Sana'a
C'est dans VSD cette semaine, et les photos superbes de Xavier Lambours qui illustrent mon papier sont sur la page d'ouverture : "l'Oeil de Vsd" du site : www.vsd.fr
voici le texte "entier" (avant coupes pour publicationDSCF0420.2.JPG) :
SANA’Â
Par Léon Mazzella
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Kessel : « A cinq jours de marche forcée de la mer Rouge et à trois mille mètres environ d’altitude, s’étale, au sud-ouest de la presqu’île arabique, un cirque vaste et rocailleux qui porte Sanaa, l’antique capitale du Yémen qu’on appelait jadis Arabie Heureuse ». Ainsi commence « Fortune carrée », écrit en 1955. Rien n’a bougé dans la vieille ville depuis la Reine de Saba, il y a plus de deux millénaires. Seuls les muezzins de ses cinquante mosquées ont été remplacés par des haut-parleurs diffusant des appels à la prière musclés et pré-enregistrés. Cela ne suffit pas à casser l’ambiance, sauf lorsque le nom d’Allah explose aux tympans à 3h30 du matin…
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Ces maisons-doigts, dressées vers le ciel, figurent des mains habitables, ornées de minutieux ornements, de moucharabiehs et de portes vivement colorées ou d’un bois patiné et hors d’âge.
Au sommet, avant la terrasse, le mafrij y constitue la pièce de réception des amis des hommes. La brique est crue ou cuite, le calcaire jointoyé au mortier et l’argile plâtrée et lissée. Tout fait angle. Jusqu’au profil des hommes. Et tout semble abrupt, sous la douceur. Gants de velours… Comme les thés (du doux comme l’amour jusqu’à l’amer comme la mort). La violence est à peine suggérée, à Sana’a, et elle n’a « que la gueule » : les voitures klaxonnent à tue-tête et souvent sans raison. Automatiquement. Le piéton n’est pas plus prioritaire qu’un chien errant. Mais dès lors que notre pas ralentit, dans la rue, il est courant d’être invité à partager le thé ou à échanger quelques mots : « Hallo ! (pour Hello). Where’you from ? What’s your name ? Are you Muslim ? Why are you not ! »… Evidemment, la tentation est grande –pour rester dans le bain-, de lire « Les Mille et une nuits », le soir à l’hôtel, baptisé pas par hasard « Arabia Felix ». C’est cohérent.
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Sana’a, c’est donc avant tout sa vieille ville, dont on n’épuise pas les charmes avant trois ou quatre jours passés à flâner activement. Le matin, le safari des souks : souk des jambiya, souk des épices, souk du qat, souk du cuivre, souk des tissus, souk de la quincaillerie, souk de tout et de rien, est enivrant. Boire un jus de mangue frais, manger la classique salta (ragoût de mouton et de lentilles nappé d’une mousse verte de fenugrec), dans n’importe quelle échoppe équipée d’un chalumeau géant où sautent sans relâche d’immenses woks culottés, s’asseoir au hasard pour boire un thé dans ce pays sans alcool (bien qu’il commence à circuler timidement sous la djellabah), marchander un bijou de vieil argent orné d’ambre ou de corail, acheter de la myrrhe et de l’encens au gramme, permet d’attendre l’heure du qat. Qater l’après-midi est le rite number one des hommes du Yémén. Au point que pendant la guerre civile qui opposa le Nord au Sud, les combats cessaient de 14h à 18h pour cause de pause-qat. Cette herbe stupéfiante est gentiment hallucinogène. Elle constitue l’une des premières richesses du pays, et la signature d’une culture forte. Le Coran l’autorisant, aucun homme ne s’en prive, qui bourre à l’envi sa joue gauche de feuilles, jusqu’à donner à chacun l’air de Sydney Bechet soufflant « Petite fleur ». La pratique quotidienne du qat est une autre forme de prière, au moins une communion sociale. Les hommes mâchent le qat et se laissent aller à leur « fading » nonchalant quotidien. Certaines femmes en consomment aussi. Ce qui ne signifie pas que l’une des conditions féminines les plus dures du monde, soit en train d’effectuer sa révolution.
Il y a, hélas, de la marge.
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A Sana’a, nous nous trouvons au cœur de l’Arabie authentique. Ici, peu de casquettes Nike, presque pas de tee-shirts I love NYC. Les enseignes occidentales sont en voie d’apparition accélérée, certes, et surtout la téléphonie mobile, l’Internet et la micro-informatique. Mais l’Arabe est littéraire, les rites deux fois millénaires, et les pays du Maghreb perçus avec le mépris qui convient aux rénégats. Sana’a est une cité originelle.
