ARMAGNAC & CIGARES Cela pourrait commencer comme une petite annonce, genre : princes de sang cherchent temps libre pour union voluptueuse de courte mais d’intense durée. Les mariages de goût ne sont pas ceux qui durent le plus longtemps.
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A l’heure où un parfum de prohibition plane sur notre quotidien, que d’aucuns lorgnent sur les salles de restaurants comme sur feu les wagons fumeurs, à l ‘heure où l’alcootest devient une épée de Damoclès au-dessus de chacune de nos soirées dehors, à l’heure où notre société réputée permissive donne des petits coups de psschhitt liberticides par-ci, par-là, et je t’en remets un petit coup –tiens ! , oser le mariage si voluptueux de l’armagnac avec le cigare en fin de repas relève de l’audace la plus inconsciente, de la décadence totale et d’une inconséquence pour tous, à commencer pour ses propres artères, qui frise la déviance sociale. Enfermez-nous alors.
Car c’est ainsi, le cigare avec l’armagnac, c’est bon. Très bon. C’est même excellent.
En l’occurrence, il faut confesser d’emblée un droit de préférence : en matière d’eau-de-vie comme de politique, de musique ou de littérature, chacun sa religion. Vous êtes de gauche ou de droite, davantage Vivaldi que Bach, plutôt Beatles que Stones, Flaubert bien sûr, Beigbeder pas du tout ; armagnac ou cognac.
Ce papier choisit donc de parler de l’armagnac (le cognac sait, ô combien, attendre). Et de cigares, en deçà et au-delà des havanes.
Mais évoquons en préambule ce plaisir « cubanolandais » qui consiste à déguster un « Grand-Bas » (armagnac) en compagnie de Pierre Laberdolive ; chez lui, à Labastide d’Armagnac, 40.
Au domaine de Jaurrey. De préférence dans le chai plutôt que dans la salle de dégustation, par trop empruntée et dédiée aux débouchages convenus et aux visites collectives. Et de l’écouter disserter à l’infini sur l’épreuve du verre sec. Le verre sec, c’est celui que l’on a bu et que l’on respire les yeux fermés. Plutôt le lendemain matin, après avoir vidé les cendriers pleins de pieds de havanes. Ces parfums de noyaux de pruneau confit, de réglisse, de bitume même, sont l’âme de l’Armagnac. Laberdolive est fabriquant des Rolls de cet alcool, que les gens du Cognac jalousent en secret et en rongeant leur freins à disques rayés. Parmi les belles carrosseries dégustées récemment, le 1979, à la belle robe ambrée, au nez abricoté et grillé, à la finale délicatement boisée et chargée légèrement d’épices douces, genre poivre blanc, est une insolente provocation. Seuls un double corona et une conversation amicale peuvent l’escorter correctement. Au-delà, lorsque la nuit étoilée est avancée, la rêverie du promeneur solitaire s’occupe du reste…
Laberdolive fait donc de l’armagnac comme Hélène Darroze ou Alain Dutournier, ses compères landais de Villeneuve-de-Marsan (rue d’Assas à Paris) et de Cagnotte (rue de Castiglione à Paris), font la cuisine : avec l’immense talent que l’on sait.
