pas savoir.
    Tu me tues.
    Tu me fais du bien.
    Tu me fais du bien.
    J'ai le temps.
    Je t'en prie.
    Dévore-moi.
    Déforme-moi jusqu'à la laideur.
    Pourquoi pas toi ?
    Pourquoi pas toi dans cette ville et dans cette nuit pareille aux autres au point de s'y méprendre ?
    Je t'en prie…

     

    images.jpegCliquez à nouveau, puis lisez : 

    https://www.youtube.com/watch?v=oPONf1fu2II

    Je te rencontre.

    Je me souviens de toi.

    Cette ville était faite à la taille de l´amour.
    Tu étais fait à la taille de mon corps même.
    Qui est tu ?
    Tu me tues.
    J´avais faim. Faim d'infidélités, d´adultères, de mensonges et de mourir.
    Depuis toujours.
    Je me doutais bien qu'un jour tu me tomberais dessus.
    Je t'attendais dans une impatience sans borne, calme.
    Dévore-moi. Déforme-moi à ton image afin qu'aucun autre, après toi, ne comprenne plus du tout le pourquoi de tant de désir.
    Nous allons rester seuls, mon amour.
    La nuit ne va pas finir.
    Le jour ne se lèvera plus sur personne.
    Jamais. Jamais plus. Enfin.
    Tu me tues.
    Tu me fais du bien.
    Nous pleurerons le jour défunt avec conscience et bonne volonté.
    Nous aurons plus rien d'autre à faire que, plus rien que pleurer le jour défunt.
    Du temps passera. Du temps seulement.
    Et du temps va venir.
    Du temps viendra. Où nous ne saurons plus nommer ce qui nous unira. Le nom ne s'en effacera peu à peu de notre mémoire.
    Puis, il disparaîtra tout à fait.

    © Marguerite Duras, Alain Resnais.

  • Eros-ion

    Voici ce que le regretté Jacques Lacarrière écrivait, dans le magazine Senso, à propos d'une colline familière, située derrière chez lui, en Bourgogne :

    Les collines sont l'oeuvre du ciel et non celle de la terre, filles naturelles de l'érosion. Ce mot a mauvaise réputation, je sais, car il est synonyme d'effritement, délitement, délabrement, vieillissement, voire sénescence. Bien à tort. L'érosion n'est pas seulement un phénomène naturel mais un acte d'amour. Oui, un acte d'amour. N'a-t-on donc jamais remarqué que ce mot débute justement par la syllabe Eros qui signifie l'Amour? L'érosion est lotion d'amour que le ciel répand sur les hauteurs et les cimes excessives, un massage, une attention des eaux, une caresse répétée des vents, tout un savant, méticuleux, minutieux polissage des saillies inutiles, des élancements dévoyés, des entassements sauvages qu'il s'agit de domestiquer. L'érosion aplanit les aspérités, adoucit les oppositions, égalise les affrontements, en un mot apaise et abaisse en les polissant l'ardeur et l'âpreté des élans primitifs. Chaque colline eut ainsi son histoire et son aventure érosives, son long concubinage avec l'air et les eaux.

  • Lire Dupin, le matin

    Capture d’écran 2015-04-27 à 11.34.39.png"Te gravir et, t'ayant gravie - quand la lumière ne prend plus appui sur les mots, et croule et dévale, - te gravir encore. Autre cime, autre gisement."(...)

    ---

    (...) "La nuit écrit. Élargissant l’espace, extravagant la page, pulvérisant le cercle de pierres. Et enrôlant la mort. On lui doit un surcroît de force, et l’aggravation du silence. On lui doit de toucher l’extrême fond de la faiblesse, et la cime de nos plissements."

    ---

    "Nous n’appartenons qu’au sentier de montagne
    Qui serpente au soleil entre la sauge et le lichen
    Et s’élance à la nuit, chemin de crête,
    À la rencontre des constellations."(...)

    Jacques Dupin (1927-2012).

  • Avant-première

    Les sites de vente en ligne annoncent déjà mon prochain livre, qui paraîtra fin août : Dictionnaire chic du vin (Ecriture), c'est 350 pages serrées d'hédonisme, de sérieux et de déconne, d'éloge du bien-vivre et du sang de la vigne - et ses inséparables connotations littéraires, musicales, sensuelles. Voici un aperçu capturé sur le site de la fnac : 

    Capture d’écran 2015-04-14 à 08.42.30.png(avec une belle faute d'orthographe -ZZ- sur la couv. provisoire)
    Capture d’écran 2015-04-14 à 08.48.16.png

  • Ecrire à Zanzibar...

    ... Au mois d'août, sur l'île propice.

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    Ci-dessus : boire une bière Kilimanjaro sur la plage de Nungwi, à l'extrême nord de l'île, tandis qu'un dhow (boutre) hisse et part pêcher.

    Ci-dessous : The Rock, un restaurant singulier que l'on atteint à pied sec à marée basse et en pirogue à marée haute. Michanwi Pingwe, au sud-est de l'île. 

    ©L.M.

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  • 64 à 75

    C'est le score qui gagne. Avec 64, on mange 75. Comment? - En s'invitant (Saint-Léon, patron de Bayonne) à Saint-Germain, autour de la rue de la soif, rue Princesse et rue Guisarde, à un jet de gravier ramassé (à marée descendante et forte, devant un shore-break pentu et bruyant, menaçant même - celui qui te prend par les chevilles que tu dois alors planter grave comme des poireaux ou des asperges si tu veux pas t'ennoyer) à la plage de La Chambre d'Amour, à ce jet donc, de la Place Saint-Sulpice (Paris 6). Le CDT64 et ses belles (Cécile, Christiane, Emilie) avaient fait rhabiller les bars-restos de la zone aux couleurs de la Côte : Bayonne, Anglet, Biarritz, Bidart, Saint-Jean-de-Luz... Et c'était super. Il y avait un monde fou, on se serait cru aux Fêtes de Bayonne : du rouge et blanc partout, des petits foulards 64 sur les nuques, des bandas, des Paquito chocolatero (même un géant, vendredi soir) envoyés ici et là, des chants basques enchaînés dans les bars (chanter à fond les cordes Aïce Hegoa rue Princesse, ça, je n'avais jamais imaginé le faire un jour). Avec mes amis Jean-Luc Poujauran, le boulanger star et Dominique Massonde, chef d'Oppoca à Aïnhoa, nous étions les Trois Mousquetaires (sans aucun d'Artagnan) d'un jury chargé de tester les tapas de tous (neuf établissements jouaient le jeu), et nous avons élu, haut la langue, Pierre, du Birdland, angle Guisarde-Princesse, pour ses makis basques, son tartare de boeuf au piment d'Espelette, et son guacamole aux gambas impeccablement rôties... Au café Bidart, la simple tapa (tranche de pain, crème fromagère au maïs rehaussée d'un poivron rouge) était elle aussi renversante (photo de l'exécutante ci-dessous), mais nous avons tranché dans l'art. Ca, c'était vendredi soir : une soirée comme on aime, a tapear, a beber de bar en bar, transpercé d'amitié et de fierté simple, habillé de si peu, revêtu de grâce (à force de), le verbe chaud et le regard droit, le bonheur tranquillou en ligne de mire et la montre dans la Nive (ici, elle s'appelle la Seine - l'Adour sert à d'autres jets et rejets). La veille, à l'Eden Park, il y avait les amis réunis : atlantica-séguier au complet, à commencer par Jean Le Gall, le boss, et puis Sylvie Dargelez l'indispensable, leurs auteurs (dont mon ami d'enfance Alain Gardinier, l'inénarrable Roland Machenaud, ma pomme), de futures pièces rapportées  comme l'ineffable Gorka! (d'autres : mais, chuuutt!), et au fond du rade Pierre Oteiza himslef aux commandes charcutières, à l'entrée : la cave d'Irouléguy déléguée aux chutes du Niagara en trois couleurs dans des verres à pied - sélect jusqu'au bout -, et la nave vava, té! Il y avait également Régine Magné (ex-Sud-Ouest et Gascons toujours), Patrick de Mari et Blandine Vié (gretagarbure, the blog gourmand entre tous!), plein d'autres... Photos (avec un téléphone, agur les pixels!) du concours de tapas. Addeou!

