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Livre - Page 5

  • Jaccottet lecteur

     

     

    téléchargement (1).jpegtéléchargement.jpegDu grand Philippe Jaccottet, désormais pléiadisé, la collection Poésie/Gallimard reprend deux volumes de critiques : L'entretien des muses, chroniques de poésie (1955-1966), et Une transaction secrète, Lectures de poésie (1954-1986). C'est le bonheur de retrouver tant de poètes classiques et contemporains, à travers le prisme d'un grand lecteur à l'acuité frappante, et à l'analyse acérée. Ce sont des lectures toniques (souvent parues ne revue, notamment la nrf), d'un poète sachant garder ses distances avec chacun de ses alliés substantiels, aurait dit René Char. Friedrich Hölderlin, Rainer Maria Rilke, Giuseppe Ungaretti, lui sont des compagnons fidèles, autant que les Francis Ponge, Yves Bonnefoy et autres André du Bouchet et Jacques Dupin, car Jaccottet a traduit les premiers, et connu les seconds. L'auteur ouvre des horizons, ne pratique pas la critique pour elle-même, mais plutôt la lecture enthousiaste et néanmoins méticuleuse, pour "donner à découvrir", pour présenter, tirer la manche du lecteur. C'est un passeur de poètes. Et ses deux recueils donnent par ailleurs envie de reprendre l'oeuvre méconnue, ou en voie d'oubli, des Alain Borne, Armen Lubin, ou Gustave Roud. Et de replonger avec délice et gourmandise dans Pierre-Jean Jouve, Novalis, Saint-John Perse, Jules Supervielle, et pourquoi pas Gongora et Maurice Scève!  L.M.

  • Ré-aimer la France

    téléchargement.jpegUne balle de kalachnikov a stoppé net le talent protéiforme de Bernard Maris, le 7 janvier dernier, au cours d’une réunion de rédaction dans les locaux de Charlie-Hebdo, à Paris. Je ne ferai donc pas de dessin. L’auteur avait déposé cinq jours plus tôt chez Grasset le manuscrit de Et si on aimait la France. Cette déclaration d’amour à un bouquet de valeurs en danger, va passer pour passéiste et réactionnaire, aux yeux plissés des esprits chagrins. C’est pourtant, entre le Dictionnaire amoureux de la France, de Denis Tillinac (Plon), et De chez nous, de Christian Authier (Stock) – mais beaucoup plus proche du second que du premier -, d’une ode vivifiante, et propre à déculpabiliser tous ceux qui s’arrangent tant bien que mal avec leur mauvaise conscience en entretenant leur bonne (conscience) à coups de repentance, qu’il s’agit. C’est aussi un élégant coup de poing sur la table, à l’adresse du « French bashing », ce nouveau sport pratiqué surtout par les Français eux-mêmes. Ces citoyens de plus en plus portés sur l’auto-flagellation, passionnés qu’ils sont devenus par l’expiation de fautes qu’ils finissent par s’inventer ou à amplifier, tous les accrocs au prolongement de la peine, soucieux de faire durer le purgatoire ad nauseam. L'après décolonisation a encore de beaux jours devant elle. Les idées du Alain Finkielkraut de L’identité malheureuse ne sont pas éloignées de celles de l’économiste sensible, cultivé, en un mot charmant, que fut Bernard Maris.  Le dessein de son ultime livre est de tenter de redonner le sourire aux habitants de ce pays multiculturel, cette terre des Lumières et des Droits de l’homme, et dont la langue se délite, ce « pays ou Dieu est heureux », mais où l’antiracisme fait les ravages que l’on sait. Maris a écrit ce bouquin pour les désespérés drôles : les Houellebecq, Cabu, et tous les fils de Cioran et de Reiser. Le temps de cet essai libre et enchanté, il est parti tendrement en guerre contre ceux qui parlent de la France comme d’un rhumatisme, d’un mal au dos qui ne passe pas - et qui ne passera de toute façon jamais. Contre les pessimistes, les grincheux, les « aquoibonistes » et autres apôtres passifs du c'était mieux avant. Afin de redonner confiance à ceux qui n’osent même plus murmurer qu’ils aiment leur pays, il cite – c’est de saison -, les Jean Zay, Guy Môquet, Germaine Tillion, Daniel Cordier, Honoré d’Estienne d’Orves, Henry Frenay, de Lattre de Tassigny, Pierre Mendès-France, et autres membres de l’armée des ombres. Pas de Sartre, ici, « le faux résistant, le planqué de l’Occupation », mais le Camus de Combat, oui. Bernard Maris remet à l’heure ces pendules qui ont tendance à se dérégler de façon… chronique. Amoureux de la langue française comme pas deux, « Oncle Bernard » (son surnom, et son pseudo, à Charlie-Hebdo) approuve le mot de Cioran : « Mourir pour une virgule », et déplore un pays où l’on capitule facilement, et où l’on ne résiste pas longtemps. Les pages les plus sensibles du livre, sont celles rappelant que la France a inventé l’amour courtois et la galanterie. Les troubadours ont, en effet, poétiquement exacerbé le désir, en respectant toujours de façon absolue le bon vouloir de la femme et l’autorité de son corps – ce n’est pas rien, lorsque l’on songe au contrôle de soi, tel qu’il est (mal) vécu dans la religion musulmane. « La civilisation commence lorsque l’homme domine ses pulsions », écrit Maris, et « quand les mâles voient autre chose dans un femme qu’un objet sexuel ». A l’opposé de la galanterie, se situe « le respect, mot employé à tort et à travers par la racaille et les crétins », souligne l’auteur, non sans redonner ses lettres de noblesse au respect, le vrai, montrant du doigt la marée montante de l’irrespect, qui envahit notre quotidien. « La civilisation commence avec la politesse, la politesse avec la discrétion, la retenue, le silence et le sourire sur le visage. » La France n’est-elle pas le pays du culte du respect de la population féminine, et celui qui a inventé celui de l’enfant ? Avec Maris, nous flirtons alors avec la délicatesse de Proust, nous nous moquons des bobos qui sont finalement des caricatures de bourgeois assez peu bohème (lire à ce sujet Tombeau pour une touriste innocente, du regretté Philippe Murray, recommande Maris), nous réapprenons (sans aucun accent bucolique oiseux), la simplicité des paysans, cette classe sociale – le « secteur primaire » en voie de disparition, nous n’oublions pas que la lutte des classes se transforme (démographie et crise obligent) en lutte des places (le mot est de Michel Lussault, auteur de De la lutte des classes à la lutte des places, Grasset), nous savons – et  il nous est personnellement cruel de devoir nous en convaincre – que la gauche que nous aimons n’existe plus, que l’actuelle, insipide et pleutre (c’est moi qui souligne), a préféré fuir les problèmes cruciaux comme celui des banlieues et autres zones dangereuses, au lieu de les affronter avec courage. Maris agite alors le spectre terrifiant d’une forme aiguë de séparatisme, ce que Finkielkraut nomme l’échec du « vivre-ensemble », corollaire de la déliquescence du savoir-vivre (évoqué plus haut à propos de galanterie et de respect vrai), et en compagnie de l’auteur, nous nous souvenons, avec le philosophe Alain, que « le plus visible de l’homme juste et de ne point vouloir gouverner les autres ». Dans un monde de brutes, de requins, d’arrivistes (en économie comme en politique), prêts à piétiner jusqu’à leur mère pour conquérir une parcelle de pouvoir, dans ce monde ou le warrior, comme disent les adolescents, est icônisé, il est par conséquent salutaire, et apaisant, de lire Bernard Maris. Essai buissonnier, Et si on aimait la France redonne par ailleurs envie de parcourir la ville à pied, et la province en vélo, ou bien en voiture, mais slowly et vitres baissées. Julien Gracq : « Habiter une ville, c’est y tisser par ses allées et venues journalières un lacis de parcours ». Car il s’agit en quelque sorte de réapprendre la France, de se la réapproprier, de la « désinquiéter ». Le message en forme de testament de Bernard Maris sonne juste. Il exprime, en toute simplicité, la sincérité d’un homme de bien, à l’intelligence suraiguë (perchée à des années lumière, et des Bisounours, et des défaitistes), la vérité d’un homme optimiste mais pas candide, lucide et ennemi du give up, un homme qui souhaitait juste retrouver le sourire sur les lèvres des autres. Juste ça. Au lieu de quoi, le 7 janvier dernier… L.M.

  • « Adieu, vive clarté de nos étés trop courts »

     

    téléchargement (1).jpegVoilà un vers de Baudelaire qui aurait pu faire le bandeau de couverture de cette longue lettre d’amour fou, si le mot adieu n’était pas déjà contenu dans un titre à rendre jaloux nombre de romanciers. Adieu aux espadrilles (*), du délicat Arnaud Le Guern, est un roman à peine fictif (même les noms des chats, Pablo et Malcolm, sont vrais), très Nouvelle Vague, très morandien – mais sans la vitesse, et avec une touche du Henry Jean-Marie Levet des Cartes Postales. Entre les pages de ce livre, nous (res) sentons ce parfum sentimental, précieux et  léger comme la rosée du matin, l’été, au bord de la piscine, lorsqu’on s’est levé avant elle en prenant soin de ne pas la réveiller, pour aller fumer la première cigarette, tout en respirant les parfums tiédis du figuier à l’ombre bienfaisante; sous le soleil exactement. Arnaud Le Guern aime une femme, les actrices aussi, sa fille Louise surtout, l’insouciance, et les mots avec une gourmandise hussarde. Cette longue adresse est un joli pied-de-nez à la génération sms, qui dit avec tact et tendresse ce qu’aimer avec pureté veut dire. Le couple fait l’amour, se taquine sans jamais se griffer, les draps froissent, les jours passent, l’oisiveté chante sur la terrasse, les peaux se suffisent à elles-mêmes, les souvenirs affluent et repartent d’un revers de sa main à elle, afin d’empêcher toute nostalgie de surgir, et continuer de manger le présent à pleine bouche, comme on plante ses dents dans la peau duveteuse et craquante d’une pêche. Nous sommes dans Slogan, avec Birkin et Gainsbourg, nous feuilletons la sensualité pudique du Claire de Chardonne. Le couple est à des années lumière de Paris et son spectre de « rentrée » automnale. Les amoureux sacrifient avec délice au rite de l’apérotique : ils « apérotisent », dégustent un anjou de Mosse ou un rosé de Bandol, avant de s’entre-goûter. Ils ont le talent de savoir prendre le temps, mais avec Le Guern, le temps compte, se cueille, il frappe aux tempes du narrateur, et celui-ci a la délicatesse de ne jamais faire sentir le vertige de sa fuite. L’été est encore là, mais les saisons sont comme les coquelicots qui fanent dès qu’on les dépose sur le skai brûlant de la plage arrière du cabriolet. C’est « la vie comme à Lausanne » en plus souple, car « les espadrilles sont mes semelles de vent », écrit l’auteur. Jamais l’urgence n’ouvre ses yeux noirs, sauf peut-être sous le gouvernement du désir, et pourtant il plane comme une épée de Damoclès au-dessus de cette chambre d’hôtel. Qu’importe ! Les amants sont des aveugles. « Enlacés, nous laissons infuser une unique certitude : l’été, c’est l’amour une fin d’après-midi, au retour de la plage, nos corps fatigués de n’avoir rien fait, sinon nager, lire et bronzer ». Et c’est ainsi qu’Arnaud est grand. Léon Mazzella

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    (*) Le Rocher, en librairie fin août (c'est raccord!).

     

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  • Camorra sur Garonne

    Au cœur de la « mafia » bordelaise 

    téléchargement.jpegLoin d’être un brûlot à charge, comme celui qui irrita nombre de propriétaires bordelais, et qu'écrivit Isabelle Saporta (Vino business), l’enquête de Benoist Simmat, journaliste économique est un réel travail d’investigation au cœur de la Bordeaux Connection (*), soit au cœur de la « mafia » des grands crus girondins. L’auteur ouvre la boîte de Pandore en démontant pièce par pièce, après l’avoir pénétré et analysé dans les moindres recoins, un système fonctionnant en vase clos, véritable microcosme de propriétaires de châteaux, négociants, courtiers et autres acteurs-clés, devenus richissimes en sachant imposer avec maestria, et au monde entier, leurs règles en matière de goût, de prix, de marché, comme autant de lois émanant de leurs Ordres à caractère maçonnique, que sont les grandes confréries du « milieu », comme la Commanderie du Bontemps (Médoc, Graves, etc.), et l’Union (des grands crus). Car celles-ci fonctionnent, selon l’auteur, comme les plus belles machines à écouler les grands crus à l’exportation. Ainsi décrit-il comment les acteurs de cette caste ont par exemple vampirisé le marché chinois, aveuglé à coups d’intronisations et de fastueux dîners de gala à l’adresse de nombreux nouveaux multimillionnaires déjà hypnotisés par la culture française, et ont orchestré, de façon artificielle, l’extraordinaire valorisation des grands bordeaux en une poignée d’années. Les pages consacrées au « hold-up des primeurs » par les dégustations « avant-primeurs », et réservées aux membres – très influents sur les marchés -, de « l’Union », sont particulièrement savoureuses. Désignant ces « barons » de la Bordeaux Connection, que sont les Cruse, Castéja, Lurton, Mähler-Besse, Miailhe, de Boüard, Bernard, Pontallier, et une poignée d’autres seigneurs en leurs fiefs, sans oublier le clan des winemakers, Simmat note que, « tous, à leur corps défendant ou non, ont constitué depuis quelques décennies une nouvelle aristocratie des affaires aux codes centrés sur le commerce d’un ancien produit plaisir, les bouteilles de vin de bons Bordeaux, devenus des marques de luxe catapultées dans la compétition économique globale. » Qui l’eut (grand) cru, il y a vingt ans ? Cependant, devant le pschitt de la bulle chinoise auquel nous assistons, l’auteur s’interroge sur l’avenir de ces fantastiques débouchés pour l’élite de l’étiquette (notamment le club très fermé des « Premiers »), devenue spécialiste des magouilles complexes et opaques, sans s’inquiéter outre-mesure : les « têtes chercheuses » du lobby lorgnent déjà vers d’autres horizons, où se trouvent les puissances de demain, du Mexique au Nigeria. L’enquête, avant tout passionnante, est solide, émaillée de très nombreux faits et dires, chiffres et anecdotes révélatrices, mais son titre est racoleur. Il n’y a pas eu mort d’homme. Alors, de là parler de mafia, et donc de méthodes mafieuses… Certes, il y a des parrains. Mais Bordeaux n’est pas Naples, ni Chicago. L.M.

    Capture d’écran 2015-06-07 à 11.47.05.png

     

    (*) Bordeaux connection, par Benoist Simmat (First).

    Texte paru (dans une version raccourcie) dans le n° Spécial Vins de L'EXPRESS du 3 juin dernier.

  • J'avais fini par oublier ça, Hiroshima mon amour

    téléchargement.jpegCliquez, puis lisez : 

    https://www.youtube.com/watch?v=-aqFjWz41c0

    Je te rencontre.
    Je me souviens de toi.
    Qui est tu ?
    Tu me tues.
    Tu me fais du bien.
    Comment me serais je doutée que cette ville était faite à la taille de l´amour ?
    Comment me serais je doutée que tu étais fait à la taille de mon corps même?
    Tu me plais. Quel événement. Tu me plais.
    Quelle lenteur tout à coup.
    Quelle douceur.
    Tu ne peux pas savoir.
    Tu me tues.
    Tu me fais du bien.
    Tu me fais du bien.
    J'ai le temps.
    Je t'en prie.
    Dévore-moi.
    Déforme-moi jusqu'à la laideur.
    Pourquoi pas toi ?
    Pourquoi pas toi dans cette ville et dans cette nuit pareille aux autres au point de s'y méprendre ?
    Je t'en prie…

     

    images.jpegCliquez à nouveau, puis lisez : 

    https://www.youtube.com/watch?v=oPONf1fu2II

    Je te rencontre.

    Je me souviens de toi.

    Cette ville était faite à la taille de l´amour.
    Tu étais fait à la taille de mon corps même.
    Qui est tu ?
    Tu me tues.
    J´avais faim. Faim d'infidélités, d´adultères, de mensonges et de mourir.
    Depuis toujours.
    Je me doutais bien qu'un jour tu me tomberais dessus.
    Je t'attendais dans une impatience sans borne, calme.
    Dévore-moi. Déforme-moi à ton image afin qu'aucun autre, après toi, ne comprenne plus du tout le pourquoi de tant de désir.
    Nous allons rester seuls, mon amour.
    La nuit ne va pas finir.
    Le jour ne se lèvera plus sur personne.
    Jamais. Jamais plus. Enfin.
    Tu me tues.
    Tu me fais du bien.
    Nous pleurerons le jour défunt avec conscience et bonne volonté.
    Nous aurons plus rien d'autre à faire que, plus rien que pleurer le jour défunt.
    Du temps passera. Du temps seulement.
    Et du temps va venir.
    Du temps viendra. Où nous ne saurons plus nommer ce qui nous unira. Le nom ne s'en effacera peu à peu de notre mémoire.
    Puis, il disparaîtra tout à fait.

    © Marguerite Duras, Alain Resnais.

  • Résister

    Texte paru dans le hors-série La Résistance, de L'EXPRESS, actuellement en kiosque. Cours chez ton marchand de journaux, citoyen papivore, et avide de la belle Histoire de France, afin que vive la presse écrite!

    Capture d’écran 2015-05-07 à 20.32.41.png

    QUELQUES RÉSISTANTS ILLUSTRES,

    par Léon Mazzella

    Quatre d’entre eux sont entrés au Panthéon le 27 mai dernier : Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Pierre Brossolette et Jean Zay. Beaucoup furent de « grand(e)s » résistant(e)s. Voici, dressés, les portraits d’une poignée de respect.

     

     

    Geneviève de Gaulle-Anthonioz, « Gallia » (1920-2002)

    Nièce du général (elle est la fille de Xavier, le frère aîné), Geneviève de Gaulle, entre immédiatement en Résistance en 1940, choquée par le discours de Pétain du 17 juin. Elle n’a pas vingt ans. Elle ne résiste pas longtemps de façon isolée, à Rennes où elle poursuit ses études, et rejoint rapidement le futur Réseau du musée de l’Homme. Elle entre dans la clandestinité dès août 1942. Ses nombreux actes de bravoure la conduisent à acheminer du courrier en Espagne, et surtout à agir au sein du groupe Défense de la France (elle participera au journal éponyme, en signant des articles de son pseudonyme « Gallia »), aux côtés de Philippe Viannay, son fondateur, après avoir rencontré son frère Hubert dans le maquis savoyard. Mais Geneviève de Gaulle est confondue par la Gestapo en juillet 1943, est alors emprisonnée six mois durant à Fresnes, puis déportée à Ravensbrück en février 1944, en même temps que Germaine Tillion et un millier d’autres femmes résistantes ou seulement suspectes. Elle écrira La Traversée de la nuit (Seuil, 1998), pour apporter son témoignage sur l’horreur du camp - où les femmes la surnomment « le petit de Gaulle » -. Himmler lui-même veille particulièrement, de façon tactique, à cette prisonnière qui pourrait bien constituer une monnaie d’échange… Elle parvient néanmoins à quitter Ravensbrück une année après son arrivée, lorsque l’Armée rouge le libère. A la Libération, elle épouse l’éditeur d’art Bernard Anthonioz, préside l’Association nationale des anciennes déportées et internées de la Résistance (ADIR), et prend, en 1964, la présidence de Aide à toute détresse (ATD-Quart Monde).

     

    Germaine Tillion (1907-2008)

    La grande ethnologue, célèbre pour ses travaux de terrain dans les Aurès (Algérie), et qui entre au Panthéon en ce mois de mai 2015, cherche un moyen de s’engager dans la Résistance dès son retour de mission chez les Chaouia, en juin 1940. C’est naturellement le groupe du musée de l’Homme qu’elle rejoint, et où elle tissera des liens et facilitera des contacts entre résistants. Le futur « Réseau » du musée de l’Homme, animé par Boris Vildé, Paul Hauet, Paul Rivet, Anatole Lewitsky, Charles Dutheil, et Yvonne Odon, connaît rapidement les bienfaits de l’action de l’ethnologue. Lorsque le Réseau est « décapité », suite à une délation, Germaine Tillion reprend les rênes du groupe du musée en y développant ce qu’elle sait faire le mieux : l’assistance aux prisonniers de guerre, le renseignement militaire, l’information et la multiplication des contacts entre Londres et « l’intérieur », via notamment le journal Résistance. Dénoncée à son tour, elle est arrêtée par l’Abwehr, connaît la prison de Fresnes quatorze mois durant, avant d’être déportée en octobre 1943 au camp de concentration réservé aux femmes de Ravensbrück, revêtue du sinistre statut de « NN », pour Nacht und Nebel (Nuit et Brouillard), qui désigne des personnalités gênantes pour le Reich, et que celui-ci se charge de faire disparaître. C’est à Ravensbrück qu’elle rencontre Geneviève de Gaulle, ainsi que d’autres femmes rendues célèbres par leur action durant la Résistance, comme Anise Postel-Vinay, Marie-Jo Chombart de Lauwe, Denise Jacob (Denise Jacob-Vernay, sœur de Simone Veil), ou bien pour leur activisme communiste, ainsi de l’écrivaine allemande Margarete Buber-Neumann. Elle parvient le 23 avril 1945, à échapper à l’extermination programmée du camp et l’acheminement à Mauthausen. A la Libération, Germaine Tillion laisse provisoirement de côté l’ethnologie afin de se consacrer à l’étude des crimes de guerre nazis, au sein du CNRS.

     

    Jean Zay (1904-1944)         

    Avocat inscrit au barreau d’Orléans, et homme politique – il fut ministre du Front populaire, et député du Loiret -, assassiné par la Milice le 20 juin 1944, Jean Zay démissionne de ses fonctions publiques à la déclaration de guerre, en 1939, afin de servir son pays les armes à la main. Ce « rad-soc » (radical-socialiste) franc-maçon tombé très tôt dans la marmite politique, est un « Jeune Turc » actif faisant cependant figure de cavalier seul de la Résistance, au point d’avoir été seulement réhabilité en cette qualité, quatre ans après la Libération. Son nom est associé à l’affaire du Massilia. La débâcle le pousse à rejoindre ses pairs députés à Bordeaux, où gouvernement et Parlement sont provisoirement installés. Paris a été livrée aux forces d’Occupation. Proche de Pierre Mendès France, il embarque le 24 juin 1940 à bord du paquebot Massilia depuis le port médocain du Verdon, avec vingt-cinq autres parlementaires, dont Edouard Daladier et Georges Mandel, pour Casablanca, avec la ferme intention d’y installer un gouvernement français « hors-sol », et de continuer ainsi le combat. Retenus par un grève, les dissidents n’assistent pas à la prise des pleins pouvoirs de Pétain et à la fin de la IIIe République. Cet acte de « désertion en présence de  l’ennemi » vaut à Jean Zay d’être aussitôt fiché comme un « juif anti-munichois » à réduire coûte que coûte au silence… Des relents d’affaire Dreyfus bis flottent dans l’air vichyssois. Tandis que Mendès et les autres écopent de peines de prison, Zay constitue la cible antisémite idéale. Le sinistre Darnand dépêchera bientôt trois miliciens déguisés en résistants, pour l’assassiner dans un bois, en simulant un transfert de la prison de Riom (où il côtoie Léon Blum), vers le maquis. Le « déserteur », réhabilité en 1945, entrera au Panthéon le 27 mai prochain comme un grand Homme.

     

    Henri Tanguy, « Colonel Rol-Tanguy » (1908-2002)

    Militant communiste depuis l’âge de 17 ans, Rol-Tanguy est surtout célèbre pour avoir ardemment participé à la libération de Paris jusqu’à l’arrivée triomphante du Général Leclerc. Il se choisit le surnom de « Rol » en mémoire de Théo Rol, combattant des Brigades internationales qui trouva la mort sur le front de l’Ebre, en Espagne. Car, jeune ouvrier chez Bréguet à Montrouge, en région parisienne, Tanguy s’engage dans les Brigades internationales au cours de la guerre civile d’Espagne. Puis, il combat en Lorraine de septembre 1939 à août 1940. Aussitôt après sa démobilisation, il embrasse la Résistance communiste armée au sein des Francs-tireurs partisans (FTP), en qualité de responsable militaire. Il agit tour à tour en Anjou, puis en région parisienne. C’est là qu’il sabotera notamment les départs au STO par son action avec ses camarades du Comité d’action contre la déportation. Il devient par la suite chef des Forces françaises de l’intérieur (FFI) de la région Île-de-France, où il est chargé de préparer la libération de la capitale. C’est à ce moment-là qu’il rencontre Jacques Chaban-Delmas, le délégué militaire national de De Gaulle, et qui représente le Comité français de libération nationale (CFLN). Une action concertée de grande envergure commence à s’organiser conjointement avec le Comité d’action militaire (COMAC) du Conseil national de la résistance. Rol-Tanguy jouera un rôle décisif dans les journées de la fin du mois d’août 1944, en particulier auprès des policiers résistants. Il est reconnu comme ayant été le « chef de l’insurrection ». Sa signature sur l’acte de reddition des Allemands, en présence du général Von Choltitz, contestée par Leclerc, ne figure pas sur l’acte officiel. Il poursuivra une carrière militaire de 1945 à 1962, mais ses convictions communistes freineront quelque peu son avancement.

     

    Henri Frenay, « Morin », « Molin », « Charvet », « Nef » (1905-1988)

    C’est l’un des hommes-clés de la Résistance, côté droite, voire extrême-droite. Il fonde fin 1941, avec Berty Albrecht rencontrée sept ans plus tôt, le mouvement Combat, qui entend confondre toutes les sensibilités politiques afin d’être uni face à l’occupant. Combat, « organe du mouvement de la Résistance française », succède à diverses tentatives, comme celles du Mouvement de libération nationale (MLN), puis du Mouvement de libération française (MLF).  Démobilisé après la drôle de guerre, il entre tôt dans la clandestinité et change souvent de pseudo afin d’échapper à l’étau de la Gestapo. Il est l’un des artisans de la réunification des mouvements de la Résistance, comme Franc-Tireur, animé par Jean-Pierre Lévy, et Libération, d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie. Il rencontre Jean Moulin dès 1941, reconnaît de Gaulle comme leur guide, depuis Londres. La réunification de ces entités porte un nom, le MUR, pour Mouvements unis de la Résistance. Lequel se fissure vite, Frenay souhaitant sans l’avouer l’indépendance de « son » Combat. Les relations se tendent avec Moulin, qu’il admire pourtant pour son courage et sa dévotion. En 1942, Frenay s’embarque depuis Gibraltar pour Londres, afin de rencontrer de Gaulle, qui l’apaise, mais se méfie de lui et lui préfère Moulin. Berty Albrecht – qui fut la première à ouvrir les yeux de Frenay sur lel danger nazi -, est retrouvée pendue dans sa cellule, à Fresnes, en mai 1943, le jour même de son emprisonnement. Frenay a de l’ambition, mais, en 1944, il échoue à se voir gratifié d’un poste à responsabilité au sein du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF). L’homme, marqué à la droite extrême, effectue alors un virage – qui tournera court - en se rapprochant de la jeune Union démocratique et socialiste de la Résistance, et donc de François Mitterrand. Il reproche amèrement à Jean Moulin d’avoir fait main basse sur la Résistance, avec l’éphémère CNR. Ces querelles intestines et ses rancoeurs d’hommes avides de pouvoir, ternissent quelque peu son image de « grand résistant » au-dessus de la mêlée.

     

    Gilbert Renault, « Colonel Rémy » (1904-1984)

    Son nom de résistant est associé à un important réseau de la zone occupée, la Confrérie Notre-Dame, rebaptisé plus tard CND-Castille (Confrérie Notre-Dame-Castille). Très tôt en rupture lucide avec l’armistice, il est l’un des premiers à effectuer le voyage à Londres. Chargé par le colonel Passy d’animer un réseau de renseignements en France, il créé ainsi, avec Louis de La Bardonnie, dès août 1940, l’un des premiers réseaux importants du Bureau central de renseignements et d’action (BCRA), la Confrérie Notre-Dame (non sans penser placer son action sous protection divine). Le réseau clandestin qui fournira de nombreux renseignements militaires d’importance capitale, voit le jour chez La Bardonnie, alors viticulteur à Saint-Antoine-du-Breuilh (Dordogne). Pierre Brossolette aidera considérablement le colonel Rémy à rallier syndicats et partis politiques (communiste, notamment) à la cause. Claude Chabrol réalisa en 1966 un film à partir des mémoires de Gilbert Renault, signées Rémy, dans lesquelles le grand agent secret n’hésite pas à « pardonner » Pétain, ce qui lui vaut, dès la Libération, d’être lâché par de Gaulle, qui l’a néanmoins fait Compagnon de la Libération en 1942. Renault, alias Rémy, écrira par la suite de nombreux livres sur les années noires de l’Occupation.

     

    Jacques « Chaban » -Delmas (1915-2000)

    C’est à Saint-Léon-sur-Vezère, village du Périgord noir, que se trouve le château de Chaban. Il n’a jamais appartenu à l’illustre député-maire de Bordeaux durant 48 ans (surnommé « le duc d’Aquitaine »), cinq fois ministre et même Premier ministre (sous Pompidou), et enfin trois fois Président de l’Assemblé nationale. Cependant, Jacques Delmas, se promenant en 1943 dans la région, lut le nom sur un panneau et le choisit comme nom définitif de résistant, après avoir eu celui de Lakanal (du nom du lycée de Sceaux où il étudia). Il le garda par la suite, tant et si bien que l’homme politique est surtout connu par ce raccourci de son patronyme : Chaban. En juin 1940, Jacques Delmas, sorti major de Saint-Cyr, et en poste dans la région de Nice en qualité de sous-lieutenant, supporte si peu l’idée de la défaite qu’il entre en contact avec la Résistance dès le mois de décembre. Bien qu’il souhaite ardemment rejoindre la France libre, il est affecté à la Résistance intérieure, en intégrant les rangs du Comité financier de la Résistance (COFI). C’est en tant que haut-fonctionnaire (il a fait droit et Sciences po avant Saint-Cyr), qu’il travaille auprès du Ministre de la Production industrielle (du second gouvernement de Pierre Laval), et n’a de cesse d’alimenter la France libre en informations précieuses d’ordre économique, via le réseau de renseignements « Hector ». Le futur compagnon de la Libération qui jouera un rôle central au moment de la libération de Paris, devient vite, et sur recommandation appuyée auprès du général de Gaulle – dont il deviendra un fidèle et proche collaborateur -, le plus jeune général (de brigade) de l’armée française depuis le Premier empire, ce en 1944 et à l’âge de 29 ans, après avoir été nommé délégué militaire national.


    Jean-Louis Crémieux « Brilhac » (1917-2015)

    Mort le 8 avril dernier à l’âge de 98 ans, il fut responsable de la communication de la France libre : tour à tour secrétaire du Comité exécutif de propagande, et chef du service de diffusion clandestine de la France libre, il prendra fréquemment la parole au micro de Radio Londres, de 1941 à 1944. Mobilisé en 1939, il part combattre sur la ligne Maginot,  est prisonnier durant un an et demi en Allemagne, s’évade d’un stalag de Poméranie, fuit en URSS, où il connaît encore la prison, puis il est libéré en juin 1941 lorsque la France libre et l’Union soviétique deviennent alliés. Il rallie Londres en septembre de la même année, et Jean-Louis Crémieux (neveu du critique littéraire Benjamin Crémieux), prend alors le pseudonyme de Brilhac, qu’il conservera, en s’engageant dans les Forces françaises libres, les FFL. Historien de référence de la seconde guerre mondiale, auteur (une fois prise sa retraite) de nombreux ouvrages, notamment Ici Londres. Les Voix de la liberté (La Documentation française), Les Français de l’an 40, ou encore La France libre. De l’appel du 18 juin à la Libération (Gallimard). Crémieux-Brilhac a également cofondé la Documentation française, qu’il dirigea. Grand-croix de la Légion d’honneur, fut enfin conseiller d’Etat.

     

    Joseph Kessel, « Joseph Pascal » (1898-1979)

     Son neveu se nomme Maurice Druon, et à eux deux, à la demande de Germaine Sablon, amante de Kessel et chanteuse de son état, ils composent dans un pub londonien « Le Chant des partisans » le 23 mai 1943, sur une musique composée par Anna Marly. On connaît la suite : cette mélodie chante dans nos oreilles en générant toujours autant d’émotion ; aujourd’hui. L’auteur de « L’armée des ombres » (dont Jean-Pierre Melville fera une poignante adaptation cinématographique), est Résistant dans l’âme. Allergique au fascisme comme au communisme, il devient au fil du temps le grand reporter et le romancier de talent que nous savons.  Après avoir refusé de rejoindre le mouvement Libération, malgré l’insistance d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie, il choisit de rejoindre le réseau Carte, ce peu après l’armistice, car Maurice Druon s’y trouve aussi. Ensemble, ils iront à Londres et s’engageront dans les Forces aériennes françaises libres (FAFL), l’armée de l’air de la France libre, affiliée à la Royal Air Force (RAF), et où l’on trouve Romain Gary, Pierre Clostermann, ou encore Pierre Mendès France. Juif, il se voit interdire d’exercer sa profession de journaliste, notamment à Paris-Soir. Il publiera néanmoins ses reportages à chaud, dans France, journal anglais de la communauté française. Une autre façon de résister.

     

    Missak Manouchian (1906-1944)

    Il est le plus célèbre des dix résistants communistes d’origine étrangère qui figurent sur la fameuse « Affiche rouge », que les Allemands avaient collée un peu partout sur les murs des grandes villes françaises. Le poète arménien Manouchian (rescapé du génocide organisé par l’Empire ottoman), doit apparaître avec ses camarades comme de dangereux terroristes bolcheviques, afin de jeter l’anathème sur la Résistance. Du moins, c’est ce que la propagande nazie espère. L’effet escompté est l’inverse. Militant et directeur, avant la seconde guerre, d’organisations liées au communisme, comme le Comité de secours pour l’Arménie (HOC), puis l’Union populaire franco-arménienne, ainsi que la Main d’œuvre immigrée (MOI). C’est au sein des Francs-tireurs et partisans français (FTPF), liés au PCF, que nous le retrouvons, puis aux FTP-MOI, branche étrangère (armée) des FTP. Il pilote de nombreuses opérations de sabotage et des attentats, notamment celui qui coûta la vie, en 1943, au général Julius Ritter, responsable du recrutement pour le STO. Les Brigades spéciales de la police française arrêtent Manouchian en novembre de la même année. Il est torturé. Son procès, expéditif, le condamne à mort. Avec vingt et un autres militants, Manouchian, est fusillé le 21 février 1944 au Mont-Valérien.