A une heure et demie de route de là en remontant des terres d’Armagnac vers Paris, à Bordeaux, une autre célébrité des fourneaux et des bons petits bordeaux dénichés comme des cèpes sous la feuille morte, Jean-Pierre Xiradakis, dit Xira, règne sur La Tupina (lire à ce propos son livre « La cuisine de la Tupina », éditions Milan, car c’est un vrai bonheur, gourmand en diable, de lecture et de savoir-vivre). Xira est le chantre de la cuisine authentiquement sud-ouest, généreuse, simple et gouailleuse, avé l’accent des bonnes choses qui ont tous les bons goûts, celui de l’enfance compris. Xira aime les cigares. Et l’armagnac. Chez lui, que des havanes « parce que c’est comme çà », mais plus de quatre-vingt armagnacs différents. Il a un peu de mal à définir le mariage idéal, car il n’est pas partisan des alliances qui se superposent ni des mariages de raison mais plutôt des alliances qui se juxtaposent et s’entrelacent, se nouent et se défont mais se refont l’instant d’après, à la sauvage ou à la hussarde. Bref, plutôt un mariage qui bouge ! donc un armagnac un peu alcoolisé, « de l’armagnac qui te change la bouche à chaque gorgée plutôt qu’un armagnac élégant, fragile, pour escorter un cigare ». Là, Xira avoue être un inconditionnel du D4 de Partagas, le fameux robusto à bague rouge. « Parce que je préfère un cigare qui tire bien –et le D4 a un tirage merveilleux et toujours égal-, à tout autre cigare plus difficile à fumer ». Le D4 possède la puissance et la complexité aromatique pour affronter un grand armagnac en un moment très fort. Car pas de mariage de ce type sans moment rare. « Le contexte, c’est le plaisir, la rareté, le début et plus souvent la fin d’un repas, généralement un dîner d’ailleurs (sinon l’après-midi les clients sont out), donc un moment précieux ; subtil. Pour moi, le moment idéal pour l’alliance d’un armagnac et d’un havane, c’est chez Dutournier à Cagnotte après une belle corrida à Dax ». Oui, bon mais là, Jean-Pierre, c’est pas possible : la saison n’a pas encore commencé.
« Mes clients, je les sonde d’abord à l’œil nu après leur repas : si je sens qu’ils sont mûrs pour s’asseoir et qu’ils me demandent de leur choisir un armagnac, j’y vais franco et avec joie ! Un armagnac vif et nerveux plutôt qu’un vieux précieux, style Dupuis 1981 ou 1982, sur un D4 donc, et c’est parti : aucun déçu à ce jour ». Parce qu’il y a ce truc qui fonctionne, le réveil-matin dans la bouche à chaque bouffée, chaque gorgée. Evidemment, si le client exige un vieux Laberdolive, ça le regarde, mais c’est souvent dommage car il vaut mieux répugner à ouvrir un premier grand cru en fin de repas lorsque les papilles sont saturées et les neurones chargés : c’est du gâchis. C’est pourquoi Xira est partisan des plaisirs d’amont et d’à jeun : le cigare de dix heures du matin, ou de celui de dix-sept heures, avec de l’armagnac celui-là, soit lorsque les papilles sont affamées, érectiles et donc très réceptives. Mais il est difficile de proposer ce mariage avant le dîner, sauf à la jouer salon de lecture anglais, fumoir et fauteuils clubs –on est prié de laisser sa montre à l’entrée, avec les soucis-, et roule ! « Les vrais amateurs fument à ce moment-là, quitte à ne pas fumer d’autres cigares après le dîner », ajoute Xira. « Je suis pour les alliances avec mesure, pas pour la démesure. J’aime proposer aussi un Obus n°2 de Montecristo, au tirage exceptionnel lui aussi, mais plus long à fumer, avec un armagnac classique : Laubade 1971 ou 1972. C’est rond, ça ronronne, et la nuit peut continuer ». Si l’amitié est au salon, que les femmes sont belles, il n’y a plus qu’à changer le monde. Avant de vider les cendriers.
Reste que Jean-Pierre Xiradakis avoue en chuchotant, la main ouverte contre la bouche, que son mariage préféré demeure le havane allumé le cul sur une souche, qu’importe l’heure, après une marche d’une trentaine de kilomètres en pleine nature, avec une gorgée d’armagnac à même la flasque qui niche dans la poche intérieure. Pas deux ! Une suffit. Et le plaisir s’installe et prend toute la place. Olé !