    IMG_1163.JPGIMG_1166.jpgIMG_1172.jpgIMG_1188.jpgIMG_1155.jpgIMG_1158.jpg

  • Une brassée de poésie

    IMG_0795.jpgUne brassée de recueils de poésie de grande qualité s'est posée au printemps dernier comme une volée de sarcelles à la surface d'un étang landais, par une nuit lumineuse de mai comme celle que nous venons de vivre. C'est à la collection Poésie/Gallimard que nous devons ce bouquet. Tout d'abord, il y a ce coffret, le second du genre, qui constitue pas à pas la précieuse petite bibliothèque du XXè siècle - qui fut celui des "utopies sanglantes" et aussi celui de la libération de l'imaginaire. Il a été concocté par Sophie Nauleau, Zeno Bianu et André Velter, et il est coédité avec Télérama. Il est composé de douze petits anthologies de poètes devenus des classiques, est c'est un régal de picorage à toute heure du jour et de la nuit. Jugez : Guillaume Apollinaire (Voie lactée ô soeur lumineuse), Louis Aragon (Ici commence la grande nuit des mots), René Char (Comme si tu étais en retard sur la vie - la phrase embématique de son célèbre poème en forme de profession de foi et de guide pour une existence artistique et libre Commune présence), Jean Cocteau (Je n'ai jamais rien vu de plus fou sur la terre), Pierre Reverdy (Et la main dans le dos qui pousse à l'inconnu), Robert Desnos (Loin de moi et semblable aux étoiles), Francis Ponge (Les rois ne touchent pas aux portes), Paul Eluard (J'ai la beauté facile est c'est heureux), Henri

    téléchargement (1).jpeg téléchargement.jpegMichaux (Comme un fou qui pèle une huître), Raymond Queneau (Cette brume insensée où s'agitent des ombres), Saint-John Perse (S'en aller!  S'en aller! Parole de vivant!), et enfin Jacques Prévert (De deux choses lune l'autre c'est le soleil). Douze petits bijoux extraits des nombreux recueils de ces douze bandits des mots, déjà parus dans la même collection (30€ le coffret). L'emblématique collection publie coup sur coup trois titres, à commencer par Un manteau de fortune, suivi du très émouvant recueil intitulé L'adieu aux lisières et de Tombeau du Capricorne, de Guy Goffette (7€), qui s'affirme toujours davantage comme un poète majeur du songe éveillé, de la nostalgie façon saudade, dans notre paysage contemporain. Le second s'appelle Entrevoir, suivi du splendide Le front contre la vitre et de La halte obscure (9,50€), et c'est signé de Paul de Roux (ami de Goffette), poète contemplatif, dépouillé et sensuel qui compte de plus en plus, lui aussi. Il y a 

    téléchargement (2).jpegenfin un petit classique formidable : Glossaire, J'y serre mes gloses, illustré par André Masson, suivi de Bagatelles végétales, illustré par Joan Miro, de Michel Leiris (9,50€). Autrement dit, un petit miracle d'édition (en format de poche), d'une part, et un régal de jeu avec les mots, d'autre part. Leiris, avec Langage tangage, A cor et à cri, entre autres grands recueils, déchaînait déjà les mots de leur définition. Là, il se lâche, déstructure, s'en donne à coeur joie, aligne les "catapultes mentales" au fil de son alphabet surréaliste et ses Bagatelles poussent encore plus loin le bouchon ludique de cette poésie cérébrale et formelle, cousine du travail de Ponge et de celui de l'Oulipo, car il entremêle les sens possibles et surtout improbables des mots : "aimer les mets des mots dans un méli-mélo de miel et de moelle", écrit-il. Et l'on devine que l'auteur devait ronronner de plaisir en créant ces anagrammes poétiques et autres mots-valises pourvus d'allitérations subtiles, chantantes et toutes dotées d'un sens inédit. 

  • L'étain la source


     
     
     
     
     
     
     

    I

    Ô nocturnes en nous, nocturnes les désirs
    Et ce vivre couché sur le versant des morts !
    Trop de dormants gémissent de n’être pas brûlés
    Trop d’ombres à qui nous refusons le sel
    De peur que leur éveil dévoile notre absence.


    II

    Qui ose encor parler de la nuit qu'il abrite,
    traverser sans mensonge les yeux qu'il a fermés ?
    Lequel d'entre nous s'est levé au milieu de son âge
    pour prendre ses souliers, le peu de pain
    qu'il lui fallait jusqu'à l'aube, et,
    sans jamais tarir, s'est mis en marche
    vers les cavernes où s'étaient dénoués
    les fils de sa naissance ?
    Et lequel eut l'audace, passé minuit,
    de s'arrêter devant son frère, au bord des arbres,
    et sut garder intacts les mots de son amour ?


    III

    Celui-là, cependant, quand son regard
    se poserait sur tes yeux, il serait
    comme une larme dans le fruit mûr,
    et des deux parts qu'il couperait,
    c'est lui qui porterait
    la plus brûlante,
    tout silence rejoint par le plus sûr chemin
    de ce qui fut
    éprouvé puis perdu, sachant l'âme qui chante
    et celle qui fut aimée.


    IV

    Car ceux qui sont passés ne sont point en retard.
    Et c'est de ces gisants, perçus dans le temps
    clos de notre amour que nous avons reçu
    perceptible mémoire de ce qui doit venir.


    V

    Ce sont les corps que la terre a portés,
    les corps gestés par elle, conçus pour notre amour, 
    corps traversés quand l'amant se contemple 
    dans l'autre et devine sa mort, 
    corps plus distants de la glaise de n'être 
    que d'elle, corps tout entiers limités au désir,
    et jamais singuliers qu'à l'heure de partir, 
    corps déjà soumis, défaits et reconstruits, 
    flux mais silence, chiffrés mais sans âge,
    bouches disant le nom que nous n'espérons pas -

    mais les yeux sont absents...

    VI

    Et quand je dis ma mère, celle qui me répond
    s'ouvre trop vaste maison pour que je puisse
    consentir à sa nuit.

    Monique Laederach, L’étain la source (l'Aire).


     

  • impressions notées en randonnant entre lacs et barrages pyrénéens

    Le courant passe. Au bout de trois heures de marche, au-delà du dernier « ressaut herbeux » indiqué par le topoguide, tandis qu’un couple de milans royaux plane au-dessus d’une clairière plate comme la main ouverte de Gulliver, nous ne nous sentons plus empêtré par la sinuosité du sentier, les hésitations de la météo et cette semelle Vibram qui menace de se décoller à gauche en nous obligeant à traîner le pied depuis deux bons kilomètres. Surgit le barrage. Gigantesque carlingue, longue coque, armure cuirassée, il figure une muraille ne pouvant s’accoupler qu’avec le silence, dans une solitude heureuse, contemplative. Celle qui aide à poétiser la vie en ne faisant rien. Rien d’autre que s’asseoir, oublier tout sauf ça, admirer, débarrassé de toute culture, en immersion dans une nature qui tolère ce qui l’épouse avec  beauté. Car un barrage, c’est beau, en altitude, les pieds cimentés dans l’eau, gagné à ses bordures par une végétation sauvage qui est parvenue à apprivoiser ce monstre dressé au ventre plat, ce chevalier sans tête qui brise l’horizon pour mieux le faire rebondir dans le regard du randonneur, au-delà du lac et sous les sapins. 

    Retenue. Retenue d’eau. Rétention bienveillante, tantôt couleur lame de scie à plat, ou bien langue infinie et bleue, augmentée d’un friselis lorsque passe un vent. Virage sur l’aile, vaguelettes, micro clapot, eau. Ici l’eau vit. Parle. Résonne contre la paroi majuscule, lui chuchote des choses à la base, lui offre son reflet quand le soleil chante. L’eau s’épanche, prend ses aises, s’étale dans les grandes largeurs, ne laisse rien transparaître de ses profondeurs.

    Intime. Le barrage se penche sur l’eau, Narcisse intimidé, au col raidi d’un Erich Von Stroheim, montagne vue par Caspar David Friedrich. Au moins. Le barrage s’arque, rentre le ventre, boute hors de, creuse devant, donne à voir ses abdos que des traces d’anciens niveaux d’eau verdissent. Le barrage étend ses bras, il semble vouloir danser le sirtaki contre l’épaule des forêts voisines. Le barrage est terre d’accueil. Pays sage d’eaux tranquilles et plongées dans l’attente d’un lâcher prise, d’une libération à venir.

    Rivage. Le paysage qui environne chaque barrage impose au regard son côté Syrtes. L’attente, l’oubli, l’ouverture à venir, l’ouverture des vannes comme un sexe.

    Origine du monde. Un frisson parcourt l’échine du randonneur qui imagine tout à trac ce paysage comme une offrande à ses yeux émerveillés, englouti sous des millions de mètres cubes d’eaux en bouillons, d’écumeuse dévastation, d’apocalypse locale, de trombe torrentielle commandée par une main d’homme.

    Fracas. Assourdissante, colérique, tellurique rumeur des eaux en fureur. Là, le barrage perd ses eaux. Accouche d’un vallon mis à nu, d’une vallée mise à sac, inonde la base et assèche les sommets. Sortie du rêve.

    Sexe. Oui, il y a du sexe de femme dans l’idée du barrage. Retenue, fuite, fontaine, sueur de sang, abandon, sommeil, nuit, profondeur, méandres, inconnu, secrets.

    Paisible étreinte. Le barrage, planté comme un quartier d’ananas au cœur d’une tranche de paysage pyrénéen, figure un gâteau de paix. Il rassure aussi puissamment l’âme du marcheur, qu’un clocher surgi du brouillard dans la plaine, réchauffe l’âme en feu de détresse d’une grappe de soldats en déroute. 

    Accroché. Il y a les pins à crochets. Les biens nommés, lorsqu’ils se reflètent dans l’eau de retenue, accrochent leur cœur à l’onde, fondent le vert cru de leurs ramures dans les nuances froides et changeantes d’un lac au tain capricieux. Dilution. Déréliction.