     

    IMG_3511.jpgRené Char, « Capitaine Alexandre » (1907-1988)

    Nombreux sont les écrivains et artistes qui rejoignent la Résistance. S’il ne faut retenir qu’un seul poète parmi eux, emblématique, c’est l’immense poète René Char que nous consignons dans ces pages. Responsable du maquis de la Durance, basé à Céreste (Alpes-de-Hautes-Provence), il y écrira, « dans la tension, la colère, la peur, l’émulation, le dégoût, la ruse, le recueillement furtif, l’illusion de l’avenir, l’amitié, l’amour », les Feuillets d’Hypnos, 1943-1944 (Gallimard), ses notes de maquis dédiées à son ami Albert Camus, qui est alors l’âme du journal Combat, et qui constituent un recueil de fragments en prose poétique, rédigés entre « fureur et mystère ». Un classique des temps modernes. « Ces notes marquent la résistance d’un humanisme conscient de ses devoirs, discret sur ses vertus (…) et décidé à payer le prix pour cela », déclare-t-il. En magicien de l’insécurité, Char se livrera à de multiples sabotages d’envergure, au sein des Forces françaises combattantes (FFC), ainsi qu’à la protection de tous ceux qui fuient le STO dans sa région d’influence. Rebelle et intégralement engagé dans l’action, le poète à la sérénité crispée rejoint Alger, où l’état-major interallié l’envoie en 1944. Et combat sans relâche l’occupant, dès son retour ; jusqu’à la Libération. (Photo : peinture d'EkAT, d'après photo. © Coll. part. /L.M.).

     

    Honoré d’Estienne d’Orves, « Châteauvieux » (1901-1941) 

     

    Marin de la Royale – capitaine de corvette à vingt ans -, après avoir fait l’X, Honoré d’Estienne d’Orves possède un tempérament d’aristocrate, très « drapeau blanc », qui force le respect. Ne supportant pas le discours du 17 juin de Pétain, il s’empresse de rejoindre Londres deux mois plus tard, et rencontre de Gaulle en septembre. Affecté naturellement au sein des Forces navales françaises libres (FNFL, 2e bureau, chargé des renseignements), il regagne le sol français et participe à la création du réseau de renseignement et de liaison radio « Nemrod », avec notamment Maurice Barlier et Jan Doornick. Trahis en janvier 1941 par un jeune radio de leur propre équipe, Alfred Gressler, d’Orves est arrêté par la Gestapo le 21 à Nantes, avec vingt-cinq autres résistants. « Nemrod » est démantelé. Emprisonné à Fresnes, il est exécuté le 29 août au Mont-Valérien, après le rejet d’une demande de grâce, avec ses principaux « complices ». Au cours de son procès en Cour martiale, Honoré d’Estienne d’Orves endossa toute responsabilité, afin de tenter de sauver ses compagnons, mais en vain.

  • Spécial Vins de L'Express

    Il est paru ce matin, avec l’hebdo. 100 pages de plaisir, placées sous la houlette de Philippe Bidalon, auxquelles nous avons ardemment collaboré. Cours vite au kiosque le plus proche, citoyen papivore et amateur de bonnes bouteilles, afin que VIVE LA PRESSE ECRITE!

    IMG_3490.jpgA lire, notamment, des papiers sur le crowdfunding et le vin, les Bordeaux primeurs, un tour de France des vignobles (nous avons abondamment traité la Loire, l'Alsace, le Sud-Ouest, la Champagne, et pas que), les livres, l'Armagnac, les rosés de l'été (tant de flacons dégustés pour une sélection drastique et à haute valeur ajoutée garantie par nos papilles réunies), et encore bien d'autres réjouissances, dans ce numéro très spécial, très goûteux, très gouleyant, salivant, soiffard parfois, profond aussi, sincère toujours.

  • Zanzibar

    Papier paru ce matin dans L'Express, sur Zanzibar, où je me trouvais à la fin de l'été dernier :

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    Il y a des noms qui propulsent dès qu’on les prononce : Samarkand, Tombouctou, Zanzibar possèdent le génie du lieu entre leurs lettres. Ces mots font rêver, et refilent illico une envie d’y aller voir. Alors nous y sommes allés – voir.

    Zanzibar:Mazzella2.JPGZanzibar:Mazzella8.JPGZanzibar:Mazzella11.jpg

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    Si l’archipel tanzanien de Zanzibar (de l’arabe Zinj el Barr : « le pays des Noirs »), désigne trois îles : Unguja, Pemba et Mafia, c’est la première, appelée simplement Zanzibar, qui se visite en priorité, en partant de Dar es Salaam à bord d’un petit avion, ou mieux, par bateau depuis Bagamoyo – « là où meurt mon cœur », en Swahili, petite ville côtière qui fut jusqu’au XIXe siècle la base arrière de Zanzibar, alors plaque tournante du commerce des épices – et notamment du clou de girofle -, de l’ivoire et des esclaves. Stone Town, la capitale zanzibarite, est plus connue sous le nom de Zanzibar City. Cette splendide petite cité, dont l’architecture a subi tour à tour les influences portugaise, allemande, arabe et anglaise, est un lacis de ruelles très étroites, un éparpillement de palais délicieusement décatis, et de marchés aux épices et aux poissons qui enrichissent durablement notre mémoire olfactive. Quelques monuments comme The house of Wonders (la maison des Merveilles), ou le Fort arabe, et les jardins Forodhani, envahis chaque soir d’échoppes proposant des grillades de poissons, justifient une à deux journées de visite, avant de filer vers l’extrême nord de l’île, à une soixantaine de km de là (une heure en voiture, le double en « daladala », le bus local), aux seules fins d’avoir l’Océan indien pour horizon turquoise, en un lieu inouï et loin de tout tumulte, où chacun est prié de laisser ses tracas sur le perron d’un Lodge accorte.

    Zanzibar:Mazzella10.JPGIl n’en manque pas, de part et d’autre du  « mnarani » (phare, en Swahili), sur ce long cordon de plages de sable blanc, où une mer d’une extrême transparence se retire loin, et où, dès l’aube, les femmes pêchent à pied, poulpes, crustacés et divers poissons aux tons chatoyants, échoués dans des vasques rocheuses. A quelques centaines de mètres, une barrière de corail arrête les vagues et offre un contraste de bleus empruntés à une toile de Nicolas de Staël. A pied (plus ou moins) sec, il faut zgzaguer sur un sol hérissé d’oursins aux longs piquants – nul ne les ramasse – et parsemé d’énormes étoiles de mer rouge sang et noir qui semblent issues d’une pluie céleste. L’expression un brin ridicule : « plonger dans la carte postale », vient inévitablement à l’esprit, quoiqu’on s’en défende, en ce « Finisterre » d’une île au nom mythique. Le village de Nungwi, dont la pauvreté contraste avec le luxe des Lodge, comme dans tant d’endroits du monde, possède une curiosité, à même la plage : il s’agit d’un très artisanal chantier naval, où sont fabriqués des « dhows », ces boutres en bois et à une seule voile qui cabotent paisiblement sur ces côtes depuis des siècles. On embarque facilement à bord de l’un d’eux pour quelques dollars, afin de faire une grande balade au-delà de la barrière de corail, escorté par des dauphins, ou de pousser jusqu’à l’île de Mnemba voisine (et privée : elle appartient à Bill Gates, ainsi qu’à la chaîne sud-africaine de Lodge luxueux &Beyond), pour plonger avec masque et palmes dans ce Parc National marin, voire de lancer une ligne à la traîne, au retour, si le vent gonfle fort la voile, tout en observant les pêcheurs, de l’eau à la taille, tendre un grand filet circulaire et meurtrier. Léon Mazzella

     

    ON THE ROCK

    Zanzibar:Mazzella15.JPG« Tout homme se doit d’avoir un jour une bouteille à son nom dans un bar de Zanzibar », déclare Mezz Mezzrow, personnage de Tous les bars de Zanzibar, roman de David McNeil (Gallimard). Si l’on souhaite pousser le bouchon de la sorte, autant le faire dans le bar-restaurant le plus insolite de l’île, The Rock, situé devant la plage de Michamvi Pingwe, sur la péninsule de la côte sud-est (à moins d’une heure de route de Nungwi, et autant de Stone Town). Cette  cabane cernée d’arbustes, occupe la totalité d’un rocher que l’on atteint à pied, ou bien en barque à marée haute. Le coucher de soleil y est anthologique, l’espadon mariné, comme le barracuda braisé, généreusement épicés. Il ne reste alors plus qu’à signer un flacon pour que la vie soit un roman. L.M. 

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    Photos : © L.M.

    Lire : Tanzanie & Zanzibar (Bibliothèque du voyageur, Gallimard)

     

  • Lire Dupin, le matin

    Capture d’écran 2015-04-27 à 11.34.39.png"Te gravir et, t'ayant gravie - quand la lumière ne prend plus appui sur les mots, et croule et dévale, - te gravir encore. Autre cime, autre gisement."(...)

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    (...) "La nuit écrit. Élargissant l’espace, extravagant la page, pulvérisant le cercle de pierres. Et enrôlant la mort. On lui doit un surcroît de force, et l’aggravation du silence. On lui doit de toucher l’extrême fond de la faiblesse, et la cime de nos plissements."

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    "Nous n’appartenons qu’au sentier de montagne
    Qui serpente au soleil entre la sauge et le lichen
    Et s’élance à la nuit, chemin de crête,
    À la rencontre des constellations."(...)

    Jacques Dupin (1927-2012).

  • Avant-première

    Les sites de vente en ligne annoncent déjà mon prochain livre, qui paraîtra fin août : Dictionnaire chic du vin (Ecriture), c'est 350 pages serrées d'hédonisme, de sérieux et de déconne, d'éloge du bien-vivre et du sang de la vigne - et ses inséparables connotations littéraires, musicales, sensuelles. Voici un aperçu capturé sur le site de la fnac : 

    Capture d’écran 2015-04-14 à 08.42.30.png(avec une belle faute d'orthographe -ZZ- sur la couv. provisoire)
    Capture d’écran 2015-04-14 à 08.48.16.png

  • Vietnam / Baie d'Along

     

     

    Capture d’écran 2015-03-25 à 09.15.30.pngPapier paru dans le hors-série de L'ExpressC'était l'Indochine... Toujours en kiosque. Pour que Vive la presse écrite! 

    NAVIGUER SUR LA SOIE VERTE

    Bercée de légendes et sillonnée bar des bateaux de croisière à longueur d'année, la baie d'Along est d'abord l'une des merveilles naturelles du monde. Sa découverte frappe durablement chaque voyageur.

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    La huitième merveille du monde, disent les Vietnamiens, qui voient défiler trois millions de touristes, chaque année, dans cette partie du golfe du Tonkin où, sur une superficie d’environ 1 500 km2, 1969 pitons rocheux escarpés et karstiques, inhabités pour la plupart, et au total 3 000 îlots de toutes tailles, ont valu à ce site internationalement connu,  lieu de pèlerinage obligé et d’une beauté époustouflante, d’être classé une première fois au patrimoine mondial par l’Unesco en 1994, puis en 2000, pour la richesse de sa biodiversité. L'écrivain Olivier Frébourg définit la baie comme « le lieu commun du Vietnam, son slogan publicitaire » (*).

    Ha Long, « le dragon qui descend », rappelle une légende. Celle de cet animal mythologique, bienfaisant au Vietnam, qui, tiré brutalement de son sommeil, aurait plongé dans la mer et avec les battements de sa queue gigantesque, aurait taillé la montagne en pièces et en îlots, creusé des vallées profondes et des crevasses que la mer de Chine aurait ensuite comblées et sculptées. Puis, le dragon aurait trouvé l’endroit si beau qu’il choisit d’y demeurer. Les jours de brume – fréquents dans la baie, ils augmentent singulièrement son mystère et sont peut-être préférables aux jours de grand bleu -, les  guides vietnamiens veulent encore voir les écailles dorsales de la créature légendaire dans la silhouette sibylline de certains pitons. A chacun son monstre du Loch Ness. La mythique tarasque d’Along est ainsi l’occasion de conduire des touristes sur des sampans dans une zone de l’immense baie, réputée propice à l’apparition du dragon.

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    Poésie et géologie

    Des quatre villages de pêcheurs que compte la baie, Van Gia et ses habitations flottantes est le plus ancien. Aujourd’hui encore, y flottent de véritables maisons bâties sur de vastes coques plates, qui font office d’épiceries, notamment. Certains sampaniers, ou pêcheurs de ces villages racontent leurs mésaventures imaginaires, décrivant avec force détails qu’ils furent témoins du jaillissement de la queue du dragon, longue d’une trentaine de mètres, qui retomba si violemment sur l’eau que toutes les embarcations alentour faillirent chavirer. L’aura de poésie dont le site est nimbé semble infinie, en particulier lorsque une jonque glisse en silence, la nuit, ou bien à l’aube, entre ces îlots élancés comme des pains de sucre, et dont certains portent des noms d’animaux : le Chien, la Tortue, le Crapaud, la Guêpe, le Lièvre, la Libellule... D’autres ont des noms plus féériques, donnés pour la plupart par les Annamites et, à leur suite, par les officiers de Marine et les cartographes français : l’Île brûlée, le Salacco, les Pleurs, les Deux-Frères, le Colosse, le Sabot, la Vis, le Nègre… D’ailleurs, le nom même d’Along (ou Ha Long) serait dû aux Français, et il serait apparu sur les cartes maritimes au XIXe siècle, en remplacement de celui de (mer de) An Bang. Notons aussi que « Halong » désigne l’une des trois civilisations préhistoriques vietnamiennes (du post-paléolithique au post-néolithique), avec Hoa Binh et Bac Son.

    Les géologues, bien moins poètes que les pêcheurs ou que les officiers de la Royale, se limitent à expliquer l’apparition de ces reliefs karstiques par l’érosion de fonds marins calcaires, vers la fin de l’ère primaire, soit il y a 500 millions d’années – une paille ! La haute mer englobait alors la baie, qui sédimenta considérablement. Puis, les mouvements intempestifs de la croûte terrestre associés au retrait consécutif de la mer, ont fait émerger ce « champ » karstique (le plus grand du monde), et l’ont exposé au grand air, donc à l’érosion, aux caprices du temps, aux effondrements et autres fractures des sols sous-marins.

    Une autre légende prétend que l’empereur de Jade aurait demandé à la Princesse duIMG_8588.JPG ciel, le dragon Mère, de protéger le peuple Viet en bloquant la baie, afin de stopper d’incessantes invasions. L’animal mythique auraient alors craché quantité de perles et de pierres précieuses qui se seraient transformées en pitons rocheux au contact de l’eau, créant ainsi un fragile rempart de défense en forme de muraille ajourée et éparpillée. Car les « envahisseurs du Nord » n’ont jamais cessé de pénétrer le Vietnam par la baie fantastique – la Chine est proche, et la province de Quang Ninh, à laquelle appartient la baie, est frontalière de l’empire du Milieu.

    Des grottes et des calamars

    Le fondateur de la dynastie Dinh, Ngo Quyen, crut mettre un frein définitif aux IMG_8522.JPGinvasions chinoises, au Xe siècle, en coulant une bonne partie de leur flotte dans la baie. Plus tard, c’est un héros vietnamien toujours idolâtré, Tran Hung Dao, qui battit en 1288 le petit-fils de Gengis Khan, Kubilai Khan, en poussant ses nombreuses jonques mongoles vers un astucieux champ de pieux effilés et dissimulés dans l’eau, à proximité de la fameuse grotte des Merveilles, appelée aussi justement la grotte des Bouts de bois (Dau Go), et à proximité de laquelle il n’est pas rare d’observer des singes en nombre, dissimulés mais bruyants, dans la végétation luxuriante des pitons verticaux.  D’aucuns prétendent d’ailleurs que des restes de ces jonques yuans-mongols qui se sont empalées, sont encore visibles autour des redoutables pieux. Il faudrait plonger pour le vérifier.

    Puis, Along devient un repaire de pirates fort difficile à combattre, eu égard au labyrinthe flottant constitué par ces pitons garnis de grottes et de criques secrètes. La baie retrouve un peu de paix lorsque la Royal Navy montre ses muscles, dans les années 1810, et en chasse les pirates. En 1883, l’arrivée des premiers corps expéditionnaires français chargés de pacifier le Nord de l’Indochine, apaisent pour un temps ce paysage qui semble avoir été créé pour figurer la sérénité, et cette étendue d’eau comme une « soie verte », dit encore l’écrivain amoureux du Vietnam Olivier Frébourg ; de cette soie dont on fabrique le ao dai, la robe traditionnelle qui procède de l’élégance des femmes vietnamiennes. 

    Entre autres curiosités au sein de l’immense baie que l’on traverse sur l’un des nombreux bateaux consacrés aux mini-croisières, la grotte des Surprises (Sung Sot) est la plus impressionnante de toutes. Deux immenses « salles » figurent un théâtre pour la première, avec ses innombrables concrétions : stalactites et stalagmites géantes ; et un immense jardin intérieur pour la seconde, pourvu d’un lacis de roches de toute taille et de petits plans gorgés d’une eau vert émeraude, et autres vasques naturelles. La grotte, ou caverne du Palais céleste (Thien Cung) n’est pas en reste. Une légende raconte qu’un mariage y fut célébré, entre une jeune femme, May (nuage) et le prince Dragon. Sept jours et sept nuits durant, de petits dragons dansaient parmi les stalactites, des éléphants gambadaient et deux lions jouaient à se poursuivre. May eut ensuite cent enfants, pas un de moins, qu’elle éleva dans cette grotte même. La légende s’appuierait sur des scènes qui auraient été fossilisées dans la roche, mais dont on ne trouve évidemment pas trace, les grottes d’Along n’étant pas ornées.

    IMG_8552 - Version 2.jpgAujourd’hui, si un tourisme de masse conduit chaque jour des centaines de voyageurs venus du monde entier (de plus en plus de la Chine voisine), depuis le port d’embarquement de Bai Chay, qui n’a rien de bucolique mais plutôt des allures mécaniques et industrielles, si les phoques et les dauphins se raréfient dans cette partie du golfe du Tonkin – comme partout ailleurs -, si les bateaux de croisières déguisés en jonques de bois plaqué et aux voiles factices, sont parfois à touche-touche sur la « soie verte » de ce somptueux paysage, il nous est encore permis, la nuit, lorsque la jonque est au mouillage, de pêcher avec les membres de l’équipage des calamars « à la turlutte » (à l’aide d’une ligne hérissée d’hameçons que l’on agite de bas en haut), car ils sont encore nombreux dans l’eau trouble d’Along, et délicieux, correctement saisis a la plancha. C’est l’une des joies simples et secrètes que procure la huitième merveille du monde. Léon Mazzella

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    (*) Vietnam, par Olivier Frébourg, photos de Nicolas Cornet (Chêne, 2004)

     

    LA BAIE D'ALONG TERRESTRE

    IMG_8135.JPGDans le delta du fleuve rouge, la province de Nin Binh  - avec la ville éponyme et sans attrait, en son cœur -, située à une centaine de kilomètres au sud de Hanoi, est surnommée la « baie d’Along terrestre ». Avec des joyaux naturels comme Tam Coc, Van Long, la réserve naturelle de Pu Luong,  Trang An, ou encore ses villages Hang, la baie d’Along terrestre est un délicieux contrepoint à la célébrissime voisine, car elle permet de visiter l’intérieur de terres toujours très humides du Nord-Ouest, et de glisser, à bord d’un thuyen (barque en bambou tressé et goudron), sur un bras d’eau bordé de prairies vertes piquées de hérons blancs, et d’entrer de cette manière dans des grottes saisissantes de silence.

    La baie d’Along terrestre est un havre de 1 400 km2 de zones naturelles protégées, d’une grande richesse faunistique et faunique, et riche de larges plaines irriguées de rizières et bordées de montagnes abruptes. Van Long, entrelacs paisible composé de petits villages où l’on circule encore majoritairement en char à buffles et, bien sûr, en bicyclette, de rivières, de champs plats comme la main, de grottes – notamment la célèbre Ca, couverte de stalactites et dont les eaux grouillent de tilapie (poisson-chat) -, constitue la zone la plus « bio diversifiée » du pays, avec pas moins de 3 500 hectares protégés par des digues.

    Si les montagnes avoisinantes recèlent sangliers, ours et, même, quelques panthères, àIMG_8146.jpg leur pied, prospère un paradis des zones humides, des orchidées sauvages et des échassiers comme l’aigrette, le héron bihoreau ou le jacana, dans une atmosphère dont le calme suggère l’estampe. Cette partie de la baie d’Along terrestre est talonnée, dans le cœur des vietnamiens épris de nature préservée, par les beautés – certes moins sauvages - de Tam Coc. Cette cuvette entourée de pitons calcaires tombant à pic, et aux formes parfois étranges rappelant des visages, est aussi appelée « la baie d’Along sur rizières ». Une balade en barque à godille vers l’une des fameuses grottes du site (Tam Coc signifie « trois grottes »), propulse le voyageur dans l’atmosphère du film Indochine en trois coups de perche.

    Autre curiosité : en naviguant sur la rivière Ngo Dong, il n’est pas rare de croiser des femmes pêcheurs à bord de leur thuyen individuel, qui manient les rames avec leurs pieds nus, et gardent ainsi les mains libres pour tirer leurs lignes. Confondant. L. M.

     

     

     

    LE CHARBON DE LA DISCORDE

    La Société française des charbonnages du Tonkin, entreprise très prospère pendant l’époque coloniale, exploitait à outrance les mines de houille de la baie d’Along, en concurrence – comme toujours -, avec les Chinois depuis 1865. De sinistre mémoire, elle s’enrichit aux dépens de milliers de coolies vietnamiens qu’elle traitait comme des esclaves à peine payés et soumis à rude épreuve. Créée, en 1888, sur la concession de Hongay, la SFCT – dont les principaux actionnaires sont alors l’incontournable Banque de l’Indochine et le Crédit industriel et commercial -, commence à exploiter des mines.

    Comme la richesse naturelle est à fleur de terre et la main d’œuvre locale abondante et très bon marché, le tonnage de l’exploitation augmente de façon exponentielle : de 2 000 tonnes en 1890, la production passe à 500 000 tonnes à la veille de la Grande Guerre, à 1,7 million de tonnes à la veille de la crise de 1929, pour atteindre près de trois millions de tonnes à la veille du second conflit mondial (dont 2,6 millions annuels pour la seule SFCT). De 40 000 à 85 000 travailleurs vietnamiens et chinois s’épuisent dans les mines, surnommées « l’enfer de Hongay » dans la littérature anticolonialiste des années 1930, laquelle dénonce des conditions d’exploitation (qui ne pourront aller qu’en s’améliorant) d’une pénibilité révoltante. Un coolie touchait 15 sous par jour, lorsque les bénéfices nets de la SFCT frôlaient les 30 millions de francs annuels.

    Roland Dorgelès écrit, dans son livre Sur la route mandarine (Albin Michel, 1925) : « Elles sont, je crois, uniques au monde, ces mines de Hongay où l’on extrait le charbon à ciel ouvert. Campha, Haut, Monplanet, grands pans d’amphithéâtres taillés à même les mamelons. Ce sont de gigantesques escaliers noirs qui escaladent le ciel et leurs parois sont si lisses, si droites, qu’on croirait que le charbon fut découpé en tranches, ainsi qu’un monstrueux gâteau. Rien n’est à l’échelle humaine. Tout est trop haut, trop vaste, et les indigènes qui piochent les pentes ne font qu’une poussière humaine, sur ces gradins de jais. »

    La houille devient rapidement le deuxième produit d’exportation indochinoise après le riz. Avec les Charbonnages de Dong Trieu, et ceux du Tonkin (SFCT), les Français se taillent une part non négligeable du lion, ou plutôt du dragon, et se dotent de leur propre infrastructure : port, chemin de fer, centrale électrique. Extrêmement rentable, l’extraction de la houille ne sera concurrencée par la culture de l’hévéa, notamment, qu’à partir de la fin des années 1930. La seule SFCT, qui produit bon an, mal an, 1,8 million de tonnes de charbon de 1939 à 1941, voit sa production chuter à moins de 200 000 tonnes en 1945… Neuf ans – de guerre – après, les accords de GenèveIMG_8613.JPG ne mettent toutefois pas fin à l’activité, qui représente alors quelque 900 000 tonnes. 

    Un délai de grâce bien court, qui expire le 8 avril 1955, quand la république du Vietnam nationalise l’ensemble des installations. Aujourd’hui, les « gueules noires » se font rares au Vietnam, car les filons s’épuisent et le marché du charbon s’essouffle. Pourtant, le pays continue d’exploiter la houille, dans une zone discrète de cette vaste baie d’Along si paradisiaque, et dont aucun voyageur ne soupçonne l’existence à proximité des pitons rocheux. L. M.

     

     Photos : © Léon Mazzella

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  • Malraux l’aventurier

     

    Capture d’écran 2015-03-25 à 09.15.30.png

    Papier paru dans le hors-série de L'EXPRESS C'était l'Indochine (en kiosque pendant deux mois), sous le titre : Le "bourreau" de Banteay Srei

    Jeune aventurier guidé par l'insouciance de l'amour, le génial écrivain mit son talent, en 1923, au service du pillage de ce site exceptionnel de beauté. Une équipée qui finit mal pour lui. Et pour Angkor.

    Le vaste site archéologique cambodgien résonne de noms ayant marqué l’histoire. Ainsi de Banteay Srei, « la citadelle des femmes », temple situé à une vingtaine de kilomètres au nord-est d’Angkor, précisément sur le site de la cité de Shiva, appelé Isvarapura. Sans doute l’un des plus beaux de tous. Un lieu doublement célèbre. D’abord, pour la beauté de ses divers monuments, qui furent taillés dans du grès rose et de la latérite, pour la subtilité de son architecture pré-angkorienne : le temple date du Xe siècle, lorsque les parties du site d’Angkor Vat les plus visitées, aux abords de la ville de Siem Reap, datent, elles, du XIIe siècle. Mais c’est aussi un nom qui fait écho au passage d’André et Clara Malraux  (née Goldschmidt), en décembre 1923 (le couple est accompagné de Louis Chevasson, ami d’enfance d’André, et retrouvé à Saigon), lorsque ce temple était encore en ruines – tandis qu’il est aujourd’hui remis sur pied. Pris en flagrant délit de pillage à Phnom Penh, avec quantité de sculptures (notamment des bas-reliefs et des frontons) découpées à la scie –que l’on peut voir aujourd’hui au musée de la capitale cambodgienne, ainsi qu’au musée parisien Guimet -, l’emblématique futur ministre de la Culture de de Gaulle, a en effet la ferme intention de commettre les méfaits qui vont lui être reprochés. Jeune et amoureux fou – il est âgé d’à peine vingt-deux ans, et n’a encore rien publié -, le brillant intellectuel en devenir fomente en effet, dès avant son départ, le pillage de statues et autres ouvrages, dans le but de les vendre à de riches collectionneurs installés aux Etats-Unis – qu’il a pris soin de prévenir avant de quitter la France. Cela afin de pouvoir passer des jours tranquilles auprès de sa bien aimée. Son viatique ? Pèlerin d’Angkor, de Loti, un fort amour de la liberté, et un goût viral pour l’aventure. Investi d’une mission au Cambodge pour le compte du ministère des Colonies, il s’estime à l’abri de tout interdit et au-dessus des lois, s’il en existe dans ces contrées lointaines et placées sous protectorat. Las. C’est sans compter avec l’absence totale de romantisme des autorités cambodgiennes. Il y a un peu de naïveté dans l’esprit du futur auteur de La Condition humaine, certes déjà féru d’art khmer, voire d’inconscience, en agissant ainsi, armé d’une scie égoïne et d’une solide détermination. Bien que bardé de son ordre de mission qui se révèle être un piètre sésame, et malgré une mise en garde de l’administration coloniale sur la protection récente de l’ensemble du site d’art Khmer à ciel ouvert, l’équipée, flanquée de bœufs à la peine, traînant les chars destinés au transport des bas-reliefs et autres sculptures, connaît quelques difficultés pour évoluer dans des forêts denses jusqu’à Banteay Srei, alors perdu et pratiquement abandonné aux éléments qui le rongent. Cet isolement total est une aubaine inespérée pour Malraux et ses compagnons, qui vont casser, marteler et scier plusieurs jours durant. (Notons que le célèbre archéologue Henri Marchal contribua largement à la reconstruction, pierre par pierre, du temple, suite aux déprédations malruciennes).Trahis par un de leurs guides, les autorités assigneront donc le trio à Capture d’écran 2015-04-03 à 10.12.39.pngrésidence, plusieurs mois durant, ce dès leur retour à Phnom Penh. Condamné à trois mois de prison ferme, et Chevasson à dix-huit mois, Malraux doit son salut à l’action de Clara. Relâchée, l’amoureuse remue l’intelligentsia parisienne, lorsqu’elle arrive en France. Et c’est en partie grâce à une pétition garnie de prestigieuses signatures (Gide, Breton, Aragon, Gallimard, Mauriac), que les voleurs échappent aux geôles cambodgiennes et n’écopent, en appel, que de peines de prison avec sursis, revues à la baisse de surcroît. Têtu et revanchard, Malraux en tirera, et une certaine aigreur –persuadé d’être le découvreur, et non pas le voleur, du site de Banteay Srei -, et un récit d’aventures plus abracadabrantesque que romanesque, intitulé La Voix royale (Grasset), qui marque son entrée - fracassante et un brin fracassée -, à la fois en littérature (le livre obtient le prix Interallié en 1930), et dans le paysage intellectuel national. Un moment attaqué, jamais inquiété, le grand homme se relèvera bien vite et saura emprunter d’autres voies royales.  Léon Mazzella

     

     

     

  • Indochine et l'Amant

    Version longue* d'un papier paru dans L'EXPRESS cette semaine (hors-série C'était l'Indochine).

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    *Faute de place, il faut parfois couper nos textes à la machette! L'avantage d'un blog est aussi d'en proposer les versions originelles.

    Capture d’écran 2015-03-25 à 09.15.30.pngLE PRISME DOUBLE DU CINÉMA

    Le cinéma aide parfois à comprendre l’histoire. En dépit de la fiction, et lorsqu’il est servi par un scénario solide, le septième art a valeur de documentaire artistique. Deux films emblématiques disent l’Indochine française dans ses excès opposés.

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    En 1992, Régis Wargnier offre « Indochine », sur un scénario co-rédigé par les écrivains Erik Orsenna et Louis Gardel (l’auteur de « Fort Saganne ») et par la scénariste Catherine Cohen. L’Indochine des années fastes : 1920-1945 y est dépeinte, décrite, dans ses splendide et cruelle vérités. Portrait d’une famille française emblématique, qui fait fortune avec la culture de l’hévéa –principale industrie coloniale indochinoise, « Indochine » souligne l’opulence du « bon temps des colonies ». Eliane Devries (interprétée par Catherine Deneuve) est une femme d’un âge mûr, née en Indochine, qui n’a jamais vu la France et qui est la riche héritière d’une immense plantation familiale, sans doute la plus importante d’Indochine (1).

    Le feu sous l’insouciance

    Elle incarne ces années insouciantes, jusqu’à ce qu’un ferment de révolte communiste et nationaliste se fasse jour. Le film n’est cependant pas la peinture idéalisée d’une nouvelle bourgeoisie apaisée, jadis conquérante et brillant à présent d'un humanisme relatif. La dure réalité est là, notamment avec la brutalité sans limites de l’administration coloniale –Jean Yanne incarne un chef de la Sûreté au caractère de mufle. Loin, aussi, des clichés du film anticolonialiste « basiquement » militant, le long métrage de Régis Wargnier se veut consensuel mais échoue à colmater les failles, ainsi qu’à faire entendre raison, tant aux idéologies contraires qu’aux passions schismatiques. Certes, la riche héritière adopte la petite Camille, une princesse annamite devenue orpheline. Certes, l’exotisme est présent, parfois de manière très « chromo », et la vie luxueuse mais laborieuse au sein d’une plantation conduite d’une main de fer (en raison des aléas de la culture de l’hévéa), sonne assez juste. De même, résonne avec précision la montée sourde, lente et certaine d’une révolte qui préfigure le futur Vietnam. Et comme est dépeinte avec tact l’arrivée soudaine d’un bel officier de Marine qui tourne la tête d’Eliane, puis celle de Camille devenue jeune femme. « Indochine » en devient une synthèse, à la fois de cette période riche et désinvolte comme une nouvelle de Paul Morand, ou une affiche colorisée d’Air France, et aussi la chronique des années de braise d’une colonie condamnée à être emportée par le vent de l’Histoire – le tout mêlé à une tourmente amoureuse générale, car l’histoire de l’Indochine française est bien celle d’une violente passion.

    C’est là toute la portée romanesque du cinéma lorsqu’il ne se dépare pas de ses vertus ethnographiques. Car il permet, le cas échéant, de comprendre aussi la stratégie d’un parti communiste tout juste créé, d’abord dirigée contre les mandarins, ces fonctionnaires impériaux qui soutiennent les colons français, puis qui s’en prend directement à ces derniers. C’est enfin le portrait d’une jeune princesse annamite, en rupture personnelle –et par là historique, avec sa classe et sa naissance, puis qui se métamorphose en révolutionnaire rouge inflexible, symbolisant de façon éclatante un soulèvement profond mû par d’innombrables « vocations » analogues, et qui dessine le Vietnam en marche de Hô Chi Minh.

    La face cachée des colonies

    « L’Amant » valut le prix Goncourt en 1984 à Marguerite Duras et que Jean-Jacques Annaud adapta huit ans plus tard, souligne un interdit dans l’Indochine française : celui des relations intimes entre Français et Asiatiques (en l’occurrence, l’amant du roman est un riche Chinois). Au-delà de l’intrigue, mince, d’une jeune française en proie à sa libération sexuelle initiale, et en lutte contre une mère qui lui préfère son frère, le film oppose à « Indochine », de Wargnier, l’image de petits colons français ayant maille à partir avec le quotidien. Le mérite de l’histoire –pour ce qui nous intéresse directement ici-, est de souligner que l’Indochine française n’était pas uniquement peuplée de gros colons en costumes et robes de lin blanches et chapeaux à larges bords, ayant des domestiques à foison et des allures de Gatsby and Co. en villégiature prolongée sur les rives du Mékong. La jeune Marguerite est une fille de colons ruinés, qui passe douloureusement ses semaines en pension à Saigon. Sa mère est une institutrice qui peine à joindre les deux bouts. Duras, en écrivant « L’amant de la Chine du Nord » (Gallimard) en 1991, oppose une réponse non définitive, ou pas assez radicale, à l’adaptation que Jean-Jacques Annaud a faite de son œuvre originelle, « L’amant ». Le désaccord entre les deux artistes est abyssal (2). « L’Amant » (Minuit) n’en demeure pas moins la rare évocation esthétique d’une Indochine certaine des années trente, soit d’un Vietnam socialement endormi encore, bien que fermentant en silence comme le meilleur nuoc-mam (celui de l’île de Phu Quoc), ceci est d’ailleurs écrit avec la grâce, l’émotion, la nuance, la justesse, l’austérité forte de la phrase durassienne retrouvée (quoi qu’en disent les esprits chagrins), et puis la beauté des paysages naturels, ainsi que ceux de la ville, la vie bouillonnante des rues de Saigon (Marguerite Duras naquit en 1914 à Gia Dinh, près de Saigon, soit en pleine Cochinchine coloniale), et surtout de Sadec, dans le delta du Mékong, où sa mère s’établit. Terre inculte, car proie constante des eaux, la concession familiale se révèle être un piège, qui oblige la mère de Marguerite à renoncer, et à aller enseigner.

