Sana’a scotche. Aube de juillet dans la vieille ville. La beauté bouleversante des maisons-tours se laisse caresser par un soleil timide comme un puceau. Les odeurs s’insinuent dans les rues. Ni bonnes, ni mauvaises : fortes. Miasmes et parfums mêlés de cardamome, de girofle, de cumin et de pisse de dromadaire. Un café au gingembre avalé brûlant. L’échange de deux ou trois mots, d’un sourire, d’un vrai regard, avec l’inconnu qui vous donne la moitié de son petit pain rond et chaud sans se retourner, ni attendre un quelconque merci, et la magie opère. Etablit ses quartiers. Comme çà. C’est le fameux « don du rien ». La légendaire hospitalité yéménite… Ce demi pain est un ciment : « souviens-toi que je t’ai donné la moitié de mon pain, un jour ». Le don est une philosophie plus dépaysante qu’un climat. La vérité de l’aube exige une cité de caractère. Sana’a a cette trempe recherchée. Ca le fait.
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Kessel : « A cinq jours de marche forcée de la mer Rouge et à trois mille mètres environ d’altitude, s’étale, au sud-ouest de la presqu’île arabique, un cirque vaste et rocailleux qui porte Sanaa, l’antique capitale du Yémen qu’on appelait jadis Arabie Heureuse ». Ainsi commence « Fortune carrée », écrit en 1955. Rien n’a bougé dans la vieille ville depuis la Reine de Saba, il y a plus de deux millénaires. Seuls les muezzins de ses cinquante mosquées ont été remplacés par des haut-parleurs diffusant des appels à la prière musclés et pré-enregistrés. Cela ne suffit pas à casser l’ambiance, sauf lorsque le nom d’Allah explose aux tympans à 3h30 du matin…
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Sana’a est un choc. Passés les abords en ébullition et en croissance exponentielle, depuis la première guerre du Golfe, de la « nouvelle » ville, qui a depuis longtemps noyé sa ceinture, le Ring Road, comme l’écorce du platane avale un vieux cerceau de fer avec les années, et tout en dévoyant son architecture au profit d’un style pâtisserie nouveau riche, la vieille ville de Sana’a s’impose au regard comme un cadeau du ciel. C’est sans doute l’un des paysages architecturaux les plus fascinants, les plus subtils, les plus esthétiques qui soient. L’Unesco ne s’est pas trompé, qui a classé la zone intouchable. Le touriste, espèce rarissime, en jouit donc avec la sérénité du dégustateur solitaire. Chaque maison, en terre brune et pisé, avec ses fameuses ouvertures étroites, carrées et rondes, pour partie en vitraux (les qamariyas, en demi-lune), voire en albâtre, entourées de goss blanc –repeintes avec stuc, gypse et fierté chaque année-, et agglomérées les unes aux autres, donnent au vieux Sana’a, comme à chaque village du Yémen, une expression culturelle inflexible. Chaque Yéménite est un peu architecte. Pour preuve, l’appel à la rescousse qui leur fut fait pour aider à la reconstruction délicate des monuments londoniens, après le bombardement de la ville.
Ces maisons-doigts, dressées vers le ciel, figurent des mains habitables, ornées de minutieux ornements, de moucharabiehs et de portes vivement colorées ou d’un bois patiné et hors d’âge.
Au sommet, avant la terrasse, le mafrij y constitue la pièce de réception des amis des hommes. La brique est crue ou cuite, le calcaire jointoyé au mortier et l’argile plâtrée et lissée. Tout fait angle. Jusqu’au profil des hommes. Et tout semble abrupt, sous la douceur. Gants de velours… Comme les thés (du doux comme l’amour jusqu’à l’amer comme la mort). La violence est à peine suggérée, à Sana’a, et elle n’a « que la gueule » : les voitures klaxonnent à tue-tête et souvent sans raison. Automatiquement. Le piéton n’est pas plus prioritaire qu’un chien errant. Mais dès lors que notre pas ralentit, dans la rue, il est courant d’être invité à partager le thé ou à échanger quelques mots : « Hallo ! (pour Hello). Where’you from ? What’s your name ? Are you Muslim ? Why are you not ! »… Evidemment, la tentation est grande –pour rester dans le bain-, de lire « Les Mille et une nuits », le soir à l’hôtel, baptisé pas par hasard « Arabia Felix ». C’est cohérent.