    Coq. Délicate apparition. Soudain l’unique se produit. L’inattendu capital, la surprise énorme, my love supreme, s’offre à nos yeux ingénus, à l’heure du casse-croûte matinal qui répare les parois de l’estomac mis à mal par la montée. Mais il s’agit là d’un ventre soudain dévasté par l’émotion : sa majesté le grand tétras nous apparaît. Magiques Pyrénées. En lisière, le grand coq de bruyère se tient immobile, aux aguets, le souffle coupé par un doute cardinal. C’est que le randonneur, microbe qu’il est, que nous sommes par conséquent, ou inconséquence, n’appartient pas au paysage familier de l’oiseau roi. Statufié, tétras scrute. L’œil serti dans sa caroncule rouge ne tremble pas. L’instinct de survie interroge le paysage, implore le retour du serein. Qui vient à peu près, car le randonneur sait tout du mimétisme et de l’art de l’immobilité. Le randonneur, par chance, sait ceci. Et cela : se tapir, se taire. Il sait éviter de gâcher l’esprit de la rencontre rare. Le coq se détend, avance une patte, puis l’autre, fait quelques pas, se risque ici, pas là, disparaît dans un buisson…

    Epée. Le barrage est une épée plantée jusqu’à la garde et dont on ignore la longueur de la lame. C’est une arme sans pommeau. Décapitée. Comme le chevalier inexistant, cette lame de béton s’enfonce obscurément. Profondément. Mystère de la pénétration. Le barrage est nuit. Inexorablement accouplé au silence massif de la montagne.

    Abandon. Regarder un barrage au centre de son environnement, c’est éprouver l’abandon. Nous imaginons vite la genèse de l’ouvrage. Une fourmilière d’hommes au travail. L’édification lente du monument. Le hérisson des machines de levage, outils en faisceaux, herses gigantesques, camions ruant, croisant, nuées de poussières, ruche. Tandis que là, devant nous, tout n’est encore que solitude et silence, harmonie arrangée d’un ouvrage avec les éléments fendus. Equilibre retrouvé. C’est à peine si nous apercevons parfois des hommes marchant comme des marins sur le pont supérieur d’un navire, casque de chantier sur la tête comme un bouton d’or, vu de loin. Il y a un côté mer dans le quotidien des agents affectés à un barrage. L’eau les unit. Le voyage immobile sépare les uns des autres. Un sel de vie différent les oppose. Mais je sais qu’une amitié sourde les unit, qu’une connivencia les confond par tacite induction. 

    Aridité. Minéralité. La pierre sèche et grise, monumentale, semble vouloir toucher le ciel. Rien ne pousse. Un barrage existe là aussi. Sur la lune pyrénéenne. ¨Paysage d’après le déluge. Silence « comac » dit-on à Toulouse. Epais. À côté duquel n’importe quel tombeau ressemble à une boîte de nuit avec DJ intégré. L’eau bouge. Rassure. Le randonneur cherche un oiseau pour apaiser cet étranglement mental. Des pensées fortes, voire mystiques, issues de lectures anciennes, remontent à la surface de son esprit : Buddha, Diogène, Pascal sont appelés à la rescousse. Tout le monde sur le pont. Le barrage finit par apaiser. Sa présence humanisée nous dit la trace. L’âme. Et l’on se prend à imaginer un moine perché dans sa thébaïde du Mont Athos. A l’horizon infini, qui sera pourtant et à jamais le tour de taille de nos désirs.

    Hiératique. Un barrage est un moine. Un chevalier errant vêtu d’une cape. Dressé sur son cheval noir, parfaitement immobile, il toise. Implacable. Il impose cette radicalité de la nuance chère à Camus, qui réchauffe l’intérieur. Corps et esprit mêlés. « Montagne des grands abusés / Au sommet de vos tours fiévreuses / Faiblit la dernière clarté. / Rien que le vide et l’avalanche / La détresse et le regret !», nous chuchote René Char dans son poème sobrement intitulé « Pyrénées ». Mais nul regret ni détresse ici-haut. « Nous avons guetté jusqu’à la terreur le dégel lunaire de la nausée », écrit-il ailleurs (« Plissement »). Le poète de « la neige inexorable »

    L.M. (extraits) A suivre.

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    Pour aller avec : http://bit.ly/1jW5ClL 

    Et aussi (on en reparlera) : 

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  • En hommage à Pierre Moinot, de l'Académie française, auteur du Guetteur d'ombre

    LA GUETTEUSE D’OMBRE

    Papier paru dans Billebaude n°3  (éd. Glénat) il y a deux mois environ.

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    Il y a celles qui chassent, il y a celles qui plument et il y a celles qui savent. La chasse étant une affaire d’hommes, la majorité d’entre elles subissent plus qu’elles n’agissent. Ne parlons pas des Dianes puisqu’elles égalent les chasseurs. Elles sont animées du même feu sacré et elles utilisent une arme : fusil, arc, oiseau de proie ;  chiens et cheval. Discrètes sous leur chapeau fin, tenant de leurs doigts minces un calibre vingt, et qui vous décrochent une palombe à limite de portée, qui font mouche avec l’air de ne pas y toucher et cela sans commentaire. Avec juste un léger sourire de satisfaction et un regard qui cherche –quand même- l’approbation sous la frange.

    Le gros bataillon féminin est formé de celles qui en ont marre. 

    Marre, de septembre à janvier, quand ça ne leur prend pas avant et que ça ne dure pas jusqu’à la fin du printemps, de ne jamais passer un dimanche tranquille avec leur homme, à faire la grasse matinée et à paresser toute l’après-midi. Le petit-déjeuner au lit ne sera jamais la tasse de thé de l’homme de chasse. Il faut s’y résoudre.

    Marre de plumer et d’écorcher le jeudi, de cuisiner le vendredi et d’écouter, au cours des redoutés repas de chasse, pour la mille et unième fois, les mêmes histoires, le dernier lièvre de montagne, le premier doublé de bécasses du côté d’Ahetze, et le gros sanglier que l’on a laissé passer du côté de Lapitxuri, à Dancharia. Elles se contentent alors de corriger les menteurs. Elles rectifient le tir. Et finissent par être dégoûtées de la chasse et des chasseurs, de leurs armes et de leurs chiens, des dimanches de solitude et de leur ennui de plomb, des nuages de plumes et du sang dans l’évier ; et il n’y a pas jusqu’au parfum du thym dont elles bourrent le cul du garenne pour parvenir à leur faire oublier qu’elles sont à nouveau les marquises aux repas des quatre-vingts chasseurs. Pour le banquet du samedi soir. Rares sont celles qui ont accompagné leur dingue de mari ou d’amant au moins une fois. Et j’en connais deux ou trois qui ont fini par adhérer au rassemblement des opposants à la chasse. Une manière de divorcer en réduisant la communauté aux aguets. Dans l’air conjugal, tendu comme le ressort d’une gâchette, flottent alors le soupçon et la trahison. Le doigt sur la détente à pétition, elles vous pointent de l’autre dès que vous vous sentez droit dans vos bottes vertes. Dès lors, gare au jour où ce ne sera plus du thym qui parfumera le lapin.

    *

    Il y a enfin les renardes. Celles qui ne porteront jamais une arme mais qui chassent autant que celui qu’elles accompagnent plus qu’elles ne suivent. Parce qu’elles savent. Elles ont compris. Compris que la chasse valait mieux que la prise.

    J’en sais une qui ne dort plus dès la fin du mois de juin parce qu’elle passe ses nuits en forêt à écouter les chevreuils. C’est le temps du rut. Elle vit les yeux plantés dans les jumelles, les nuits de pleine lune, à chaque aube, et elle exulte au moindre bruissement de fougères pour l’aboiement d’un brocard ivre d’amour, pour la fuite suave d’une chevrette assouvie. C’est une guetteuse d’ombre, dans l’esprit où l’entendait Pierre Moinot.

    Elle accompagne son homme de chasse dans ses marches de sauvage. Elle se lève avant le jour pour le plaisir de l’aube. Souvent avant lui. À son contact, elle a appris  à reconnaître les oiseaux selon leur vol, leur plumage, leur taille, leur envergure et leur silhouette ; elle sait aussi reconnaître une trace de daguet de celle  d’un vieux cerf. Elle a appris surtout à aimer les oiseaux comme lui. Elle a acquis les réflexes du regard et de la dissimulation. Elle est devenue renarde. Elle chasse de tout son être. Il a réussi à lui inoculer cette passion que son grand-père lui avait lui-même transmise. Lorsqu’ils chassent ensemble, avec pour arme un regard de rapace, leurs sens bandés comme des arcs, cette intimité dans la nature procède de leur amour. Elle en est l’ombre.  Le soir venu, lorsqu’elle s’assoupit sur son épaule, elle exhale une tisane de parfums sauvages, un mélange de cèpe, de lichen et de paille brûlée, capable de le transporter –en rêve-, dans un sous-bois trempé d’automne et de faire apparaître une bécasse qui jaillit en chandelle entre deux troncs. En la respirant, il plonge dans ses forêts imaginaires. Elle l’a précédé dans ses rêves. Les yeux fermés, ils fuient le monde.