    Le dur désir de Duras

     « Un barrage contre le Pacifique » (Gallimard. Le livre manqua de peu le Goncourt en 1950), décrit déjà la terre inculte de cette concession, régulièrement inondée par la Mer de Chine, et nous dit par conséquent l’envers de l’image idéalisée des colonies, dans l’Indochine française des années trente à cinquante. La mère de Marguerite Duras, lasse d’ériger de vains barrages contre le Pacifique à la manière d’un Sisyphe résigné (osons l'oxymore), sombre dans une dépression qui devient palpable, dans l’adaptation de « L’Amant » par Jean-Jacques Annaud. La face cachée d’un colonialisme triomphal, confiant, conquérant, dominateur, richissime et insouciant, trouve avec la voix de Duras son exact contrepoint. La profonde désillusion des petits colons français qui peuplaient aussi, en nombre, l’Indochine du Tonkin à la Cochinchine en passant par l’Annam, le Cambodge et le Laos, fut retranscrite dans deux adaptations du premier roman de Duras. La première, par René Clément en 1958, avec Anthony Perkins (Jo) et Silvana Mangano (Suzanne), dans les rôles principaux, et la seconde –nettement plus fade-, par Rithy Panh, en 2009, avec une Isabelle Huppert comme absente, hors-cadre, ou déjà dans son prochain film, et un Gaspard Ulliel en « gravure de mode » sans épaisseur.

    Léon Mazzella 

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    (1) L’historien Pierre Brocheux, dans son « Histoire économique du Vietnam, 1850-2007, La palanche et le camion » (Les Indes savantes) souligne que la décolonisation fut lente et absolument pas radicale : « au Sud-Vietnam, les Français (grandes sociétés et planteurs, commerçants et industriels) conservaient des positions clés dans l’économie. Par exemple, en 1963, 74 000 des 86 000 hectares plantés d’hévéas appartenaient toujours aux grandes sociétés françaises, la chambre de commerce française à Saigon recensait 300 entreprises dans les secteurs pharmaceutique, des pneumatiques, alimentaire, etc. »

    (2)Umberto Eco, conscient de la liberté du réalisateur lorsqu’il adaptait son succès planétaire, « Le nom de la rose », dit simplement et intelligemment ceci : « il y a mon roman, et il y aura ton film ». Marguerite Duras préfère écrire sa version vraie de l’adaptation à venir, imminente, d’un autre texte, réducteur, à ses yeux, puisqu’il ne donne à voir qu’une affaire sexuelle (initiale) entre une gamine pauvre et un riche Chinois de dix-sept ans son aîné…  « L’Amant de la Chine du Nord » est une façon de synopsis que la romancière aurait utilisé pour une adaptation, si elle avait eu à en réaliser une. (Par chance, ce ne fut pas le cas : souvenez-vous des incursions désastreuses de Marguerite dans le 7ème art, comme avec Le Camion - et Depardieu dans le rôle principal, qui ont fait dire à Pierre Desproges : Marguerite Duras n'a pas écrit que des conneries. Elle en a filmé aussi...).

     

    PRISONNIER DES KHMERS

    Le dernier film de Régis Wargnier, « Le temps des aveux » (décembre 2014), signe l’adaptation du célèbre roman autobiographique « Le Portail » (La Table ronde, 2000) de l’ethnologue François Bizot. Et raconte par conséquent la captivité de l’auteur, en mission angkorienne, lorsqu’il fut prisonnier des Khmers rouges, en 1971, dans le camp S21, de sinistre mémoire, dirigé par Douch, l’un des plus grands criminels de guerre cambodgiens –tenu responsable de la mort de 40 000 détenus-, avec Pol Pot et quelques autres. François Bizot a par ailleurs publié en 2011 une sorte d’éloge de la magnanimité, avec « Le silence du bourreau » (Flammarion), livre dans lequel il bat en brèche un lieu commun, affirmant que le bourreau –en l’occurrence Douch-, n’est ni un démon ni un monstre, mais bien pire que cela encore, puisque c’est un homme comme les autres. Et qu’il s’agit de tenter de comprendre, voire d’excuser, par-delà le ressentiment…  L.M.

     

  • Douloureuse intégration

    IMG_2579.jpgPapier paru dans le hors-série de L'Express consacré aux Juifs de France. Actuellement en kiosque. (Pour que) Vive la presse écrite!

     

    Contrairement aux colons européens, les juifs étaient présents sur le sol algérien depuis des siècles. Mais leur statut connut de multiples vicissitudes. Il n’a cependant rien à envier à la déception historique des musulmans. Par Léon Mazzella

     

    Depuis leur arrivée, il y a près de trois mille ans avancent de nombreux historiens, sur ces terres qui deviendront l’Algérie, les fils d’Israël ont partagé un destin pour le moins chaotique. Les premières colonies se mélangèrent sans problème avec les Berbères, auprès desquels elles auraient fait preuve d’un prosélytisme fructueux (une théorie qui ne rencontre toutefois pas l’unanimité chez les historiens). Maltraités sous l’occupation romaine, puis par les Byzantins, qui transformèrent souvent leurs synagogues en églises, les juifs, dont la communauté se renforça au cours des siècles de nouvelles vagues d’émigration dues aux soubresauts de l’histoire, notamment dans la péninsule ibérique – des persécutions des Wisigoths à celles de la Reconsquita – firent également les frais de l’islamisation de l’Afrique du Nord, consécutive à la conquête arabe, au VIIe siècle. Ainsi, hormis une courte accalmie durant l’éphémère royaume vandale d’Afrique (439-533),  les descendants des Hébreux ne furent jamais traités sur un pied d’égalité avec les autres habitants d’Algérie. Pendant douze siècles, la dihmma, si elle leur reconnaît la liberté de culte, les soumet à un statut juridique inférieur à celui des musulmans.

    Il leur faudra attendre 1830 et le début de la colonisation française pour être libérés de cette entrave et devenir les égaux des « indigènes musulmans ». Pas le Pérou, mais déjà un progrès…

    Principalement composée d’artisans et de petits commerçants, la communauté juive, alors implantée à 80 % dans les villes (5 % seulement des musulmans y vivent), se retrouve beaucoup plus au contact de l’administration coloniale. Ils envoient leurs enfants à l’école, renoncent à leurs tribunaux religieux, adoptent la langue de Molière. Autant d’efforts pousse Paris à faire de ces modèles d’assimilation (acculturation s’interroge certains) des citoyens français à part entière. Dès 1865, un décret impérial propose la naturalisation aux juifs, mais aussi aux musulmans qui le désirent, sous certaines conditions (abandon du statut religieux et service militaire). Très peu sont candidats. Les autorités religieuses juives, toutefois, consultées par le gouvernement provisoire de la toute nouvelle IIIe République, se déclare favorable à une naturalisation collective. Le 24 octobre 1870, le fameux Décret Crémieux accorde la nationalité française aux 34 000 juifs d’Algérie. Les étrangers (Espagnols, Italiens, Maltais…) devront, eux attendre 1889 pour en bénéficier. Cette accession, ressentie comme un immense soulagement par les Juifs, est en revanche très mal vécue par les musulmans, qui voient leurs rêves d’assimilation, promise par Napoléon III, s’évanouir, sans grand espoir de retournement. Seuls ceux qui renoncent à la loi coranique et se plient aux règles de l’administration française en Algérie, notamment fiscales, obtinrent leur naturalisation. On en dénombre 10 000 à peine entre 1865 et 1962, qui furent « assimilés » et considérés comme des notables louant une patrie commune. Ces caïds appartenaient pour la plupart aux grandes familles algériennes.

    Violente opposition au décret

    Chez de nombreux colons, aussi, le décret passe mal. Ils craignent surtout que les musulmans ne finissent par obtenir le même statut,  prémisse à leurs yeux d’une décolonisation. Ils vont paradoxalement exploiter l’aigreur des arabes, dont ils font mine de soutenir la revendication. A la fin du XIXe siècle, cette opposition au décret Crémieux s’exprime dans de violentes manifestations « antijuive » et dans les urnes. Des antisémites notoires s’installe à la tête de nombreuses villes, comme Constantine, Oran et Alger, avec Max Régis. De sinistre mémoire, Édouard Drumont est élu député d’Alger, de 1898 à 1902. La Première Guerre mondiale, qui voit les sangs des juifs et des pieds-noirs se mêler dans la défense de la Nation, marque une accalmie du sentiment anti-juif en Algérie. Mais le pire est à venir.

    Quotidien, rampant et opérant donc par capillarité, l’antisémitisme resurgit avec force en 1940. Une loi signée par le maréchal Pétain, datée du 7 octobre, abroge le décret Crémieux et renvoie les juifs au statut des indigènes musulmans. Heureusement tenus à l’écart des atrocités de la Shoah, les juifs d’Algérie sont mis au ban de la société et certains, même, internés dans des camps de travail au sud du pays. Malgré l’arrivée des Américains, en 1942, ils sont maintenus dans ce régime discriminatoire par le général Giraud. C’est De Gaulle qui les rétablit dans leurs droits, en 1943.

    En juillet 1962, la quasi totalité des 150 000 Juifs d’Algérie quittent cette terre qui était la leur depuis près de trois mille ans pour la France. 

     

     

    UNE VRAIE FRATERNITÉ

    D’aucuns ne sont pas loin de penser que certains colons se félicitaient de ne pas faire évoluer la population musulmane et de continuer de la maintenir sous une forme de boisseau juridique, malgré leurs bonnes intentions affichées. Paul Bert (cité par Jeannine Verdès-Leroux), visitant la Kabylie, avait en charge la « protection » des colons et « l’avenir » de l’Algérie, avec Jules Ferry et d’autres, et il glorifia le travail accompli par les colons sur des terres rendues prospères grâce à leur tâche. Ces propos furent ceux des pieds-noirs au plus fort de la guerre, à l’aube des années 1960, lorsqu’ils invoquèrent une légitimité sur un sol qu’ils considéraient comme le leur. Paul Bert invoque subtilement le Coran qui « donne la terre à qui la vivifie », afin d’asseoir la propriété des « biens de main morte, partagés entre les mains vivantes »… Reste que le mot colon, entaché d’une image péjorative, désignera tour à tour le « rebut » de la Méditerranée (Alphonse Daudet), le travailleur patriote mais égoïste (Jules Ferry), le héros laborieux  et fraternel lors des cérémonies du Centenaire (1930), et enfin la brute lors des « événements » qui ne désignaient pas encore une véritable guerre. Soulignons enfin que les liens qui se sont tissés, cent trente années durant, entre la communauté pied-noir dans son ensemble, avec ses bigarrures méditerranéennes, et la communauté musulmane, furent profonds et complexes, plus souvent teintés de fraternité que de rivalité, d’entente que d’hostilité. Le « drame algérien » doit –aussi- être mesuré à cette aune fondamentale. L.M.

  • Entretien avec Alain Finkielkraut

    IMG_2579.jpgInterview publiée le 5 février dernier dans le nouveau hors-série de L'Express (en vente deux mois), consacré aux Juifs de France :

    Alain Finkielkraut : « Dire avec la même ferveur Je suis casher et Je suis Charlie » 

    Les juifs de France ont connu deux grands rêves qui ont volé en éclats. Le franco-judaïsme et la cause antiraciste. Puis, un nouvel antisémitisme, islamiste, s’est fait jour. Le philosophe Alain Finkielkraut analyse pour L’Express les ressorts d’un politiquement correct qui est un antiracisme ayant  perdu la tête, selon l’auteur de « L’Identité malheureuse ». 

    Propos recueillis par Léon Mazzella

     

    L’histoire des juifs de France commence-t-elle avec la Révolution ?

    Non, bien sûr. Mais l’émancipation des juifs de France par la Révolution a engendré le grand rêve du franco-judaïsme. Les juifs ont choisi la voie de l’assimilation avec enthousiasme car elle ne représentait pas pour eux un sacrifice, mais quelque chose comme un accomplissement messianique. Se référant à l’épisode révolutionnaire, le rabbin Kahn de Nîmes disait : « C’est notre sortie d’Egypte … C’est notre Pâque moderne ». Ce franco-judaïsme a volé en éclats dans les années noires de l’Occupation. Après le statut des juifs et la rafle du Vel d’Hiv, les juifs ne pouvaient plus se décharger de leur être sur une autre instance. Certains, au lendemain de la guerre, ont opéré un retour « aux sources, aux livres anciens, oubliés, difficiles, dans une étude dure, laborieuse et sévère », comme écrivait Levinas. Pour la plupart, l’attachement à Israël est devenu constitutif de leur identité. Bien sûr ils demeuraient français car, rappelait aussi Levinas

    « la France est un pays auquel on peut s’attacher par le cœur et par l’esprit autant que par les racines », mais il n’appartenait pas à ce pays de réaliser toutes les aspirations juives. L’inquiétude était présente, et avec Israël, naquit l’idée que, en cas de nouveau malheur, il y avait un refuge possible.

     

    « Qu’est-ce qui se passe ? », écrivez-vous dans « L’imparfait du présent ». Que se passe-t-il avec les juifs de France aujourd’hui ?

    Depuis le début des années 2000, l’antisémitisme refait surface dans le monde sous sa forme la plus violente, la plus apocalyptique. L’Europe croyait être en état de vigilance maximale, en honorant le devoir de mémoire, et elle a été prise complètement au dépourvu. Elle était prête à combattre ses vieux démons et ne pardonnait aucun dérapage au vieux chef de l’extrême droite française, mais d’autres démons ont surgi qui ne correspondaient pas à ce modèle. L’antisémitisme qui se répand aujourd’hui dans toute l’Europe n’est pas d’origine européenne : il est islamiste, et béni par certaines des plus hautes autorités religieuses de l’islam. Le très influent prédicateur Yûsuf Al-Qaradâwî a félicité Hitler d’avoir puni l’arrogance des juifs, sur la chaîne de télévision Al Jazeera. Cet antisémitisme, non seulement n’exprime pas la haine d’une partie du peuple français pour les juifs, mais il est une des variantes de la haine des islamistes pour l’Occident. Le franco-judaïsme est mort, mais un autre trait d’union apparaît : les juifs et les Français qu’on n’ose plus dire de souche sont dans le même bateau. La francophobie et l’antisémitisme sont les deux faces d’une même haine.

     

    La menace qui pèse sur les juifs de France peut-elle encore provenir de citoyens français?

    Tout peut arriver. Mais l’antisémitisme maurrassien est exsangue, moribond. Confrontés à l’émergence et à l’essor du Front national, les juifs de France ont eu l’impression que ça recommençait. Ils ont donc épousé, avec une fervente sincérité, la cause de l’antiracisme. De grandes figures juives ont parrainé l’association SOS Racisme. Manière pour eux d’affirmer la solidarité de toutes les victimes du rejet de l’Autre, de toutes les cibles de Dupont-Lajoie. Après le franco-judaïsme, cette illusion aussi s’effondre. L’idée d’une communauté de destin entre les « Beurs » et les juifs ne peut plus dissimuler la réalité du nouvel antisémitisme. Youssouf Fofana, Mohammed Merah, Mehdi Nemmouche, Amedy Coulibaly sont certes des cas isolés, mais, comme l’a dit Georges Bensoussan, le coordinateur des Territoires perdus de la République, l’antisémitisme, dans les quartiers dits populaires, est devenu un « code culturel ». Et les Juifs ne doivent pas seulement subir ces paroles et parfois ces actes désinhibés, ils doivent faire face à un antiracisme devenu fou et qui les vise parce qu’ils ne se démarquent pas de la politique « criminelle » de l’Etat d’Israël. Ils voient même toute une partie de l’élite politique, médiatique et intellectuelle retourner contre eux le fameux devoir de mémoire et leur coudre sur la poitrine, non plus une étoile jaune, mais une croix gammée. Ça donne envie de changer d’air.

     

    L’alya (la montée vers Israël) connaît un essor considérable (lire page73). Traduit-elle encore une foi, un espoir, malgré les risques encourus sur place, ou seulement une crainte plus grande encore?

    Ceux qui font leur alya préfèrent les risques encourus à l’association française de l’insécurité et du déni. Plusieurs livres sont parus récemment pour dire que l’islamophobie avait pris le relais de l’antisémitisme. C’était une manière particulièrement brutale de faire l’impasse sur ce que vivent les juifs français. Mais peut-être qu’avec la marche historique du 11 janvier 2015, la France a enfin décidé de mettre sa montre à l’heure.

     

    Israël a-t-elle renversé la donne –à son corps défendant- en faisant de Tsahal des assassins d’enfants, à cause du cynisme du Hamas (avec l’utilisation des souterrains de Gaza, des roquettes lancées depuis les écoles, et des enfants-martyrs…) ?

    Israël devrait engager des négociations immédiates avec l’autorité palestinienne et démanteler, pour preuve de bonne volonté, un certain nombre de colonies de peuplement, car la situation actuelle mène à la dissolution de l’Etat juif dans un Etat binational. Un jour ou l’autre, les juifs risquent de se retrouver minoritaires, mais nul ne peut croire qu’une telle politique aurait un effet calmant sur les musulmans antisémites. Ceux-là veulent la reconquête de Jérusalem et ce sont les mêmes qui ont salué la tuerie de l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes par des manifestations de liesse.

     

    Vous dénoncez depuis longtemps un « antiracisme idéologique », qui serait autrement plus pervers que l’antisémitisme « traditionnel ». Quels sont ses ressorts?

    Cet antiracisme s’est acharné toutes ces dernières années contre Charlie Hebdo : « Qu’ils crèvent, disait l’humoriste Guy Bedos des gens de Charlie en 2012, leur histoire de Mahomet, c’était nul. » Le rappeur Nekfeu promettait, dans la bande-annonce du film La Marche, « un autodafé pour ces chiens de Charlie ». Et dans un langage plus policé, des personnalités de tous bords se sont indignées de cet irrespect envers les croyances des exploités. Car, pour le politiquement correct, tout le mal vient de l’Occident sûr de lui-même et dominateur. Il y a même des experts très sérieux, en Amérique comme en France, pour penser que si Israël n’occupait pas la Palestine, il n’y aurait pas eu d’attentats du 11 septembre, ni la moindre trace d’antisémitisme dans le monde. Les antiracistes d’aujourd’hui expliquent sentencieusement aux juifs qu’ils sont coupables de la haine dont ils sont l’objet.

     

    Quelle est la part de responsabilité des juifs de France, lorsqu’ils refusent de partager le jeu républicain, en ne se sentant pas eux-mêmes Français ?

    Pour moi, les choses sont simples : les juifs de France ne peuvent pas s’installer dans une situation d’émigration intérieure. La France est leur pays, ils sont les héritiers de son histoire et ils ne souffrent d’aucune discrimination d’Etat. Ils peuvent vouloir quitter une société où l’hostilité le dispute à l’incompréhension mais je ne leur concède pas le droit de se dire, en vivant sur le sol français, étrangers à la France.

     

    La solidarité des juifs de France envers Israël alimente-t-elle le nouveau visage de l’antisémitisme ?

    Sans doute, mais ces antisémites-là, ceux qui s’en prennent à des juifs pour venger les Palestiniens, ne sont pas des partisans de la solution de deux Etats. Ils épousent les thèses extrémistes du Hezbollah ou du Hamas –Je  rappelle au passage que Gaza n’est plus occupée. Ils souhaitent la disparition d’Israël, ce sont des gens qui applaudissent lorsque les roquettes font des victimes civiles et pour lesquels tout juif est un Israélien, c'est-à-dire une cible.

     

    Le repli communautaire des juifs de France pêche-t-il par excès, en excluant l’Autre ?

    Je ne crois pas que les juifs de France soient en train de se « ghettoiser » : il y a de plus en plus de mariages mixtes, ce qui au demeurant inquiète certains membres de la communauté.  Si un fossé se creuse, cela vient de la difficulté grandissante pour les juifs de partager leur souci d’Israël avec les autres Français.

     

    La recherche obstinée du « coupable élu » persiste-t-elle ?

    Le véritable danger provient de l’union islamo-progressiste. Les islamistes veulent l’anéantissement d’Israël, et les progressistes expliquent depuis longtemps que l’origine de tous les problèmes, le mal originel, c’est Israël, le cancer israélo-palestinien.

     

    L’idée républicaine du « vivre ensemble » est-elle un rêve?

    Il n’y a pas de vivre ensemble en France. Si l’on prend l’exemple de Paris, les autochtones n’habitent plus au-delà du boulevard périphérique, ils habitent désormais au-delà de la banlieue. Et quand on parle de quartiers « populaires », c’est pour désigner des endroits où vit une population majoritairement musulmane. Cela veut dire que les peuples se séparent. J’aimerais y croire, mais le métissage est un mensonge. La réalité est celle de la séparation.

     

    Que pensez-vous, en tant qu’auteur du « Juif imaginaire », de cette phrase de Bernard Frank : « Comme tous les juifs français, je suis imaginairement juif et réellement français » ?

    C’était vrai pour moi. Mes parents m’ont éduqué dans le souvenir de ce qui leur était arrivé, et dans l’attachement à Israël, mais, eux-mêmes orphelins, ils n’avaient pas le cœur à perpétuer la tradition. J’ai donc été élevé dans l’obsession juive et dans l’ignorance du judaïsme. Je suis allé à l’école laïque, et je suis devenu réellement Français en assimilant ce que je pouvais de la culture française. Il n’en reste pas moins que j’ai découvert la pensée d’Emmanuel Lévinas, que j’ai rencontré et travaillé avec Benny Lévy … Peut-être ne suis-je plus tout à fait un juif imaginaire.

     

     

    Alain Finkielkraut est professeur à l’Ecole polytechnique. Il anime l’émission « Répliques » sur France-Culture. Il a été élu à l’Académie française en avril 2014. Philosophe, il est l’auteur de nombreux essais, dont « Une voix vient de l’autre rive », « La défaite de la pensée », « Au nom de l’Autre. Réflexions sur l’antisémitisme qui vient » (Gallimard/folio), et plus récemment, de « L’identité malheureuse » (Stock).

     

     

     

     

     

  • Jabès

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    Passage au Père Lachaise, hier matin (pour de tristes circonstances, oeuf corse). En musardant devant le "colombarium", je souris en lisant le nom de Camille Malcuit sur une cassette (est-ce ainsi que l'on désigne le micro caveau dans lequel on place une ou plusieurs urnes contenant des cendres?), puis sur le nom d'Achille Zavatta, et à côté, je tombe sur la cassette d'Edmond Jabès (et de sa femme). Totale surprise. Je me souviens tout à coup de ma rencontre avec le grand écrivain, il y a trente ans déjà, et de l'entretien que j'avais alors réalisé pour Sud-Ouest Dimanche. Mais le plus étrange est de tomber sur quelque chose, quelqu'un, lorsque rien ne nous y prépare. Il faisait un temps idéal (pur, bleu et froid), et je me rendais pour la première fois dans ce cimetière rempli de people littéraire. (J'avoue ne pas être très cimetière -à part celui de Venise, sur l'île de Burano, je ne souhaite en (re)visiter aucun), considérant qu'un jour, je devrai effectuer une visite prolongée à celui de Bayonne (à moins qu'une âme bien inspirée songe plutôt à disperser mes cendres devant la Corricella, à Procida, depuis une barque bleue). Jabès, donc. Et Vialatte, que j'allais oublier! "Nous ne sommes que poussière. C'est dire l'importance du plumeau"... 

  • Immense Bernard Frank

     

    Et l'immense (et regretté) Bernard Frank nous rappelle - à propos de Mauriac, qu'il assassine- un temps "que les moins de vingt ans"... Ce temps où l'écriture d'un papier, d'une critique, d'un portrait à charge ou non, exigeaient une connaissance, une finesse d'analyse, un talent en somme, que seuls les plumes de sa trempe possédaient et distillaient à l'envi, pour le plus grand bonheur d'un régiment de hussards aficionados => cliquez donc ci-après, afin de savourer correctement :  http://bit.ly/1u9LvF1

     

  • Napoléon, un genre littéraire en soi

    Capture d’écran 2014-12-10 à 16.43.29.pngJe sais, le papier est long, mais il arrive que l'on me demande d'écrire de longs papiers... Celui-ci paraît dans le hors-série volumineux de L'Express (il s'agit d'un mook de 212 pages), en kiosque jusqu'à fin février. Il évoque une fascination ambiguë, ou l'attirance-répulsion d'un personnage hors du commun, exercée à son corps plus ou moins défendant, sur les écrivains du XIXè siècle avant tout :

    UN GENRE LITTÉRAIRE EN SOI 

    Napoléon est sans doute le personnage historique qui exerce sur l’esprit des écrivains le plus de haine et d’admiration mêlées. Personnage infiniment romanesque et à l’ambiguïté propice, sa complexité est tellement hors-norme qu’il en devient unique, et fait de « l’Aigle », notamment au XIXe siècle, davantage qu’un homme, voire qu’un démiurge, un sujet qui crispe sur lui toutes les passions.

    Par Léon MAZZELLA

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    « Il neigeait.

    On était vaincu par sa conquête.

    Pour la première fois l’aigle baissait la tête. »

    Les premiers mots de « L’expiation », fameux poème de Victor Hugo extrait des « Châtiments », que l’on apprend sur les bancs d’école depuis des lustres, résument à eux seuls ce que l’auteur de « La Légende des siècles » doit à l’empereur : son lyrisme sans doute, la noblesse de son style, et son emphase peut-être. Le poème évoque la retraite de Russie, l’âpre hiver qui anéantit les grognards, et traduit l’admiration et la compassion pour un conquérant vaincu. L’historien Jean Tulard qualifie Napoléon de « mythe littéraire par excellence », dans la revue « Hors les murs », publiée par l’Ecole nationale d’administration (ENA). Le spécialiste de l’empereur rappelle que le Romantisme, totalement séduit par la démesure du personnage napoléonien, tire une leçon essentielle, qui sera sa marque de fabrique, celle de l’affirmation de l’individu.  Chateaubriand en est la plus belle illustration : l’homme comme son œuvre majeure, les « Mémoires d’Outre-tombe », sont imprégnés de cette image de l’individu « au-dessus de la mêlée » (pour reprendre l’expression que Romain Rolland utilisa au moment de la Grande Guerre, pour titrer son célèbre manifeste pacifiste). Le romantique est une sorte de double impérial, un personnage énigmatique, ténébreux, dont le mystère croît avec le silence, la réflexion supposée, la solitude, voire la réclusion volontaire, la nécessaire retraite… La théâtralité du personnage napoléonien déteint sur celle de l’écrivain. Jean Tulard observe que les romantiques ont été pris de vertige devant la rapidité de la chute de leur modèle. Le grand homme n’a cessé depuis d’inspirer les écrivains du monde entier. Certains philosophes, et non des moindres, sont fascinés : pour Nietzsche, Napoléon est « le surhomme » par définition, l’incarnation de « la volonté de puissance » – deux thèmes fondateurs de la philosophie nietzschéenne. Pour Maurice Barrès, Napoléon incarne l’exaltation du culte du moi. Une vision qui rejoint celle des Romantiques dans leur ensemble. Avec Victor Hugo, qui voyait en Napoléon un « Prométhée des temps modernes », le mythe napoléonien atteint son paroxysme. Dans l’ « Ode à la colonne », entre cent autres exemples, l’auteur des « Contemplations » écrit sans détours : « Avec sa main romaine, il tordit et mêla, dans l’œuvre surhumaine, tout un siècle fameux… ». Tulard prend soin de souligner que le personnage mythique, sculpté par la vie même de Napoléon, renvoie au vestiaire d’autres mythes ayant pourtant la peau dure, comme ceux de Don Juan et de Tristan.

    L'OGRE PEUT DEVENIR HÉROS

    Il n’est qu’à observer l’abondante production romanesque pour se convaincre de l’imaginaire développé par les auteurs de fictions de tout poil, qu’ils soient eux-mêmes héritiers du mouvement romantique, stylistes, auteurs prolixes de romans historiques, ou même de romans policiers.  Frédéric Dard sacrifia lui aussi au mythe, en donnant un San-Antonio forcément drolatique intitulé « Napoléon Pommier ». Le Corse nourrit tous les fantasmes, y compris politiques : « Il y a dans la fiction des Napoléon de droite et des Napoléon de gauche », écrit Jean Tulard. « Napoléon lui-même peut se classer à gauche – il est alors le rempart des conquêtes de la Révolution - ou à droite – c’est un tyran confisquant la liberté ». Le comte de Las Cases, auteur du « Mémorial de Sainte-Hélène », œuvre de propagande, pourrait-on dire, publié après la mort de Napoléon, a contribué à forger l’image du grand homme à la légende double : à la fois dorée et noire. Las Cases force cependant le trait doré du personnage de légende. Et cela eut pour effet de jeter les bases du bonapartisme. C’est donc dire qu’un ogre peut devenir un héros, qu’un sauveur peut se transformer en tyran, et qu’un démon peut revêtir les atours d’un dieu. Balzac est littéralement fasciné par le personnage, par l’homme et son action confondus : « ce qu’il a commencé par l’épée, je l’achèverai par la plume », écrit l’auteur de « La Comédie humaine ». Dans les « Contes bruns », il écrit encore : « … Un homme qu’on représente les bras croisés et qui a tout fait! (…) Singulier génie qui a promené partout la civilisation armée sans la fixer nulle part ; un homme qui pouvait tout faire, parce qu’il voulait tout ; prodigieux phénomène de volonté, domptant une maladie par une bataille, et qui cependant devait mourir d’une maladie dans un lit après avoir vécu au milieu des balles et des boulets… » Pour l’historien de l’art Elie Faure, c’est « un prophète des temps modernes ». Le caractère messianique dont on affuble Napoléon renforce le mythe, grave la légende, peaufine sa gloire. Stendhal – qui fut soldat de Napoléon -, sacrifie sans compter au mythe littéraire napoléonien dans ses deux romans emblématiques : « Le Rouge et le noir » et « La Chartreuse de Parme ». Napoléon apparaît, dans la « Chartreuse », comme un héros ayant l’image rassurante du père (rêvé, ou de substitution), notamment pour le personnage principal, Fabrice Del Dongo, lequel voue une admiration sans bornes à l’empereur. C’est aussi l’image du jeune général républicain monté sur un cheval fougueux que Stendhal dépeint, ou encore celle du héros par essence invincible, le conquérant qui ne se retourne pas et qui semble ignorer jusqu’à l’idée de la défaite – ce que l’histoire ne montra pas en ébréchant le mythe Napoléon. Et c’est justement les défaites, autant que l’ascension fulgurante suivie d’une chute vertigineuse, qui fascinent les écrivains, qu’ils soient romantiques ou qu’ils ne le soient plus. La faille, la fêlure, cette marque d’imperfection, ce talon d’Achille, loin d’écorner le mythe, le renforce singulièrement : « Il neigeait » !..

    L'IMAGE DU GUIDE SUPRÊME

    Avec la funeste bataille de Waterloo (« morne plaine ! »), Fabrice Del Dongo voit dans Napoléon l’incarnation de la « noble amitié des héros du Tasse et de l’Arioste ». Rien de moins. Il est à noter, ce recours fréquent aux grands auteurs classiques, aux références absolues : Jules César, Plutarque, voire aux dieux de l’Antiquité auxquels les écrivains font appel pour nourrir leurs métaphores. Julien Sorel, le héros du « Rouge et le noir », est, à un endroit du roman, littéralement fasciné par le souvenir de Napoléon, qui « s’était fait le maître du monde avec son épée ». Le roman européen, du vivant de Napoléon et peu après sa disparition, se nourrit sans retenue de valeurs qui sont autant d’ingrédients directement servis par le jeune mythe, et au nombre desquels nous comptons la gloire, la grandeur, l’ambition, la réussite, le courage, l’énergie, et puis la démesure, l’exaltation du moi, la fraternité virile, chevaleresque, l’image du guide suprême, du père des peuples -fantasmé. 

    La poésie dans son ensemble – celle des plus grands auteurs comme Hugo (le chantre par excellence, et le critique avisé aussi), Nerval (vigilant, au ton prudent, jamais grandiloquent), Vigny (fasciné, avec les traits d’un enfant, dans « Servitude et grandeur militaires »), Lamartine (auteur d’un célèbre « Bonaparte » quasiment hagiographique), Musset (qui fait de « l’immortel empereur » un modèle pour les jeunes, dans « La Confession d’un enfant du siècle »), comme celle des chansonniers populaires tels Béranger ou Debraux, des poètes mineurs qui ne connaîtront aucune gloire – la poésie générale française est traversée par l’écrasante figure de proue napoléonienne. L’image du héros – tout à tour épique, mythique, puis apothéotique, et enfin déchu-, imprègne des milliers de poèmes, au point que l’on parle aujourd’hui de « poésie napoléonienne » pour désigner cette époque largement dominée par le Romantisme, et de « muse la plus féconde des poètes » (Pierre Lebrun) du XIXe siècle, souligne Anne Kern-Boquel, auteur d’une thèse sur « Le mythe de Napoléon dans la poésie française des années 1815 à 1848 » (soit de Waterloo à la Révolution). Davantage que le roman, voire que du théâtre – qui n’est pas en reste en termes de culte du mythe napoléonien, la poésie est un genre qui se prête particulièrement à la magnificence du personnage carrément extra-ordinaire, du héros sur lequel le lyrisme et l’épopée peuvent couler comme du miel depuis une corne d’abondance. Car il est question de mythe, et pas de (simple) légende. Hissé à ce rang suprême, Napoléon rejoint Faust, au fil des strophes. La poésie, excessive comme elle sait l’être, glisse et flirte parfois avec l’exaltation mystique. L’exil, la mort (mystérieuse) du héros, le retour de ses cendres, sont autant de colonnes qui érigent une mythologie unique, et le portent encore plus haut, plus près des cieux. Car, de l’image de l’ogre et du despote, la poésie retient plus volontiers celle du sauveur, voire celle du prophète. Voulant ignorer jusqu’aux échecs, la poésie se dépolitise, pour se vouer à l’esthétisation pure, à la sacralisation d’une image, même si celle-ci commence à être la proie du passé. Charles Chassé, dans son étude sur « Napoléon par les écrivains » (Hachette, 1920), souligne que les écrivains sont passés tour à tour de l’admiration irréfléchie jusqu’en 1851, puis au dénigrement systématique jusqu’en 1887,  et sont enfin parvenus à une admiration raisonnée jusqu’à l’aube du XXè siècle. A l ‘époque napoléonienne, en marge d’une littérature de référence, d’auteurs reconnus et célèbres, il existe une littérature populaire fort dynamique en France, faite de ballades, de chansons et autres complaintes, ainsi que de pièces de théâtre qui témoignent toutes de l’admiration populaire pour le héros, avec quantité de pièces célébrant la gloire du général victorieux Bonaparte, puis celle de Napoléon empereur. L’ensemble constitue un corpus historiographique formidable de l’époque. Ce sont des pièces naïves qui procèdent d’une propagande spontanée. Elles sont jouées sans chichis par des amateurs, souvent, et sont données dans divers théâtres, surtout à Paris. Cette littérature de la simplicité et du premier degré, qui se situe en marge de l’officielle, est loin d’être négligeable, car elle agit comme un formidable vecteur de la légende dorée d’un mythe qui prend corps auprès du peuple. La littérature « officielle » est composée d’écrivains flatteurs, d’hagiographes sans états d’âme, « de laquais », lancerait Cyrano de Bergerac, tels Lacépède : « On ne peut louer dignement Sa Majesté, sa gloire est trop haute », Laplace : « Grâce au génie de l’Empereur, l’Europe entière ne formera bientôt qu’une immense famille », Bernardin de Saint-Pierre : « Enfin le ciel nous envoya un libérateur. Ainsi, l’aigle s’élance au milieu des orages ; en vain, les autans le repoussent et font ployer ses ailes, il accroît sa force de leur furie, et, s’élevant au haut des airs, il s’avance dans l’axe de la tempête, à la faveur même des vents contraires ». Le propos paraît ridicule aujourd’hui. Il ne l’était pas, lorsque l’auteur de « Paul et Virginie » prononça cet « Eloge académique de Napoléon », sous la figure d’un « héros philosophe, foudre à la main et caducée de l’autre, planant sur l’Egypte »… Et ça marche. Les peuples d’Europe sont conquis.

