C’est parce que la première phrase d’un roman est courte qu’elle en dit long. Les phrases longues sont nombreuses aussi, mais elles ne possèdent ni le lapidaire, ni le dense. Le « fulgur ».
Faire court devrait être la règle…
Prenez « Le Voyage au bout de la nuit » : « Ca a débuté comme ça ». Tout Céline est déjà là, ramassé en cinq mots.
Avec Radiguet, la première phrase du « Diable au corps » résume à merveille la lecture à venir et jette le trouble en passant ; un rien perverse : « Je vais encourir bien des reproches ».
Les premières phrases sont parfois du littéraire pur : Tolstoï « Le silence s’est fait dans Moscou ».
Conrad « Il mesurait six pieds, à un pouce près, peut-être deux, était bâti avec force, et venait droit sur vous, les épaules légèrement voûtées, la tête en avant, avec un regard fixe jeté par en dessous qui vous faisait penser à un taureau prêt à charger ».
Stendhal « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur ».
Trois tons propres.
Il y a aussi l’essence de la littérature, peut-être : « Je me regarde souvent dans la glace » (L.R. des Forêts).
Et l’on regrette alors que la quatrième phrase du « Paludes » de Gide (une sotie certes, davantage qu’un roman au sens strict), ne soit pas la première : « Je répondis : J’écris Paludes ». Tout, absolument tout, est, ou serait, dit.
Et puis « ce-quelque-chose-d’essentiel », c’est le trait d’esprit : Erri de Luca « Le poisson n’est poisson qu’une fois dans la barque ». L’humour : Henry Roth « Debout devant l’évier de la cuisine, les yeux fixés sur les robinets de cuivre qui brillaient si loin de lui et sur la goutte d’eau pendue au bout de leur nez, qui grossissait lentement, puis tombait, David prit conscience une fois de plus que ce monde avait été créé sans tenir compte de lui ».
Blondin « Un matin sur deux, Quentin Albert descendait le Yang-tsé-kiang dans son lit-bateau : trois mille kilomètres jusqu’à l’estuaire, vingt-six jours de rivière quand on ne rencontrait pas les pirates, double ration d’alcool de riz si l’équipage indigène négligeait de se mutiner ».
La surprise mâtinée d’une touche de grossièreté : Vargas Llosa « Bordel de merde de vérole du cul ! balbutia Lituma en sentant qu’il allait vomir ».
Boyd « Mon premier acte en entrant dans ce monde fut de tuer ma mère ».
La force de l’envoi : Camus « Aujourd’hui, maman est morte ».
La sagacité de la formule : Fuentes « Il n’est pire servitude que l’espoir d’être heureux ».
L’aphorisme –de soie-, déguisé sous l’habit –d’une étoffe plus épaisse-, de la prose romanesque : Mishima « Pendant de nombreuses années, j’ai soutenu que je pouvais me rappeler des choses vues à l’époque de ma naissance ».
La beauté ample et l’affirmation –avec si peu pourtant-, d’une marque, d’un style propre : Gracq « Depuis que son train avait passé les faubourgs et les fumées de Charleville, il semblait à l’aspirant Grange que la laideur du monde se dissipait : il s’aperçut qu’il n’y avait plus en vue une seule maison ».
Garcia Marquez « L’année de mes quatre-vingt dix ans, j’ai voulu m’offrir une folle nuit d’amour avec une adolescente vierge ».
Il y a aussi la phrase étendard, celle que l’on chuchote entre soi et entre membres de la tribu : Mclean ! « Dans notre famille, nous ne faisons pas clairement le partage entre la religion et la pêche à la mouche ».
O’Brien, dans une moindre mesure « Dès mon plus jeune âge, j’ai été fasciné par la migration des animaux sauvages ».
L’intention romanesque ambitieuse aussi (charnelle, volubile, romantique, gourmande, généreuse, ampoulée par endroits), est contenue dans l’espace d’une première phrase de roman et, miracle, il arrive qu’elle parvienne à y tenir sans déborder : Cohen « Descendu de cheval, il allait le long des noisetiers et des églantiers, suivi des deux chevaux que le valet d’écurie tenait par les rênes, allait dans les craquements du silence, torse nu sous le soleil de midi, allait et souriait, étrange et princier, sûr d’une victoire ».
L’air connu, qu’il est si plaisant de reconnaître, n’est pas en reste avec Proust bien sûr (« Longtemps … »), ou Hemingway « Il était une fois un vieil homme, tout seul dans son bateau, qui pêchait au milieu du Gulf-Stream ».
Mais aussi avec Kafka « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samra s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine ».
Nizan « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ». A condition d’admettre cette exception : il y a là deux phrases. Mais elles sont insécables.
Cervantes « En un village de la Manche, du nom duquel je ne me veux souvenir, demeurait, il n’y a pas longtemps, un gentilhomme de ceux qui ont lance au ratelier, targe antique, roussin maigre et lévrier bon coureur ».
Flaubert « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Halmicar ».
Nabokov « Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins ».
Eco « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu ».
Ces phrases font quatre-vingt fois le tour du monde chaque jour. Elles sont, dans toutes les langues, sur les lèvres de tous les aficionados. Magie du passage littéraire !
La première phrase d’un roman possède la puissance fugitive du passeur.
Elle esquisse, incite, prend, lie, gifle ou plonge dans un fading ouaté. Elle n’est jamais désintéressée : elle entend bien dire.
De Zweig (« Sur le grand paquebot qui à minuit devait quitter New York à destination de Buenos-Aires, régnait le va-et-vient habituel du dernier moment »), à Grass (« Pour Noël, j’avais envie d’un rat, car j’espérais des mots déclencheurs pour un poème traitant de l’éducation du genre humain »), ou Aragon (« La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide »), nous naviguons de la beauté narrative à l’idée sèche incrustée dans le style. Deux mondes. Trois phrases, trois auteurs parmi des milliers, trois romans, trois œuvres majeures.
Ainsi les premières phrases de romans (célèbres), deviennent un kaléidoscope, un florilège protéiforme, une bombe à rêves, un feu d’artifice parce que la littérature est ce qu’il y a de plus multicolore au monde.
L’immédiateté de la première phrase d’un roman confond. C’est d‘elle que l’on attend le plus.
Elle est le visage, le premier regard de la première rencontre.
Il est facile d’en tomber amoureux.
Elle peut être déterminante et agir aussi comme un repoussoir. Ce sont encore des invitations au voyage, qu’il soit réel ou métaphorique : Delibes « Le trois-mâts le Hamburg, une galacée à rame et à voile destinée au cabotage, à la ligne fine et d’une longueur de cinq aunes, dépassa lentement l’embouchure et s’élança vers la haute mer ».
Gary « Depuis l’aube, le chemin suivait la colline à travers un fouillis de bambous et d’herbe où le cheval et le cavalier disparaissaient parfois complètement ; puis la tête du jésuite réapparaissait sous son casque blanc, avec son grand nez osseux au-dessus des lèvres viriles et ironiques et les yeux perçants qui évoquaient bien plus des horizons illimités que les pages d’un bréviaire ».
Les premières phrases de romans sont des tickets d’entrée dans les œuvres. L’ouvreuse ne porte pas de guillemets car l’accès est libre.
Ici, j’ai seulement voulu vous livrer au jeu des devinettes : quels sont les romans qui commencent comme çà ? Ne trichez pas. Relisez et jouez. La littérature, c’est ludique, aussi.