    Léon Mazzella

     

     

  • A.B., hommage

    http://bit.ly/1iNMiYP

     

    Angora

    Il m'aura fallu faucher les blés

    apprendre à manier la fourche

    pour retrouver le vrai

    faire table rase du passé

     

    la discorde qu'on a semée

    à la surface des regrets

    n'a pas pris

     

    le souffle coupé

    la gorge irritée

    je m'époumonais

    sans broncher

     

    Angora

    montre-moi

    d'où vient la vie 

    où vont les vaisseaux maudits

     

    Angora

    sois la soie

    sois encore à moi

     

    les pluies acides

    décharnent les sapins

    j'y peux rien, j'y peux rien

    coule la résine

    s'agglutine le venin 

     

    j'crains plus la mandragore

    j'crains plus mon destin

    j'crains plus rien

     

    le souffle coupé 

    la gorge irritée

    je m'époumonais

    sans broncher

     

    Angora

    montre-moi

    d'où vient la vie

    où vont les vaisseaux maudits

    Angora

    sois la soie

     

    sois encore à moi

    Alain Bashung, 1.XII.47 - 14.III.09

  • Iraty, again

    images (1).jpegimages (2).jpegimages.jpegtéléchargement (1).jpegtéléchargement.jpegC’est la plus grande hêtraie d’Europe. A cheval sur la France (province basque de Soule) et l’Espagne (Navarre), avec ses 17 000 hectares,  c’est une forêt certes exploitée mais très sauvage, où la profondeur du silence n’est troublée à l’automne que par le brame du cerf et le craquement d’une brindille sous le pas d’un chercheur de champignons ou plus rarement sous celui d’un chasseur de bécasse, eu égard à la pente du terrain, qui en rebute plus d'un. Les cèpes d’Iraty se conquièrent car la montagne s’apprivoise, mais celle-ci est relativement douce et la forêt correctement balisée. En octobre, elle se pare d’un mantille rouge, or, mordorée et brune qui n’a rien à envier au manteau forestier québécois. La forêt résonne de cervidés, sangliers et toutes sortes d’oiseaux (palombes, pics, vautours fauves, milans noirs et royaux, grues cendrées, passereaux divers, du pipit à la grive draine) la survolent. L’hiver, lorsque la neige recouvre les cols et le sol de la forêt, Iraty propose 4 pistes de ski de fond (35 km au total) ainsi que des itinéraires balisés pour les randonnées en raquettes : un must ! Se promener une journée dans la forêt en raquettes à la recherche des traces laissées par les animaux sur « le livre de la neige » est un pur bonheur. Le reste de l’année, les sentiers de randonnées sont nombreux en forêt (80 km de pistes forestières au total) et sur les crêtes. Une balade classique mène au Pic des Escaliers, une autre conduit au majestueux Pic d’Orhy (2017m, le point culminant), via la route des cols de chasse à la palombe : Millagate, Odixar, Tharta ou encore Sensibil. On trouve également le GR10 au départ des Chalets d’Iraty. Non loin de là se trouve la crête douce d’Orgambidexka, le « col libre », qui sert de site d’observation privilégié pour les ornithologues en herbe drue –il est situé sur un vrai couloir migratoire. Les amateurs de pêche (omble chevalier, ou saumon de fontaine, truite arc-en-ciel) peuvent s’exercer sur les deux petits lacs d’Iraty-Soule et Iraty-Cize ou bien tenter leur chance, à la mouche, dans la rivière Irati, où les truites farios donnent de la soie à retordre (carte et timbre halieutique en vente aux Chalets). Enfin, les ennemis du silence et de la lenteur peuvent se livrer aux joies du VTT (location sur place) afin de décharger un trop plein d’énergie. Iraty c’est tout cela et bien plus encore. Car c’est un site d’une grande poésie où l’on ressent profondément l’âme du Pays basque dan sa partie la plus âpre ; la Soule. L.M.

     

    Photos © CDT64.  www.tourisme64.com

     

     

    Dormir, manger : 

    Chalets d’Iraty : location de chalets (de 2 à 30 places). www.chalets-iraty.com.  Honnête restaurant à proximité (centre).

    Chalet Pedro. Une institution en pleine forêt et à cheval sur la rivière Irati. Gîte confortable, restaurant classique et typique, grande terrasse avec le son du torrent , accueil formidable d’Isabelle www.chaletpedro.com   

    A Larrau, chez Etchemaïté. Autre  institution. Hôtel très correct. Restaurant réputé (cuisine basque généreuse, tendance gastro) www.hotel-etchemaite.fr.

    A St-Jean-Pied-de-Port, Les Pyrénées, Arrambide père et fils : Hôtel (Relais & Châteaux). Le  grand restaurant de l’arrière-pays basque www.hotel-les-pyrenees.com

    Carte : TOP25 d’IGN 1346ET. Forêt d’Iraty/Pic d’Orhy.

    Equipement :

    Vêtements discrets, de pluie, chauds, bonnes chaussures de marche, jumelles, lunettes de soleil, gourde, couteau.

    Domaine-Brana-rouge.jpgArdi gasna (fromage de brebis des bergers du cru, achetez-le chez Mayté, le spécialiste du jambon Ibaïona, qui est excellent, à St-Jean-le-Vieux, avant de monter). Irouléguy (passez chez Jean et Martine Brana à St-Jean-Pied-de-Port et prenez aussi la prune ou la poire, pour la flasque). Pain (si vous montez par l'autre côté, prenez la fougasse -pas trop cuite- à Tardets, dans le virage à la sortie). 

    téléchargement.jpegLire : le must de la poésie de Philippe Jaccottet : L'encre seraitnageur-de-riviere-416658-250-400.jpg de l'ombre (Poésie/Gallimard), Aphorismes sous la lune, de Sylvain Tesson (Pocket), le dernier livre (deux novelas, genre où il excelle) de (Big) Jim Harrison, et qui arrive ce matin en librairie : Nageur de rivière (Flammarion), ou encore un ou deux classiques comme un bon Thoreau (Walden), et La rivière du sixième jour, de Norman McLean (Points) qui devint Et au milieu coule une rivière, au cinéma. 

     

     

     

  • 26

    9782758804833.jpgLà, cadeau : deux des 26 villages de mon nouveau livre, pris au hasard, Balthazar. Juste pour donner à voir ou plutôt à lire. Histoire de vous donner envie d'aller acheter le bouquin, té!..


    LA CALLIGRAPHIE DE LLO

     

    Le gris domine Llo. Pas un gris négatif, de mauvais temps ou de mauvaise mine, mais un gris extrait du sol, un gris de roche et d'ardoise, un gris massif et mat. Un gris qui prolonge l'écho des vers du poète de Saillagouse, Jordi Pere Cerdá :

    Femmes de Llo

    sueurs noires de la terre

    solidifiées au soleil (...)

    Tout jaillit de la pierre :

    maisons, église et gens.

    Seins maigres, pointes de silex,

    sèches et dures épines du lait...

    Vu depuis l'auberge «Atalaya», Llo ressemble davantage à un hameau à étages qu'à un village ramassé sur lui-même, comme le sont la plupart des autres, dans cette partie des Pyrénées-Orientales. Les chemins qui le traversent sont une arabesque déchiffrable seulement vue du ciel. L'indéchiffrable est donc ici la règle et c'est une façon de préserver sa singularité. À chacun ses subterfuges. Llo en a plus d'un. Avec son aspect déguenillé, cette allure de vieux pâtre à la chemise baillant et aux pantalons zigzaguant sur les bottes, le village de Llo n'en rajoute vraiment pas pour vous inviter à déambuler parmi ses murs.

    Llo est, comme çà, une barbe blanche de deux jours.

    J'aime. J'aime ce faux négligé qui cache des fagots de bois bien rangés sous l'appentis et des plantes au garde à vous dans des jardinets plus ordonnés qu'un hall d'hôtel de ville.

    Il faut regarder attentivement ce jardin potager aux sillons droits comme un pantalon de velours côtelé bien repassé et qui n'est pas sans évoquer le bien kolkhozien, par son exiguïté, sa pauvreté apparente, son anonymat; un jardin enveloppé dans le virage qui monte vers l'auberge.

    La nature cependant prend le dessus en plein centre. Rares sont les villages dont les rues finissent traversées par une cascade qui dévale la montagne en criant pardon comme on lance un « chaud devant ! », qui galope à un bout de Llo puis saute dans le vert et s'y noie. Certes, un panneau indique qu'il s'agit d'une voie sans issue -et pour cause- mais une telle impasse vaut tous les détours. Tout voyageur fouineur est aimanté par ce type d'indication qui recèle toujours quelque chose ; presque rien. Mieux, il est constamment aux aguets de ces invitations en forme de refus. Les décliner, c'est s'exposer au parcours banal. Toute voie trouve une issue dans l'esprit.

    Llo exige d'autres détours. Qui exigent eux-mêmes un effort. Ses ruelles calligraphiques qui tournent pour mieux coudre le village rappellent à nos genoux que nous sommes dans les Pyrénées. Encore un village qui se mérite, un village aux rues étroites et escarpées, où la déclivité induit le silence. Et Llo n'est que bruits animaux et sons familiers : coqs qui se défient à tue-tête aux quatre coins du village, cloches d'un troupeau de brebis qui emprunte le chemin, bêlements, aboiements timides, chuchotements de femmes qui détournent la tête... 

    Merveille de ces villages qui ne se donnent pas d'un seul coup d'oeil, qui exigent de vous du temps, de la patience. On ne découvre pas Llo, on l'épluche. En cheminant lentement rue après rue et pas d'une rue à l'autre, justement, car elles ne communiquent pas entre elles. La plupart sont des chemins qui ne mènent nulle part. Ou plutôt qui finissent dans la verdure. Une verdure qui semble avancer comme le désert se répand. Les chemins de Llo finissent en salade comme on part en carafe.

    Un généreux parfum de menthe habite ces ruelles et partage l'atmosphère avec l'ortie et le pissenlit. Le soleil pianote sur les pierres des maisons, il joue des tons comme un torrent roule ses galets. L'ardoise ronde des toitures donne un air de laisse de basse mer des plus apaisants aux maisons que l'on prend de haut, en redescendant. D'ici, les Pyrénées semblent à l'abri de tout, leur pente est douce et c'est un terme marin qui vient à l'esprit, le mot havre, pour circonscrire le paysage que l'on embrasse à la manière d'un aquarelliste des mots soucieux de concision.