    SERVITUDE DORÉE OU LUTTE IMPLACABLE

    La peinture et la musique symphonique emboîtent le pas de cette littérature qui ne recule devant aucun excès, allant jusqu’à friser le ridicule, à son corps défendant. De Saint-Pierre, encore : « Mais, lorsque le bruit des canons annoncera à la capitale le retour de tes phalanges invincibles, que des foules de jeunes épouses et de filles couronnées de fleurs se précipiteront dans les rangs de tes soldats couverts de lauriers, pour y embrasser des frères et des époux qu’elles croyaient perdus ; qu’élevant leurs bras et leurs couronnes de fleurs vers ton char de triomphe elles t’environneront de danses et de chants de la reconnaissance et de la joie, c’est alors que les muses françaises, s’élevant vers la postérité, chanteront la paix que tu auras donné au monde. » Ainsi la légende dorée tissait-elle ses lauriers à un empereur choyé, narcissique et satisfait (et qui n’en demandait peut-être pas tant). La noire ne sera pas moins excessive. Passons à présent « en revue » les apôtres de la légende suivante : Chateaubriand, pourtant mesuré, dans « Apostrophe à Napoléon », Charles Nodier avec « La Napoléone », Paul-Louis Courier dans « Le Plébiscite », Benjamin Constant dans « Napoléon usurpateur », ou encore le poète Marie-Joseph Chénier et Madame de Staël, n’y vont pas de plume morte lorsqu’ils dégainent leur ressentiment. Charles Chassé énonce clairement que « Napoléon eut contre lui les écrivains et républicains et légitimistes auxquels répugnait son despotisme. » Et même si certains continuent de l’admirer en secret, comme Chateaubriand et Madame de Staël, ils finissent par exprimer leur désaccord avec l’empereur. Et c’est une prise de risque, car Napoléon ne « lâche pas la bride », selon sa propre expression, ni à la presse, ni aux littérateurs qui sont en délicatesse avec sa politique. Chassé : « il fallait à ses adversaires choisir entre la servitude dorée et la lutte implacable. Parfois ils acceptaient la servitude, de guerre lasse ». A la vérité, Napoléon supportait difficilement qu’on ne l’adule pas. Victor Hugo, dans son discours de réception à l’Académie française, prononcé en 1841, décrit l’état de l’opinion en 1800 : « Tout dans le continent s’inclinait devant Napoléon, tout – excepté six poètes, messieurs, - permettez-moi de le dire et d’en être fier dans cette enceinte, - excepté six penseurs restés seuls debout dans l’univers agenouillé (…) Ducis, Delille, Mme de Staël, Benjamin Constant, Chateaubriand, Lemercier. » Certains sont « des adversaires intermittents de Napoléon », selon l’expression de Chassé. L’empereur ne les craint pas, sauf Chateaubriand, Benjamin Constant et Madame de Staël. Le premier, qui dédia à l’empereur son « Génie du christianisme » en 1802, tourne casaque avec véhémence une première fois avec un article publié dans « Le Mercure » en 1807. Celui-ci annonce la fameuse « Apostrophe à Napoléon », qui figure dans le pamphlet « De Buonaparte et des Bourbons », publié après l’abdication de Fontainebleau en 1814. Bonaparte, puis Napoléon, occupent l’essentiel des « Mémoires d’Outre-tombe », à partir de la Troisième partie et du Livre dix-neuvième. Extrait de cet Apostrophe : « Dis, qu’as-tu fait de cette France si brillante ? Où sont nos trésors, les millions de l’Italie, de l’Europe entière ? (…) Cet état de choses ne peut durer ; il nous a plongés dans un affreux despotisme. On voulait la république, et tu nous as apporté l’esclavage (…) Où n’as-tu pas répandu la désolation ? Dans quel coin du monde une famille a-t-elle échappé à tes ravages ? (…) La voix du monde te déclare le plus grand coupable qui ait jamais paru sur la terre (…) tu as voulu régner par le glaive d’Attila et les maximes de Néron (…) Nous te chassons comme tu as chassé le Directoire… ». Constant, banni comme Mme de Staël, publie malgré tout en 1813 « De l’Esprit de conquête et de l’Usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne », pamphlet destiné à hâter le renversement de Napoléon (et à installer une monarchie constitutionnelle), au sein duquel le chapitre « Napoléon usurpateur » est d’une rare violence. L’empereur y est appelé « le lâche coquin ». Le livre devint un classique de toutes les luttes contre les régimes totalitaires. « Considérations sur la Révolution française », ouvrage inachevé et posthume (1818) de Mme de Staël (qui fut la compagne de Benjamin Constant), n’est pas moins tendre, même lorsque la femme de lettres y évoque Bonaparte avant son départ pour l’Egypte, mais ses attaques demeurent hésitantes. Chassé avance l’hypothèse d’un amour refoulé pour Napoléon qui aurait empêché la romancière d’exprimer sa grande déception (ou inconsciente frustration). Bien qu’interdite de séjour sur le sol français par l’empereur, qu’elle gênait, et en exil en Suisse dès 1803, Germaine de Staël nourrit ce fameux et largement partagé sentiment ambigu d’attirance-répulsion à l’égard du souverain. « Il m’intimidait toujours davantage. Je sentais confusément qu’aucune émotion du cœur ne pouvait agir sur lui. Il regarde une créature humaine comme un fait ou une chose, mais non comme un semblable. Il ne hait pas plus qu’il n’aime ; il n’y a que lui pour lui ; tout le reste des créatures sont des chiffres. La force de sa volonté consiste dans l’imperturbable calcul de son égoïsme… ». Chassé souligne qu’« il y a (là) comme une plainte personnelle qui teinte de discrétion ses remontrances ».

    LES AUTEURS RUSSES LUI VOUENT UN VÉRITABLE CULTE

    Napoléon exerce une fascination égale chez les écrivains étrangers. En Allemagne, les romanciers, francs-maçons pour la plupart, considèrent Napoléon comme l’empereur maçon qui devait octroyer la paix à l’Europe, précise Charles Chassé. Goethe décrit un génie, Fichte oscille entre admiration et dégoût, Kleist exprime sa haine napoléonienne à travers un personnage de « La Bataille d’Arminius ». Les Anglais Wordsworth, Walter Scott, Thomas Hardy, ou Coleridge, ne sont guère tendres. Outre-Manche, le fiel des poètes et des romanciers est en effet des plus denses à l’égard de celui qui leur inspire la terreur. Les auteurs russes vouent quant à eux un véritable culte à Napoléon, mais ils sont parfois aussi peu indulgents à l’égard de l’empereur et de la France, que le sont les écrivains espagnols. Cependant, c’est la fin du martyre  de Sainte-Hélène, et la mort de l’empereur qui amoindrit le ressentiment de certains. Pouchkine tourne ainsi casaque : du vivant de l’empereur, sa poésie contre lui est véhémente et post-mortem, elle devient admirative. Même revirement assorti de trémolos dans les vers, chez les Anglais Shelley et Byron, et chez le Français Lamartine notamment dans les « Nouvelles méditations poétiques ». Quelques années après sa disparition, la légende de Napoléon est réhabilitée à grand fracas, en France comme partout ailleurs, dans le roman, le théâtre et la poésie. Le retour des cendres du grand homme produit un choc et génère une empathie posthume qui transpire de certains livres. Les admirateurs tardifs les plus  éblouis, les plus épiques, sont les écrivains polonais tel Mickiewicz, ou l’Anglais Browning. Le temps du « dénigrement systématique » à l’égard de la mémoire napoléonienne, envahit l’ensemble de la littérature.

    DE LA HAINE À LA COMPASSION

    Cette période sera suivie d’une autre, où planera une « admiration raisonnée » pour l’empereur, ce jusqu’à l’aube des années 1920. Sauf peut-être en Russie, ou un Léon Tolstoï écrit avec mesure et justesse sur la gloire de l’empereur –mais aussi au sujet de la vanité de celui-ci-, en particulier dans « Guerre et Paix ». Le grand auteur avait été terrifié par le culte voué à Napoléon lorsqu’il visita Paris en 1858, déclare l’historienne Natalia Bassovskaïa. Tolstoï écrit d’ailleurs avec lucidité que « comme la guerre est déshumanisante, la figure de Napoléon n’est pas héroïsée ». Bassovskaïa souligne que le personnage (romanesque) napoléonien, d’abord dépeint sous les traits d’un « monstre corse », provoquera, après sa chute, une compassion qui ne sera cependant jamais univoque, tant chez Dostoïevski (qui se comparait volontiers à Bonaparte), que chez Lermontov ou Pouchkine. « Les classiques de la littérature russe n’avaient pas de tentation de se réjouir de son échec », énonce l’historienne. Qui ne manque de préciser que les femmes écrivains, à l’instar de Mme de Staël, et à l’image de la grande poétesse Marina Tsvetaïeva, sont plus volontiers passionnées, et comme irrationnellement captives, sous le charme de Napoléon. Voire secrètement amoureuses. Tsvetaïeva voue un véritable culte à l’empereur, allant jusqu’à décorer son intérieur d’images et de portraits de son héros absolu. Une vraie fan. Ailleurs, l’Allemand Nietzsche affûte son jugement dans « Le Gai savoir » en voyant dans Napoléon le modèle du « bon européen ». Les Français Maurice Barrès, Anatole France, entre autres, ou Rostand au théâtre, avec « L’Aiglon », ont la plume désormais apaisée. Une sorte de consensus se fait jour, en particulier dans le roman, qui se trouve débarrassé de parti-pris extrêmes. Il n’y aura jamais plus ni adoration ni haine péremptoires, mais des personnages romanesques à l ‘équilibre, ayant tiré peut-être les leçons de l’histoire. L’un des exemples les plus récents et des plus marquants de l’inspiration napoléonienne dans le roman, est La Bataille, de Patrick Rambaud (Grasset), qui obtint le Goncourt et le Grand prix du roman de l’Académie française, en 1997. Le livre (premier volet d'une trilogie, avec Il neigeait, et L'Absent), retrace la bataille d’Essling (21 et 22 mai 1809, près de Vienne). Balzac projetait d’écrire ce livre. Rambaud l’a fait. A n’en pas douter, l’immense succès du roman est à mettre pour partie au crédit de son inspiration napoléonienne. Le grand homme que l’on se plait à détester fascinera encore longtemps écrivains et lecteurs. L.M.

     

  • Le nouveau "mook" de L'Express


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    De nombreux articles sur le héros absolu, l'homme-légende, l'homme-Histoire, l'homme-destin... J'y signe le papier sur la funeste campagne d'Espagne de l'empereur, qui fut si meurtrière, avec notamment la conférence de Bayonne, au château de Marracq, ainsi qu'un long article sur Napoléon pris comme un genre littéraire en soi, ou : l'attirance-répulsion, depuis Hugo, Chateaubriand, Madame de Staël et jusqu'à Patrick Rambaud, pour un personnage qui fascine étrangement écrivains et lecteurs. 

    212 pages. En kiosque.

  • Avec ou Cent titres

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    Merveilleux petit livre que celui de Clémentine Mélois, Cent titres (Grasset), qui s'amuse (merci le logiciel Photoshop) à détourner avec humour les titres 

    IMG_2363.JPGd'oeuvres célèbres, avec ses couvertures reloaded. Voici donc "Maudit bic", de Melville, Wifigénie, de Racine, "Lexomil et le royaume", de Camus,  "Mais si", de Simenon, "Cabernet-Sauvignon", de Maurice Merlot-Ponty, "Le ravissement de Lol mdr V. Stein", de Duras, "Tendre elle m'ennuie", de Fitzgerald, et parmi les petitsIMG_2362.JPG derniers que l'on ne trouve encore que sur sa page facebook : Perec "Et le pot au lait", Emile Ajax, "Laver devant soi" et d'autres perles... Le projet est délicieusement absurde, oulipien, c'est du nonsense pur, de l'humour déjanté comme on aime, et la démarche dénote un grand amour des livres et de la littérature. Le livre-cadeau (10€) par excellence, le 23 ou le 24, quand on sera à la bourre...

  • Merci à "Lecturissime"

    Les bons papiers sont parfois ceux que l'on n'attend ni ne sollicite, ceux qui proviennent de vrais lecteurs qui font eux-mêmes la démarche d'acheter des livres qu'ils ont envie de lire, et puis d'en partager la lecture. J'ignore qui est la Hélène qui signe ces notes si sensibles, sur le site  Lecturissime, mais voici deux de ses articles (je connaissais celui sur Les Bonheurs de l'aube, je suis tombé sur l'autre - consacré à Chasses furtives- par hasard en surfant, hier), et cela ajoute à la tendre humilité de son auteur : nous découvrons ces compte-rendu en passant, car nul ne nous en avertit, et cela augmente singulièrement la délicatesse du geste)... Ce genre de surprise réjouit autant qu'un papier signé d'une pointure dans un journal à grand tirage. 

    http://www.lecturissime.com/2014/11/chasses-furtives-de-leon-mazzella.html

    http://www.lecturissime.com/article-les-bonheurs-de-l-aube-de-leon-mazzella-114626959.html

  • Flacons de fêtes (déjà!)

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    Sélection de livres sur le vin (papier paru cette semaine dans L'Express, par L.M.) : 

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    UN CLASSEMENT A LA LOUPE

    Ils sont 87 châteaux du bordelais à pouvoir inscrire la formule magique qui agit comme un sésame pour le monde entier, depuis l’Exposition universelle de 1855. « Le » classement, intemporel, souvent décrié, mais toujours en vigueur, signe les domaines les plus réputés du Médoc, des Graves et du Sauternais. C’est à une découverte de l’esprit et de l’histoire de ces crus d’exception que nous invite cet ouvrage co-signé par Jean-Charles Chapuzet (textes), et Guy Charneau (photos). Au-delà des mythiques Lafite-Rothschild, Latour, Margaux, Yquem, Haut-Brion et autre Mouton-Rotshchild, l’amateur découvre quantité d’histoires d’hommes, de terroirs, ayant forgé une certaine philosophie de la qualité et du prestige. Les Grands Crus Classés se sont d’ailleurs portés candidats, comme un seul homme, au classement au patrimoine immatériel mondial de l’Unesco. A suivre. 

    1855. Bordeaux. Les Grands Crus Classés, Glénat, 49,90€

    ETERNELLE EXTRAVAGANCE

    Fort du succès de « Culture whisky », Patrick Mahé récidive avec « Culture champagne » et nous fait pénétrer dans l’univers de l’extravagance, de l’art de vivre et du luxe accessible, en nous contant de façon didactique mais en souplesse, l’histoire pétillante d’un vin unique au monde, ainsi que les arcanes de son élaboration, sans oublier la grâce, l’élégance, et la part de mystère dont le champagne est auréolé. Nous entrons, autour de Reims, d’Epernay et d’Aÿ, jusque dans les crayères des maisons les plus prestigieuses, escorté par des photos remarquables signées Shoky Van der Horst,  et l’ouvrage, qui évoque entre autres les noces fréquentes du champagne avec les arts, ne manque pas de faire la part belle aux femmes du Champagne (elles ne sont pas toutes veuves) ; ses meilleures ambassadrices.

    Culture Champagne, Le Chêne/ EPA, 35€

    LES CLÉS DE BORDEAUX

    L’Ecole du vin de Bordeaux, émanation du Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB), propose aux professionnels et aux particuliers des formations diverses, qui vont de l’initiation au perfectionnement le plus pointu. Elle est devenue une référence, y compris à l’étranger, puisqu’elle inscrit son action au sein d’un réseau de 35 écoles spécialisées. C’est la quintessence du savoir et du savoir-faire de cette prestigieuse école qui se trouve rassemblé dans un ouvrage précieux et ludique à la fois, jamais abscons et cependant sérieux. « L’Essentiel des vins de Bordeaux » fait le tour de la question à la manière d’un guide ludique, en livrant toutes les clés nécessaires à la compréhension du terroir, du vignoble, d’une filière unique en son genre (dans les relations entre les châteaux et le négoce), d’une mosaïque d’AOC, des classements des grands crus, de l’année vigneronne jour après jour, de la vinification, et jusqu’aux alliances gourmandes, en passant par la dégustation. L’ensemble, présenté de façon concise, est agrémenté d’infographies terriblement pratiques et de croquis synthétiques, dans un ouvrage d’une grande clarté qui n’oublie jamais la dimension humaine de l’univers de la vigne. Cerise sur le bouchon : 38 vidéos sont téléchargeables depuis le livre, à partir de QR codes, qui permettent de prolonger la lecture, avant de se rendre sur le terrain. 

    L’essentiel des vins de Bordeaux, éditions de La Martinière, 19,90€

    LA MÉMOIRE DE L’OUTIL

    C’est un véritable musée de la vigne et du vin en 700 photos qui se trouve dans les pages d’un superbe album à dimension historique. Le prolongement de la main du vigneron a en effet toujours été un outil, fruit de l’imagination judicieuse de l’homme. La mécanisation croissante de ce métier tend à ranger au musée cette profusion d’objets utiles, cette mine d’ingéniosité, ces inventions d’une grande beauté aussi, que sont « Les outils de la vigne et du vin ». L’ouvrage est signé par deux passionnés, Sréphane Bernoud (rédacteur du livre) et Dominique Auroy, initiateur du projet. Ce dernier a constitué son propre musée… à Tahiti (ainsi où il a également créé, ex nihilo, un vignoble singulier sur l’atoll de Rangiroa, dans l’archipel de Tuamotu). L’ouvrage rassemble donc la collection privée, riche de plus de mille outils, de Dominique Auroy. Et il a été conçu avant tout afin de transmettre l’image et la trace d’un savoir aux générations futures. Mine d’informations sur les outils ayant servi au travail du sol, à la taille, au traitement de la vigne, au pressurage, aux vendanges, la tonnellerie, sans oublier la cave et la dégustation, l’album est enrichi par ailleurs de quantité de cartes postales anciennes. Celles-ci retracent une belle histoire humaine et l’on sent par ailleurs, en regardant de près ces outils dont l’usure extrême est palpable, la trace des mains des hommes, la beauté de leurs gestes, leur force paysanne et la difficulté de leur travail, aussi. Ce qui augmente l’émotion à la lecture. 

    Les outils de la vigne et du vin, La Taillanderie, 75€

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    Et quelques autres notules (non parues) sur d'autres livres :

    VIN ET NUMÉRIQUE

    La collection des Précis Féret, petits manuels pratiques à l’usage des professionnels de la filière vitivinicole, étudiants compris, et des amateurs éclairés, s’enrichit d’un ouvrage consacré aux relations qu’entretiennent forcément le vin et les réseaux sociaux. Nul ne semble en effet pouvoir échapper à l’avantage qu’il y a à utiliser (intelligemment) ces nouveaux modes de communication, dans le cadre d’un développement marketing, stratégique, commercial ou simplement d’information. Ce précis est ainsi un manuel d’aide à la décision pour des acteurs du monde du vin encore perplexes devant un phénomène relativement récent et complexe dans son utilisation, surtout lorsqu’il s’agit de boissons alcoolisées...

    Les Réseaux sociaux et le vin, par Patrice Malka et Vincent Pétré, Féret, 9,90€

    DÉGUSTATION BIODYNAMIQUE

    « Le Guide des vins en biodynamie », signé  Evelyne Malnic, créatrice par ailleurs du site plusbellelavignebio, en est à sa troisième édition et c’est donc un signe (positif) du succès rencontré par les nouvelles méthodes culturales douces et prônant une certaine symbiose avec la nature, qui touche à une philosophie fondée sur l’amour et le respect quasi absolu de la terre. L’auteur n’hésite pas à parler au sujet de la biodynamie « d’avant-garde de la viticulture française, voire de la viticulture de demain », ici et partout ailleurs. 487 vins bios (français et suisses) ont été dégustés  à la fin de l’année 2013 par un jury composé de 23 dégustateurs professionnels, et sont commentés dans ce véritable guide pratique singulier, qui milite de manière gourmande en faveur de vignerons engagés, passionnés et convaincus par les bienfaits de leur démarche écologique.

    Le Guide des vins en biodynamie, Féret, 22,50€

  • Collaborer ou résister

    collabos.jpgPapier paru dans le nouveau hors-série de L'EXPRESS, La France des collabos (rédaction en chef Philippe Bidalon, avec Léon Mazzella).

    C’est une France apathique, d’abord abasourdie par la défaite, puis aveuglée par un Pétain dont elle ne décèle pas de double jeu, qui va  tantôt collaborer activement, tantôt résister mollement durant les années noires. Par Léon MAZZELLA

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    En 1940, après la défaite, qui représente un énorme coup de massue national, aussi violent qu’inattendu, les esprits sont dévastés, et l’horizon prend l’aspect d’ « un paysage d’après la débâcle », écrit Julien Gracq dans « Un Balcon en forêt » (Corti), le récit par excellence de la drôle de guerre et de l’attente. Une France en déroute peut en emprunter plusieurs, aurait dit Lacan. Soit l’une ou l’autre, car la France d’alors est manichéenne par la force des choses (collaborer ou résister –mais avaient-ils le choix, au début ?). Ou bien alors cette France est sourde et aveugle, donc coupable de passivité active… Davantage abasourdie, le pays éprouve, comme l’exprime Pierre Laborie dans « Les mots de 39-45 » (P.U. du Mirail) « le deuil et l’humiliation (lesquels) ne suffisent pas à la conscience que les Français doivent garder du désastre et aux leçons qu’il leur revient d’en tirer. C’est du moins le discours que Vichy martèle quotidiennement en 1940. L’espace public est écrasé par un message envahissant, répété avec insistance : la défaite est une punition méritée, elle sanctionne les relâchements fautifs du passé (…). Le royaume étriqué du Maréchal devient celui de mea culpa, de l’autoflagellation et de la mortification collective. »

    C’est donc cette France-là, comme perdue en pleine mer, qui tombe dans le panneau Pétain. L’image du sauveur, de l’homme de Verdun, le grand-père rassurant et protecteur dans l’inconscient collectif, joue en faveur de celui qui se révèlera assez vite être l’homme du double jeu par excellence. Présenté comme un « bouclier » face au nazisme, la France croit en lui comme un seul homme, ou peu s’en faut, car il est toujours des esprits affûtés pour déceler l’ignoble supercherie, la couardise érigée en système nouveau. Et la France « collabore », de manière passive, en suivant aveuglément Pétain, pensant « résister » convenablement à l’occupant, auquel le maréchal dit ne pas faire trop de concessions.

    Las. Les premières lois antijuives seront promulguées dès 1940 par un gouvernement français auquel les Allemands ne demandaient rien. Pour Vichy, faire le jeu nazi en anticipant avec zèle ses désirs les plus ignobles, c’était s’acheter une place de choix dans la future Europe allemande, supposée inéluctable. Et de géopolitique, l’action de Vichy deviendra vite idéologique (lire p32). Car la France collaborationniste est bien un régime structuré, souligne Pierre Laborie, dans « L’Opinion française sous Vichy » (Seuil). Fort d’une idéologie incarnée par le maréchal, et baptisée « Révolution nationale », concept qui désigne une sorte d’interprétation de la débâcle, laquelle serait le produit d’une décadence trouvant ses origines dans une « anti-France » composée de Juifs, de francs-maçons, de communistes et autres métèques…  L’historien Denis Peschanski, auteur de « Vichy 1940-1944, contrôle et exclusion » (Complexe), remarque à ce propos que les Français ne semblent pas porter aujourd’hui la trace d’une culpabilité, mais manifestent davantage un intérêt pour une période « compliquée » (il n’est qu’à lire au sujet de cet adjectif chaque roman de Modiano), où chaque citoyen était partie prenante, à des niveaux très variables. Un autre historien ayant largement exploré la question, Henry Rousso, parle de « matrice du temps présent » pour évoquer cette période trouble de l’Occupation et du second conflit mondial en général.

    Dans le paysage de cette France autant trouble que troublée, il y a encore les Justes qui deviennent des sauveteurs par empathie bienheureuse, et les héros, qui combattent les armes à la main. Nous trouvons également des cas d’espèce : c’est Daniel Cordier, maurrassien convaincu, qui deviendra presque subitement le bras droit de Jean Moulin…

     Et puis il y a ceux que l’historien Jean-Pierre Azéma nomme les « vichysto-résistants » : d’abord pro-Pétain, puis déçus ou choqués par un fourvoiement certain, ils se tourneront vers une forme de résistance à des degrés divers : tous ne prirent pas le maquis une mitraillette Sten à la main, loin s’en faut. Mais tous condamnèrent les criminels de bureau qui se contentaient d’obéir aux ordres, en évitant soigneusement de se poser des questions d’ordre moral ou simplement personnelles.

    Enfin, il y a la majorité silencieuse. Un peuple en pleine « déliaison sociale » tandis qu’elle aurait dû naturellement se serrer les coudes. Sans agir, mais de la façon la plus passive qui puisse être, il exprime une France apathique. « Sortir du cadre », et d’abord désobéir, refuser par exemple l’humiliation de trop, comme le Service de travail obligatoire (STO), exigeait une force surhumaine. Rappelons que Vichy ira jusqu’à créer en 1941 des tribunaux d’exception auprès de chaque Cour d’appel, les « Sections spéciales » (Costa-Gavras en fit un film en 1975), chargés de juger les résistants, communistes et autres anarchistes, en se livrant à une justice expéditive.

    Parler encore de collaboration subie et de résistance passive, de mollesse et de courage, empêche par conséquent quiconque de juger le comportement d’un Français durant l’Occupation, et de lui reprocher d’avoir été pleutre ou « peu résistant », comme le susurra avec ironie Arletty lors de son arrestation. L.M. 

     

    "Chutes" du papier inédites, au sujet de la passion trouble de l'obéissance :

    Collaborer ou bien résister. Telle est la question.  L’universitaire et psychanalyste Pierre Bayard, dans son essai atypique, « Aurais-je été résistant ou bourreau » (Minuit), s’est livré à cette interrogation en toute honnêteté. Pure projection, certes, mais ô combien digne d’intérêt, ne serait-ce qu’intellectuel. Né en 1954, l’auteur ignore ce qu’il aurait fait s’il avait eu vingt ou trente ans en 1940. Il s’est donc transporté en esprit dans le passé, et il y a reconstitué sa vie, conscient de la supercherie fondamentale de son opération. Pour tenter de voir. Il a réfléchi aux choix auxquels il aurait été confronté, aux décisions qu’il aurait dû prendre, aux erreurs qu’il aurait commises. Il a pour cela inventé un « personnage-délégué », et a eu recours à la fiction pour effectuer cette expédition singulière. En faisant naître son personnage quand le propre père de l’auteur est né (en 1922). Alors Pierre Bayard explore le temps, tente de baigner dans un contexte singulier, et pénètre dans la tourmente d’une histoire écrasante et déchirante. Au sein de laquelle le principe d’engagement prend un sens capital. Par le détour de la fiction, une franchise intérieure aussi forte que possible autorise, peut-être, d’approcher une réalité enfuie, « le glissement vers les ténèbres » et, au-delà de celle-ci, de répondre à la question clé : « qu’aurais-je donc fait à la place de mon père ? ». Pierre Bayard n’oublie pas de préciser que le « devenir-résistant » est plus singulier que le « devenir-bourreau ». « Beaucoup plus mystérieux », écrit-il, « est le devenir-résistant, c’est à –dire la capacité que manifestent certains êtres à certains moments de leur histoire (…) de dire non. 

    Car aucun Français adulte ayant vécu l’Occupation ne saurait être jugé à la seule aune de notre présent confortable. Le regard élémentaire de l’historien (devons-nous le rappeler), nous apprend cette indispensable mise à distance du sujet, laquelle tient infiniment compte du contexte historique et social. De manière récurrente, le roman français tente d’apporter quelques éléments de réponse. Marc Lambron, né en 1957, écrit, dans « 1941 » (Grasset) : « Et nous condamnons d’autant plus fortement Vichy, qui n’a droit à aucune indulgence, que nous n’avons pas pris part à son histoire. »

    « Sortir du cadre », et d’abord désobéir, refuser par exemple l’humiliation de trop, exigeait une force surhumaine qui en appelait à la « re-création de soi », selon l’expression de Pierre Bayard (op.cit.). D’aucuns pensent que notre passion (française) d’obéir transcende jusqu’à notre égoïsme et notre souci de protéger nos intérêts vitaux. Ce concept a été étudié, côté Allemand, par l’historien américain Daniel Jonah Goldhagen, dans « Les bourreaux volontaires de Hitler », sous-titré « Les Allemands ordinaires et l’holocauste » (Seuil). Thèse : il n’est pas nécessaire d’avoir été actif pour être responsable. Ou bien : nous pouvons être redoutablement actifs sans avoir à nous salir les mains (voir Sartre). Goldhagen appuie cependant sa recherche (qui fit débat) sur l’idée d’un consensus sans contrainte, correspondant à des prédispositions (antisémites, en l’occurrence), inhérentes à une structure psycho-affective, historique, culturelle en somme, et exacerbée à un moment apothéotique de l’Histoire…. Il s’agit en quelque sorte du « devenir-bourreau par passivité » évoqué par Pierre Bayard. De l’inaction pire que la réaction, etc. Un thème récurrent. L.M. 

  • Comment Vichy a anticipé la Solution finale

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    Papier paru dans le hors-série de L'Express consacré à la Collaboration. (Rédaction en chef : Philippe Bidalon, avec Léon Mazzella). En kiosque depuis ce matin et pour deux mois.

     

    Le gouvernement de Vichy a non seulement collaboré en devançant les ordres nazis, mais elle manifesta un zèle redoutable dans ce que l’on nomma plus tard la Shoah.

    Par Léon Mazzella

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    Comme souvent au sortir d’un drame national aux plaies encore purulentes, un peuple meurtri et parfois coupable comme ce fut le cas pour le peuple français sous le régime de Vichy, est plus soucieux de se reconstruire et d’oublier ou de faire oublier un passé peu glorieux, voire honteux, au lieu de se livrer immédiatement à un travail de justice. L’Epuration a tout de même eu lieu, mais force est de reconnaître que l’omerta française dura fort longtemps, sur ce motif, préférant parler de Résistance en bombant le torse et en enflant parfois le tableau, plutôt que d’évoquer tout sujet dérangeant. Le mythe d’une France résistante dans son ensemble s’effondrera d’ailleurs au milieu des années 1970.

    La participation active, et souvent zélée des hommes de Vichy au régime nazi, afin de l’aider dans la recherche, la persécution et la déportation des Juifs, de 1940 à 1944, fut un sujet tabou dans les esprits et jusque dans certains livres d’histoire parus au début des années 1970, qui ne mentionnent jamais les sinistres lois antisémites d’octobre 1940. La France avançait, toute honte bue, en continuant d’occulter la part d’ombre la plus sombre de son histoire récente. Ainsi le maréchal Pétain fut-il invariablement présenté comme un véritable rempart contre l’occupant, un « bouclier » modéré, un protecteur des Français contre les rigueurs et les souffrances de l’Occupation. Cette vision angélique dissimulait une réalité toute autre. L’idée que Vichy menait par ailleurs un double jeu vis-à-vis de l’occupant fut également contestée et même battue en brèche par de solides travaux historiques.

    Le livre de l’historien américain Robert O. Paxton, en 1973, La France de Vichy (Seuil) - fondé principalement sur les archives allemandes, les seules qui lui furent à l’époque accessibles – fit l’effet d’une bombe lorsqu’il parut. La brèche était béante, qui indiquait la voie à des dizaines de travaux de recherches sur des sujets plus stupéfiants et révoltants les uns que les autres. L’accès à de nouvelles archives, par de jeunes historiens moins directement concernés que leurs aînés (et à la suite de Henry Rousso et Jean-Pierre Azéma, lesquels ont œuvré à la mise en perspective de l’œuvre de Paxton), a ouvert en grand les fenêtres de salles nauséabondes où des secrets honteux pensaient pouvoir rester terrés comme des rats dans des cartons.

     

    Les travaux fondateurs de Paxton démontrent la participation active du gouvernement français à la solution finale, la Shoah. Cette révélation mit durablement à mal toutes les lectures qui avaient été faites jusque là de l’histoire du régime de Vichy (Henri Amouroux, Robert Aron) puisque, loin de se contenter de devancer les ordres allemands Vichy –personnalisé par Pétain et Laval- et l’ensemble de l’administration française derrière eux, ont manifesté le désir supérieur de s’associer clairement à l’ « ordre nouveau » nazi, prélude ou condition sine qua non à la réalisation finale d’une (nouvelle) « Révolution nationale », en totale rupture avec la République. Sans même parler de certains hauts fonctionnaires comme Maurice Papon et de leur collaboration active en faveur de l’extermination programmée des juifs (lire p.54). Aussi, la lecture des archives allemandes par Paxton démontra donc que, loin d’avoir freiné l’occupant dans son action, Vichy a facilité le travail des nazis, en particulier au sujet de la déportation des Juifs. Pire : l’historien américain rappelle dans son ouvrage majeur que les Allemands ne demandaient pas immédiatement des lois antisémites. Tandis que la politique de Vichy analysait la défaite comme une conséquence de la décadence d’une France au coeur de laquelle les Juifs avaient une responsabilité majeure… Paxton souligne d’ailleurs que les Allemands n’auraient de toute manière pas pu réaliser tous leurs funestes projets sans le concours des administrations diverses, du gouvernement à la police en passant par des entreprises comme la SNCF. Le rôle-clé que tint le Commissariat général aux questions juives (CGQJ), instrument majeur de la politique antisémite de l’Etat français, a montré par son action que, loin de vouloir dessiner une politique antisémite « à la française », il devint rapidement l’auxiliaire, le bras armé, le chien fidèle de la Gestapo. Si le CGQJ ne comptait « que » 2 500 agents, ce sont bien davantage de personnes, la fonction publique dans son ensemble, qui participa activement aux exactions que nous savons, selon Tal Bruttmann, auteur de « Au bureau des affaires juives. L‘administration française et l’application de la législation antisémite, 1940-1944 » (La Découverte). Par ailleurs, le reportage retentissant qu’Eric Conan réalisa en 1990 sur les enfants juifs du camp de Pithiviers, et qui suit ces pages, prouve avec éloquence la participation active de la police de Vichy que dirigeait René Bousquet, sinistre organisateur de la rafle du Vel' d’Hiv' (les 16 et 17 juillet 1942).  Car il n’y a eu « ni double jeu, ni passivité (ni a fortiori, demi-résistance) d’un Vichy attentiste », précise Stanley Hoffmann  dans sa préface à  La France de Vichy  ; « il y a eu une constante et illusoire politique de collaboration, une offre maintes fois renouvelée au vainqueur nazi : en échange d’une reconnaissance par l’Allemagne de l’autonomie politique de Vichy et d’un assouplissement de l’armistice, la France s’associerait pleinement à l’ordre nouveau  »et jouerait le rôle d’un brillant second », écrit-il.  Enfin, il n’est qu’à rappeler les propos haineux et assumés de Pierre Darquier de Pellepoix, dans une interview que celui qui fut le Commissaire aux Questions juives donna à L’Express en 1978. Il persistait et signait en déclarant notamment « qu’à Auschwitz, on n’a(vait) gazé que des poux ». Avec un aplomb glaçant, il ne se souvenait pas « de cette histoire d’étoile jaune », faisant montre d’un effroyable déni révisionniste. Prétendant que les Juifs, « prêts à n’importe quoi pour se faire de la publicité, avaient inventé le chiffre de 6 millions de victimes ». Il lança au journaliste qui l’interrogeait, qu’il était « un agent de Tel-Aviv »… L’interview, qui eut un effet aussi choquant que retentissant, prouvait que Darquier avait été un collaborateur tellement zélé qu’il avait proposé lui-même aux Allemands, le 7 février 1943, et à l’adresse des Juifs, le port de l’étoile jaune, l’interdiction de l’exercice de fonctions publiques, ainsi que le retrait de la nationalité française à tous ceux qui l’avaient acquise depuis 1927. Au détour d’une question, il niait aussi l’existence des chambres à gaz, « une invention juive ». Quant à la solution finale, il s’agissait selon ce monstre, d’« une invention pure et simple ».  C'était aussi cela, Vichy... L.M.