Arrivé à Paris, cap est mis sur l’Aiguière, une bonne table du onzième, au 37 bis ru de Montreuil. C’est Patrick Masbatin qui dirige l’établissement. Il en est également le chef sommelier. Et comme il a suivi une formation à la dégustation de cigares, il lui arrive d’animer des ateliers-découverte : vins, eaux-de-cie et cigares. Il est en plein dans le sujet, Masbatin. Et son complice Pascal Viallet officie en cuisine. C’est le champion de la queue de bœuf croustillante aux noix de Saint-Jacques (et purée de céleri), ou du foie gras et cuisses de grenouilles aux asperges vertes. Entre autres merveilles. Patrick a comme un don d’ubiquité doublé d’un strabisme divergent et imperceptible, façon caméléon : il a l’œil à tout et rien ne lui échappe : il discute alliances en servant un coteaux de l’Aubance, se lève prestement pour engueuler gentiment un stagiaire de deux jours, remet deux cartes à un couple de jeunes amoureux, sourire large, s’asseoit, lance un ordre et attrape un bouteille bien froide de chardonnay du Clocher de Roquetaillade (Limoux). Hop ! Bonhomme, le regard suraigü, le mot tentateur au bous tes lèvres : « les bons desserts se commandent en début de repas », la voix gourmande, il déclare : « plus de 400 références à mon livre de cave et nous proposons notamment un menu accord mets-vins». Avis aux buveurs d’eau. Déjà, dans l’entrée, l’ambiance est dressée et la bonne humeur, mise : le meuble à cigares trône à droite et celui des fromages lui fait face. Avis aux allergiques de la belle vie. Il y a un vrai compartiment fumeurs dans ce train-ci.
Masbatin amène le client au mariage armagnac-cigare en douceur ; avec psychologie. « Cela dépend du moment et de la clientèle. La mienne est essentiellement composée d’hommes d’affaires, un rien inhibés par la fumée et l’alcool fort en fin de repas. Je propose des cigares de Saint-Domingue s’ils ne veulent pas de havanes. Ce sont pour la plupart des fumeurs de robustos ». Pressés. Les clients de l’Aiguière sont des avertis : « ils exigent leur armagnac et leur cigare habituels. J’ai beau proposer des vieux rhums, des calvados de haut-vol, rien n’y fait, c’est l’armagnac qu’ils veulent ». Patrick Masbatin propose alors toute la gamme des armagnacs de Laubade, à Nogaro, 32, dont il est un inconditionnel. Et Dieu sait si elle est vaste ! Des bas-armagnacs de 1961, 1954, 1955, « un 1947 –l’idéal sur un grand cigare, ajoute-t-il-, ou mieux : un 1939, le top ».
Son mariage préféré ? L’Intemporel n°5 de Laubade (clin d’œil à Chanel. Il existe aussi des intemporels n°3, 7…), d’un âge qui se situe entre trente-cinq et cinquante ans, qui est composé de baco 22A, d’ugni blanc, de colombard et de folle blanche de Bas-Armagnac. Avec un double coronas plutôt qu’avec un robusto, pour que le plaisir dure jusqu’à la fin du verre. Mais cet armagnac suave et pas rustique du tout, il l’apprécie et le fait découvrir chaque fois que possible, accompagné aussi d’un demi-tasse de Dunhill ou d’un Pluton de Pléiades, « parce qu’il n’y a pas que les havanes ! », ou alors, d’accord, avec un Hoyo du Prince (Hoyo de Monterrey) ou un Panatela de Rafael Gonzales.
« Si je peux initier une femme au cigare, je le fais volontiers. Je pense alors à lui faire découvrir l’armagnac à l ‘œil, au nez puis en bouche, si elle ne connaît encore rien de la magie de cet alcool, et je lui propose un demi-tasse de Davidoff avec un armagnac vieux ou « intermédiaire » (entre vingt et trente ans), un De Castelfort par exemple. Ou bien alors un Laubade 1929,42,49, 51 (mon année de naissance ! , précise Patrick), 55, 62,65. Il y a l’embarras du choix et tout le temps nécessaire pour partir à leur découverte, en compagnie d’un Epicure n°2. Un cigare d’élégance, avec un millésime d’élégance (le 1947 surtout), fondu, floral, sans agressivité ; c’est merveilleux ».
Sur un D4 de Partagas, Masbatin propose volontiers un Laubade des années soixante-dix, plus puissant car plus jeune.
Sur un Cohiba comme le Siglo I, il proposera un Laubade 1939 pour sa capacité a générer une rétro-olfaction de pruneau, son côté miel fondu, sa finesse, sa force aromatique. Racé, le Siglo I se déguste lentement et dure longtemps. Et à l’Aiguière, Patrick Masbatin semble vouloir barrer la porte de sortie aux clients, tant il aime constater de visu que le plaisir passe, lorsqu’il se pose à une table, qu’il prend en eux, et qu’il parvient à partager parfois en leur compagnie, un moment d’exception, comme ces mariages classiques mais tellement forts d’un armagnac avec un cigare judicieusement choisis par quelqu’un qui en connaît un rayon et qui aime donner du temps au temps.