    Plus haut, une tour carrée et un rempart comme un gâteau d'éclats de noisettes strié de discrètes meurtrières, de fines fentes, cache l'intimité d'une simple villa, la villa Alione. Et tout en haut, une autre tour, en ruines, domine le village et la vallée de Saillagouse et Bourg-Madame. Il faut y monter pour au moins deux raisons. Pour l'invitation subite d'un sentier de montagne, lorsque vous êtes parvenus à la tour, à laisser Llo derrière vous et à partir en promenade, caminando, baigné du parfum plus sec du thym. Et pour cette extraordinaire sensation, en gravissant jusqu'à la ruine, du mot « rocaille » comme une allitération qui chante sous le pied et comme allusion à la racaille de la roche que vous êtes persuadés de fouler.

    En redescendant de la tour en ruine -qu'un graffiti révolutionnaire propulse dans le temps présent-, on a le choix entre un de ces raccourcis recouverts d'herbes et de fleurs qui donnent envie de courir, et le chemin goudronné, bordé par une maison en rénovation où le parpaing, sur la vieille pierre, fait l'effet d'une attelle sur une belle jambe de bois, et par un bloc de ciment sans doute appelé maison, coulé dans le plus authentique mauvais goût. Cette injure à la beauté du village prête à sourire pour peu que l'on songe immédiatement au vilain petit canard, si seul, pas beau.

     


                 
                   BAïGORRI VAGABONDE

     

                   9782758804833.jpgC’est un village où chaque demeure, blanche et rouge piment sec plutôt que sang, prend ses aises et aime contempler l'autre en prenant de la mesure et la distance nécessaire au jugement définitif. Ce village vous toise lorsque vous y êtes. Il apparaît éparpillé, dispersé. Saint-Etienne de Baïgorry est en soi un bouquet de quartiers épars : Occos, Urdos, Lezaratzu et Etxauz enfin, soulignent d'un second trait, périphérique celui-là, cet état de dispersion, d'autonomie et ce souci de l'espace personnel.

                  Seule la grande rue qui longe la Nive et ouvre le village comme la proue d'une barque fend le flot, est ramassée. Baïgorry (la rivière rouge, en Basque) ne cherche pas à se tenir chaud ni à rassembler, sauf à l'église Saint-Etienne lorsque l'on y chante et sur la place les jours de foire, comme à la fameuse de mars, aux béliers, lorsqu'un champ de bérets jauge solennellement les animaux ficelés aux platanes.

    Et encore! La grand-rue est, elle aussi, vagabonde et un peu diffuse. À la moindre bifurcation, elle vous montre du doigt une direction possible que la campagne suggère, rien qu'avec l'herbe grasse qui chatouille chaque mur et avec une invitation au paysage dans l'angle de laquelle se trouve toujours un toit, un balcon, un portail sur fond vert. La personnalité architecturale de Saint-Etienne de Baïgorry est dans cette façon personnelle que la maison a d'élire un lieu, a de s'être choisie une remise, comme on le dit pour la bécasse. Les maisons sont dispersées pour mieux asseoir leurs repères et afin de jouir d'une orientation -pourquoi toujours le Sud?- et d'une vue désirées, sur l'ensemble du village.

    Saint-Etienne de Baïgorry semble présenter, en les montrant du bout du bras et du plat de la main, la montagne d'un côté, la forêt qui coiffe la colline de l'autre et la rivière d'évidence, comme on présente ses amis à la famille. La campagne, tout autour, se referme sur le village comme une aile de poule sur ses poussins et procure ce formidable plaisir de prendre des chemins si étroits qu'on s'y frotte parfois l'épaule. Des chemins qui tiennent lieu de ruelles, où se mêlent des parfums de bouse de vache, de paille, d'ail qui cuit (et de gas-oil lorsqu'un véhicule, un seul vient à passer). Des parfums capiteux prolongés  par le son mat de notre pas qui s'estompe lorsque le goudron cède la place à la terre et à la musique  de la Nive qui joue au torrent sur les pierres, et qui étale sa perpendicularité à notre cheminement, lequel trouve là un but par défaut. L'Anglais dit alors : stop.  Le voyageur ordinaire s'assoit en tailleur et prend un moment comme on prend un verre, ailleurs...

    C'est un village où l'on vous propose tout sans insister, où l'on vous invite de façon bourrue; l'accueil n'en est que plus profond, plus sensible, car il est toujours exprimé à deux doigts de se taire. Donc Saint-Etienne se mérite, comme les autres villages de cette vallée de Baïgorry qui est sans doute l'une des plus riches du Pays basque nord, et peut-être davantage parce qu'elle feint d'ignorer qu'elle en est le coeur, qu'à partir d'elle on s'enfonce  dans ces vallées mystérieuses des Aldudes, du Pays Quint et, de l'autre côté, du Baztán, d'Erro et de Valcarlos. On pénètre un intrigant Pays basque par ce passage obligé et c'est pourquoi Saint-Etienne de Baïgorry semble avertir le voyageur de cette sorte de rite qu'il accomplit, il semble le prévenir du sens de son étape. Aussi le ralentit-elle sans effort. Il y a un côté relais de Compostelle dans le génie de ce lieu.

    Le village expose son fronton, où se disputent l'été les plus belles parties de rebot -ce jeu compliqué de pelote où l'on chante  les points-, comme on exposerait ailleurs une colonne monumentale qui imposerait le respect. Mais sans ostentation! Il l'impose dans sa blancheur et dans son évidence de nez au milieu de la figure et dans sa nécessité de coeur dans le corps animal.

    De Saint-Etienne de Baïgorry exhale aussi un amour certain du produit de la terre. Ici, on vit beaucoup de lui et pour lui. Le vignoble d'Irouléguy est dans son fief, comme certaines entreprises de conserves et de salaisons qui ont hissé le jambon et la sauce piquante au rang de monuments à visage d'ambassadeur, à force de vouloir...   

    Et puis il y a cette rivière, la Nive de Baïgorry, qui fait rêver tous les pêcheurs à la mouche, ce pont romain effilé qui l'enjambe avec maigreur, avec une prudence de chat, et tellement large et haut qu'on dirait qu'il craint une crue de fin du monde! Un pont gravé de la date 1661 en son dôme, et avec pour pavage une boursouflure de pierres de tous âges et de toutes tailles, si inégalement usées par des siècles de passage de sabots, de pluies et de pas que ce gaufrage vous donne l'impression de traverser un clavier d'accordéon jouant tout seul. D'un côté du pont, la maison Petricorena, imposante etxe  avec un côté grosse poule blanche qui ne craint pas le renard, un peu mamma italienne aussi, jusque dans ses dépendances. De l'autre, en retrait, le château d'Etxauz prend de la hauteur et donne au village un relent de structure seigneuriale. C'est vrai qu'elle est belle, dans sa digne singularité, cette demeure des vicomtes d'Etxauz, dont l'histoire se confond depuis des siècles avec celle de la vallée. Le château, frappé de la date 1555, vit naître Bertrand d'Etxauz, évêque de Bayonne en 1593 et qui devint plus tard archevêque de Tours... pour parler comme un guide couleur de ciel dégagé.

    Mais foin! Baïgorry l'authentique est en face. Blanche et rouge, donc, elle nous le joue personnel, en ordre dispersé et avec une maîtrise rare de l'art de faire croire qu'elle s'en fiche, alors qu'elle aime démesurément qu'on la regarde de près.

     

     

  • Frédéric Musso poète

    images.jpegFrédéric Musso fait de la photo à sa façon. Ses instantanés sont des poèmes en prose ciselés, aussi vifs que toniques et qui possèdent une qualité rare, que j'appellerai la souplesse du chat : prenez un chat, jetez-le par la fenêtre (du premier étage, ho!), le chat retombera sur ses pattes. Toujours. Un bon poème est un chat lancé par la fenêtre du premier. Un bon poème est rond. Un peu comme un oeuf (mais un oeuf c'est ovoïde, c'est pas rond! Okok). En tous cas, ça retombe sur ses pattes en bouclant sa boucle et en la bouclant, voire en vous la bouclant (en nous en bouchant un coin, quoi). Frédéric Musso y parvient. Poète exigeant, il apparaît intraitable avec le choix du mot juste (et parfois rare, ou bien oublié). Ses poèmes courts et denses sont de temps en temps teintés de lointains jeux de mots. Ils disent tous l'essentiel d'une sensation, ils captent à temps des instants fugitifs avec la main, avec une épuisette, ils enserrent un sentiment, ce sont des tableaux aussi et encore des souvenirs (d'Algérie). Certains poèmes de ce nouveau recueil au titre camusien : L'exil et sa demeure (La Table ronde, 96 p. 14€), contiennent des images fortes : "peler les mots jusqu'au trognon pour que se lève le poème"... "tu vacillais le coeur haut comme la patte du chien qui pisse"... "le bois flotté des métaphores"... "La beauté fut condamnée par contumace. On accusa les ombres de légèreté."

    En voici une petite poignée en guise d'appât : 

    "Debout dans les trèfles l'enfant se caresse comme on froisse une rose. Son autre main arrondit le soir. Enfant royal. Plus tard chargé de mots il s'astiquera sous la lampe, l'être tout entier en branle. Désuni."