  • Picorage du mois

    téléchargement.jpegL'ami Christian Authier a décroché le Renaudot essai pour son magnifique De chez nous (Stock), évoqué ici, ainsi que sur le Huff'Posthttp://bit.ly/1xg1ELM et je suis vraiment très heureux pour lui. On trinquera! (par parenthèse : dans la première sélection de l'Interallié, figuraient les noms de quatre potes : Stéphane Guibourgé, dont j'ai chroniqué ici aussi : http://bit.ly/1t6YVFy (ainsi que sur le Huf'Post), l'époustouflant Les fils de rien, les princes, les humiliés (Fayard), Christian Authier pour son précédent livre, Soldat d'Allah (Grasset), Jean-Marc Parisis - mais je n'ai pas encore lu ses Inoubliables (Flammarion)-, et Simonetta Greggio pour sa suite donnée à Dolce Vita, avec Les Nouveaux monstres (Stock). Reste seulement Simo en lice, et je croise les doigts, de pied y compris, pour qu'elle décroche le prix!).

    téléchargement (1).jpegSarah Bakewell, avec Comment vivre? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponses (Livre de Poche) redonne la fringale de relire les Essais. C'est brillant, tonique, lumineux, simple et tutoyant. Nous suivons Montaigne pas à pas au fil de sa vie et de ses réflexions permanentes. Et nous nous disons que l'auteur d'un incomparable livre-vie, est définitivement notre auteur-miroir, notre meilleur compagnon de chaque jour, notre philosophe quotidien.

    Avec Les Napolitains, de Marcelle Padovani, Henry Dougiertéléchargement (2).jpeg (qui créa les éditions autrement) inaugure une collection, Lignes de vie d'un peuple, aux éditions HD, qui s'attachera à raconter les peuples aujourd'hui, par trop invisibles. En mettant en scène leurs valeurs, leurs interrogations, leurs créations, leurs passions en partage, à travers des narrations fortes, des portraits, des enquêtes de terrain rédigées par des écrivains un brin ethnologues, la collection promet d'offrir des histoires marquantes issues de cultures profondes. Avec Les Napolitains, déjà, c'est gagné : leur ironie dévastatrice, leur conscience aiguë du malheur de vivre, le bonheur simple de leur puissance d'exister spinozienne, leur sens inné d'acteurs tragiques -et comiques- de la comédie humaine, en font un peuple à part qui touche néanmoins à un certain universel, que d'aucuns lui envie. Titres à venir : Les Islandais, Les Catalans, les Ecossais, les Roumains, les Suisses, les Anglais, les Canadiens francophones, les Irlandais, les Brésiliens, les Indiens, les Ukrainiens : ça promet grave...

    téléchargement (3).jpegLe Dictionnaire chic de philosophie, de Frédéric Schiffter (Ecriture) est un abécédaire amoureux et désinvolte qui donne un salutaire coup de fouet à la philo. telle qu'on l'édite. Le prof-de-philo-surfeur-biarrot - à qui l'on doit également une délicieuse Petite philosophie du surf (Atlantica), est un dilettante de génie qui aime flirter dans tous les sens du terme : avec Montaigne, Cioran, Nietzsche téléchargement (4).jpeget les jolies filles, forcément. Nihilisme, bikinisme, mélancolie, dandysme, ivrognerie, onanisme, libertinage, naufrage amoureux, égoïsme, flemme et filles de la plage sont des entrées qui se côtoient et se frottent avec joie, dans ce gros bouquin à déguster comme Montaigne recommandait de lire : en picorant à la manière des poules.

    Les mots de l'époque (autrement), est le recueil destéléchargement (5).jpeg précieuses, savoureuses, toujours très attendues chroniques intitulées Juste un mot, que l'ami Didier Pourquery a donné au Monde, et qu'il donne à présent au Huff'Post. Réunies (il y en a 100), elles dessinent un bonheur : celui de relire la pensée incisive de Pourquery, son écoute suraiguë, et tendre aussi, du monde contemporain (des mots) tel qu'il gesticule, évolue, se métisse, se fond, se confond et enrichit nos parlers contemporains. Il y est question de tics, de trouvailles, d'extravagances du langage quotidien. De Waouh! à Bâtard, de "J'lui fais" à Genre!, de Réenchanter à Melon (avoir le), en passant par Célib', Deadline, P'tit mail, Souci (pas d'), et de Boucle (tu me mets dans la), à Revisité, Improbable, Dispo, Boulet, ou encore Impacter, et Au final, les billets de Didier sont la peinture en mots de notre temps : c'est précieux, précis, drôle, fin, subtil, et c'est de surcroît un bonheur d'écriture et donc de lecture. 

    téléchargement (6).jpegRomans, de Patrick Modiano est le Quarto (Gallimard) qu'il faut avoir chez soi, car il rassemble le meilleur de notre nouveau Nobel : Villa triste, Livret de famille, Rue des boutiques obscures (son Goncourt), Remise de peine, Chien de printemps, Dora Bruder (inoubliable livre!), Accident nocturne, Un pedigree (à nos yeux le plus touchant, car peut-être le plus vrai de ses livres), Dans le café de la jeunesse perdue (sans doute le plus abouti des Modiano), et L'horizon. Avec ça, je vous mets L'herbe des nuits, ainsi que Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier (le petit dernier, d'une tendresse extrême, qui fait forcément un carton en librairie), et je vous sers aussi Une jeunesse -Allez! Voustéléchargement (11).jpeg tenez là l'oeuvre d'un homme humble, qui s'exprime aussi mal à l'oral qu'il excelle, à l'écrit, à nous (re)dire le Paris des années noires de l'Occupation - et pas seulement. Le Quarto, Romans est par ailleurs enrichi d'un cahier de photos tirées des archives personnelles de l'auteur, qui en disent plus long qu'une biographie. Intime et pudique à la fois, comme Modiano lui-même.

    téléchargement (8).jpegJe me suis régalé à feuilleter, à m'arrêter ici ou là selon l'humeur, au fil des pages, de 365 expressions philosophiques expliquées, de Michel Brivot et Nicole Masson (Chêne), car c'est un rappel salutaire et ludique qui nous est fait, à partir de citations célèbres, assorties de leur explication simple, de leur contexte et de quelques mots sur leur auteur. C'est donc pédagogique, à glisser dans le sac à dos des ados, tiens! Afin qu'ils lâchent un instant leur outils 2.0 pour se pencher sur des pistes de réflexions bien connues, comme On ne naît pas femme, on le devient (Beauvoir), L'enfer, c'est les autres (Sartre), Rien n'est beau que le vrai : le vrai seul est aimable (Boileau), Ce qui est animal devient humain, ce qui est humain devient animal (Marx), etc. Ca ne peut pas faire de mal.

    Chez le même éditeur (Chêne), paraît un petit monument éditorial que tout amateurtéléchargement (9).jpeg de plantes doit posséder, car c'est une somme, signée d'un grand spécialiste, Jean-Marie Pelt, que c'est admirablement bien illustré de planches botaniques et de chromo anciens. Cela s'appelle Les Plantes qui guérissent, qui nourrissent, qui décorent (les trois parties de ce gros ouvrage). Un album de longue garde, comme on le dit de certains grands crus.

    Un mot, enfin, pour évoquer Encore des nouilles, recueil des téléchargement (10).jpegchroniques culinaires loufoques que le très regretté Pierre Desproges donna à Cuisine & Vins de France, de septembre 1984 à novembre 1985 (on s'en souvient bien!). C'est publié par Les Echappés, et c'est hilarant de la première à la dernière ligne On en pleure de bonheur en lisant, c'est du grand Desproges. Un grand régal. A table!

     

    Ecouter : Cat Power : The Greatest

    http://www.youtube.com/watch?v=QT9qM99l9Yk

  • Automne bleu

    C'est un livre de photos signées Cyrille Vidal, avec des textes d'Alain Dubos et de ma pomme, publié aux éditions Passiflore (*). Commandez-le si vous aimez la poésie des matins de partage en forêt landaise, lorsque le beau souci qui anime les amoureux des oiseaux (les palombes, en l'occurrence), est juste de les jouer, de les convaincre de se poser -d'abord sur les arbres, puis de descendre au sol- en les séduisant à la voix (en roucoulant) et en jouant des appeaux (ah, les traîtres!), puis de les prendre au filet, et après de les relâcher, et de ne jamais leur tirer dessus, comme dans certaines palombières qui tiennent aussi du restaurant de campagne et du havre de l'amitié...

    (*) Cliquez sur le C

    automne-bleu.jpg

  • Le tour du monde dans une tasse à café

    Papier paru dans un numéro spécial de L'EXPANSION et L'EXPRESS les 1er et 15 octobre : 

    IMG_2103.jpgQu’y a-t-il de commun entre un Américain sirotant son café très allongé dans un mug en carton au volant de sa voiture et un Italien dégustant son espresso stretto à la terrasse d’un café célèbre ? Pas grand chose, sinon que l’un comme l’autre obéissent à leur culture en dégustant chacun à sa manière sa boisson favorite. 

    Par Léon Mazzella

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    Les modes de consommation de la « cerise » torréfiée varient considérablement d‘une culture à l’autre. Ainsi, du souci extrême apporté à la qualité d’un café serré (stretto), généralement désigné par le mot espresso, dans le moindre bar d’Italie, car chaque habitant de la Botte a le souci de la larme de café concentré qui emplit chacune des tasses qu’il déguste. Le café qui est servi dans le saint de saints, au Gran Caffè Gambrinus, Via Chiaia à Naples, est une institution. Littéraire, il était assidûment fréquenté par Gabriele d’Annunzio, puis par Benedetto Croce, et quantité d’intellectuels, journalistes et hommes politiques de Campanie et au-delà. Le café espresso qui y est servi est tout simplement divin, comme l’apprécierait le producteur italien du film en train de se faire (scène culte), dans « Mulholland Drive », de David Lynch, et qui ne trouve jamais un café digne de ce nom à sa convenance, lorsqu’il se rend à des réunions de travail à Hollywood. On ne plaisante jamais avec la qualité d’un espresso, du Trentin-Haut-Adige à la Calabre.

    Cafés italiens mythiques

    Et au Gambrinus, même si l’on est pas gourmand, il convient d’accompagner son caffè (de toute façon stretto) d’une sfogliatella, cette pâtisserie napolitaine en forme de coquillage équivoque (lire page 28). Boire un café en Italie est souvent associé à un lieu public. Parmi les cafés célèbres où cette boisson possède toutes les qualités requises pour satisfaire les palais amateurs de nectar un rien amer avec ce je –ne-sais-quoi de délicat contenu dans la mousse qui recouvre un liquide puissant et rond à la fois, le mythique Florian, à Venise, est de ces hauts-lieux-là. À l’instar du Gilli à Florence, du Camparino à Milan, du Fiorio à Turin, du Mangini à Gênes, du Greco à Rome, ou encore du Tasso à Bergame, tous célèbrent et  subliment la simple tasse de « caffé » en accordant un soin constant à sa préparation ainsi qu’à son service, et transforment depuis quatre siècles le café en œuvre d’art gourmet. N’oublions pas que c’est à Venise que le café apparaît en Europe, en 1604. Henry James en parle dans « Venice », ainsi que dans « Les Papiers d’Aspern », non sans rappeler que la Sérénissime fut une plate-forme du commerce international du café dès le XVIIe siècle. Le Florian était alors une des nombreuses boutiques de café de la cité. Mais il acquiert sa réputation grâce, encore, aux nombreux écrivains et artistes de tous horizons qui y tiennent salon, s’y prélassent et sacrifient à l’addiction mesurée de la boisson venue d’Orient. C’est Floriano Francesconi qui ouvrit le Florian en 1720. Goethe, Byron, Stendhal, Constant, Sand, Mme de Staël, Musset, Gautier, Pound… De Casanova à Philippe Sollers, la littérature mondiale est passée, passe et passera encore par le Florian pour y déguster un café en terrasse ou dans l’un de ses salons alcôves.

    Chez lui, l’Italien affectionne particulièrement l’élaboration de son nectar favori avec une cafetière moka express, à pression, dite « napolitaine », de type Bialetti – du nom de son inventeur (bien que ce soit un Français nommé Bernard Rahaud qui soit à l’origine du principe, en 1822). Cette petite machine en aluminium, appelée justement la macchinetta, ou bien la caffettiera, est devenue le symbole du café italien, concentré, puissant, servi très chaud, toujours fait à l’instant et jamais réchauffé. 

    La grolla valdôtaine

    Certes, il existe des particularismes, dans la Botte comme partout ailleurs. Ainsi du Val d’Aoste, dans le nord de l’Italie, où une coutume veut que l’on boive le café de manière communautaire, conviviale, dans la « grolla » (l’équivalent de la grolle savoyarde), qui est une sorte de « coupe de l’amitié » en terre cuite, percée de plusieurs trous (on parle de grolla à quatre, six, huit, voire dix becs) afin de permettre à plusieurs convives de boire, en partage, au même récipient. Le café qui y est introduit est généralement fort (cela va sans dire en Italie) et très sucré. On peut y ajouter de la grappa, l’alcool blanc italien par excellence, ainsi que des écorces d’agrumes (oranges, citrons) : cela devient le café « à la valdôtaine » (du Val d’Aoste), et ce rituel, soulignent les observateurs, n’est pas sans rappeler celui du Saint-Graal. 

    L’Italie a son propre café au lait (chauffé à la vapeur, celui-ci devient mousseux) : le cappuccino, que l’on saupoudre de chocolat amer. Il ne faut pas confondre le cappuccino avec le café con nata (à la crème), ou avec le macchiato (tacheté), qui est un espresso à la mousse de lait chaud fouetté. Additionné de chantilly, le café devient viennois.

    En Vénétie, le café est parfois servi additionné d’une goutte d’amaretto (liqueur d’amande). Cette façon de l’enrichir –les puristes disent de le dénaturer - , se retrouve en Espagne, où il est d’usage d’ajouter une goutte d’anisette dans son café. Cela s’appelle le « carajillo » (prononcez la « jota »). C’est l’équivalent, en quelque sorte, de notre café-calva, appelé aussi « café normal » dans certains bars de Normandie ayant érigé la défense de leur alcool régional, le Calvados, en militantisme provocateur…

    Mugs pour light allongés 

    L’Américain ordinaire (Hemingway, par exemple, buvait surtout des litres de Bloody Mary à Venise), préfère le café allongé, extrêmement léger et servi dans des mugs en plastique ou bien cartonnés, refermés afin de garder la chaleur de la boisson, aux stretto et autres espressos italiens. Les Américains sont les premiers consommateurs de café au monde. Ils n’apprécient guère les cafés parfumés et encore moins les cafés fortement torréfiés. Ainsi font-ils leur choix judicieusement chez les deux géants de l’industrie du café que sont Starbucks et Peet’s, nés sur la côte ouest et qui ont conquis le monde. Starbucks propose aujourd’hui quantités de cafés pour tous les goûts, du « jus de chaussette » vilipendé par l’Italien au serré propre à écoeurer le Texan. L’Américain ordinaire apprécie par conséquent le café peu torréfié, faible en goût, auquel il ajoute volontiers un nuage de crème. Ce sont ses habitudes de consommation qui l’obligent à doser faiblement son café. En effet, lorsqu’on boit à toute heure du jour, au travail, en se déplaçant ou bien devant sa télévision, un soda ou un café, il vaut mieux que ce dernier soit allongé. Notons que certaines sectes, comme celle des Mormons, interdisent la consommation du café, au nom de principes religieux fondés sur la santé totale du corps, considéré  comme un don précieux de Dieu.

    Cardamome ou cannelle

    Au Yémen, berceau de la culture du café, il est d’usage d’accomplir un petit cérémonial appelé « gawha » dans la préparation du breuvage. Celui-ci est appelé « qisr » et il est réalisé à partir des cerises (avec leur péricarpe) séchées ou grillées. Celui qui prépare le café pour le groupe doit tout réaliser seul, de la torréfaction au service en passant par le pilage au mortier. Additionné d’eau, la boisson est chauffée sur des braises dans une sorte de pot long et étroit faisant office de cafetière, en cuivre, parfois en bronze, à long manche, appelé « ibrik » en Turquie, et volontiers additionné de sucre, mais surtout de quelques graines de cardamome écrasées entre deux doigts –une graine par tasse suffit -, ou bien d’un morceau de cannelle, ou encore d’un peu de gingembre. Les Yéménites consomment également le thé en y ajoutant des épices. Lorsqu’ils ne le dégustent pas dans un café, les hommes le préparent ainsi n’importe où, au bord d’un chemin, dans les champs, dans la rue. De même qu’ils sacrifient quotidiennement – en général après le déjeuner – au rite du qât, cette plante légèrement hallucinogène qui les transporte, les hommes accordent une importance particulière au rituel du café – qui est, rappelons-le, un psychotrope -; soulignant ainsi leur fierté quant à la paternité de la culture de la petite graine.

    « A la turque »

    Le café « à la sultane » ou « à la turque » correspond à une façon de préparer le café, originelle et brute : la coque de la graine est plongée dans l’eau seule ou bien avec la « bunn » (la baie) brûlée et réduite en poudre, nous dit Annie Perrier-Robert (« Le café », Solar), puis le mélange est porté à ébullition. L’eau se charge ainsi d’un marc qui n’est pas du goût de chacun. En effet, le café à la turque n’est pas filtré, et les Européens répugnent à boire et manger en même temps leur café. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le café viennois connut un succès fulgurant, dès lors que son inventeur, le Polonais Franz Georg Kolschitzky, eut l’idée (dans les années 1683) de filtrer sa préparation « à la sultane » et d’y ajouter du sucre (puis de la crème fouettée), ce à partir du café récupéré dans des sacs abandonnés par les Turcs ayant assiégé la capitale autrichienne (lire page 6). Si l’on emploie que la coque, le café (turc) se nomme « qichariya » (qichra signifie écorce), et si l’on fait usage du grain avec la coque, on le nomme « bunniya ». L’amertume doit être de toute façon bien présente pour que le café soit digne d’être servi. Les Turcs ajoutent traditionnellement à leur café des clous de girofle, ou de la cardamome comme au Yémen, parfois de l’essence d’ambre ou de l’anis des Indes. Notons que l’Orient possède les secrets de l’hospitalité : le cérémonial du café revêt aujourd’hui encore des atours précieux et sérieux. L’art de recevoir et de contenter son hôte sont des valeurs extrêmes dans l’ensemble du Moyen-Orient. Le moment du café a même valeur de « grand examen », précise Anne Perrier-Robert, pour la jeune fille à marier. Ses « bonnes manières » sont alors jugées, ainsi que son savoir-faire : par exemple, le café turc (dûment sucré) doit impérativement être porté à ébullition à deux reprises avant d’être prêt, ceci après un repos de une à deux minutes. Au moment de le servir, il convient de déposer un peu de la mousse qui surnage, dans chaque tasse, puis de servir le café, et enfin de jeter quelques gouttes d’eau froide afin de précipiter le marc au fond des tasses. Après quoi, la jeune fille sera jugée bonne à marier. Ou non. L’affaire est on ne peut plus sérieuse, dans les contrées maternelles d’une boisson devenue universelle et qui est consommée par un être humain sur trois. Un proverbe éthiopien énonce clairement : « Buna dabo naw » : le café est notre pain.

    Cafés Viennois

    Sait-on que l’Allemagne est le deuxième importateur et le deuxième consommateur mondial de café ? D’aucuns jureraient que l’Italie, ou la France, tiennent cette position. Or, la consommation de café a explosé ces quarante dernières années outre-Rhin, les cafés à tendance acide s’y taillent la part du lion, loin devant les cafés solubles, qui connaissent un succès ailleurs, mais que l’Allemand juge dépourvus de qualités organoleptiques suffisantes. 

    L’Autriche est indissociable du café viennois, à la crème fouettée (voire à la chantilly) et des légendaires cafés de la capitale, que l’on dit littéraires car nombre d’écrivains les fréquentent assidûment depuis l’époque splendide de l’empire austro-hongrois. À l’aube du XXe siècle, Stefan Zweig est de ces auteurs cultes qui écrivent dans les cafés de la ville de Freud, son ami. Il se rend fréquemment aux cafés Beethoven, Reyl et Rathaus pour y déguster son breuvage favori, avec ou sans crème d’ailleurs. L’une de ses nombreuses nouvelles, figurant dans le recueil intitulé « La Peur », met en scène un café viennois, le café Gluck, et un érudit singulier, « Le Bouquiniste Mendel » Atmosphère : « À Vienne, un café vous attend à chaque coin de rue. (…) Dans mon oisiveté, je commençais déjà à m’abandonner à la molle passivité qui émane subrepticement de chaque véritable café viennois. (…) J’observais la demoiselle de la caisse, qui distribuait mécaniquement aux garçons le sucre et les cuillères pour chaque tasse de café… ».

    Irish coffee

    Si le Lapon a pour coutume d’additionner de la graisse de renne à son café et de ne jamais le sucrer, le Russe, lui, y ajoute volontiers une rondelle de citron comme nous le faisons dans l’eau pétillante.  Le Grec le boit frappé, et il a largement contribué au succès d’une boisson estivale, le café glacé (avec ou sans lait). L’Irlandais préfère adjoindre à son café du whiskey (avec un « e » pour le distinguer du Scotch whisky). C’est dans son roman irlandais, « Un Taxi mauve », que Michel Déon décrit la préparation minutieuse, par « une tenancière et avec un soin jaloux » de l’Irish coffee : « …Verres à pied chaud, sucre bien fondu dans le whiskey brûlant, café d’encre et faux col de crème glacée. Une jeune fille aux joues rosies, fraîche comme Mollie Malone, nous les apporta avec des grâces d’équilibriste, sans qu’une goutte de crème troublât le café. » Les Anglais, enfin, grands buveurs de thé devant l’éternel, négligent le café authentique, au point de lui préférer le café soluble, jugé indigne par tout amateur qui se respecte. Le chansonnier à l’humour caustique Pierre-Jean Vaillard dit : « Je sais maintenant pourquoi les Anglais préfèrent le thé : je viens de goûter leur café ». Ce qui n’empêche évidemment pas de nombreux aficionados de l’espresso et citoyens de Sa Majesté, de fréquenter les bars londoniens dédiés au culte de cette boisson incomparable ; lorsqu’elle est élaborée « à l’italienne ». L.M.

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    ORIENTALISMES

    Gérard de Nerval, dans son « Voyage en Orient », effectué en 1843, est saisi par l’atmosphère des cafés du Caire, où il découvre la danse du ventre et surtout la « liqueur ambrée » - ainsi nomme-t-il poétiquement le café -, dont il se délecte. « Le kahwedji {qui a la charge de préparer le café} sait bien qu’il faut sucrer la tasse, et la compagnie sourit de cette bizarre préparation. (…) Le foyer est toujours garni d’une multitude de petites cafetières de cuivre rouge, car il faut faire bouillir une cafetière pour chacune de ces fines-janes {pour « findjân » : petite tasse à café} grandes comme des coquetiers. »

    Le poète Constantin Cavafy hante les cafés populaires d’Alexandrie, sa ville, au début du XXe siècle, et il puise l’inspiration dans ces lieux mal famés, peuplés de petites gens qui boivent des cafés jusqu’au bout de la nuit. 

    C’est à Istanbul (où un café porte son nom : « Le Piyer Loti », dans le quartier d’Eyoub), que Pierre Loti goûte aux charmes lascifs de l’amour. « Aziyadé », son roman oriental, évoque ces cafés où des conteurs se livrent à des récits captivants, tandis que les clients fument le narguilé et consomment force cafés : « … S’arrêter à tous les cafedjis. (…) Boire le café de Turquie dans les microscopiques tasses bleues à pied de cuivre. (…) On m’apporte mon narguilé et ma tasse de café turc, qu’un enfant est chargé de renouveler tous les quarts d’heure… »  L.M.

     

  • Belles plumes d'Algérie

    Papier paru dans le hors-série de L'EXPRESS, actuellement en kiosque, consacré aux Pieds-Noirs (rédaction en chef : Philippe Bidalon et Léon Mazzella) :

     

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    La littérature pied-noire naît avec Camus, mais le maître a engendré et continue d'engendrer pléthore de bons auteurs pieds-noirs.

    Par Léon Mazzella

     

     

    La littérature pied-noire – de qualité- naît au milieu des années trente avec les premiers textes d’Albert Camus, comme « L’Envers et l’endroit », et « Noces », publiés par Edmond Charlot. Cet éditeur libraire algérois fit beaucoup pour cette littérature naissante, avec son confrère Baconnier (auquel on associe le nom de Charles Brouty, illustrateur célèbre), et qui publia notamment « Jeunes saisons » d’Emmanuel Roblès, ainsi que des textes algériens capitaux, comme « Jours de Kabylie », de Mouloud Feraoun. Les auteurs phares de cette pépinière furent regroupés autour de « L’Ecole d’Alger » avec Charlot pour éditeur, et comptait, aux côtés d’Albert Camus, Emmanuel Roblès, Jules Roy, le philosophe Jean Grenier, le romancier René-Jean Clot ou encore le poète Max-Pol Fouchet. Ainsi que Gabriel Audisio et Jean Sénac. 

    Donc, Camus. Avec  « Noces », « L’Eté », « La Peste », « L’Etranger », « Le Premier homme »… L’ombre tutélaire du Nobel 1957 plane sur la littérature pied-noire comme celle d'un mancenillier. Sa génération connut de grandes plumes. Il n'est qu'à citer Jules Roy (1907-2000), dont la précieuse saga « Les Chevaux du soleil » (Omnibus), ainsi qu’un livre devenu un classique, « La Guerre d’Algérie» (Bourgois), demeurent des ouvrages majeurs, sans concession le second, et inaltérables. Emmanuel Roblès (1914-1995), qui fit tant pour les écrivains pieds-noirs et algériens aussi en qualité d’éditeur au Seuil, dépeint, entre autres dans « Les Hauteurs de la ville » et dans « Jeunes saisons » (Seuil), le petit peuple d’Oran avec une immense tendresse que l’on retrouvera plus tard dans les romans de Louis Gardel. Algérois comme Camus, habité par Jules Roy, vivant à Paris, ce romancier puissant et délicat, éditeur au Seuil lui aussi, auteur du célèbre « Fort Saganne », traverse son œuvre au fil de l’Algérie. Et ce, depuis « L’Eté fracassé » jusqu’à « La Baie d’Alger » et « Le Scénariste », en passant par « Couteau de chaleur », « Notre homme », ou encore « Dar Baroud » (Seuil). Tous disent l’Algérie heureuse avec justesse, et aucun des personnages ne gémit jamais sur le paradis perdu ; ce qui est salutaire. Une autre voix précieuse est celle de Frédéric Musso, romancier de talent, poète concis et biographe avisé de Camus, dont il faut tout lire, notamment « Martin est aux Afriques » et « L’Algérie des souvenirs » (La Table ronde).  

     

    Romanciers sans pathos

    Et puis, il y a tant d'auteurs. Pêle-mêle : Jean Pélégri, et  « Les Oliviers de la justice », « Le Maboul » (Gallimard), et un livre-testament bouleversant : « Ma Mère, l’Algérie » (Actes Sud). Jean-Pierre Millecam, auteur du sensible « Et je vis un cheval pâle » (Gallimard). Annie Cohen et le si tendre « Marabout de Blida » (Actes Sud), Assia Djebar pour la violence salutaire de « Oran, langue morte » (Actes Sud). Il y a de la  « nostalgérie » soft chez Marie Elbe, et « A l’heure de notre mort » (Albin Michel), chez Janine Montupet, « La Fontaine rouge » (R.Laffont), et chez Marie Cardinal, « Les Pieds-Noirs » (Place Furstemberg). Ainsi qu'avec Norbert Régina, qui fut secrétaire général de la rédaction de L’Express jusqu’en 1987, et l’auteur d’une trilogie romanesque : « Ils croyaient à l’éternité », « La Femme immobile », « Les crépuscules d’Alger » (Flammarion). Dans « L’homme à la mer » (Orban) de Jacques Fieschi aussi. Citons encore Roland Bacri, disparu en mai dernier, qui fut « Le Petit Poète » du « Canard enchaîné » et l’auteur du « Roro », un dictionnaire pataouète qui ne prétendait pas donner le change au (Petit) Robert, car Paul Robert, l’auteur du dictionnaire éponyme, était lui aussi Pied-Noir ! Mention spéciale pour l’absence totale de pathos à deux livres parus récemment : « Trois jours à Oran », formidable roman d'un retour au lieu d'origine signé Anne Plantagenet (Stock), et au vibrant « Le Glacis », de Monique Rivet (Métailié). Sans oublier les Morgan Sportès, romancier né à Alger, Hélène Cixous, Oranaise et grande féministe, auteurs qualifié abusivement de pied-noir, car leur oeuvre n'évoque pas l'Algérie. Il y a par ailleurs le délicat Alain Vircondelet, Algérois et "durassien", l'éditeur né à Mascara Jean-Paul Enthoven, et même le grand Robert Merle! Enfin, last but not least, l'Algérois et "camusien" Jacques Ferrandez dans le domaine de la BD littéraire imprégnée par l'histoire de la présence française en Algérie.

     

    Philosophes de grand renom

    La philosophie n’est pas non plus en reste, avec des noms aussi prestigieux que celui de Jacques Derrida (1930-2004), d’abord. Le théoricien de la déconstruction naît à El Biar en 1930 dans une famille juive, et il restera en Algérie jusqu’en 1949, puis il y retourne pour effectuer son service militaire de 1957 à 1959, soit en pleine guerre. Il y retournera encore dans les années 70 pour y donner des conférences. Sa postface à « Les Français d’Algérie », de l’historien Pierre Nora (Bourgois), inédite jusqu'en 2012, est un bijou de 50 pages à l’adresse de son ami, auquel il reproche fermement d’être injuste à l’égard des Pieds-Noirs. Collègue de Derrida à Normale Sup’, le philosophe marxiste Louis Althusser (1918-1990) est également d’origine pied-noire, puisque issu d’une famille alsacienne installée au sud d’Alger, à Birmandreis. Le très médiatique Bernard-Henry Lévy, est né en 1948 à Béni-Saf. Son arrière grand-père maternel fut le rabbin de Tlemcen. BHL a quitté l’Algérie avec sa famille pour Neuilly-sur-Seine en 1954. Notons que Derrida et Althusser furent ses professeurs, rue d’Ulm. « Le plus beau décolleté de Paris » (Angelo Rinaldi dans L'Expres) a déclaré en 2012 que l’Algérie n’était « ni un pays arabe ni un pays islamique, mais un pays juif et français, sur un plan culturel »… Parmi les écrivains journalistes célèbres, citons rapidement Jean Daniel (Le Nouvel Observateur, qui fit ses armes à L'Express, où il couvrit la guerre d'Algérie). Et Jean-Claude Guillebaud, essayiste et grand reporter, né en Algérie d’un père charentais et d’une mère pied-noire. Il a grandi dans le Sud-Ouest dès l’âge de trois ans. Journaliste, il refusa obstinément d’y retourner pour ne pas raviver ce qu’il nomme « une dislocation originelle ». Jusqu’en décembre 2011, parce que « l’heure était venue » de retrouver l’autre partie de lui-même devant la Baie d’Alger... L.M.

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    GRANDES VOIX ALGÉRIENNES

    Il est impossible de dissocier les grandes voix de la littérature algérienne des années Camus à nos jours, de la littérature dite pied-noire. Parmi celles-ci et dès avant Yasmina Khadra dont l’œuvre rencontre un succès revigorant, nous trouvons Mouloud Feraoun, ses « Jours de Kabylie », et « Le Fils du pauvre » (Seuil). Feraoun n’a pas cinquante ans lorsqu’il est assassiné le 15 mars 1962 à Alger par l’OAS .

    Il y a Jean Amrouche et « L’éternelle Jugurtha » (L’Arche), qui eut ce mot : « L’Algérie est l’esprit de mon âme. La France l’âme de mon esprit ». Mouloud Mammeri  pour « La Colline oubliée » (Seuil). Mohamed Dib le tlemcénien, qui collabora au quotidien progressiste « Alger Républicain » avec Kateb Yacine, auteur de l’inoubliable « Nedjma » (Seuil). Dib signa notamment « Un été africain » (Seuil), dans les pages duquel il nomme toujours les « événement » que l’on appellera officiellement « Guerre » qu’en 1999, par le lapidaire vocable : « ça ». Mohammed Dib est aussi l’auteur d’une trilogie, « Algérie » : « La Grande maison », « L’Incendie », et « Le Métier à tisser » (Seui) qui paraissent au moment des années de braise d’une guerre sans nom et décrivent une terre rurale, pauvre, simple, quotidienne, aux dimensions ethnographiques précieuses. Il y a également Rachid Mimouni et son « Fleuve détourné » (Stock), Tahar Djaout, assassiné en 1993 (« Les Vigiles », Seuil), et plus tard Rachid Boudjedra et son puissant roman « La Répudiation » (Denoël). Citons enfin Leïla Sebbar, romancière et pilote, notamment, d’une admirable anthologie intitulée « Une enfance algérienne » (Gallimard), et Malika Mokeddem, pour son touchant roman « L’Interdite » (Grasset). L.M.

     

     

     

  • Café et écriture

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    C'est un papier qui paraît dans un n° spécial de L'EXPRESS et de L'EXPANSION, consacré à la petite graine.

    LE CARBURANT DES CRÉATEURS

    Par Léon Mazzella

    Les écrivains en font parfois une consommation effrénée, car le café, « torréfiant intérieur », selon Balzac, maintient éveillé et stimule la création. 