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Comme il est cohérent de se promener seul dans les nombreux souks de la Médina, mieux : de se perdre dans le lacis des ruelles pas larges d’épaules, sans craindre le mythe du kidnapping de touristes, lequel demeure un sport national, certes, mais sans grand risque pour l’hôte de luxe attrapé, et ce sport se pratique loin, dans quelques zones reculées et circonscrites du pays, où l’escorte militaire est obligatoire, et où les Qabîlis (les hommes des tribus –le Yémen repose sur un système tribal très puissant et à l’autonomie extrêmement structurée par rapport au pouvoir gouvernemental), se servent des enlevés comme d’une monnaie d’échange ou d’un moyen de pression local. C’est, disons, « culturel ». C’est comme cela que ça marche, ici. Kalashnikov et jambiya (le poignard recourbé porté à la ceinture par chaque mâle en âge de marcher), sont des outils dissuasifs plus qu’amortis. D’ailleurs, le prix de la première augmentant, son usage se restreint et son port devient prohibé dans l’enceinte des grandes cités. Le président Ali Abdullah Saleh a tout compris du pays qu’il dirige depuis 28 ans. Il peaufine chaque jour les fruits de sa connaissance. Le 24 juin dernier, deux millions de personnes venues dans la nuit à pied, à dos d’âne, ou en Toyota déglinguée, des villages de la montagne et des faubourgs tentaculaires de Sana’a, ont manifesté sur la gigantesque Place des 70 jours, (où s’achève lentement l’érection d’une mosquée pharaonique), parce que leur président plébiscité à vie, avait menacé la veille, à la télé, de se retirer de la course à la présidentielle de septembre prochain. Habile Abdallah. Et fiers Yéménites qui firent une fête de tous les Diables, quelques heures plus tard, lorsque le président, sous pression annoncée, revint sur ses paroles…
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Sana’a, c’est donc avant tout sa vieille ville, dont on n’épuise pas les charmes avant trois ou quatre jours passés à flâner activement. Le matin, le safari des souks : souk des jambiya, souk des épices, souk du qat, souk du cuivre, souk des tissus, souk de la quincaillerie, souk de tout et de rien, est enivrant. Boire un jus de mangue frais, manger la classique salta (ragoût de mouton et de lentilles nappé d’une mousse verte de fenugrec), dans n’importe quelle échoppe équipée d’un chalumeau géant où sautent sans relâche d’immenses woks culottés, s’asseoir au hasard pour boire un thé dans ce pays sans alcool (bien qu’il commence à circuler timidement sous la djellabah), marchander un bijou de vieil argent orné d’ambre ou de corail, acheter de la myrrhe et de l’encens au gramme, permet d’attendre l’heure du qat. Qater l’après-midi est le rite number one des hommes du Yémén. Au point que pendant la guerre civile qui opposa le Nord au Sud, les combats cessaient de 14h à 18h pour cause de pause-qat. Cette herbe stupéfiante est gentiment hallucinogène. Elle constitue l’une des premières richesses du pays, et la signature d’une culture forte. Le Coran l’autorisant, aucun homme ne s’en prive, qui bourre à l’envi sa joue gauche de feuilles, jusqu’à donner à chacun l’air de Sydney Bechet soufflant « Petite fleur ». La pratique quotidienne du qat est une autre forme de prière, au moins une communion sociale. Les hommes mâchent le qat et se laissent aller à leur « fading » nonchalant quotidien. Certaines femmes en consomment aussi. Ce qui ne signifie pas que l’une des conditions féminines les plus dures du monde, soit en train d’effectuer sa révolution.
Il y a, hélas, de la marge.
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A Sana’a, nous nous trouvons au cœur de l’Arabie authentique. Ici, peu de casquettes Nike, presque pas de tee-shirts I love NYC. Les enseignes occidentales sont en voie d’apparition accélérée, certes, et surtout la téléphonie mobile, l’Internet et la micro-informatique. Mais l’Arabe est littéraire, les rites deux fois millénaires, et les pays du Maghreb perçus avec le mépris qui convient aux rénégats. Sana’a est une cité originelle.
Si le quartier turc mérite une longue visite, Al Qa, l’ancien quartier juif (il reste très peu de familles Juives au Yémen), mérite plus encore. Avec ses maisons basses à deux étages (humiliation obligeait), ce Mellah grouille de vie comme le reste de la cité, sauf qu’ici, le voyageur a l’impression de déambuler dans un modèle réduit de la vieille ville. Les mini hanouts (échoppes) tiennent de la cabane de gosses, les voitures ne passent pas dans des rues de maquettes, et chaque ruelle est fendue par la proéminence ophidienne d’un tuyau de canalisation poli par les pas, qui brille comme l’argent.
L’eau est un problème crucial à Sana’a : aucune usine de retraitement des eaux usées ne peut encore ralentir l’épuisement dramatique de la nappe phréatique. Une autre nuisance, pour un œil occidental, est celle des sacs en plastique, la plupart de couleur noire. Ils sont distribués au moindre achat et jetés. Ils volètent par dizaines dans les rues, comme des mesquite dans le désert de l’Arizona , et s’accrochent, hors la ville, aux arbres griffus promus sapins de Noël à la faveur du vent.
A la tombée de la nuit, lorsque le soleil rosit les façades brunes, les maqshama, ces nombreux jardins potagers qui aèrent la vieille ville, prennent des teintes d’une exquise douceur. Quelques femmes entourées de poules y jardinent, deux dromadaires sortent d’une sombre pièce transformée en moulin à (huile de) sésame. Des gosses jouent au foot avec une canette de Coke. Les femmes en noir et au regard de braise, colonnes monolithiques dotées d’une fente oculaire, ne laissent rien deviner et tout fantasmer. Elles passent à petite vitesse dans les rues, en évitant soigneusement de gêner le pas des hommes qui se tiennent volontiers par la main en signe d’amitié virile. Elles sont toujours suivies de près par une trace durable : le plus effarant mystère de cette ville, ce sont elles qui le dissimulent...