A une encâblure et des poussières de la rue de Montreuil, nous avons poussé la lourde porte à tourniquet du Lutetia, boulevard Raspail, pour nous asseoir au bar ; directement. Inutile en effet de questionner Philippe, chef sommelier du restaurant, lequel règne sur un meuble de grands bas-armagnacs rangés comme des peupliers et sur un large humidificateur en bois précieux bourré de nombreuses références. Il sait en parler avec intelligence, mais cela n’a rien d’étonnant. Ici comme chez Trama à Puymirol, 47, au Georges V près des Champs-Elysées ou bien à Cala Rossa, à Porto-Vecchio (Corse du Sud), il y a un spécialiste pour discourir savamment du mariage qui nous préoccupe. Donc, le bar !
Sébastien est humble, il se dit pauvre en références mais il sait allier l’une avec l’autre. Lorsqu’on possède peu (à offrir), on fait au mieux avec ce que l’on a, non ? « D’abord, les gens viennent généralement avec leurs cigares. Sinon, nous leur ouvrons l’humedor ». Nous y trouvons (la liste des modules est courte comme un menu-carte qui repose des épais cahiers plastifiés des restaurants asiatiques). On y trouve donc le robusto de Cohiba, le D4 de Partagas, le petit coronas de Bolivar et un double coronas de Quai d’Orsay. Côté armagnacs, que des Bas d’abord. Ah, mais ! Laberdolive 1954 trône. Se pose comme une Aston Martin devant la porte à tourniquet précitée, à côté du voiturier et du chasseur. Loin derrière, trois armagnacs de la maison Castarède « on est tellement content d’elle qu’on ne veut surtout pas en changer » : le vsop, le hors-d’âge et un cabriolet au ventre plein de chevaux-vapeur : le 1976.
Évidemment, Sébastien se plaint de la baisse vertigineuse de consommation d’eaux-de-vie et autres alcools forts par les temps qui courent, depuis longtemps maintenant. Ces mariages n’attirent que les derniers des Mohicans du bon goût, disions-nous différemment en attaque.
Mais Sébastien aime proposer un armagnac, « car c’est un produit noble, pas un produit issu d’assemblages comme le cognac, d’ailleurs on fait des cocktails avec du cognac et on ne mélange pas l’armagnac, ou si rarement… ». A la carte du Lutetia bar, trois armagnacs figurent seulement. « Le Laberdolive c’est pour les connaisseurs, on le propose à la voix ». Si un client désire célébrer un mariage, Sébastien demande d’abord de combien de temps il dispose, car le cigare (et l’armagnac), c’est surtout une question de temps suspendu, presque arrêté. Puis il demande : corsé ou pas. Avec le Laberdolive 1954, le D4 est suggéré avec appui. « Cet armagnac est puissant mais doux, enrobé donc pourvu d’une robe et sans agressivité. Le D4 est rond en bouche et pas agressif non plus : l’alliance va de soi entre deux produits qui se ressemblent et s’assemblent par conséquent avec aisance ». Un débutant avouant l’être se verra proposer un vsop avec le petit bolivar. Celui qui choisira le cohiba parce que voilà, sera orienté vers le 1976 de Castarède. Comme quoi, avec peu, il est possible de proposer des alliances agréables sans malice, en un endroit rêvé pour s’enfoncer dans un fauteuil en cuir, regarder passer les gens, écouter un pianiste pianoter, en compagnie d’un module propre à effacer les soucis et d’une eau-de-vie gasconne capable de vous métamorphoser en mousquetaire avant l’indispensable épreuve du verre sec.
Léon MAZZELLA
La Tupina , 6, rue Porte-de-la-Monnaie, 33000 Bordeaux, 0556915637
L’Aiguière , 37 bis, rue de Montreuil, 75011 Paris, 0143724232
Le Lutetia Bar, 45 boulevard Raspail, 75006 Paris, 0149544646