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    Balzac est un cas. L’auteur de La Comédie humaine, gigantesque « peinture de la société » en plus de 90 ouvrages, qualifie le café de « torréfiant intérieur », dans son « Traité des excitants modernes ». Il note que le café ouvre l’esprit, en donne à ceux qui en manquent mais rend encore plus ennuyeux ceux qui nous ennuient… Citant le prince des gastronomes, Brillat-Savarin, l’auteur du « Père Goriot » confirme que « le café met en mouvement le sang, en fait jaillir les esprits moteurs ; excitation qui précipite la digestion, chasse le sommeil, et permet d’entretenir pendant un peu plus longtemps les facultés cérébrales ». Balzac lui-même sait gré au café de lui permettre d’écrire, de produire tant et plus. L’auteur pantagruélique alterne les ripailles les plus rabelaisiennes avec l’abstinence la plus monacale, mais sacrifie quotidiennement à l’absorption de son carburant préféré. Il possède plusieurs cafetières fétiches, dont une en argent, dite à la Chaptal. Mais c’est celle en porcelaine de Limoges, avec ses initiales sur la couronne qui lui permet de maintenir son breuvage au chaud, et que l’on peut encore voir à la Maison de Balzac, musée sis rue Raynouard à Paris, qui ne quitte jamais sa table de travail. Il prépare lui-même sa drogue douce. Il s’agit d’un mélange de  Moka auquel il ajoute du café de la Martinique et du café Bourbon. Le romancier prolifique les achète de préférence chez l’épicier Bonnemains, place Saint-Michel. Il y sacrifie une part non négligeable de ses dépenses, au moins dix fois plus que pour l’achat du pain. Son petit secret réside dans l’ajout d’une pincée de sel afin de développer les arômes d’un élixir qu’il prend soin de faire couler très lentement. Comme il ne fume pas – il déteste même le tabac-, ne  boit guère (sauf lors de gueuletons), il abuse de son unique péché mignon, mais comme le café a partie liée avec l’encre, l’abus l’excuse. Les deux liquides noirs sont les mamelles de sa création. 

    « Dès lors, tout s’agite »

    « Le café tombe dans votre estomac (…) Dès lors, tout s’agite : les idées s’ébranlent comme les bataillons de la Grande Armée sur le terrain d’une bataille », écrit-il, « et la bataille a lieu. Les souvenirs arrivent au pas de charge, enseignes déployées : la cavalerie légère des comparaisons se développe par un magnifique galop ; l’artillerie de la logique arrive avec son train et ses gargousses ; les traits d’esprit arrivent en tirailleurs ; les figures se dressent, le papier se couvre d’encre, car la veille commence et finit par des torrents d’eau noire, comme la bataille par sa poudre noire. » Et c’est ainsi, grâce à quantité de tasses dégustées, à des litres de café avalées jour et nuit – Balzac écrit beaucoup du crépuscule à l’aube-, que ses romans avancent, à l’instar d’une armée en ordre de marche et qui ne peut, dès lors, connaître la déroute. « L’état où vous met le café pris à jeun », écrit-il encore, «  dans les conditions magistrales, produit une sorte de vivacité nerveuse qui ressemble à celle de la colère. Le verbe s’élève, les gestes expriment une impatience maladive ; on veut que tout aille comme trottent les idées ; on est braque, rageur pour des riens ; on arrive à ce variable caractère du poète tant accusé par les épiciers ; on prête à autrui la lucidité dont on jouit. » Balzac déteste l’idée même d’ajouter du lait dans le café, comme d’autres n’imaginent même pas l’adjonction d’une goutte d’eau dans leur vin – au propre comme au figuré. Il a même des mots peu caressants à l’adresse des amateurs : « Offrir du café au lait, ce n’est pas une faute, c’est un ridicule. Il n’y a plus que les portières qui prennent cette mixture populacière, laquelle attriste la fibre, charge l’estomac de saburres pernicieuses et débilite le système nerveux ». Balzac est un puriste. Il lui faut du solide, du pur, du dur, du coup de fouet. Il pense que « le fluide nerveux est le conducteur de l’électricité que dégage cette substance {le café} », que son pouvoir n’est ni constant ni absolu. Conforté en cela par Rossini : « Le café, m’a-t-il dit, est une affaire de quinze ou vingt jours ; le temps fort heureusement de faire un opéra. Le fait est vrai. Mais le temps pendant lequel on jouit des bienfaits du café peut s’étendre… »  L’œuvre de Balzac le prouve avec superbe, laquelle a donné au roman français ses volumes parmi les plus riches. Comme par hasard ou par un effet de balancier (on aime les chiens ou les chats, rarement les deux à la fois), Balzac n’aime pas du tout le thé. La boisson comme son univers, qu’il ne manque pas de vilipender : « Il donnerait la morale anglaise, les miss au teint blafard, les hypocrisies et les médisances anglaises ; ce qui est certain, c’est qu’il ne gâte pas moins la femme au moral qu’au physique. Là où les femmes boivent du thé, l’amour est vicié dans son principe ; elles sont pâles, maladives, parleuses, ennuyeuses, prêcheuses. » Des propos forts de café… Un café que notre puriste prolifique et expert en « Etudes de mœurs » ne répugnait pas à consommer, à l’occasion, additionné d’un soupçon de crème. Dans « La Femme auteur », nous lisons ceci : « La tasse de café que je prends est exquise, la crème est de la crème envoyée de la ferme que mon oncle Hannequin possède à Bobigny, le café, c’est du vrai moka… ». Une entorse en forme de confession, assortie de précisions de taille : il ne s’agit pas de lait, et la provenance de la crème est un gage de qualité.

    Les premiers cafés littéraires

    Un autre grand buveur de café est Voltaire, qui passe des heures et des heures au Procope, rue de l’Ancienne-Comédie, dans le quartier de l’Odéon (et où se trouvait jadis la Comédie française).  Le Procope, « Café-Glacier depuis 1686 », fut créé par un Sicilien nommé Francesco Procopio Dei Coltelli, qui en fit un débiteur de café et de spiritueux. Pour l’auteur de « Candide », le café est une plante cultivée dans le sud et consommée dans le nord », ce qui n’ est plus vrai aujourd’hui. Voltaire boit du café dans les cafés, et lance sans le vouloir, avec ses amis Encyclopédistes, la mode des bars que l’on appelle dès lors cafés. Confondre ainsi le lieu et l’une des boissons qu’on y propose assure le succès du « petit noir ». Dès avant Sartre et Beauvoir, qui usèrent leur séant sur les banquettes du Flore et les chaises des Deux Magots voisin, boulevard Saint-Germain, les cafés deviennent littéraires au temps de Voltaire. Ce dernier n’était-il pas membre de la confrérie des buveurs de café ? Buveur impénitent – il en boit plusieurs dizaines chaque jour, mais légers ! -, il ne pense pas avec Fontenelle que c’est « un poison lent », mais au contraire un stimulant de l’esprit. Dans « Les Confessions », Rousseau témoigne de cette incroyable appétence de l’auteur de « Zadig » : Il avait la réputation de boire quarante tasses de café chaque jour pour l’aider à rester éveillé  pour penser, penser, penser à  la manière de lutter contre les tyrans et les imbéciles. » 
    Flaubert évoque le café dans « Madame Bovary » en des termes qui dénotent le soin particulier apporté à l’élaboration du breuvage : « Mm Homais réapparut, portant une de ces vacillantes machines que l’on chauffe avec de l’esprit-de-vin ; car Homais tenait à faire son café sur la table, l’ayant, d’ailleurs, torréfié lui-même, porphyrisé lui-même, mixtionné lui-même. » Brillat-Savarin souligne l’art de la torréfaction ainsi : « La décoction de café cru est une boisson insignifiante ; mais la carbonisation y développe un arôme, et y forme une huile qui caractérisent le café, tel que nous le prenons, et qui resteraient éternellement inconnus sans l’intervention de la chaleur. » 

    Boisson à connotation intellectuelle, puisqu’elle développe les capacités créatrices, le café se voit parfois opposer ses vertus à celles du thé. Proust boit quant à lui des quantités impressionnantes d’ « essence de café » – uniquement du Corcellet, acheté dans le XVIIe arrondissement de Paris, élaboré avec une précision maniaque et servi dans une cafetière en argent, cela pour tenir, et continuer de pouvoir écrire sa monumentale « Recherche du temps perdu ». Et aussi afin de calmer ses incessantes crises d’asthme. À Lisbonne, l’immense poète Fernando Pessoa passe des journées au café « A Brasileira », dans le quartier du Chiado, où il possède aujourd’hui sa statue en bronze, et c’est de là qu’il « contemple la vie en frémissant », tout en sirotant « uma bica », terme qui désigne un espresso.

    Pénétrer les cerveaux

    Cité dans l’anthologie « Le goût du café » (Mercure de France), Paul Morand déclare, non sans ironie : « Par le thé, l’Orient pénètre dans les salons bourgeois, par le café, il pénètre dans les cerveaux. » C’est dans « La Route des Indes » que l’écrivain diplomate retrace avec brio l’histoire de l’arrivée du café à la cour du Roi Soleil, puis sa conquête de l’Europe d’une boisson qui devint vite à la mode, à la cour comme dans la rue. Morand :  « Le moka brûlant fait son chemin dans l’estomac et dans les méninges de ces Nordiques lents à penser et les réveille ; les Irlandais cessent d’avoir le monopole de l’esprit ; des idées non suivies d’actes, mais qu’on aime pour leur jeu rapide et gratuit, dansent dans les têtes. » Morand se plaît à souligner l’apport spirituel du café, lequel semble secouer la vieille Europe comme une drogue douce et bienfaisante. « Stupéfiants et excitants sont les deux faces de la déesse », écrit-il encore, « les deux visages par où l’Orient sourit à l’Europe, ou grimace. Le café énerva le classicisme ; le romantisme découvrira bientôt l’autre noir abîme du désespoir humain : en 1797, Coleridge avale, à Malte, des boulettes d’opium. » 

    C’est dans son « Dictionnaire de cuisine » qu’Alexandre Dumas évoque les bienfaits du café et donne de nombreux conseils comme celui de « ne le moudre qu’au fur et à mesure des besoins, afin qu’il ne puisse perdre son arôme ».  Il prétend que « Voltaire et Delisle ont fait abus du café, qui, loin d’être un poison, comme on l’a dit d’abord, est un antidote pour tous les poisons stupéfiants ; il opère rapidement sur l’opium, sur la belladone, etc. Il faut alors le prendre très fort et une cuillerée à café toutes les cinq minutes ». Le père des « Trois Mousquetaires » donne même des recettes, comme celle du café à la crème frappé de glace, à partir d’une infusion de café Moka ou de café Bourbon : « Vous la mettez dans un bol en porcelaine, vous la sucrez convenablement, et vous y ajoutez une égale quantité de lait bouilli ou le tiers d’une crème onctueuse. Vous entourez ensuite le bol de glace pilée. »

    Enfin, Karen Blixen, dans son inoubliable « Ferme africaine », raconte son quotidien d’exploitante d’une plantation de café arabica située à près de 2000 mètres d’altitude, au Kenya, mais en revanche, elle n’abuse pas de sa consommation comme la plupart de ses frères et sœurs de plume. L.M.

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    Musiciens et peintres

    Les musiciens ne sont pas en reste. Jean-Sébastien Bach dédie au café une cantate profane, la « Cantate du café » BWV 211, pour flûte traversière, violons, timbales et voix (ténor, basse, soprano), tant il aimait ce breuvage. Il s’agit d’une sorte de mini opéra comique ayant l’addiction au café pour sujet, qui était un réel problème dans le Liepzig du XVIIIè siècle. Le dramaturge italien Carlo Goldoni consacre à sa boisson favorite une comédie de moeurs, « La Bottega del caffé ». Les artistes, compositeurs et peintres, ont eux aussi vite compris que la caféine chassait la somnolence et favorisait la création. Ludwig Van Beethoven en boit plusieurs tasses chaque matin, à raison de 60 grains scrupuleusement comptés un à un pour chaque tasse. Plus près de nous, et entre autres compositeurs et interprètes, Gustav Mahler et Glenn Gould sont célèbres pour en faire leur combustible mental fétiche.
    Quant aux peintres, s’ils en consomment depuis toujours, ils peignent à l’occasion la boisson et son service. Ainsi, de Cézanne et sa célèbre « Femme à la cafetière », ou de Manet et du non moins célèbre « Déjeuner dans l’atelier », ou encore le « Café arabe » d’Eugène Girardet, entre autres tableaux qui font du café un sujet qui n’est pas de nature morte. Mais vive. L.M.

     

  • Le Français a du whysky-appeal

    Papier paru hier dans L'EXPRESS de cette semaine :

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    Charles MacLean, maître du malt

    Par Léon Mazzella

     

    Le droit mène à tout… Même au whisky. Charles MacLean, pantalon écossais, moustache blonde soignée, regard vif, en est la preuve vivante : cet éphémère avocat, né en 1951 à Glasgow et vivant à Edimburg,  a troqué sa robe pour les habits de globe-trotter au service sa majesté le malt. Depuis, il parcourt le monde animer des Master Class pour le compte de diverses marques de whisky. Une passion née dans l’adolescence. A 16 ans, Charles se lie d’amitié Charly Grant, le fils du propriétaire de la distillerie The Glenlivet. Par atavisme et en plein cœur de la région du Speyside, Charly initie naturellement son pote Charles à la dégustation d’une eau de feu que ce dernier juge d’abord imbuvable, puis agréable, intéressante, complexe, intrigante. « Le whisky n’est pas franchement un easy drink », confie-t-il encore aujourd’hui. Désormais piqué au malt, il écrit des textes sur sa boisson favorite pour des agences de communication. Vite repéré pour la sincérité de ses articles sur l’élaboration, l’art de la dégustation et l’histoire du whisky, il travaille pour quantité de marques. En 1988, Charles rédige son premier livre, The Pocket guide of Scotch Whisky. Sa voie est tracée, on  s’arrache désormais ses commentaires. Il entame alors une carrière de conseiller, anime des ateliers de dégustation en Ecosse, puis au-delà du Mur d’Hadrien. Consécration, il participe à la réalisation du film La Part des anges, de Ken Loach. « Ce fut un sacré booster, avoue-t-il. Mais surtout une belle aventure. D’abord sollicité comme expert, Ken m’a demandé un matin d’interpréter mon propre rôle. ‘’Be yourself !’’ me lança-t-il. » 

    Voilà comment Charles MacLean est devenu l’un des connaisseurs les plus respectés de la planète maltée. Celui que The Times a sacré, en 2010, meilleur expert du whisky d’Ecosse, confesse avoir également une attirance pour les flacons japonais, indiens et taiwanais, en humant avec gourmandise un pur écossais Glen Turner Heritage, lors des premières master class* organisées dans l’Hexagone par la distillerie créée, en 1981, à Bathgate (Ecosse) mais en activité depuis 2004 seulement, et qu’il animait fin septembre à Paris. 

    L’occasion, pour notre expert, de rappeler combien il apprécie l’amateur français (rappelons que, avec 1,26 million d’hectolitre achetés en 2011, la France est le premier pays consommateur de whisky), car « votre culture du vin, des eaux de vie ambrées et de la gastronomie en général, vous donne un incomparable whisky-appeal. Chaque Français est un whisky-addict avec lequel j’ai plaisir à parler des grands whiskies comme des crus classés. » 

    Autour de son cou, une sorte de coquille saint-jacques se balance au gré de ses gestes amples. C’est son pedigree absolu : MacLean n’est pas peu fier d’être Master of the Quaich (en gaélique, quaich désigne le verre à whisky idéal). Ce club vénérable l’a non seulement adoubé comme Keeper (gardien du temple), en 1992, mais promu Master, il y a cinq ans, soit le titre suprême, partagé par une petite cinquantaine d’heureux élus de par le monde. Un sésame. 

     

    * Six whiskies furent proposés au cours de cette dégustation exceptionnelle : deux single malt des Highlands, Old Pulteney 12 ans d’âge (floral, aromatique, marin) et Clynelish 14 ans (suave, profond) ; un single Highlands malt, Glen Turner 12 ans (boisé, tourbé, miellé, réglissé) ; un whisky d’assemblage de malts de 15 ans d’âge, Glen Turner Heritage (boisé, vanillé, fruité, caramélisé) ; deux Islay single malt, Bowmore 12 ans (fumé, salin) et Kilchoman Machir Bay (fumé, boisé, marin). 

  • ATTENTION, ÉVÉNEMENT

    terre_du_couchant.jpgGRACQ INÉDIT

    J'y reviendrai forcément très vite, ici même :

     

     

     

     

     

     

     

    http://www.jose-corti.fr/titresfrancais/Terres_du_couchant.html

    Extrait, pour redire brièvement l'intemporalité, la permanence, la perfection du style, l'oubli de tout repère, excepté celui du méridien de Greenwich littéraire que l'auteur figure ou dessine à lui seul, extrait donc, de l'événement littéraire 2014/2015 absolu, et propre à balayer tout le reste comme un amical tsunami - d'un revers distrait de la manche.

     

    « En ces jours-là, le monde nous faisait cortège, chaud comme une bête, touffu comme un bois noir, plein de peurs et de merveilles – nous étions conduits – de grands signes se levaient pour nous sur la route, comme à celui qui s’est mis en chemin derrière une étoile – et tout autour de nous était calme, majesté, silence – un monde tendu à nous comme sur une paume, tout rafraîchi de palmes sauvages, fouetté de grands vents qui brassaient à pleins bras son écume verte, incliné, tout entier comme une voile qui prend l’alizé vers sa destination cachée, dans un roulis de long-courrier, un balancement d’équinoxe. » 

  • Une identité en péril

    Papier paru dans le hors-série Pieds-Noirs, histoire d'une déchirure, de L'EXPRESS. (Rédaction en chef : Philippe Bidalon et Léon Mazzella). En vente en kiosque pendant trois mois => Courez-y! 

    gde0011_001.jpgUn travail de mémoire et d’entretien de celle-ci s’opère depuis cinquante ans, par le biais notamment d’associations et de revues. Capital, cette quête des origines qui anime certains « descendants » de pieds-noirs, est ravivée par la disparition annoncée d’une communauté –au sens strict -, à l’horizon 2062, centenaire du grand départ. Par Léon Mazzella

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    L’acteur Daniel Auteuil naquit « par hasard » à Alger en 1950, lorsque ses parents, chanteurs, y résidaient provisoirement. De là à le considérer comme pied-noir, il n’y a qu’un pas audacieux que la « diaspora » aime bien franchir afin de grossir artificiellement ses rangs, histoire de s’enorgueillir de compter des stars, des people, des gens biens, des pieds-noirs recommandables. Analysons ce réflexe. Il exagère chouia (le pied-noir exagère tout, de toute façon). Exprime une sorte de revanche sociale, un déficit à combler, une conduite à racheter, au nom d’une culpabilité induite, d’une honte bue mais jamais éliminée, d’un complexe d’être, aux yeux des « Français de France », ces (« sales ») pieds-noirs, un million d’hommes et de femmes qui furent parfois maltraités dans un hexagone qui les accueillit globalement à contrecoeur. Dire qu’il s’agit d’un juste retour des choses pour une communauté ayant maintenu la population algérienne sous le boisseau serait par ailleurs aussi hâtif qu’hasardeux.

    INTRANQUILLES LOCATAIRES

    Ainsi, les pieds-noirs se sont-ils toujours faits tout petits, afin de se faire accepter, de se faire « aimer » par l’autre. La peur d’être à nouveau rejetés ailleurs, exilés une nouvelle fois, et repoussés au quotidien, appartient à leur inconscient. Cette crainte sociologique a été en effet largement partagée, dès leur arrivée sur le sol métropolitain en 1962. Rappelons que leur histoire est celle d’un peuple bigarré qui investit un sol qui ne sera jamais vraiment le sien, une terre qu’ils s’approprient certes, mais dont ils savent qu’ils sont les locataires seulement, et que leur bail a une durée déterminée, dont la date n’est pas fixée. Les pieds-noirs ont par conséquent toujours vécu dans une sorte de qui vive, comme les Napolitains qui gardent constamment au fond de leur conscience la possibilité d’une nouvelle éruption du Vésuve. Carpe diem (et memento mori). L’histoire les expulse en 1962. Ils arrivent ailleurs, en « terre mère » soi-disant, dans leur patrie, et celle-ci s’avère étrangement étrangère, voire hostile. Jean-Jacques Gonzales, auteur d’un tendre « Oran » (Séguier), ville qu’il quitte à l’âge de 11 ans, a des mots d’une grande justesse pour résumer l’absurdité de cette situation historique, dans le superbe ouvrage collectif « Algérie 1954-1962 », placé sous la direction de Benjamin Stora et Tramor Quemeneur (Les Arènes) : « Et puis il y a l’école, où l’on ne nous apprend rien de l’Algérie, mais tout de cette France que nous ne connaissons pas. Un truc dingue, schizophrénique. Ensuite la guerre, atroce, horrible. Mais je me disais qu’elle devait m’amener au paradis, dans cette France des livres, du savoir. Une fois arrivés, on nous a dit que nous n’étions pas chez nous. En fait, chez nous, maintenant, c’était nulle part. »

    LA « NOSTALGÉRIE »

    Néanmoins, les pieds-noirs ne se laissent pas abattre et font montre d’une belle énergie. Ils se refont la clémentine, tant bien que mal, en gardant les stigmates d’un passé qui ne passe pas, en ayant l’esprit du guetteur chevillé au corps. Sans cesse en alerte, ils ne connaissent jamais la paix, sinon dans le souvenir de là-bas. Ce syndrome génère vite une maladie qui semble incurable, communément appelée « nostalgérie ». Certains entretiennent le virus, car ce peut être un mal délicieux qui procure un bien étrange... L’entretien du souvenir d’un paradis perdu connaît un essor formidable avec la multiplication de rencontres, colloques, rassemblements parfois monstres, qui se tiennent dans des centres à forte densité de pieds-noirs comme Narbonne, Nice, Montpellier et Nîmes. Les  voyages organisés pour retourner « là-bas » connaissent eux aussi un beau succès, bien que tous ces événements aient aujourd’hui tendance à se raréfier, par manque croissant de participants... Ils sont par ailleurs l’occasion de retrouver les « pieds-verts », cette population très minoritaire (environ quelques dizaines de milliers après 1963, quelques centaines aujourd’hui) de pieds-noirs ayant choisi de rester en Algérie et auxquels Assiya Hamza consacre un livre de témoignages émouvant, « Mémoires d’enracinés » (Michalon). La littérature pied-noire, ou plutôt les livres sur le sujet, sont légion. Nombre d’entre eux sont autoédités et n’ont aucune prétention littéraire. Leur dessein est d’entretenir, encore et toujours, le souvenir. Maurice Calmein et Christiane Lacoste-Adrover, dans leur ouvrage « Dis, c’était comment l’Algérie française ? » (Atlantis) ont dénombré 800 associations de pieds-noirs et de Français musulmans « repliés » d’Algérie. Les premières ont eu pour but de veiller aux intérêts matériels des rapatriés, les fameuses « indemnisations » des biens laissés en Algérie, que l’Etat français mettra de nombreuses années à rembourser, au compte-goutte et de façon souvent symbolique, voire indigne, augmentant ainsi la rancœur de pieds-noirs régulièrement enclins à exprimer leur colère par le vote sanction pur –celui qui est dénué d’idéologie ou de conviction politique précise mais qui constitue l’expression solidaire d’un poids électoral certain. Ces associations se nomment ANFANOMA (Association nationale des Français d’Afrique du Nord), RANFRAN (Rassemblement national des Français d’Afrique du Nord), rivales, puis rassemblée sous le label FNR (Front national des rapatriés) créé en 1969 par le général Edmond Jouhaud. Puis ce sera le RECOURS en 1974 (Rassemblement et coordination unitaire des rapatriés et spoliés), toujours à l’appel de Jouhaud, et que présidera Jacques Roseau, ex-OAS assassiné en 1993 par… l’OAS (lire page 53).

    Les associations de défense des Français musulmans ne sont pas en reste, notamment celles qui prennent la défense des malheureux harkis (ils sont 60 000 à toucher le sol français en 1962), comme Collectif Justice. Ou encore la dynamique association ANEH (Association nationale des enfants de harkis). Mais la plupart des associations sont apolitiques et parlent davantage kémia, soleil et du bon temps « quand on était là-bas » lors de leurs assemblées générales. Ce sont des amicales. Très nombreuses, certaines d’entre elles éditent leur propre bulletin de liaison (lire encadré). En parallèle, il faut saluer l’initiative d’envergure d’un Joseph Perez, qui, avec son association CDHA (Centre de documentation historique sur l’Algérie, installé avec sa propre bibliothèque à Aix-en-Provence) effectue depuis quarante ans un travail mémoriel prodigieux, de collection de documents de toutes sortes. Ses fils Gilles et Cyrille Perez, sont notamment les auteurs d’un long documentaire sur les pieds-noirs qui fait date (lire page 58), preuve que certains membres de la génération des quadras-quinquas d’aujourd’hui s’intéresse activement au sujet. Prochaine étape, capitale pour le président du CDHA : achever et inaugurer (en 2015, à Aix) un site mémoriel, placé sous l’égide de la Fondation de France, le Conservatoire national de la mémoire des Français d’Afrique du Nord, qui devrait devenir le centre de documentation le plus riche sur le sujet.

    UNE QUÊTE IDENTITAIRE

    Paradoxalement, les pieds-noirs se font donc tout petits d’un côté, et d’un autre, leur façon d’être exubérante, « forte en gueule », témoigne d’une véritable affirmation identitaire. La culture pied-noire, à travers le cinéma, la chanson, le café-théâtre, l’oralité –un accent reconnaissable entre tous, a véhiculé et progressivement imposé leur présence solaire sur le sol français. Les rapatriés se sont fait leur place loin du soleil de là-bas, dont chacun affirme qu’« il ne brillait pas de la même façon qu’ici ». Et leur belle énergie a dopé plusieurs secteurs de l’économie et certaines régions, comme la filière viticole (Languedoc-Roussillon), la culture des agrumes (Corse), l’immobilier ici, le petit commerce là... Les pieds-noirs se sont révélés doués pour créer et piloter des PME, et leur efficacité dans les professions libérales (médecine, droit) n’a jamais été démentie. Certes, la France des Trente Glorieuses renouait avec la prospérité, mais elle n’avait nullement besoin d’un million de pieds-noirs. Ces derniers participèrent néanmoins d’une croissance qui dépassa 6%. La galerie de portraits, dans des domaines divers, qui suit ces pages le démontre de façon sélective mais éloquente.

    La génération des enfants et aujourd’hui des petits-enfants, voire des arrière petits-enfants des pieds-noirs arrivés sur le sol métropolitain en 1962 s’interroge. Notons d’ailleurs que les descendants de harkis sont animés de la même quête identitaire.  Dépassionnée, sereine, légitimement curieuse, elles sont avides de savoir. Certes, seule une minorité effectue des recherches ou bien accomplit la démarche du retour sur la terre de naissance de leur famille, si possible en compagnie d’un parent qui consent à effectuer un voyage de toute façon douloureux, « avant qu’il ne soit trop tard » (lire à ce propos le roman d’Anne Plantagenet, voir page 73). Plus étonnant encore, certains jeunes « descendants » de pieds-noirs, âgés d’une vingtaine d’années à peine, agitent le spectre de l’oubli, expriment une demande de « transmission », de réappropriation identitaire, que celle-ci passe par la cuisine ou par l’histoire. Ce ne sont pas des cas isolés. Ils manifestent ce désir ardent de connaître la terre de leurs proches ancêtres –d’où ils proviennent, donc leur propre histoire, et envisagent eux aussi, peut-être sans parent, de faire le voyage (initiatique) du retour, afin de vérifier que là-bas ce n’est pas nulle part et que la notion de racines peut revêtir bien des aspects. L.M.

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    Le rôle social des bulletins de liaison

    Le plus connu est « L’Echo de l’Oranie », qui atteignit des pics de vente de 50 000 exemplaires, uniquement sur abonnement, réalisée à Nice depuis 1963. Il traite d’histoire, d’archéologie, de cuisine, de littérature, de pataouète –et il publie surtout un carnet. Celui-ci est précieux, car il permet à la « diaspora pied-noir » de savoir qui meurt et qui naît ! Il est aussi précieux que ces mêmes pages dans n’importe quel quotidien régional. Ce rôle est singulièrement accru à une période où la génération active en 1962 disparaît peu à peu. Le rôle social de ces journaux, primordial, est aussi de permettre aussi aux uns et aux autres de se retrouver, de reprendre contact, au moins de savoir « ce qu’ils sont devenus »... Aujourd’hui, la course contre la montre a commencé : afin d’éviter que la mémoire sombre dans l’oubli en partant dans la tombe, ces journaux constituent une précieuse source d’informations sur la vie d’une communauté qui s’éteint. Au sens strict, les pieds-noirs sont devenus une « espèce » en voie de disparition. Si l’on considère en effet qu’un pied-noir est une personne née sur le sol algérien avant le mois de juillet 1962, et que l’espérance de vie raisonnable de l’être humain est d’environ un siècle, les derniers pieds-noirs disparaîtront dans cinquante ans et des poussières. Parmi les revues plus culturelles, outre « Mémoire vive », revue du CDHA (lire plus haut), « L’Algérianiste », revue du Cercle algérianiste se distingue en tenant le haut du pavé. Créé en 1973, cette revue-livre donne chaque trimestre son lot d’articles de fond sur l’Algérie, traitée sous tous ses aspects. Fort d’une quarantaine de cercles locaux répartis dans toute la France, le Cercle algérianiste, basé à Narbonne, organise nombre de colloques, conférences, rencontres théâtrales, cinématographiques, et décerne même un prix littéraire. Citons encore « Pieds-Noirs d’hier et d’aujourd’hui », et « Jeune Pied-Noir » qui demeurent des associations actives et qui ont édité des magazines éponymes. L.M.

  • Exode / L'exil et la haine

    gde0011_001.jpgPapier paru dans le hors-série Pieds-Noirs de L'Express. (Rédaction en chef : Philippe Bidalon et Léon Mazzella). En kiosque pour 3 mois depuis avant-hier :

    L'exode des Pieds-Noirs.pdf

    L’EXIL ET LA HAINE

    Par Léon Mazzella

    L’exode de l’été 1962 rapatrie 800 000 Pieds-Noirs valise à la main sur les côtes métropolitaines. Ils sont loin d’être les bienvenus.

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    Les Pieds-Noirs, bien avant qu’on les désigne ainsi, ne possédaient rien lorsqu’ils sont arrivés sur le sol algérien. « On a tout construit, petit à petit, on s’est créé quelque chose à nous, et puis un jour, 130 ans plus tard, on nous a dit de partir en laissant tout sur place. On a du tout abandonner », déclare une rapatriée dans « Les Pieds-Noirs. Histoire d’une blessure », un film signé Gilles Perez. Ils ont tout perdu, et ils se sont retrouvés « une main devant, une main derrière », « avec juste les yeux pour pleurer », selon les formules bien connues. Alors, après 1962, ils se sont murés dans le silence, ils se sont fondus tant bien que mal dans un pays qui ne les accueillait pas avec enthousiasme. La plupart se sont tus pendant plus de 40 ans ; ils se réunissaient entre eux pour se tenir chaud au cœur. 

    À l’école, en Algérie, on leur apprenait les départements de métropole, mais rien sur l’Algérie, leur pays de résidence. Ils n’ont pas appris un mot d’Arabe non plus, et ce fut sans doute l’une des plus graves erreurs de la colonisation : ne pas apprendre la langue de l’Autre, qui est chez lui et chez lequel on s’invite... 

     

    La valise ou le cercueil

    À partir du 13 mai 1958 et du fameux « Je vous ai compris » prononcé par de Gaulle, qui fut suivi de tant de trahison et d’abandon, ils ont compris à leur tour. Les accords d’Evian du 19 mars 1962 sont venus précipiter les choses. Un faux cessez-le-feu suivi d’attentats, d’enlèvements sauvages, le massacre de la rue d’Isly à Alger, l’OAS qui donne le change au FLN en utilisant les mêmes armes atroces, le massacre du 5 juillet 1962 à Oran enfin – juste après l’indépendance, précipitent un départ définitif aux accents de délivrance. 

    Ils eurent droit à une valise, car le mot d’ordre était « la valise ou le cercueil ». Et que met-on dans une seule valise, se demande l’un d’eux ? Un disque des Chaussettes noires ? Un ourson en peluche ? Des vêtements chauds parce qu’en France métropolitaine il fait froid ? Le train électrique du petit, qui voyagera dans un couffin ? Des photos encadrées des parents défunts? Trois fois rien. Si ! Les clés de la maison, quand on ne l’a pas brûlée, avec la quatre-chevaux, pour ne pas « leur » laisser... Rien, c’est-à-dire un siècle dans une valise. 

    Dans « Le Onzième commandement » (Gallimard), André Rossfelder résume une certaine haine d’un côté de la Méditerranée : « Une vieille dame d’Oran se présente sur le quai du départ avec son chien et sa valise (limitée à 10 kg). ‘’C’est le chien ou la valise’’, dit le gendarme rouge. Elle jette rageusement la valise à la mer. Il abat le chien. ‘’Trop lourd !’’ » La tension est à son paroxysme, chaque jour de cet été 62, sur les quais des ports algériens. La peur au ventre d’être enlevé et de « disparaître » depuis des mois, avant ou après l’heure du couvre-feu, un peuple étourdi, abasourdi, ne comprend pas tout, sauf qu’il sait qu’il doit tout laisser derrière lui précipitamment, sauf son cœur, son enfance, sa jeunesse – ça ils sentent tous que c’est impossible autrement. Peu nombreux sont les Pieds-Noirs qui pensent revenir bientôt ici, chez eux. Ce n’est plus chez eux. Est-ce que cela l’a été un jour, telle est la vraie question. Ils se la poseront plus tard. Pour l’heure, il faut sauver sa peau, rien de moins, rien de plus.

    90% des Pieds-Noirs prennent le bateau, le Ville-d’Oran, le El-Djezaïr, le Jean-Laborde... Ou plutôt s’entassent par milliers (jusqu’à 2630 dans les flancs et sur les ponts du Kairouan et ses 1172 places autorisées, le 26 juin), offrant de funestes allures d’ « Exodus » à ce grand départ inassouvi. « Les gens montaient la passerelle en courant, en criant, en pleurant », écrit Daniel Saint-Hamont dans « Le coup de sirroco » (Fayard), qui deviendra un film emblématique pour la diaspora pied-noire.

    La plupart des navires font route vers Marseille, car les quais de la Joliette sont historiquement le passage obligé des hommes et des biens depuis des siècles et que la cité Phocéenne a été désignée ville de transit des rapatriés d’Algérie par le gouvernement. Les Pieds-Noirs les plus riches (à peine 10% d’entre eux) quittent l’Algérie en avion, ils prennent place à bord d’une Caravelle ou d’un Constellation à l’aéroport de La Sénia (Oran) ou celui de Maison-Blanche (Alger). Mais quel que soit le mode de transport, ce qui attend 1,230 million de Pieds-Noirs aux quatre coins de la France ne ressemble en rien à un accueil à la Tahitienne.

     

    « Il faut jeter les Pieds-Noirs à la mer »

    Sur place, il n’y a presque aucune assistance, psychologique ou autre, comme il en existe désormais au moindre accrochage automobile, excepté celle de la Croix Rouge, qui fut d’une grande efficacité. Personne n’attend les Français d’Algérie, citoyens de trois départements, au même titre que les Bouches-du-Rhône, en cette période estivale, de vacances. Ils sont parfois « accueillis avec des cris de haine », pour paraphraser les derniers mots de « L’Etranger », de Camus. 