    "Le coeur saillant pousser la porte d'une femme. Considérer que l'aménagement des corps ne relève pas seulement du territoire. S'asseoir au bord de la finitude et contempler l'innocence de l'origine du monde."

    "Poésie qu'on file avec la patience des vieux marcheurs. La renverser d'un revers de rêve pour que chantent les mots qu'elle brise sous nos pas."

    "Bel canto des corps. Le vent velours caressait nos chairs de poule. Un cri d'enfant est sorti de ta bouche. Quand le soleil a posé son front sur la mer nous avons allumé des américaines et nous avons souri comme des demi-dieux."

    "Dans l'odeur nue de l'aube le piéton de la plage pouvait croiser la perfection d'un squelette d'oursin, le bras d'honneur d'une branche sur le sable ou l'idée singulière que les ombres mûrissent en douce avant de s'allonger."

    "Le temps glissait sur son erre. Une créature s'attardait aux angles morts du désir. Elle caressait ta peau comme on dessine sur le sable quand le soleil va se coucher."

    "Les rêves consumés dans la broderie du sommeil. Les mots qui cillent. Ferme la fenêtre. Tire le rideau. Ta main à fleurs de cimetière sous la lampe, son ombre sur le papier où se dénoue le plus clair de ta nuit."


  • Lire Lydia Flem...

    ...En cas de besoin
    Voici les notes (composées essentiellement d'extraits) que j'ai publiées ici même les 9 et 11 décembre 2006, le 18 janvier et le 24 mai 2007 et enfin le 1er mars 2009 à propos de deux livres merveilleux de Lydia Flem qui reparaissent en format de poche (Points/Seuil); et d'un troisième aussi.

    C'est donc à la faveur de ces rééditions que je me permets de les rajeunir.

    Orage émotionnel

    images (1).jpeg"A tout âge, on se découvre orphelin de père et de mère. Passée l'enfance, cette double perte ne nous est pas moins épargnée. Si elle ne s'est déjà produite, elle se tient devant nous. Nous la savions inévitable mais, comme notre propre mort, elle paraissait lointaine et, en réalité, inimaginable. Longtemps occultée de notre conscience par le flot de la vie, le refus de savoir, le désir de les croire immortels, pour toujours à nos côtés, la mort de nos parents, même annoncée par la maladie ou la sénilité, surgit toujours à l'improviste, nous laisse cois. Cet événement qu'il nous faut affronter et surmonter deux fois ne se répète pas à l'identique. Le premier parent perdu, demeure le survivant. Le coeur se serre. La douleur est là, aiguë peut-être, inconsolable, mais la disparition du second fait de nous un être sans famille. Le couple des parents s'est retrouvé dans la tombe. Nous en sommes définitivement écartés. Oedipe s'est crevé les yeux, Narcisse pleure".

    Ainsi commence Comment j'ai vidé la maison de mes parents, de Lydia Flem (Points/Seuil), un livre très émouvant et recommandable entre tous. En de telles circonstances ou pas, d'ailleurs. Que philosopher c'est apprendre à mourir…

    Extraits : Cette étrange et envahissante liberté... 

    "D'abord, l'impudeur. L'obligation de bafouer toutes les règles de la discrétion : fouiller dans les papiers personnels, ouvrir les sacs à main, décacheter et lire du courrier qui ne m'était pas adressé. Transgresser les règles élémentaires de la politesse à l'encontre de ceux qui me les avaient enseignées me blessait. L'indiscrétion m'était étrangère..."

    " En disparaissant, nos parents emportent avec eux une part de nous-mêmes. Les premiers chapitres de notre vie sont désormais écrits."

     "En les couchant dans la tombe, c'est aussi notre enfance que nous enterrons."

     "Est-ce bien normal d'éprouver successivement ou simultanément une impression effroyable d'abandon, de vide, de déchirure, et une volonté de vivre plus puissante que la tristesse, la joie sourde et triomphante d'avoir survécu, l'étrange coexistence de la vie et de la mort?"

     "C'est dans la solitude que chacun se retrouve (...) Chacun fait ce qu'il peut pour surmonter l'épreuve, bricole à sa manière, toujours bancale, malheureuse, conflictuelle, et se tait."

     "Même après leur mort, ne cessons-nous jamais de vivre pour eux, à travers eux, en fonction d'eux ou contre eux? Est-ce une dette qui nous poursuit toujours?"

     "Se séparer de nos propres souvenirs, ce n'est pas jeter, c'est s'amputer."

    "Donner est un grand bonheur. Ce que j'offrais, ce n'était pas un objet."

     "L'écriture naissait du deuil et lui offrait un refuge. Un lieu où se mettre à l'abri avant d'affronter de nouvelles vagues malaisées à contenir."

     "Devenir orphelin, même tard dans la vie, exige une nouvelle manière de penser. On parle du travail du deuil, on pourrait dire aussi rite de passage, métamorphose."

    "Les arêtes vives des premières douleurs s'émoussent, hébétude et protestations font place à une lente acceptation de la réalité. Le chagrin se creuse. Avec des moments de vide, d'absence, de tumulte. Plus tard se répand une tristesse empreinte de douceur? Une tendre peine enveloppe l'image de l'absent en soi. Le mort s'est lové en nous. Ce cheminement ne connaît pas de raccourcis. On n'y échappe pas. La mort appartient à la vie, la vie englobe la mort."

    "Mail il est un temps pour le chagrin, et un temps pour la joie."

    © Lydia Flem, Comment j'ai vidé la maison de mes parents, Seuil. 


    images.jpegLydia Flem a poursuivi avec un talent et une émotion égales, son travail -universel- de deuil de ses parents, avec Lettres d'amour en héritage (Points/Seuil). C'est d'une pudeur extrême et d'un amour infiniment grand. Le livre retrace la vie de ses parents disparus, à travers trois cartons de leur correspondance amoureuse, depuis les débuts, que leur fille (l'auteure) découvrit, en vidant la maison, une fois orpheline... La tendresse résume ce livre précieux. Il n'est pas innocent que l'écriture soit devenue, très tôt, le terrain de jeu de l'auteure, puis que celle-ci ait fait profession de psychanalyste. Par bonheur, ces deux livres sont exempts de théorie, mais emplis, au contraire, de sensibilité à vif -mais douce, comme ces napperons brodés que nous avons tous vus dans les mains de notre mère, tandis qu'elle les rangeait avec un soin particulier, alors qu'ils sentaient encore le "chaud" du fer à repasser, sur une étagère d'une armoire, quelque part dans une pièce de la maison familiale...

    Une perle parmi cent : le corps de la mère, c'est la première géographie, le pays d'où l'on vient.

     

    images (2).jpegAutres extraits

    "Largués par nos parents qui disparaissent et par nos enfants qui quittent la maison, c'est le plus souvent au même moment de la vie que nous sommes confrontés à ces séparations : nos parents meurent, nos enfants grandissent. Coincés entre deux générations, ceux à qui nous devons l'existence, ceux à qui nous l'avons donnée, qui sommes-nous désormais? Les repères vacillent, les rôles changent. Comment faire de cette double perte une métamorphose intérieure?

    Longtemps j'ai été la "fille" de mes parents, puis je suis devenue une "maman". Cette double expérience, je l'ai vécue avec ses tensions, ses lassitudes, ses émerveillements. Mais qui suis-je désormais? Quel est mon nom?

    Fille, j'ai fini de l'être. Mais cesse-t-on jamais d'être l'enfant de ses parents? Notre enfance s'inscrit dans nos souvenirs, nos rêves, nos choix, nos silences; elle survit en coulisses. Ne devenons-nous des adultes que lorsqu'il n'y a plus d'ancêtres pour nous précéder, nous protéger? Suis-je encore maman alors que mes enfants ne sont plus des enfants? La langue manque de mots pour désigner toutes les nuances de notre identité.

    Comment me situer aujourd'hui dans ma généalogie? Ne faudrait-il pas un mot particulier pour nommer les parents dont les enfants ont quitté la maison? Suis-je une "maman de loin"? Une maman à qui l'on pense, à qui l'on téléphone pour un conseil, une recette, de l'argent, un encouragement, dont on a parfois la nostalgie, mais une maman avec qui on ne sera plus jamais dans le corps à corps premier." ©Lydia Flem et Le Seuil, pour "Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils".

    Pour finir, ce mot de Primo Lévi, prélevé sur le blog de l'auteur : http://lyflol.blog.lemonde.fr

    “J’écris ce que je ne pourrais dire à personne.”

  • Les séparés, de Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859)

    Les Séparés

    N'écris pas. Je suis triste, et je voudrais m'éteindre.
    Les beaux étés sans toi, c'est la nuit sans flambeau.
    J'ai refermé mes bras qui ne peuvent t'atteindre, 
    Et frapper à mon coeur, c'est frapper au tombeau.
    N'écris pas!

    N'écris pas. N'apprenons qu'à mourir à nous-mêmes.
    Ne demande qu'à Dieu...qu'à toi, si je t'aimais!
    Au fond de ton absence écouter que tu m'aimes,
    C'est entendre le ciel sans y monter jamais.
    N'écris pas!

    N'écris pas. Je te crains ; j'ai peur de ma mémoire ; 
    Elle a gardé ta voix qui m'appelle souvent.
    Ne montre pas l'eau vive à qui ne peut la boire.
    Une chère écriture est un portrait vivant.
    N'écris pas!