Si le quartier turc mérite une longue visite, Al Qa, l’ancien quartier juif (il reste très peu de familles Juives au Yémen), mérite plus encore. Avec ses maisons basses à deux étages (humiliation obligeait), ce Mellah grouille de vie comme le reste de la cité, sauf qu’ici, le voyageur a l’impression de déambuler dans un modèle réduit de la vieille ville. Les mini hanouts (échoppes) tiennent de la cabane de gosses, les voitures ne passent pas dans des rues de maquettes, et chaque ruelle est fendue par la proéminence ophidienne d’un tuyau de canalisation poli par les pas, qui brille comme l’argent.
L’eau est un problème crucial à Sana’a : aucune usine de retraitement des eaux usées ne peut encore ralentir l’épuisement dramatique de la nappe phréatique. Une autre nuisance, pour un œil occidental, est celle des sacs en plastique, la plupart de couleur noire. Ils sont distribués au moindre achat et jetés. Ils volètent par dizaines dans les rues, comme des mesquite dans le désert de l’Arizona , et s’accrochent, hors la ville, aux arbres griffus promus sapins de Noël à la faveur du vent.
A la tombée de la nuit, lorsque le soleil rosit les façades brunes, les maqshama, ces nombreux jardins potagers qui aèrent la vieille ville, prennent des teintes d’une exquise douceur. Quelques femmes entourées de poules y jardinent, deux dromadaires sortent d’une sombre pièce transformée en moulin à (huile de) sésame. Des gosses jouent au foot avec une canette de Coke. Les femmes en noir et au regard de braise, colonnes monolithiques dotées d’une fente oculaire, ne laissent rien deviner et tout fantasmer. Elles passent à petite vitesse dans les rues, en évitant soigneusement de gêner le pas des hommes qui se tiennent volontiers par la main en signe d’amitié virile. Elles sont toujours suivies de près par une trace durable : le plus effarant mystère de cette ville, ce sont elles qui le dissimulent...
NB : la nouvelle version de hautetfort propose de créer un blog photo : je viens donc d'ouvrir KallycliclacVasco, avec une première photo prise à Sana'a...
Commentaires
Arrrrgh : ces maisons doigt.... Après la ville debout, la ville deux mains! Merci pour ce panoramique enchanté qui fait rêver le sédentaire rabougri. Ca sent comment la pisse de dromadaire ?
Amicalement JP, à bientôt.
J'avais presque l'impression d'y être...
Merci Marie-Josée! Je viens d'aller faire un tour sur ton blog poétique, bellement enrichi. Bravo! Connais-tu le Yémen? LM
Non, jamais été au Yémen... Mes voyages se sont jusqu'ici limité à l'Amérique du Nord («mes» provinces -- le Québec, où je suis née et où j'ai grandi, et l'Ontario où j'habite depuis quatorze ans --, le Nouveau-Brunswick, la bellissime Colombie-Britannique, les plages mexicaines) et à l'Europe (France, Espagne, Belgique, Pays-Bas). Peut-être oserai-je un jour m'aventurer du côté du Yémen. Mais avant, j'aimerais aller en Asie. Le Vietnam et l'Inde me fascinent. Enfin, il y a tant à voir, partout, sur cette boule bleue! Bon, la pause est finie... Je retourne traduire.
Je voulais vérifier l'orthographe de qamariya, et je tombe sur votre texte. J'étais au Yemen fin avril/début mai et je partage vos impressions sur Sana'a et la vieille ville surtout. Si on dort bien au Sana'a night hôtel, on mange bien à l'Arabia Félix. Le serveur éthiopien est sympa, tout comme le proprio égyptien et en sortant une visite au dromadaire du coin qui tourne inlassablement dans son réduit en réduisant les graines de sésame en huile. Merveilleuse cité, merveilleux yéménites. J'y retourne l'année prochaine.
Merci pour ce plaisir de lecture.
Mireille
http://mireille.free.fr/yemen.html
bonjour, et merci de votre commentaire. Je me permets d'inscrire votre lien, car il propose de belles photos du Yémen. Pour info, un extrait d'un long carnet de voyage, que j'ai rédigé au Yémen, illustré par deux amis peintres (et compagnons de voyage), paraîtra en novembre dans un nouveau magazine, "Voyageur", sous le titre "Les Femmes en noir du Hadramout".