    Ils arrivent, précédés de mots terribles prononcés à leur encontre, comme celui de Jean-Paul Sartre, en pleine guerre d’Algérie, qui restera dans les mémoires : « Un Français mort, c’est un Arabe libre ». Le maire de Marseille, Gaston Defferre, aura des mots très durs à l’encontre de ses compatriotes : « Que les Pieds-Noirs quittent Marseille en vitesse, qu’ils essaient de se réadapter ailleurs et tout ira pour le mieux », pouvait-on lire à la Une de « Paris-Presse » du 27 juillet 1962. Une autre phrase, de sinistre mémoire, est attribuée à Defferre : « Il faut jeter les Pieds-Noirs à la mer »… Des plaques d’égout sont posées contre les portes d’appartements marseillais occupés par des rapatriés. Par milliers, ils débarquent chaque jour, épuisés, hébétés, traumatisés, sur les quais des ports français, et Marseille fait figure d’une étrange Ellis Island (*). « La plupart des gens semblaient ignorer que nous étions Français comme eux. D’autres s’étonnaient que nous ne soyons pas Arabes, d’autres encore nous imaginaient avec la peau noire », déclare une femme dans le documentaire de Gilles Perez. L’historien Jean-Jacques Jordi, auteur de « 1962 : l’arrivée des Pieds-Noirs » (autrement), précise dans le film que certains conteneurs étaient volontairement trempés dans l’eau du port avant d’être posés à quai, ou bien étaient jetés de haut… Les dockers déclenchèrent de surcroît plusieurs grèves. « Il fallait désengorger Marseille, puis les départements voisins », dit-il. Certains sont immédiatement envoyés d’autorité à Nevers, Laval, Auch, ou dans un village du Jura… Le mot d’ordre est « dispersion » davantage que bienveillance. Sur place, des dortoirs sont improvisés, notamment dans les hangars (dont le célèbre J4) des môles de La Joliette, et séparent de façon injustifiée les femmes et les enfants des hommes, ajoutant à la douleur une humiliation violente et gratuite. Une parmi d’autres. Cet exil touche alors à l’absurde, puisque les Pieds-Noirs sont des Français chassés d’un bout de France et qui arrivent en métropole ! Ils sont cependant perçus comme des étrangers et eux-mêmes se sentent tout de suite étrangers en terre métropolitaine. La métaphore de l’arbre que l’on transplante, soulignée par un Oranais dans le film précité, est juste : « il ne repart pas avec la même vigueur, ou alors il meurt ». Car si l’accueil qui leur fut réservé fut excellent en Corse – rappelons que l’île de Beauté contribua beaucoup à peupler l’Algérie coloniale-, et très bon à Toulouse et à Strasbourg, il fut désastreux dans de nombreux endroits, outre Marseille. 

     

    « Moi, je ne loue pas aux Pieds-Noirs »

    D’autres témoignages du film de Perez, comme celui de Gérard Bengio, 13 ans en 1962, montrent la violence d’un racisme qui ne dit pas son nom : avec son frère aîné, ils furent interdits de cours d’histoire-géo, au lycée d’Anglet (Pyrénées-Atlantiques) au motif que le professeur, membre du parti communiste, « ne souhaitait pas avoir des colonialistes tueurs d’Arabes dans son cours ». De même, il fut refusé à sa famille la location d’un pavillon : « Je ne loue pas à des Pieds-Noirs », avait déclaré le propriétaire. Ces exemples sont légion, et s’ajoutent à la rigueur historique de l’hiver 1963. Jean-Jacques Jordi : « la société française reporte à cette époque-là tous les maux aux Pieds-Noirs », sauf peut-être la neige qui tombe en abondance. « L’augmentation du prix du panier de la ménagère ? – C’est la faute aux Pieds-Noirs. Celle de l’immobilier, idem. » Ajoutons avec perfidie l’augmentation marseillaise –avérée - des tarifs hôteliers et des courses en taxi… Le rejet du rapatrié confine au racisme. « Sales Pieds-Noirs » devient une insulte courante, que l’on retrouve aussi sur certains murs. Le coup est particulièrement dur pour ceux qui connaissent déjà Marseille pour l’avoir libérée 18 ans plus tôt. Il s’agissait d’un autre débarquement. Aux six coins de l’hexagone, de nombreux gamins connaîtront l’humiliation d’être déchaussé de force à l’heure de la récré afin de montrer la couleur de leurs pieds… Le racisme se double parfois d’une aberrante bêtise. Ces humiliations firent naître la honte d’être Pied-Noir. Raciste, fasciste, « gros-colon-qui-a-fait-suer-le-burnous », OAS…  Sont autant d’insultes qui conduisent les Pieds-Noirs « à se faire le plus petit possible, à tenter de passer inaperçus », déclare un rapatrié dans le film de Gilles Perez. A cacher ce qu’ils sont. « Le plus extraordinaire », poursuit cet Algérois anonyme, « est que l’on soit parvenu à culpabiliser la victime. Car nous avions tous, à force, le sentiment profond d’être coupable de quelque chose. » 

    Jeannine Verdès-Leroux, auteur des « Français d’Algérie » (Fayard) déclare que d’aucuns « souhaitaient que les Pieds-Noirs aillent en Amérique du Sud, puisque c’était tous des fascistes, tous des membres de l’OAS !.. » Selon un autre historien, Alain-Gérard Slama, auteur de « La Guerre d’Algérie. Histoire d’une déchirure » (Gallimard), « les Pieds-Noirs anéantis partent pour la plupart vers l’inconnu ». Seuls Raymond Aron et Alain Peyrefitte ont prédit leur retour massif, qui inquiète les politiques. Slama : « Au cours du conseil des ministres du 18 juillet 1962, de Gaulle souhaite leur retour en Algérie. Louis Joxe, méfiant à l’égard de cette ‘’mauvaise graine’’, estime qu’il vaudrait mieux ‘’qu’ils s’installent en Argentine, ou au Brésil, ou en Australie ‘’. ‘’Mais non ! rétorque de Gaulle. Plutôt en Nouvelle-Calédonie. Ou en Guyane !’’ »

     

    « Qu’on les écrase ! »

    L’amalgame est sévère, en 1962, et une presse à front bas s’en fait l’écho. François Billoux, député communiste des Bouches-du-Rhône et directeur politique de « La Marseillaise », écrit : « Ne laissons pas les ‘’repliés’’ d’Algérie devenir une réserve de fascisme ». Le quotidien L’Humanité est aussi virulent, qui n’hésite pas à publier des caricatures montrant les premiers « rapatriés » débarquant en France, ornés d’une croix gammée (dessin paru le 6 janvier 1962 –déjà !). Libération titre quant à lui :  « Qu’on les écrase !»…

    Arrivés en France contre vents et marées, violence et sarcasmes, mépris et refus, les Pieds-Noirs sont donc repartis à zéro. La plupart connurent de grandes difficultés à trouver l’essentiel : un logement et un travail. Se refaire la cerise, ou plutôt la clémentine, représenta un exploit pour beaucoup, car aucun n’était au bout de sa peine… 

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    (*) l’île par laquelle tout émigrant entrant aux USA doit passer pour obtenir son viatique.

     

    POUR ALLER OÙ?

    Voici ce que l’écrivain Jules Roy, auteur de nombreux ouvrages sur l’Algérie, notamment la saga « Les Chevaux du soleil » (Grasset), alors reporter à L’Express, écrivit dans nos pages le 1er juillet 1962 depuis Marseille : « Voilà, ils sont partis parce qu’ils ont peur. Jusqu’au 1er juillet, cette peur va grandir et prendre des allures de panique. La raison ne les atteint pas plus qu’autrefois, et ils osent à peine voir cette ville que beaucoup d’entre eux ne connaissent pas, cette cathédrale en stuc gris, ces docks giflés par le mistral. Ce qui les rattache encore à l’Algérie, c’est l’eau du port et le bateau dont ils ont à présent tant de mal à s’arracher. Pour aller où ? Chargés de leurs maigres biens, de matelas, tirant derrière eux des chiens ou soutenant des infirmes, ils avancent en cahotant, ivres de douleur. Vous pourriez supporter ce spectacle, vous ? Moi pas, parce que ce sont les miens, que je leur ai annoncé tout ça s’ils ne partageaient pas ce qu’ils avaient avec les Arabes, et qu’à présent leur malheur m’accable avec eux. »

  • Ecrire à Zanzibar...

    ... Au mois d'août, sur l'île propice.

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    Ci-dessus : boire une bière Kilimanjaro sur la plage de Nungwi, à l'extrême nord de l'île, tandis qu'un dhow (boutre) hisse et part pêcher.

    Ci-dessous : The Rock, un restaurant singulier que l'on atteint à pied sec à marée basse et en pirogue à marée haute. Michanwi Pingwe, au sud-est de l'île. 

    ©L.M.

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  • LA CONFESSION DE FALCO

    9782213680804-X_0 (1).jpgStéphane Guibourgé a écrit Les fils de rien, les princes, les humiliés avec une mitraillette Sig. C’est percutant, uppercutant même, ça claque, c’est sec, les phrases sont ultra courtes, dépouillées, elles crissent, cognent, frappent, trouent, cassent, craquent comme des os. Ca flingue du regard, des pieds chaussés de rangers, ça use du couteau et de l’arme de poing à dix coups. C’est épuré jusqu’au sang. Dans ce magma de violence urbaine inouïe, il y a une infinie tendresse, une humanité dans les silences de Falco, le narrateur. 1982, ambiance de grèves dures en France. Nous suivons une bande de skins, de desperados tatoués aux insignes nazis et qui commencent par voler des Mercos et des Béhèmes dans les quartiers chics pour rouler le plus vite possible en hurlant leur néant du bon côté du périphérique, puis à cogner, et enfin à tuer. Seule la haine les fait bander. Ces princes sont issus de pères humiliés, ouvriers, chômeurs, dignes jusqu’à l’épure, mais qui ont échoué à vouloir contenir leurs fils en blousons noirs. Des fils qui marquent les filles à vie, violent dur, cassent indifféremment du bicot et du youpin, du SDF à l’occasion, pour rien, parce qu’ils sont les enfants d’une vie absurde dressée comme un mur d’au-delà de la honte – le mur d’une fierté nihiliste, violente jusqu’à la folie. Falco (son nom au sein de la Meute) se souvient, vingt-cinq ans après, de ses années destroy, lorsqu'il bascula, tandis que cet homme blessé qui habite sa fêlure, désormais retiré du monde, en pleine montagne, ne songe plus qu’à construire une maison pour son propre fils, en tentant de se reconstruire aussi, de chasser hors de lui une estime de suie. Ils se souvient des loups, de la Meute, de cette horde sauvage qui était sa vie. La fraternité de la Meute est alors la plus solide soudure du monde. Ils sont frères du sang des autres. Le cœur sec, les mains gonflées par la douleur des coups trop donnés sur la gueule de bâtards, le corps entier tuméfié par les coups trop tirés dans le ventre de petites salopes. De nombreux flash-back ponctuent ce roman admirablement construit, et qui décrit un Falco - redevenu homme - écorché vif, infiniment sensible aux premières lueurs de l’aube, au galop de son chien Sands, à l’envol d’un oiseau ; au regard de son fils. Car, si la fraternité et la violence sourde, ourdie, enfouie, mais qui éclate parfois comme le pire des volcans, parsèment l’œuvre romanesque de Stéphane Guibourgé, c’est la filiation qui habite le cœur de ses romans. La quête du père ; l’obsession de la transmission. L’amour du père aussi, par delà le bien et le mal, la difficile définition du fils, la tension du fil, la construction de l'homme. Falco se souvient des coups du père, ouvrier de l'usine Citroën de Poissy. Il le cognait chaque soir, sans raison, sous les yeux du frère qui se taisait, et il serrait les dents à se faire péter les mâchoires. Au sein de la Meute de skinheads qui l’adoube, avec Lev, le chef qui devient une sorte de nouveau père, un être enfin admirable, un prophète, il apprend le mépris, la justice ou l’injustice, c’est pareil. L’instinct fauve, la barbarie. Il guette l’acédie du monde, l’indifférence glacée, incendie sa vie, tue un homme à dix-huit ans, comme ça, fait de la taule, en sort davantage durci, hanté, poisseux ; sa vie est infectée. Demain est une illusion d'alliance, lit-on dans cette confession (de la rédemption) d'un homme de quarante-sept ans, revenu de cet autre monde. Mais cela reste un roman. De 200 pages à 200 à l'heure. D’une beauté redoutable, immense, crue. A la fois lisse et dure comme une balafre.

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    Fayard, 12€, en librairie le 20 août. 

    Papier à retrouver également sur le Huffington Post du 20 août http://www.huffingtonpost.fr/leon-mazzella/rentree-litteraire 2014_b_5687095.html

  • Into the french brousse

    da43ad4e-9d07-4a0f-b787-4be995c07633@augure.jpgC'est le genre de petit bouquin qu'on adore : le Guide de survie des nouveaux Robinsons, de l'ethnobotaniste François Couplan (Larousse, 4,99€) est un cahier plein d'astuces pour nous aider à nous débrouiller seul en pleine nature, et à glisser entre toutes les mains et surtout dans les petits sacs à dos des enfants - qui adorent ce genre de livre, eux aussi. On y apprend à distinguer les plantes sauvages comestibles entre elles (impossible de ne pas penser à la fin tragique du film Into the wild), à se construire un abri sûr à partir de branchages, à fabriquer une ficelle costaud, un matelas végétal, à éviter les insectes importuns, à s'orienter sans boussole, à se chauffer sans briquet, à savoir quoi faire sans paniquer lorsqu'on s'est perdu en forêt... De quoi donner, justement, envie de se perdre vraiment.

  • Mon livre de cave, 3è

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    Il est arrivé ce matin, chez moi et sur les bureaux des confrères intéressés par le sujet. C'est la troisième édition, depuis 2007, de Mon Livre de cave (éd. du Chêne). Suit, dans quelques jours, une troisième édition également, de Mon Carnet de dégustation (Chêne). Bon, il n'y a pas de quoi en faire un ardi gasna. Peut-être ouvrir une boutanche tout au plus, mais nada mas. Enjoy!

     

    Publié en septembre 2007, réimprimé et relooké en septembre 2010, le voici en septembre 2014, revêtu d'une 3è couverture assez chic. C'est avant tout un livre pratique pour gérer sa cave, mais qui commence par vous dire tout sur les cépages, les vignobles, les appellations, les arcanes et les règles principales de la dégustation, et surtout qui donne tous les conseils, trucs et astuces pour pouvoir monter sa cave convenablement et sans risque : comment la choisir, la constituer judicieusement, la conserver, la bichonner, la suivre, l'entretenir, la protéger... Il est enrichi d'une série de collerettes pré-remplies et à compléter soi-même avec l'identité de chaque bouteille. 
    En marge de ce livre, j'ai donc aussi rédigé et réalisé pour le même éditeur, un Carnet de dégustation, enrichi d'un glossaire essentiel du vin et de sa dégustation, et conçu comme un carnet moleskine du vin avec son élastique (vendu séparément). 

     

  • Mon premier livre numérique

    CLIQUEZ => http://www.numilog.com/336488/Chasses-furtives.ebook9782918471134_w150.jpg

    Comme quoi, il faut bien vivre, écrire, publier avec son temps...

    Chasses furtives, mon premier roman, fut publié une première fois en 1992 (il reçut alors deux prix littéraires). Cette version numérique est celle de sa troisième édition (septembre 2012). Bravo à mon éditeur, Passiflore http://bit.ly/1plruwq , pour sa modernité et sa belle capacité à proposer au lecteur un tel éventail.

    PUB : L'occasion de lire autrement pendant les vacances!..

    13€en version papier et 9,99€ en version numérique.

     

    Vous pouvez me retrouvez sur twitter (@kallyvasco), facebook (KallyVasco), ainsi que sur le Huffington Post, http://www.huffingtonpost.fr/où je suis blogueur associé depuis ce matin.

  • Lire les potes, avant les vacances

    Olivier Frébourg (La grande nageuse, au Mercure de France), Christian Authier (De chez nous, chez Stock), Stéphane Guibourgé (Les fils de rien, les princes, les humiliés, chez Fayard), Sophie Avon (Dire adieu, au Mercure), sont des amis qui écrivent de très bons livres et qui publient chacun leur nouvel opus. J'ai lu celui d'Olivier Frébourg, paru en mai comme celui de Sophie Avon, et celui de Christian Authier, qui paraît fin août, comme celui de Stéphane Guibourgé. J'ai entamé le Avon, je suis dans le Guibourgé depuis hier, pris, fortement, comme dans un piège, comme j'ai été délicieusement pris au piège de la lecture des livres de Frébourg et de Authier. Avec Avon, c'est différent, car le sujet est douloureux (la perte de la mère), je le reprendrai du début, plus tard.

    téléchargement.jpegLa grande nageuse est mi-Bretonne, mi-Vietnamienne, elle nage chaque jour (à la manière d'un trio très Jules et Jim à la fin du Château d'Argol, de Gracq) et étudie la notion d’otium dans l’œuvre de Sénèque (ce cercle de loisir et d’oisiveté chez les Anciens, le fondement même de leur sagesse). Le cheveu court, les jambes longues, silencieuse, hiératique, mystérieuse, un corps splendide et une dimension intérieure fascinante, Marion est la fille de « la belle Gaëlle », l'outre-mère que les garçons, dont le narrateur, fantasmaient, enfants, entre le tennis et la plage. La presqu’île de Quiberon et les îles lointaines, antillaises, sont le cadre de ce roman de la rédemption. Lui est marin. Navale. Il grimpe vite les échelons et commande le Jaguar, ce qui nous vaut des pages d’anthologie, lors d’une tempête, où l’on sent Schoendoerffer et Conrad à la rescousse, sur la passerelle – mais ça reste du Frébourg, un auteur qui sait commander aux mots et aux éléments. Il est marin, et aspire de plus en plus à n’être que peintre. Le bleu l’habite autant que la mer. A bord, les pinceaux accaparent son esprit. Il est fou de Marion. Ces deux guetteurs font un enfant, Louise, vivent un temps à Fort-de-France, puis à Brest, vont se marier au Vietnam, la moitié des terres de ses origines à elle. Son second prénom, Bao Ngoc, signifie perle précieuse. Il navigue, à l’estime, ne doute de rien, surtout pas de sa grande nageuse, de sa figure de proue. « Mon monde, ma beauté, mon inquiétude. Ma folle raison. (…) Mon temps. » Les soupirs sont son langage de résistance à elle. Mais nul ne sait que la mer est capable de réunir et de séparer les amants, aussi sûrement que le mariage trace des chemins parallèles qu’aucun officier de quart ne remarque. 

    téléchargement (1).jpegDe chez nous dit doucement, presque en chuchotant, que « la fidélité, la générosité, le désintéressement, la solidarité, la grandeur d’âme, la sincérité, le don de soi, la simplicité, l’humilité, le goût pour ce qui élève » ne sont pas des valeurs à la hausse. Ce sont pourtant celles de Christian Authier, qui vilipende « le spectacle de la bêtise conquérante, de la laideur généralisée, des vaines ambitions, de la cupidité, du mensonge nous transformant en exilés de l’intérieur ».  D’où sa recherche d’un « chez nous », ici, maintenant, plus tard, dont il retrouve les traces dans l’Histoire, convoquant tour à tour des Résistants, des héros oubliés, « étrangers » à une certaine patrie mais plus investis dans le destin d’une cause que d’autres, confits dans la naphtaline de leur naissance et d’une piètre existence. Authier, avec le talent d’un conteur tendre, et l’art de la liaison (apprise sur les bancs de Sciences-Po), passe du foot (l’une de ses passions) au cinéma (une autre !), de la guerre d’Algérie aux desperados des banlieues, des vins naturels produits par des vignerons « ovni » sur les bords à la littérature pour happy few, celle qui ne fait d’autre bruit que celui des pages que l’on tourne, mais qui résonne dans nos cœurs… Authier convoque, mais ne bat pas le rappel. Aucune acrimonie dans son essai littéraire en diable, dans ce livre inclassable, né d’un pari (écrire sur ce concept, « de chez nous »), aucune aigreur, à peine un sentiment de s’être trompé de siècle, mais il en profite pour scruter son époque, avoue ne pas comprendre ces hordes de congénères concentrés sur leurs écrans tactiles… Et cela donne des pages d’une grande lucidité, voire d’une grande candeur, et l’on pense à Kléber Haedens, à Blondin, à Chardonne un peu. Il cite justement Jacques Perret : « Nous sommes de ceux qui préférons l’honneur et ses réflexes à la conscience et ses positions latitudinaires. » Car Authier est de ces hommes capables de pleurer devant la dédicace amicale d’un footballeur désintéressé marquant un but décisif, de ces lecteurs de l’histoire qui s’émeuvent devant un Hélie de Saint-Marc en « pèlerin d’un apaisement et d’une compréhension mutuelle » toute camusienne, en pleine guerre d’Algérie encore sans nom, qui déplorent, dans un bureau de Poste, « la déshumanisation tranquille et la barbarie douce » d’un quotidien aseptisé au sein duquel il ne trouvera jamais sa place. Authier a la nostalgie rieuse et il n’est dupe de rien, il a comme d’autres camarades d'une armée des ombres qui ne fuient rien, des « rêves entourés d’eau », et sa déviance irrégulière garde une oreille attentive aux « êtres vivant au seuil d’eux-mêmes car il fait trop sombre à l’intérieur ». C'est son côté Bove, Perros, Delteil, une mélancolie tonique en plus. Parfois, il tape du poing, s’indigne que l’on réduise les pauvres à des condamnés à la révolte sociale, à des victimes de l’exclusion, auxquels on nie l’accès aux valeurs morales de solidarité, de loyauté, de générosité… Il pense à une France qui s’incarne « dans un panel d’attitudes, de pensées, de réflexes, de mots, de songes, de fidélités, d’espérances… » En humaniste qui place l’amitié au-dessus de tout, il nous apparaît aussi comme un irréductible « réfractaire aux soifs contemporaines, n’exigeant pas d’avoir tout, tout de suite, préférant les contraintes choisies aux conventions qui humilient ». Et c’est ainsi qu’Allah est grand, aurait conclu Vialatte, du haut de sa Montagne...

     

    à suivre : 

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    Lectures à venir (de vacances, peut-être) : 

    Le petit Bouddha de bronze, de (encore un pote) Frédéric Musso (L'harmattan);

    Meursault, contre-enquête, de Kamel Daoud (Actes Sud);

    Réparer les vivants, de Maylis de Kerangal (Verticales);

    Une enfance de rêve, de Catherine Millet (Flammarion);

    Le Vin des morts, (inédit) de Romain Gary (Gallimard);

    La Flûte des origines, de Kusdi Erguner et Dominique Sewane (Plon/Terre humaine);

    Rue Darwin, de Boualem Sansal (folio);

    Et quelques autres, dont : Tous les bars de Zanzibar, de David McNeil (Gallimard), En Patagonie, de Bruce Chatwin (Poche)... 

     

  • Le Pays basque et les écrivains

    écrivains et pb.jpegPapier donné au spécial Pays basque de Pyrénées magazine (en kiosque tout l'été).

     

    Terre d’écriture et d’écrivains, le Pays basque a toujours généré de la littérature et n’a jamais laissé indifférents les hommes et les femmes de plume, écrivains voyageurs du XIXème siècle ou pas, au point d’en avoir marqué certains à vie. Et de continuer de marquer leurs lecteurs. Par Léon Mazzella.

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    Victor Hugo, dans son fameux « Voyage aux Pyrénées », donne le ton en affirmant, avec un enthousiasme et une assurance renversants, que « la langue basque est une patrie, j’ai presque dit une religion ». Cette déclaration servira d’étendard à une littérature de langue basque dont nous parlerons dans une prochaine édition, et qui va de Bernat Etxepare à Bernardo Atxaga et ses émules. La langue, donc. La matrice. Et l’enfance, aussi. Déterminante, l’enfance. 

    Voyez Barthes, Roland Barthes. Son choc bayonnais lui durera jusqu’à sa mort accidentelle : « Car lire un pays, c’est d’abord le percevoir selon le corps et la mémoire du corps. (…) Au fond, il n’est Pays que de l’enfance », écrit-il à propos de Bayonne. « Rien, par exemple, n’a plus d’importance dans mon souvenir que les odeurs de ce quartier ancien, entre Nive et Adour, qu’on appelle le petit-Bayonne »… Barthes, le Parisien et l’enfant d’Urt (où il repose), fut sensible à la lumière, « noble et subtile à la fois ; jamais grise, jamais basse (même lorsque le soleil ne luit pas), c’est une lumière-espace », écrit-il encore dans « Incidents », « définie moins par les couleurs dont elle affecte les choses (comme dans l’autre Midi) que par la qualité éminemment habitable qu’elle donne à la terre. » 

    Cette déclaration d’amour, Hugo la partage, et il donna des pages inoubliables sur Biarritz : « Je ne sache pas d’endroit plus charmant et plus magnifique que Biarritz », sur Saint-Sebastien et sur Pasajes : « Cet endroit magnifique et charmant comme tout ce qui a le double caractère de la joie et de la grandeur, ce leu inédit qui est un des plus beaux que j’aie jamais vus, (…) ce petit éden rayonnant où j’arrivais par hasard, et sans savoir où j’étais, s’appelle en espagnol Pasages et en français le Passage ». À propos de Bayonne : « …Resté dans ma mémoire comme un lieu vermeil et souriant. C’est là qu’est le plus ancien souvenir de mon cœur. (…) C’est là que j’ai vu poindre, dans le coin le plus obscur de mon âme, cette première lueur inexprimable, aube divine de l’âme. » 

    "… et quand vous entrez dans Bayonne, l'enchantement commence."

    Si Hugo a visiblement eu une histoire forte avec Bayonne, nous ne sommes pas en reste avec Pierre Loti. L’auteur de « Ramuntcho » et du « Pays basque », surtout, véritable ode à un pays adoré, regrette qu’une telle terre, si belle, soit déjà vendue à un tourisme qui néglige sa beauté, sa pureté. Loti, qui loua en 1894, puis acheta une maison au bord de la Bidassoa à Hendaye, baptisée « Bakhar Etxea » (la Maison du solitaire), et qui y mourut en 1923, sera un amoureux absolu de cette terre de recueillement, qui lui fit écrire ces textes parmi les plus profonds et les plus sentis

    Flaubert, dans son « Voyage aux Pyrénées et en Corse », est subjugué en arrivant : « … L’ennui des plaines blanches du midi vous quitte, il vous semble que le vent de la montagne va souffler jusqu’à vous, et quand vous entrez dans Bayonne, l’enchantement commence. (…) Jusqu’à présent j’adore Bayonne et voudrais y vivre ; à l’heure qu’il est je suis assis sur ma malle, à écrire (…) L’Adour est un beau fleuve qu’il faut voir comme je l’ai vu, quand le soleil couchant assombrit ses flots azurés, que son courant, calme le soir, glisse le long des rives couvertes d’herbes. » On voudrait tout citer, tant le Flaubert voyageur, à la plume étincelante, fait briller le Pays basque. Une dernière phrase :  « J’étais triste quand j’ai quitté Bayonne et je l’étais encore en quittant Pau ; je pensais à l’Espagne, à ce seul après-midi où j’y fus, ce qui fait que Pau m’a semblé ennuyeux. » 

    Pour la distinction Basques – Béarnais, il faut lire la monumentale « Histoire de France » de Michelet (tome3) : « Le joli petit homme sémillant de la plaine, qui a la langue si prompte, la main aussi (le Basque), et le fils de la montagne ; qui la mesure rapidement de ses grandes jambes, agriculteur habile et fier de sa maison, dont il porte le nom (le Béarnais)… ».

    Stendhal aussi a aimé Bayonne, ville  « resserrée », note-t-il dans son fameux « Journal de voyage de Bordeaux à Valence en 1838 ». Il se promène : Saint-Jean-de-Luz, Béhobie, Fontarrabie…  Remarque la beauté sauvage des femmes : « Toutes les femmes sont pieds nus, et, chose qui est étrange, par le vent affreux et la pluie qui verse à tout moment, elles sont nu-tête. Leurs cheveux forment une tresse qui descend presque jusqu’aux jarrets. » 

    "… elle frémit encore, mais de plaisir."

    Hippolite Taine, dans son « Voyage aux eaux des Pyrénées » illustré par Gustave Doré (1855), souligne la gaîté et le caractère espagnol de Bayonne, mais semble chagrin à la vue de la mer qui « ronge la côte » à Biarritz, et où « un mauvais gazon troué et malade » froisse son plaisir. À Saint-Jean-de-Luz, l’océan devient « un Dieu lugubre et hostile, toujours grondant, sinistre… ». Plus loin (il semble de meilleure humeur), « la mer sourit dans sa robe bleue, frangée d’argent, plissée par le dernier souffle de la brise ; elle frémit encore, mais de plaisir… » 

    Laissons-le et prenons le « Voyage en Espagne » de Théophile Gautier (1840), qui note : « Des torrents capricieux comme des femmes vont et viennent… », et qui est surpris, du côté d’Urrugne, par la « physionomie sanguinaire et barbare (des maisons) due à la bizarre coutume de peindre en rouge antique ou sang de bœuf les volets, les portes et les poutres… ». 

    Viollet-le-Duc, à qui l’on doit le château d’Abbadia (1870), parcourt l’arrière-pays, et nous lisons dans ses « Lettres » de 1833 (à son père notamment), rehaussées d’aquarelles célèbres, qu’il randonne souvent du côté de Bidarray, du Pas de Roland, de Baïgorry aussi. Il admire la Nive, porte un regard de peintre sur les paysages, mais sait aussi relever, du côté d’Itxassou, la force de la gastronomie locale : « Nous arrivâmes à une auberge ; la femme de l’aubergiste seule comprenait le français, et nous lui demandâmes du vin et de la soupe ; toute la cuisine basque des paysans (qui se borne à très peu de choses) est poivrée de manière à emporter la bouche, leur vin même semble avoir un goût de poivre ou de piment. » 

    Prosper Mérimée visite une première fois le Pays basque en 1830. L’auteur de « Carmen » tombera amoureux de Sainte-Engrâce notamment, sera très ami avec Eugénie de Montijo et écrira des lettres magnifiques qui flattent l’âme du pays : « Nous autres gens du Pays basque, nous avons un accent qui nous fait reconnaître facilement des Espagnols ; en revanche, il n’y en a pas un qui puisse seulement apprendre à dire baï, jaona. Carmen donc n’eut pas de peine à deviner que je venais des provinces…. », écrit-il en 1861. Le regard du voyageur du XIX ème siècle est donc changeant. Paul-Jean Toulet est autrement délicat dans ses « Contrerimes », et son admiration poétique du pays et des gens qui l’habitent est un chef-d’oeuvre de tact. « Bayonne ! Un pas sous les Arceaux, /Que faut-il davantage / Pour y mettre son héritage / Ou son cœur en morceaux. » 

    "… pour juger, pour aimer, il faut venir et rester…"

    Jules Supervielle  possède peut-être autant de délicatesse, avec la fin de ce poème intitulé « Coucher de soleil basque » : « C’est l’heure où, chaque jour, dans une étreinte pure / La Montagne et le Ciel mêlent leurs chevelures ». 

    Plus près de nous, divers auteurs comtemporains comme Florence Delay, une enfant de Bayonne, qui a notamment donné le roman « Etxemendi », Philippe Djian, qui a signé « Impardonnables », vécut un temps à Biarritz et qui déclare « j’ai l’impression d’avoir trouvé mes racines au pays basque », Jean Echenoz, qui y fut en immersion à la faveur de l’écriture de son « Ravel », Marie Darrieussecq, une autre Bayonnaise qui évoque son pays natal à l’occasion (« Précisions sur les vagues »), ou encore Daniel Herrero, qui sait décrire avec un style inimitable les rugbymen basques, dans son « Dictionnaire amoureux du rugby », prolongent la prose empathique d’un Joseph Peyré, d’un Pierre Benoît ou encore d’un Francis Jammes, même si ce dernier est moins subtil peut-être que Toulet - tous sont amoureux de leur terre. Et l’on s’aperçoit alors que les écrivains locaux (mais pas de langue Basque – objet, nous l’avons dit, d’une prochain article), comme les écrivains voyageurs qui se retrouvent à aimer le Pays basque, rivalisent d’enthousiasme pour cette terre que Roland Barthes invite à ne pas trop photographier, car « pour juger, pour aimer, il faut venir et rester, de façon à pouvoir parcourir toute la moire des lieux, des saisons, des temps, des lumières ». L.M.

     

    pyrmag hs pbasque14.jpegBibliographie :

    Roland Barthes, « Incidents », Seuil.

    Victor Hugo, « Voyage aux Pyrénées. De Bordeaux à Gavarnie », Cairn.

    Pierre Loti, "Ramuntcho", « le Pays basque », Aubéron.

    Michelet, « Histoire de France », t.3, Les Equateurs.

    Stendhal, « Journal de voyage de Bordeaux au Pont du Gard", Pimientos.

    H.Taine, « Voyage aux eaux des Pyrénées », Hachette.

    T.Gautier, « Quand on voyage », Lévy frères.

    Viollet-le-Duc, « Lettres », Amis du musée pyrénéen.

    P.Mérimée, « Lettres d’Espagne », Complexe.

    P-J. Toulet, « Les contrerimes », Poésie/Gallimard.

    J.Supervielle, « Poèmes », Gallimard.

    F.Delay, « Etxemendi », folio.

    P.Djian, « Impardonnables », folio.

    J.Echenoz, « Ravel », Minuit.

    M.Darrieussecq, « Précisions sur les vagues », POL et « La mer console de toutes les laideurs », Cairn.

    D.Herrero, « Dictionnaire amoureux du rugby », Plon.

    J.Peyré, « De mon Béarn à la terre basque », Marrimpouey.

    P.Benoît, « Le Pays basque », Nathan.

    F.Jammes, « de l’angélus de l’aube à l’angélus du soir », Poésie/Gallimard.

     

     

    Ernesto de Iruña

    Papa Hem’ (Ernest Hemingway) aura fait davantage pour « las Sanfermines » (les fêtes de Pampelune), qu’aucun office de tourisme ou campagne de pub aurait pu faire, et ça continue ! La chambre qu’il occupa entre 1923 et 1959 (il participa neuf fois à la feria des ferias) à l’Hôtel La Perla – conservée dans son suc - est réservée pendant les fêtes jusqu’en 2050. Sa statue trône devant les arènes qui accueillent vers 7h06 les toros de l’après-midi, à l’issue d’un encierro quotidien, au cours de la semana grande (qui se tient traditionnellement du 7 au 14 juillet), et que d’aucuns pensent courir comme Hemingway le fit - ce que personne ne peut affirmer (y compris son biographe d’entre les biographes, A.E. Hotchner, lequel, du bout des lèvres semble-t-il, murmure dans « Papa Hemingway », que dans son jeune âge, Hemingway avaitcouru devant les taureaux…) ; et ce au péril de leur vie. Et les coups de cornes sont généreux, qui frappent à l’occasion des citoyens américains aficionados à leur auteur favori davantage qu’a los toros. Il n’empêche ! La légende Hem’, car l’auteur de « Le soleil se lève aussi » - the livre sur Pampelune ! (et de « Mort dans l’après-midi » aussi), a la peau dure. Papa Hem’ suivit également quelques corridas bayonnaises, mais c’est Pamplona qui l’ancra dans la fête, son esprit, ses beuveries, son débridé païen, son culte du toro-toro, ses mines d’écriture que tout cela engendra – pour notre bonheur de lecteurs. L.M.

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    A.E. Hotchner, « Papa Hemingway », éd. Calmann-Lévy.