    N'écris pas ces doux mots que je n'ose plus lire : 
    Il semble que ta voix les répand sur mon coeur ; 
    Que je les vois brûler à travers ton sourire ; 
    Il semble qu'un baiser les empreint sur mon coeur.
    N'écris pas!

    images.jpegExtrait d'une superbe anthologie que publie Poésie/Gallimard, intitulée Je voudrais tant que tu te souviennes, Poèmes mis en chansons de Rutebeuf à Boris Vian (éd. de Sophie Nauleau). On relit Rimbaud, Villon, Michaux, Queneau, Apollinaire, Eluard, Labé, Cadou... Et en même temps on chantonne Ferré, Brassens, Gréco, Gainsbourg, Jean-Louis Murat, Julien Clerc (écouter ci-dessous), Cora Vaucaire... Le bonheur.

    Mieux, l'intention de ce petit livre est de rendre aux poètes ce que l'on a fini par attribuer à leurs interpètes chanteurs. Ainsi Barbara doit-elle à Brassens, Gréco à Queneau et Ferrat à Aragon. D'abord! Salutaire et beau.

    Il y a des après-midi où l'on se sent ainsi serti dans ce poème sublime de M.D.-V., et résonne alors qu'Au fond de ton absence écouter que tu m'aimes, / C'est entendre le ciel sans y monter jamais. Soit un sentiment étrange, car éloigné du sujet, mais dont l'empathie littéraire nous fait monter les larmes aux yeux, quand bien même nous ne nous sentons pas ou plus touchés au coeur par ces mots, mais plus bellement atteints durablement dans notre peau, par la force du souvenir d'une écorchure vive, par la beauté de la douleur, la sainteté du malheur; la poésie en somme.

     

    http://www.dailymotion.com/video/xdtefg_julien-clerc-les-separes_music#.UXKXESskZQo


    Alliances roses : 

    images (1).jpegimages (2).jpegChâteau de Jau, avec ce poème et cette mise en musique, car ce Côtes du Roussillon rosé (60% syrah, 40% grenache noir) possède une énergie rare par les temps qui courent et qui nous donnent à boire  de ces rosés pétale de rose et un rien évanescents; creux en somme. Celui-ci est frais, vivace comme une plante qui se réveille aux premiers rayons du soleil et sa vinosité est présente autant que ses arômes de fruits rouges croquants (7,95€). Le Jaja de Jau, sa petite soeur -rosée elle aussi, plus simple (4,95€), n'en est pas moins affriolante et agréable : c'est une syrah de la famille Dauré (qui vinifie les deux), elle exprime la Méditerranée avec brio; dans sa simplicité chaleureuse. Pour le bonheur de nos fin d'après-midi d'arrière-printemps (pourri -soit, mais bon). Drappier, images (3).jpegimages (4).jpegchampagne rosé brut nature, 100% pinot noir, est une valeur sûre. Vivacité,  fin cordon, bulle fine, un nez de fruits rouges et ce très léger épicé en bouche en font un champagne printanier idéal. Pour lui-même ou avec une soupe de fraises (33,56€). Perles grises est une jolie surprise qui vient des coteaux du Vendômois. Signé Patrice Colin, cet effervescent 100% pineau d’Aunis à la robe saumonée et à la belle minéralité possède un nez d’agrumes et légèrement herbé du meilleur effet (7,60€). R'osez, côtes du rhône d'Ortas (Cave de Rasteau) innove avec un look résolument r_osez_3_bouteilles_ortas_cave_de_rasteau copie.jpg
    contemporain et qui vise de nouveaux consommateurs, jeunes et sans prise de tête; avec ce serpent qui ondule sur l'étiquette. Le vin est simple et efficace, car sur le fruit, les rouges comme les agrumes. Sa fraîcheur persistante avec ce rien de bonbon anglais et de poivré en font un rosé de soirée séduisant (5,55€). Plus austère est le rosé d'Epineuil, un bourgogne de Moutardtéléchargement.jpeg Diligent, 2010, méticuleusement vendangé nuitamment, vinifié avec méticulosité, car c'est un rosé racé bien que sauvage, persistant et rebelle jusqu'en fin de bouche : on adore, sur un onglet poêlé ou bien avec un pigeonneau acheté au marché d'Evry-le-Châtel, non loin d'Epineuil (8,30€), dans l'Aube encore, et que l'on grille dehors en regardant passer et en écoutant craquer les grues cendrées qui remontent le ciel tout en visant une halte salutaire sur le Lac de Der quasi voisin. Enfin, hommage à images (5).jpegce rosé formidable de Bandol, gourmand et de repas, gastronomique comme on dit ici ou là : le Domaine de la Nartette (2012, 12,80€, Moulin de la Roque, vin biologique), est un ravissement printanier sur une dorade à la plancha, une poignée d'amis choisis et un rayon vif de soleil attendu patiemment. 60% mourvèdre, 25% grenache, 15% cinsault, fruits rouges, ananas, miel, tilleul. Charnu, épicé, à peine poivré : un délice. Ample, très aromatique, puissant sans être envahissant, c'est un rosé de caractère. Voire de respect.

    Dessert :

    http://www.youtube.com/watch?v=GFJnJsPgss8&list=RD025ppiWEdors4

    Kapsberger, Piccinini Chiaconna, par Jan Grüter au luth théorbe.

  • Faire plaisir

    Si tu m'appartenais (faisons ce rêve étrange!),

    Je voudrais avant toi m'éveiller le matin

    Pour m'accouder longtemps près de ton sommeil d'ange,

    Egal et murmurant comme un ruisseau lointain.

     

    J'irais à pas discrets cueillir de l'églantine,

    Et, patient, rempli d'un silence joyeux,

    J'entr'ouvrirais tes mains, qui gardent ta poitrine,

    Pour y glisser mes fleurs en te baisant les yeux.

     

    Et tes yeux étonnés reconnaîtraient la terre

    Dans les choses où Dieu mit le plus de douceur,

    Puis tourneraient vers moi leur naissante lumière,

    Tout pleins de mon offrande et tout pleins de ton coeur.

     

    Oh! Comprends ce qu'il souffre et sens bien comme il aime,

    Celui qui poserait, au lever du soleil, 

    Un bouquet, invisible encor, sur ton sein même,

    Pour placer ton bonheur plus près de ton réveil!

     

    René-François Sully Prudhomme, Les Solitudes - 1869.



    Alliances: 

    images.jpeg- Kapsberger, Toccata arpeggiata :

    http://www.youtube.com/watchv=6bLMwphe284&list=PLIHXLH60E8Lx1QhG_Ozj1QWnyRTNa-z1s

     

    téléchargement.jpeg- Couvent des Visitandines, Pinot noir 2010 (Patriarche, à Beaune, 5,40€). Robe intense, brillante. Nez de fruits rouges frais comme la framboise cueillie et aussitôt croquée. Bouche fine, légère, tanins souples. Un rouge clair et printanier pour prendre par le bras un pigeonneau en crapaudine.

  • cadeauésie

    images.jpegLe coffret est arrivé par coursier et quand je l'ai ouvert, je me suis exclamé de bonheur. Il y a des jours comme ça où vous pensez que c'est votre fête, mais non -ou bien oui. 

    Poésie/Gallimard (André Velter) et Télérama (Fabienne Pascaud) se sont associés pour proposer une Petite Bibliothèque de Poésie (30€) composée de douze volumes d'un format agréable, plus petit que l'habituel de la collection Poésie, minces (48 pages dont 40 de poèmes), essentiels, qui sont donc eux-mêmes des mini-anthologies de poètes emblématiques, intemporels ayant bousculé le langage et innové en leur temps respectif. Ce Coffret des Douze marquera.

    En voici l'éclectique composition : François Villon, Frères humains qui après nous vivez. Charles d'Orléans, En la forêt de longue attente. Maurice Scève, Plutôt seront Rhône et Saône déjoints. Pierre de Ronsard, Afin qu'à tout jamais de siècle en siècle vive. Théophile de Viau, Après m'avoir fait tant mourir. Jean de La Fontaine, Un savetier chantait du matin jusqu'au soir. Marceline Desbordes-Valmore, Qui me rendra ces jours où la vie a des ailes. Victor Hugo, Car le mot, qu'on le sache, est un être vivant. Gérard de Nerval, Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée. Charles Baudelaire, Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat. Paul Verlaine, Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant. Arthur Rimbaud, J'étais soucieux de tous les équipages. On se lassera de ces compagnons avec difficulté et c'est heureux. Ce coffret de chevet est un cadeau poétique majeur; un viatique. La véritable  marque de l'arrivée du printemps.

    En offrande, ce sonnet de Théophile de Viau :

    Je songeais que Phyllis des enfers revenue,
    Belle comme elle était à la clarté du jour,
    Voulait que son fantôme encore fît l’amour
    Et que comme Ixion j’embrassasse une nue.
     
    Son ombre dans mon lit se glissa toute nue
    Et me dit : « Cher Thyrsis, me voici de retour,
    Je n’ai fait qu’embellir en ce triste séjour
    Où depuis ton départ le sort m’a retenue.
     
