Le regard ailleurs
Bernard est un photographe de talent. De caractère. Il a donné dans la pub, pour bouffer. Il n'en tire aucune gloire, quand d'autres (faux) frères en ont fait leur fond de commerce. Normal, c'est un artiste de verdad. Un poète argentique. Il est ailleurs : surtout dans l'ouverture, enfin, de cet hôpital de Kaboul qu'il a vu pousser. Et dont il a retiré un émouvant album de pudeur en noir&blanc, plein d'humanité dans la douleur dite, dans la tendresse, dans l'évidence de l'amour en dépit du malheur. Dans ses reportages aussi, d'auteur, à Cuba (Mésaventures à Cuba, avec Erik Orsenna -Points/Seuil-, son acolyte de bourlingue), en Chine, au Japon, bientôt...
Nous déjeunons au "Ribouldingue", clône du "Comptoir" d'Yves Camdeborde (avec moins d'attente et d'outing : top! Nous y découvrons avec une gourmande curiosité mâtinée d'une méfiance légitime, les tétines de vache en salade... ). Paris 5ème. Nous attendons Véronique, l'iconographe de nos aventures éditoriales. Bernard regarde ailleurs quand je lui parle. Comme toujours. Si je ne le connaissais pas, je pourrais m'en offusquer. Mais il est bien là. Présent. Ami. Il a l'oeil fuyant, car il photographie le monde, capte, recherche, interroge la lumière ou la supplie, guette le regard. C'est plus fort que lui...
Pas comme ce rosbif qui, cet après-midi, à la belle journée ICEX des meilleurs produits espagnols, organisée chaque année avec maestria, par Jeannine Coureau, à l'hôtel Bristol (Paris 8ème). Il représente des vins espagnols puissants, comme je m'aventurerais à dire la messe dimanche prochain à Saint-Médard... Ce regard fuyant-là, est un non-regard. Un regard franc comme un âne qui recule. Je m'en méfie. Je n'irai pas lui adresser un mot. Mi-clos, ses yeux disent la couardise et l'arnaque mentale. Je l'observe de loin, depuis le stand si accueillant des vins Marqués de Riscal, en compagnie de Jean-François, de La Guildive (importateur, notamment, du meilleur jambon du monde : le 5J, "Cinco Jotas", de Sanchez Romero Carvajal, propriété d'Osborne, la marque du fameux toro noir).
Deux regards. Deux façons d'être au monde. Au fond, il suffit de savoir décoder. Et après, c'est le bonheur : une complicité peut s'installer d'un côté, un surcroît de vie peut se poursuivre ailleurs, en évitant l'écueil. Et c'est ainsi qu'en observant d'un oeil (distrait) la fausseté du regard du rosbif sus-cité, je savoure davantage le verre de blanc sec de Rueda, en compagnie de mon pote Jeff. E la vida va...
Photos : un nu, de Bernard Matussière, et le fameux toro de Osborne, qui balise les routes d'Espagne.