    « Je viens pour rebaiser le plus beau des amants,
    Je viens pour remourir dans tes embrassements. »
    Alors, quand cette idole eut abusé ma flamme,
     
    Elle me dit : « Adieu, je m’en vais chez les morts,
    Comme tu t’es vanté d’avoir foutu mon corps,
    Tu te pourras vanter d’avoir foutu mon âme ! »

  • Les poètes des jardins

    ndex.jpgLe paysagiste est un poète des jardins et cet ouvrage magnifique est pour lui et tous ceux qui poursuivent des études d'architecte-paysagiste : Carnet de travail d'un jardinier paysagiste, de Hugues Peuvergne (Ulmer, 30€), est une sorte de carnet intime des nombreuses réalisations d'un virtuose de la nature, étape par étape avec force illustrations, photos, dessins, plans, textes poétiques et nécessairement pratiques, voire techniques mais dans une langue imagée et simple. L'ouvrage présente dix-sept des plus beaux jardins mis en scène par l'auteur dont c'est le métier depuis vingt-six ans, aménagés avec subtilité, intelligence, sensibilité, à Paris, en région parisienne et au-delà. Cela ressemble à un carnet de voyages dans un espace vert et fleuri et dans un temps apaisé, rasséréné par le travail harmonieux de l'homme lorsqu'il sait écouter la nature et l'allier à notre quotidien. Vivant, ce livre l'est aussi par le récit de rencontres humaines et paysagères, par ses anecdotes et ses croquis et esquisses, de la genèse de chaque projet à sa livraison.

    Hugues Peuvergne donnera une conférence (dédicace) le 12 avril prochain au fameux Domaine de Saint-Jean-de-Beauregard, dans l'Essonne (situé à 27 km de Paris).

  • Ivre de poésie

    « Il faut être toujours ivre, tout est là ; c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous ! » Baudelaire.

    imges.jpegA noter, la parution d'une précieuse petite anthologie concoctée par Zéno Bianu, orfèvre en la matière : Poèmes à dire, une anthologie de poésie contemporaine francophone, publiée par Poésie/Gallimard (6,90€) à l'occasion du Printemps des Poètes 2013 (du 9 au 24 mars). De Paul Claudel à Valérie Rouzeau, de Guillaume Apollinaire à Serge Pey, de Jean Malrieu à Bernard Manciet, de Georges Ribemont-Dessaignes à Dominique Sampiero, de Paul Eluard à André Velter, voici un florilège à déclamer au lit, assis tailleur sur les draps : Ecoute, amour, écoute!.. A proposer à l'inconnu, à lire, à dire, à crier, à chanter, à téléphoner, à laisser sur un répondeur, à reproduire dans une lettre -une vraie, avec une enveloppe et un timbre choisi et son adresse écrite à la plume; à textoer (pourquoi pas!), afin de révéler le cante hondo ou jondo, ce chant profond de la poésie viscérale andalouse, flamenca et plus largement, afin de voir fleurir, s'épanouir l'émotion qui se dégage et s'impose à partir de chaque poème francophone reproduit dans ce précieux petit bouquin, lorsque chacun d'entre eux est vécu et offert avec la voix; avec la voix seulement (sans malédiction), la voix qui vient du ventre qui bouillonne, celle qui vient aussi du coeur qui gonflonne... Aux seules fins de la jubilation du partage comme me l'écrit lui-même Zéno; dans la commune présence d'une fraternité essentielle, afin de tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile...

    Extrait au pif : 

    Dormir avec toi.

     Ecoute le tonnerre, ce bûcheron, traverser la nuit. Entends ce délire. Ah! Serre-moi dans tes jambes nues. Inonde-moi de chaleur, de lumière. L'orage monte des draps froissés. Je ne suis qu'un homme dans les bras de la nuit (...)

    Dormir avec toi.

     Je dors en toi. Je dors toujours en toi, plus profondément en toi. Je t'enlace, tu me pénètres des dents, des bras. Tu as le râle des palombes. Les yeux fermés, je vois ouverts tes yeux. Y dérivent les rivières. (...)

    Jean Malrieu, extrait, page 78.


    Un dernier pour le chemin

    La main, en écrivant

    La main est le berger de l'ombre. L'ombre des mots. L'ombre de rien. Elle rassemble. Une île entre le visible et l'invisible. C'est par là qu'elle touche les morts, qu'elle les caresse et leur parle. Ils posent leur front glacé entre nos doigts. C'est la mémoire des outils, des courbatures. Des gestes vers la terre. Et l'on se surprend à tracer dans l'air des arabesques de semailles, à abattre des arbres de verre. A détourner des rivières muettes. La main sait tout. Le mouvement du pain. Les poutres sur l'épaule. Conduire les troupeaux. Cueillir, toucher, ouvrir (...) 

    Dominique Sampiero, extrait, page 156. 

     


  • Jean de La Ville, again

    Je retombe sur ce papier de Jérôme Garcin (attention, je vais parler de moi!), paru dans La Provence et qui faisait écho au "Coup de coeur" qu'il me consacra quelques jours plus tôt dans Le Nouvel Observateur. J'avais oublié cette mise en parallèle enviable avec Jean de La Ville de Mirmont. A l'heure où Garcin consacre son dernier livre à la vie trop brève du poète bordelais -mais je n'ai pas encore lu Bleus horizons (Gallimard), cet hommage est comme une balle correctement tirée. Il va droit au coeur.

    Image 4.png

  • Bayonne par Toulet

    téléchargement.jpegOh, c'est loin d'être le meilleur poème des Contrerimes, de Paul-Jean Toulet, mais il s'intitule Bayonne, alors... Et puis j'y vois -mais c'est personnel- tant de choses dans cette rue Port-Neuf effleurée par Toulet, de l'héritage au coeur en morceaux, de l'insupportable soeur aux alarmes -et aux larmes que seul un chocolat chaud (de Cazenave) est capable de sécher.






    Bayonne ! Un pas sous les Arceaux


    "Bayonne ! Un pas sous les Arceaux,
    Que faut-il davantage
    Pour y mettre son héritage
    Ou son coeur en morceaux ?

    Où sont-ils, tout remplis d’alarmes,
    Vos yeux dans la noirceur,
    Et votre insupportable soeur,
    Hélas ; et puis vos larmes ?"

    Tel s’enivrait, à son phébus,
    D’un chocolat d’Espagne,
    Chez Guillot, le feutre en campagne,
    Monsieur Bordaguibus.

    Paul-Jean Toulet, Contrerimes (Poésie/Gallimard).


    ALLIANCES

    FRAPIN_multimillesime_serie5.jpg(En-deçà du chocolat chaud). Une fois n'est pas coutume : en pays d'armagnac, voici une recommandation -rarissime sur ce blog- pour un cognac. Frapin, le "trésor" du château Fontpinot, propose une Grande Champagne nommée Multimillésime n°5 : 1982 - 1986 - 1989. Décidément, la mode est au n°5 (Laubade, déjà -lire plus bas à la date du 24 novembre), soit au parfum dont une seule goutte habillait Marilyn Monroe pour la nuit. Là, il s'agit de la 5ème édition d'un multimillésime maison. Le 1982 apporte ses notes de rancio, de fruits secs et d'épices douces. Le 1986 enrichit l'assemblage avec ses notes fruitées et de fleurs blanches. Le 1989 offre enfin son bouquet fleuri, ses touches d'abricot sec et de compote de coing. Nous y avons également apprécié, à l'épreuve du verre sec, ses arômes de boîte à cigares et de cheminée chaude. Série très limitée (1270 ex. 180€). 

  • Islay al Dante

    12yearsold.pngLes single malt de Bowmore 12 ans, 15 ans ou 18 ans d'âge possèdent un subtil arôme tourbé que la distillerie prend à sa source, dans l'eau d'une pureté confondante du fleuve Laggan. Bowmore est l'une des huit distilleries de la toute petite île d'Islay et elle fut fondée en 1779 par un marin nommé David Simson. C'est aussi l'une des très rares distilleries à produire sa propre orge maltée sur aire, retournée comme il se doit par les malteurs à l'aide de pelles à malt en bois. Le maltage est l'une des sept étapes de l'élaboration d'un whisky. Il est suivi du séchage au four, du broyage, du brassage, de la fermentation, de la distillation et enfin de la maturation. La présence d'un parfum de sel marin signe les grands Islay comme le 12 ans d'âge à la robe ambrée et chaude, au nez fumé et miellé avec une pointe d'agrume et à la persistance, en bouche, où perce une note cacaotée et finement tourbée. Le 15 ans, Darkest, porte bien son nom. Plus boisé, plus puissant aussi, il dégage des flaveurs de cèdre et de Xérès qui rappelle l'origine des fûts dans lesquels il vieillit. Le 18 ans, plus doux mais si fin, légèrement caramélisé au nez, exprime un fruité exotique en bouche et possède une finale qui répugne à mourir et dans laquelle nous retrouvons l'iode, la tourbe et le parfum de l'herbe coupée que les si nombreux cerfs d'Islay broutent la nuit (32€ le 12 ans).

    Zimages.jpgAlliances : La Comédie, du divin Dante, dans sa nouvelle édition avec une traduction révisée, signée Jean-Charles Vegliante, publiée par Poésie/Gallimard. Parce que cet inoxydable chef-d'oeuvre (de 1250 pages dans la présente édition bilingue), peut ressembler aux tempêtes qu'essuie Islay et particulièrement la distillerie Bowmore, dont les flancs blancs sont régulièrement battus par les vents et les vagues comme un insubmersible rafiot. Et que Bowmore est un whisky diabolique. Comme La Comédie est un fleuve immense au débit bouillonnant qui emporte le lecteur comme une bûche dans un rapide. Par opposition, l'accord se fait, qui procède comme souvent d'un paradoxe et d'une sensationnelle tension.