     

    Edmond d’Arnaga

     

    Edmond Rostand, né à Marseille, où il repose, et mort de la grippe espagnole à l’âge de 50 ans à Paris en 1918, n’aura rien écrit sur le Pays basque, et pourtant, avec sa fameuse et somptueuse résidence Arnaga, située à Cambo, ce Rostand-là fait partie du paysage littéraire régional. Le génial auteur d’un des textes les plus beaux de la langue française, doublé d’un des textes porteurs d’une morale humaine difficilement dépassable – Cyrano de Bergerac -, s’il avait écrit sur le Pays basque, aurait certainement donné des pages étincelantes. C’est le Luchonnais, où il résida dans sa jeunesse, qui l’inspira davantage. Et c’est en convalescence d’une pleurésie, à Cambo en 1900, qu’il est séduit par le pays et fait édifier Arnaga, devenue Musée Edmond Rostand : www.arnaga.com L.M.

  • L'ivres-se

    IMG_1225.jpgPapier sur les livres évoquant le vin et autres breuvages paru dans le hors-série vins de L'EXPRESS / L.M.

     

    L’AUTODÉRISION DE L’AMATEUR BOBO

    Mimi, Fifi & Glouglou, par Michel Tolmer, L’épure, 96 p., 22€

    Les habitués de l’hilarant site Glougueule, « pour les hommes et les femmes de glou », créé par Michel Quesnot, connaissent les aventures  - sous-titrées : « Petit traité de dégustation » - de ce trio de joyeux drilles qui n’a qu’une obsession : déguster des vins à l’aveugle. Michel Tolmer, célèbre dessinateur au service de la dive, nous régale en pratiquant l’autodérision avec finesse. Car son trio, loin d’occuper « les territoires de l’arrogance et de la morgue », comme le dit justement dans sa préface Jacques Ferrandez, autre auteur célèbre de BD et compagnon de zinc, se vautre avec joie dans la syntaxe du bobo qui ne désigne un vin que par le prénom du vigneron, ou bien par la parcelle inconnue dont est issu ledit vin. Un grand moment de rigolade à lire à la régalade.

     

    livres vins.jpegLE RUBAN MAGIQUE

    La magie du 45è parallèle, par Olivier Bernard et Thierry Dussard, Féret, 160 p., 19,50€

    Ce ruban planétaire –situé entre le 45ème et le 50ème parallèle -, est une sorte de ligne de démarcation, « une ligne de partage où convergent les équilibres », résume Olivier Bernard (Domaine de Chevalier, dans les Graves), coauteur de cet ouvrage avec le journaliste Thierry Dussard et vingt-six contributeurs aussi prestigieux dans leur domaine propre, que Michel Serres, Alain Dutournier, Jean-Louis Chave et Jean-Robert Pitte. C’est donc à la fois une bonne étoile et un beau mystère, car il permet d’engendrer des vins exceptionnels sur son sillage. Comme il existe ainsi une ligne de partage du vin (à l’instar de celle des eaux), une « ligne à haute tension » qui ne donne « rien de trop », souligne l’écrivain Jean-Paul Kauffmann dans sa préface. C’est le méridien de Greenwich des amateurs du sang de la vigne, « le tracé de l’excellence », « le fil rouge de l’excellence viticole », précise Aubert de Villaine (même si le 45è touche surtout Bordeaux et si la Côte d’Or se situe sur le 47è). Car il faut s’y résoudre : c’est là que ça passe, par ce juste milieu que ça se passe, là que l’équilibre se fait et que l’excellence naît,  par le biais d’une alchimie aussi poétique que scientifique, mais que l’indispensable savoir-faire de l’homme vigneron parachève. Parallèle jacta est, pourrait-on ajouter. 

     

    LA BIBLE EFFERVESCENTE

    Un parfum de champagne, par Richard Juhlin, Féret,  400 p., 54,50€

    L’auteur, réputé être le plus grand expert au monde des vins de Champagne, est un surdoué du nez, un souverain pif ! Il en a dégusté et noté 8000 pour cet énorme livre appelé à faire date. Œnologue suédois, journaliste wine globe-trotter  et conférencier recherché, Richard Juhlin offre cette somme dont l’ambition est d’être, de son propre aveu, « une approche aromatique orientée sur le plaisir de la dégustation, reflétant ma propre philosophie de l’effervescence champenoise ». Une sorte d’autobiographie ouvre le livre, qui se poursuit naturellement par des chapitres évoquant l’histoire, la géographie, le savoir-faire champenois, enrichie d’une galerie de portraits et de l’écho prodigieux du champagne dans nos univers culturels. Il s’agit cependant d’un propos personnel à chaque page, car Juhlin est davantage épicurien que technicien : « je transforme en mots ces instants fragiles de la dégustation où je sens le champagne », écrit-il par exemple. La seconde partie de l’album, qui passe en revue 8000 flacons, force le respect, car non seulement les notes reflètent un talent, mais elles font également écho, avec sensibilité et respect, aux hommes et aux femmes qui élaborent le vin le plus magique du monde. Et l’auteur d’ajouter  « une chose est certaine, après avoir dégusté tous ces Champagne, la vie est trop courte pour boire du cava espagnol ! ». Pop… 

     

    LE VERRE EST UN PASSEUR D’ÉMOTION

    Inspirations, par Gérard-Philippe Manbillard, Glénat, 25€

    L’idée, originale, revient à Christian Michellod, qui créa la Fondation Moi pourlivres vins1 1.jpeg Toit, destinée à venir en aide aux enfants de Colombie. Puis ce livre, pour évoquer les vins du Valais (Suisse) en invitant des stars du cinéma, du sport, de la littérature, de la mode ou de la musique à photographier le plus librement possible un verre de vin. Cela produit un livre estuaire, « dont les histoires se rejoignent comme des rivières qui se jettent à la mer ». De Paul Smith à Sandrine Bonnaire, d’Eric Neuhoff à Viggo Mortensen ou encore de Jacques Dutronc à Zinédine Zidane et Sarah Moon, 56 regards très personnels et redoutablement esthétiques pour la plupart composent un album singulier.

     

    TRONCHES ANGEVINES

    Vignerons d’Anjou, Gueules de Vignerons, par Jean-Yves  Bardin (photos) et Patrick Rigourd (textes), Anovi, 128 p., 22 €

    C’est un livre de douceur. Angevine, pour le coup. La galerie de portraits brut nature de cette pléiade de vignerons d’Anjou est une ode à l’humain qui travaille la vigne avec talent, constance et pugnacité tout en respectant  les lois naturelles et en repoussant l’intrant chimique comme la peste. Il y a des stars : Nicolas Joly, Agnès et René Mosse, Patrick Baudouin, Mark Angeli, Jo Pithon, Vincent Ogereau… D’autres un peu moins connus. La plupart travaillent « en bio » et tous affichent ici leur authenticité, car ces portraits saisis sur le vif comme une côte sur la braise, disent l’Anjou vigneron qui hisse son savoir-faire au plus haut depuis quelques années, et vise les sommets. Feu !

     

    SAKÉ MODE D’EMPLOI

    L’Art du saké, par Toshiro Kuroda, photos d’Iris L., La Martinière, 224 p., 49€

    Toshiro Kuroda est un sakéologue passionné par ce produit japonais méconnu, sorte de « bière de riz », fabriqué à base de riz rond, poli, fermenté, puis pasteurisé et qui exprime une palette aromatique à faire pâlir les vins les plus complexes. L’auteur nous dit tout sur l’élaboration du saké et sur les différentes familles de cet alcool plusieurs fois millénaire : sakés aromatiques, de goûts, de fraîcheur, matures. Sakés namazake (crus), futsushu (de table), junmaï (sans distillat d’alcool), de garde, ou encore kimoto (au levurage naturel). Il nous ouvre également les portes des grandes maisons de saké. Le livre – aux photos splendides, s’accompagne enfin de recettes au saké signées par de grands chefs français. Zen et raffiné

     

    Ô MAGNY !

    Into wine, une invitation au plaisir, par Olivier Magny, 10/18, 250 p., 13,10€

    Le créateur de l’école de dégustation Ô Chateau et du bar à vins parisien éponyme, est un sommelier autodidacte passionné, ayant le beau souci de transmettre son goût pour le sang de la vigne avec humour et fraîcheur. Olivier Magny raconte ici son propre parcours dans le monde joyeux des vignerons du monde entier avec sensibilité et humilité. Il est question dans cet ouvrage un peu fourre-tout de biodynamie, de wine-makers, de bouteilles coups de cœur, des courbes comparées de ventes de pauillac et de Prozac, de l’affligeante propagande anti-vin, de l’art de lire une étiquette ou encore des « terroiristes ». Une saine invitation au plaisir à picorer au hasard.

     

    livrevinn.jpegODE EN BD À LA BOURGOGNE 

    Chroniques de la vigne, par Fred Bernard, Glénat, 152 p., 19,50€

    Auteur de nombreuses BD pour la jeunesse, Fred Bernard, né à Savigny-les-Beaune, fils et petit-fils de vignerons, choisit de raconter le vignoble bourguignon à travers une conversation atypique et chaleureuse avec son grand-père. L’ouvrage est enrichi d’extraits lumineux des « Effets psychologiques du vin », d’Edmondo de Amicis (L’Anabase). Les dessins sont sensibles, et l’approche « tutoyante » du vin par les propos tendrement passionnés du papy, rendent l’ouvrage infiniment touchant.

     

    ALIMENTAIRE, MON CHER…

    Boire sans grossir, sans excès… Et sans nuire à sa santé, par Laure Gasparotto, Flammarion, 230 p., 17 €

    Le vin est un aliment. Il fallait le rappeler et l’hédoniste Professeur Jean-Didier Vincent l’exprime brillamment dans sa préface. Laure Gasparotto prolonge cette tautologie de façon quasi scientifique : dis-moi quel est ton métabolisme et je te dirai quels vins boire, lance d’emblée l’auteure (en précisant d’ailleurs que les vins dits naturels ne sont pas davantage bons pour la santé que les autres). Laure invite à boire avec modération, toujours pour le plaisir et plutôt en mangeant, nous aide consciencieusement à choisir les vins afin de ne pas grossir, établit des « points santé » selon les couleurs, les appellations et même selon les domaines ! Apprendre ainsi que le champagne d’Anselme Selosse est bon pour notre corps, réjouit l’esprit (en taquinant le porte-monnaie), mais bon, tant qu’on a la santé… 

     

    AUBERT DE VILLAINE A DISPARU

    La Romanée contée, Pinot noir contre Dragon blanc, par Simmat & Bercovici, Vents d’Ouest, 64 p., 12,50€

    Le duo a encore frappé. Le journaliste Benoist Simmat au stylo (infos garanties bien « sourcées »), et Philippe Bercovici, « l’homme qui dessine plus vite que son ombre » aux crayons,  nous donnent une nouvelle BD en forme de polar bachique ayant pour thème l’énigmatique disparition, lors d’une soirée donnée à Clos Vougeot, du plus célèbre vigneron français, Aubert de Villaine, « l’homme de la Romanée-Conti ». Et c’est parti !.. Le lecteur se régale, croise Bernard Pivot, François Pinault, Robert Parker et Louis Ng, milliardaire chinois, embarque pour Macao, le tout dans un tourbillon hilarant et captivant comme un thriller. Remettez-nous ça !

     

    SAINT-EMILION VU DE L’INTERIEUR

    Esprit de Saint-Emilion, par Daniel Rey et Geneviève Jamin, photos de Flavio Pagani, Les éditions d’Autils, 264 p., xxx €

    Plus d’un million de personnes visitent chaque année Saint-Emilion, inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, mais personne, ou si peu, ne pénètre l’intérieur des châteaux les plus célèbres du cru. C’est à ce voyage que « Esprit de Saint-Emilion » nous convie, en faisant la part belle aux photos. En feuilletant, nous avons le sentiment d’être un instant l’hôte des propriétaires de crus aussi célèbres qu’Angelus, Ausone, Cheval  Blanc ou Troplong-Mondot. Et d’entrer dans le salon de l’un d’eux, d’en investir le canapé, de passer par la cuisine et d’y soulever un couvercle. Pour une fois, nous ne sommes plus les visiteurs des seuls chais. Le lecteur possède les clés, et ici, tout est luxe, calme et volupté, dirait Baudelaire. Raffinement et décoration bourgeoise en disent long sur les habitants des lieux. Peut-être autant que leurs vins eux-mêmes.

  • Une brassée de poésie

    IMG_0795.jpgUne brassée de recueils de poésie de grande qualité s'est posée au printemps dernier comme une volée de sarcelles à la surface d'un étang landais, par une nuit lumineuse de mai comme celle que nous venons de vivre. C'est à la collection Poésie/Gallimard que nous devons ce bouquet. Tout d'abord, il y a ce coffret, le second du genre, qui constitue pas à pas la précieuse petite bibliothèque du XXè siècle - qui fut celui des "utopies sanglantes" et aussi celui de la libération de l'imaginaire. Il a été concocté par Sophie Nauleau, Zeno Bianu et André Velter, et il est coédité avec Télérama. Il est composé de douze petits anthologies de poètes devenus des classiques, est c'est un régal de picorage à toute heure du jour et de la nuit. Jugez : Guillaume Apollinaire (Voie lactée ô soeur lumineuse), Louis Aragon (Ici commence la grande nuit des mots), René Char (Comme si tu étais en retard sur la vie - la phrase embématique de son célèbre poème en forme de profession de foi et de guide pour une existence artistique et libre Commune présence), Jean Cocteau (Je n'ai jamais rien vu de plus fou sur la terre), Pierre Reverdy (Et la main dans le dos qui pousse à l'inconnu), Robert Desnos (Loin de moi et semblable aux étoiles), Francis Ponge (Les rois ne touchent pas aux portes), Paul Eluard (J'ai la beauté facile est c'est heureux), Henri

    téléchargement (1).jpeg téléchargement.jpegMichaux (Comme un fou qui pèle une huître), Raymond Queneau (Cette brume insensée où s'agitent des ombres), Saint-John Perse (S'en aller!  S'en aller! Parole de vivant!), et enfin Jacques Prévert (De deux choses lune l'autre c'est le soleil). Douze petits bijoux extraits des nombreux recueils de ces douze bandits des mots, déjà parus dans la même collection (30€ le coffret). L'emblématique collection publie coup sur coup trois titres, à commencer par Un manteau de fortune, suivi du très émouvant recueil intitulé L'adieu aux lisières et de Tombeau du Capricorne, de Guy Goffette (7€), qui s'affirme toujours davantage comme un poète majeur du songe éveillé, de la nostalgie façon saudade, dans notre paysage contemporain. Le second s'appelle Entrevoir, suivi du splendide Le front contre la vitre et de La halte obscure (9,50€), et c'est signé de Paul de Roux (ami de Goffette), poète contemplatif, dépouillé et sensuel qui compte de plus en plus, lui aussi. Il y a 

    téléchargement (2).jpegenfin un petit classique formidable : Glossaire, J'y serre mes gloses, illustré par André Masson, suivi de Bagatelles végétales, illustré par Joan Miro, de Michel Leiris (9,50€). Autrement dit, un petit miracle d'édition (en format de poche), d'une part, et un régal de jeu avec les mots, d'autre part. Leiris, avec Langage tangage, A cor et à cri, entre autres grands recueils, déchaînait déjà les mots de leur définition. Là, il se lâche, déstructure, s'en donne à coeur joie, aligne les "catapultes mentales" au fil de son alphabet surréaliste et ses Bagatelles poussent encore plus loin le bouchon ludique de cette poésie cérébrale et formelle, cousine du travail de Ponge et de celui de l'Oulipo, car il entremêle les sens possibles et surtout improbables des mots : "aimer les mets des mots dans un méli-mélo de miel et de moelle", écrit-il. Et l'on devine que l'auteur devait ronronner de plaisir en créant ces anagrammes poétiques et autres mots-valises pourvus d'allitérations subtiles, chantantes et toutes dotées d'un sens inédit. 

  • Jeux de mots

     

    téléchargement (10).jpegJacques Rouvière nous avait déjà donné un délicieux Dix siècles d'humour dans la littérature française (Plon), que j'avais abondamment évoqué sur les ondes de Sud Radio lorsque j'y tenais une chronique littéraire hebdomadaire qui me laissait totalement libre de mes choix (de 2003 à 2006 ou 7). Le revoilà avec un formidable bouquin : Le livre d'or de l'esprit français (Ecriture, 22€), sous-titré de A comme Acrostiche à Z comme Zeugma. Car il s'agit de quatre-vingt jeux littéraires qui mettent en avant cet esprit français que Paul Deschanel définissait comme la raison en étincelles. Humour, virtuosité des tournures d'esprit, phrases ayant du claquant, traits, envois subtils, cette anthologie littéraire des figures de style est un régal absolu pour tous ceux qui aiment les mots et qui ne peuvent s'empêcher de jouer avec, à leur corps (et à leur esprit) défendant, parce qu'ils sont ainsi formatés, et qu'entendre quelqu'un dire quelque chose génère chez eux une irrépressible propension marginale à déjanter en créant des jeux de mots in petto et en guise de réponse, ce qui souvent décontenance. J'adore ce genre de bouquin, car c'est le prototype du livre jouissif, c'est un magasin de pâtisseries, c'est Bricorama pour le dingue de bricolage, c'est Metro (le magasin) quand on y entre pour la première fois : on s'y sent comme un enfant au cirque, comme un adulte en Tanzanie. Idem dans ce formidable livre à picorer à satiété, a tapear chaque jour à la fraîche - ces temps-ci avec un verre de rosé. Epigrammes, calembours, contrepets, calligrammes, holorimes, mots-valises, oxymores, nonsense, palindromes, pastiches, syllogismes absurdes et bien sûr métaphores - entre autres -, et aussi des raretés comme l'homéotéleute, qui est une figure de style consistant à répéter une ou plusieurs syllabes homophones (du même son) à la fin d'une série de mots ou de phrases. Un exemple, pris chez Jarry : Tiens! Polognard, soûlard, bâtard, hussard, tartare, calard, cafard, mouchard, savoyard, communard!.. Cela vous secoue les neurones et donne une sacrée envie de jouer, de jouer, de jouer... 

  • CHRONIQUES D’« ÉCRIVIN »

    bacchus et moi.jpgLe romancier new-yorkais, auteur à succès de Trente ans et des poussières, entre autres, a la passion du vin (et du luxe) chevillée au coude et au nez. Aussi donne t-il régulièrement de longues chroniques brillantes et pleines d’esprit dans House and Garden et dans le Wall Street Journal, qui sont aussi drôles qu’iconoclastes. 65 d’entre elles sont ici rassemblées. Truffés d’anecdotes – l’auteur va sur le terrain,  partout où l’on fait du vin,  de traits d’esprit et de comparaisons renversantes entre les vins rares et chers et les hommes,  ces textes à l’écriture juste sont un délice et ils se lisent comme des « shorts », de courtes nouvelles. McInerney personnifie aussi les vins : Grace Kelly serait par exemple un puligny-montrachet. Et si Mouton est Michel-Ange, selon McInerney, Lafite est Léonard de Vinci. Ou bien l’un est Armani, et l’autre Versace.  Brillant. L.M.

    Bacchus et moi, par Jay McInerney, La Martinière, 432 p., 23€

     

  • impressions notées en randonnant entre lacs et barrages pyrénéens

    Le courant passe. Au bout de trois heures de marche, au-delà du dernier « ressaut herbeux » indiqué par le topoguide, tandis qu’un couple de milans royaux plane au-dessus d’une clairière plate comme la main ouverte de Gulliver, nous ne nous sentons plus empêtré par la sinuosité du sentier, les hésitations de la météo et cette semelle Vibram qui menace de se décoller à gauche en nous obligeant à traîner le pied depuis deux bons kilomètres. Surgit le barrage. Gigantesque carlingue, longue coque, armure cuirassée, il figure une muraille ne pouvant s’accoupler qu’avec le silence, dans une solitude heureuse, contemplative. Celle qui aide à poétiser la vie en ne faisant rien. Rien d’autre que s’asseoir, oublier tout sauf ça, admirer, débarrassé de toute culture, en immersion dans une nature qui tolère ce qui l’épouse avec  beauté. Car un barrage, c’est beau, en altitude, les pieds cimentés dans l’eau, gagné à ses bordures par une végétation sauvage qui est parvenue à apprivoiser ce monstre dressé au ventre plat, ce chevalier sans tête qui brise l’horizon pour mieux le faire rebondir dans le regard du randonneur, au-delà du lac et sous les sapins. 

    Retenue. Retenue d’eau. Rétention bienveillante, tantôt couleur lame de scie à plat, ou bien langue infinie et bleue, augmentée d’un friselis lorsque passe un vent. Virage sur l’aile, vaguelettes, micro clapot, eau. Ici l’eau vit. Parle. Résonne contre la paroi majuscule, lui chuchote des choses à la base, lui offre son reflet quand le soleil chante. L’eau s’épanche, prend ses aises, s’étale dans les grandes largeurs, ne laisse rien transparaître de ses profondeurs.

    Intime. Le barrage se penche sur l’eau, Narcisse intimidé, au col raidi d’un Erich Von Stroheim, montagne vue par Caspar David Friedrich. Au moins. Le barrage s’arque, rentre le ventre, boute hors de, creuse devant, donne à voir ses abdos que des traces d’anciens niveaux d’eau verdissent. Le barrage étend ses bras, il semble vouloir danser le sirtaki contre l’épaule des forêts voisines. Le barrage est terre d’accueil. Pays sage d’eaux tranquilles et plongées dans l’attente d’un lâcher prise, d’une libération à venir.

    Rivage. Le paysage qui environne chaque barrage impose au regard son côté Syrtes. L’attente, l’oubli, l’ouverture à venir, l’ouverture des vannes comme un sexe.

    Origine du monde. Un frisson parcourt l’échine du randonneur qui imagine tout à trac ce paysage comme une offrande à ses yeux émerveillés, englouti sous des millions de mètres cubes d’eaux en bouillons, d’écumeuse dévastation, d’apocalypse locale, de trombe torrentielle commandée par une main d’homme.

    Fracas. Assourdissante, colérique, tellurique rumeur des eaux en fureur. Là, le barrage perd ses eaux. Accouche d’un vallon mis à nu, d’une vallée mise à sac, inonde la base et assèche les sommets. Sortie du rêve.

    Sexe. Oui, il y a du sexe de femme dans l’idée du barrage. Retenue, fuite, fontaine, sueur de sang, abandon, sommeil, nuit, profondeur, méandres, inconnu, secrets.

    Paisible étreinte. Le barrage, planté comme un quartier d’ananas au cœur d’une tranche de paysage pyrénéen, figure un gâteau de paix. Il rassure aussi puissamment l’âme du marcheur, qu’un clocher surgi du brouillard dans la plaine, réchauffe l’âme en feu de détresse d’une grappe de soldats en déroute. 

    Accroché. Il y a les pins à crochets. Les biens nommés, lorsqu’ils se reflètent dans l’eau de retenue, accrochent leur cœur à l’onde, fondent le vert cru de leurs ramures dans les nuances froides et changeantes d’un lac au tain capricieux. Dilution. Déréliction.

    Coq. Délicate apparition. Soudain l’unique se produit. L’inattendu capital, la surprise énorme, my love supreme, s’offre à nos yeux ingénus, à l’heure du casse-croûte matinal qui répare les parois de l’estomac mis à mal par la montée. Mais il s’agit là d’un ventre soudain dévasté par l’émotion : sa majesté le grand tétras nous apparaît. Magiques Pyrénées. En lisière, le grand coq de bruyère se tient immobile, aux aguets, le souffle coupé par un doute cardinal. C’est que le randonneur, microbe qu’il est, que nous sommes par conséquent, ou inconséquence, n’appartient pas au paysage familier de l’oiseau roi. Statufié, tétras scrute. L’œil serti dans sa caroncule rouge ne tremble pas. L’instinct de survie interroge le paysage, implore le retour du serein. Qui vient à peu près, car le randonneur sait tout du mimétisme et de l’art de l’immobilité. Le randonneur, par chance, sait ceci. Et cela : se tapir, se taire. Il sait éviter de gâcher l’esprit de la rencontre rare. Le coq se détend, avance une patte, puis l’autre, fait quelques pas, se risque ici, pas là, disparaît dans un buisson…

    Epée. Le barrage est une épée plantée jusqu’à la garde et dont on ignore la longueur de la lame. C’est une arme sans pommeau. Décapitée. Comme le chevalier inexistant, cette lame de béton s’enfonce obscurément. Profondément. Mystère de la pénétration. Le barrage est nuit. Inexorablement accouplé au silence massif de la montagne.

    Abandon. Regarder un barrage au centre de son environnement, c’est éprouver l’abandon. Nous imaginons vite la genèse de l’ouvrage. Une fourmilière d’hommes au travail. L’édification lente du monument. Le hérisson des machines de levage, outils en faisceaux, herses gigantesques, camions ruant, croisant, nuées de poussières, ruche. Tandis que là, devant nous, tout n’est encore que solitude et silence, harmonie arrangée d’un ouvrage avec les éléments fendus. Equilibre retrouvé. C’est à peine si nous apercevons parfois des hommes marchant comme des marins sur le pont supérieur d’un navire, casque de chantier sur la tête comme un bouton d’or, vu de loin. Il y a un côté mer dans le quotidien des agents affectés à un barrage. L’eau les unit. Le voyage immobile sépare les uns des autres. Un sel de vie différent les oppose. Mais je sais qu’une amitié sourde les unit, qu’une connivencia les confond par tacite induction. 

    Aridité. Minéralité. La pierre sèche et grise, monumentale, semble vouloir toucher le ciel. Rien ne pousse. Un barrage existe là aussi. Sur la lune pyrénéenne. ¨Paysage d’après le déluge. Silence « comac » dit-on à Toulouse. Epais. À côté duquel n’importe quel tombeau ressemble à une boîte de nuit avec DJ intégré. L’eau bouge. Rassure. Le randonneur cherche un oiseau pour apaiser cet étranglement mental. Des pensées fortes, voire mystiques, issues de lectures anciennes, remontent à la surface de son esprit : Buddha, Diogène, Pascal sont appelés à la rescousse. Tout le monde sur le pont. Le barrage finit par apaiser. Sa présence humanisée nous dit la trace. L’âme. Et l’on se prend à imaginer un moine perché dans sa thébaïde du Mont Athos. A l’horizon infini, qui sera pourtant et à jamais le tour de taille de nos désirs.

    Hiératique. Un barrage est un moine. Un chevalier errant vêtu d’une cape. Dressé sur son cheval noir, parfaitement immobile, il toise. Implacable. Il impose cette radicalité de la nuance chère à Camus, qui réchauffe l’intérieur. Corps et esprit mêlés. « Montagne des grands abusés / Au sommet de vos tours fiévreuses / Faiblit la dernière clarté. / Rien que le vide et l’avalanche / La détresse et le regret !», nous chuchote René Char dans son poème sobrement intitulé « Pyrénées ». Mais nul regret ni détresse ici-haut. « Nous avons guetté jusqu’à la terreur le dégel lunaire de la nausée », écrit-il ailleurs (« Plissement »). Le poète de « la neige inexorable »

    L.M. (extraits) A suivre.

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    Pour aller avec : http://bit.ly/1jW5ClL 

    Et aussi (on en reparlera) : 

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  • anonyme

    Il est des phrases paradoxales qui vous scotchent d'une "oxymorisation" du sens inattendue et en forme de balle, et qui devient aussi naturelle que l'évidence de l'amour éternel. Celle-ci, de Stéphane Audeguy, par exemple (auteur notamment d'un délicieux Petit éloge de la douceur, folio 2€), et qui ouvre une plaquette en forme d'abécédaire offerte par les libraires, ce jour, en mémoire du génocide arménien et de la traditionnelle fête "un livre, une rose" - elle a été concoctée - la plaquette nommée Un livre peut en cacher un autre -, par une brochette d'écrivains, à l'initiative du couturier Christian Lacroix, qui l'illustre. Voici la phrase : Homère, auteur fameux dont on ignore tout, nous apprend que Personne, c'est quelqu'un. N'est-ce pas lumineux, étincelant même? Je prenais Une enfance de rêve, de Catherine Millet, emporté par l'enthousiasme d'une critique dithyrambique, ces trois derniers jours (Jean Birnbaum, dans Le Monde des Livres remporte la palme de l'empathie maximale), lorsque mon libraire me dit tiens, prends ça, tu vas aimer (la plaquette Lacroix), tandis que je soulignais que le dernier Kundera et le dernier (une compil°) Echenoz m'avaient déçu, mais que je lirai néanmoins ce nouveau it-book (j'invente à l'instant l'expression). Donc Homère, le sens littéraire du paradoxe qui circonscrit, fait l'oeuf, arrondit les anges et enfle le plaisir du texte à mesure qu'en fermant les yeux, la tête en arrière, un index glissé en marque-page, nous nous disons : ptin, c'est fort ça, et ça l'est d'autant plus que c'est écrit avec une simplicité désarmante, une économie de mots qui désigne - en passant - le travail poli jusqu'au suave, de l'artisan : celui qui ne se voit pas. Trop fort, diraient mes enfants. Voilà, c'était juste une réflexion-éclair en déjeunant (et mon cabillaud refroidissant, je vais fermer). Ciao.

  • li Z é

    Lisez Arnaud Le Guern (son Paul Gégauff est une nostalgique pépite), lisez Christian Authier (son Soldat d'Allah est tendrement explosif), lisez Sébastien Lapaque (sa Théorie de la carte postale est un bijou timbré), lisez Olivier Frébourg (son Gaston et Gustave est un chef-d'oeuvre), lisez Ellul (La table ronde reprend notamment le précieux La parole humiliée), lisez Jaccottet, lisez Leiris, n'attendez pas le Printemps des poètes pour ça, relisez Le métier de vivre de Pavese, ne perdez pas votre temps à (re)lire Duras à cause d'un centenaire, mais relisez Camus, mais pas à cause du centenaire, oubliez Palerme et n'oubliez pas Queneau qui disait que c'est en lisant qu'on devient liseron (et aussi que c'est en écrivant qu'on devient écrevisse), lisez boulon, écrevisse, boulons, non... Non, bon d'accord. Lisez sur tablette si ça vous chante, lisez en songeant au Palais de les lisez, lisez des notices de médicaments plutôt qu'en prendre (des médicaments), cela peut-être surréaliste, à voix haute, les notices. Mais lisez, ça fait tellement de bien.

  • Iraty, again

    images (1).jpegimages (2).jpegimages.jpegtéléchargement (1).jpegtéléchargement.jpegC’est la plus grande hêtraie d’Europe. A cheval sur la France (province basque de Soule) et l’Espagne (Navarre), avec ses 17 000 hectares,  c’est une forêt certes exploitée mais très sauvage, où la profondeur du silence n’est troublée à l’automne que par le brame du cerf et le craquement d’une brindille sous le pas d’un chercheur de champignons ou plus rarement sous celui d’un chasseur de bécasse, eu égard à la pente du terrain, qui en rebute plus d'un. Les cèpes d’Iraty se conquièrent car la montagne s’apprivoise, mais celle-ci est relativement douce et la forêt correctement balisée. En octobre, elle se pare d’un mantille rouge, or, mordorée et brune qui n’a rien à envier au manteau forestier québécois. La forêt résonne de cervidés, sangliers et toutes sortes d’oiseaux (palombes, pics, vautours fauves, milans noirs et royaux, grues cendrées, passereaux divers, du pipit à la grive draine) la survolent. L’hiver, lorsque la neige recouvre les cols et le sol de la forêt, Iraty propose 4 pistes de ski de fond (35 km au total) ainsi que des itinéraires balisés pour les randonnées en raquettes : un must ! Se promener une journée dans la forêt en raquettes à la recherche des traces laissées par les animaux sur « le livre de la neige » est un pur bonheur. Le reste de l’année, les sentiers de randonnées sont nombreux en forêt (80 km de pistes forestières au total) et sur les crêtes. Une balade classique mène au Pic des Escaliers, une autre conduit au majestueux Pic d’Orhy (2017m, le point culminant), via la route des cols de chasse à la palombe : Millagate, Odixar, Tharta ou encore Sensibil. On trouve également le GR10 au départ des Chalets d’Iraty. Non loin de là se trouve la crête douce d’Orgambidexka, le « col libre », qui sert de site d’observation privilégié pour les ornithologues en herbe drue –il est situé sur un vrai couloir migratoire. Les amateurs de pêche (omble chevalier, ou saumon de fontaine, truite arc-en-ciel) peuvent s’exercer sur les deux petits lacs d’Iraty-Soule et Iraty-Cize ou bien tenter leur chance, à la mouche, dans la rivière Irati, où les truites farios donnent de la soie à retordre (carte et timbre halieutique en vente aux Chalets). Enfin, les ennemis du silence et de la lenteur peuvent se livrer aux joies du VTT (location sur place) afin de décharger un trop plein d’énergie. Iraty c’est tout cela et bien plus encore. Car c’est un site d’une grande poésie où l’on ressent profondément l’âme du Pays basque dan sa partie la plus âpre ; la Soule. L.M.

     

    Photos © CDT64.  www.tourisme64.com

     

     

    Dormir, manger : 

    Chalets d’Iraty : location de chalets (de 2 à 30 places). www.chalets-iraty.com.  Honnête restaurant à proximité (centre).

    Chalet Pedro. Une institution en pleine forêt et à cheval sur la rivière Irati. Gîte confortable, restaurant classique et typique, grande terrasse avec le son du torrent , accueil formidable d’Isabelle www.chaletpedro.com   

    A Larrau, chez Etchemaïté. Autre  institution. Hôtel très correct. Restaurant réputé (cuisine basque généreuse, tendance gastro) www.hotel-etchemaite.fr.

    A St-Jean-Pied-de-Port, Les Pyrénées, Arrambide père et fils : Hôtel (Relais & Châteaux). Le  grand restaurant de l’arrière-pays basque www.hotel-les-pyrenees.com

    Carte : TOP25 d’IGN 1346ET. Forêt d’Iraty/Pic d’Orhy.

    Equipement :

    Vêtements discrets, de pluie, chauds, bonnes chaussures de marche, jumelles, lunettes de soleil, gourde, couteau.

    Domaine-Brana-rouge.jpgArdi gasna (fromage de brebis des bergers du cru, achetez-le chez Mayté, le spécialiste du jambon Ibaïona, qui est excellent, à St-Jean-le-Vieux, avant de monter). Irouléguy (passez chez Jean et Martine Brana à St-Jean-Pied-de-Port et prenez aussi la prune ou la poire, pour la flasque). Pain (si vous montez par l'autre côté, prenez la fougasse -pas trop cuite- à Tardets, dans le virage à la sortie). 

    téléchargement.jpegLire : le must de la poésie de Philippe Jaccottet : L'encre seraitnageur-de-riviere-416658-250-400.jpg de l'ombre (Poésie/Gallimard), Aphorismes sous la lune, de Sylvain Tesson (Pocket), le dernier livre (deux novelas, genre où il excelle) de (Big) Jim Harrison, et qui arrive ce matin en librairie : Nageur de rivière (Flammarion), ou encore un ou deux classiques comme un bon Thoreau (Walden), et La rivière du sixième jour, de Norman McLean (Points) qui devint Et au milieu coule une rivière, au cinéma. 

     

     

     

  • picorage

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    La collection Champs de Flammarion propose une anthologie délicieuse. Cette Petite bibilothèque du gourmand, concoctée par Sylvie Le Bihan et préfacée par Pierre Gagnaire, permet de découvrir ou de relire des perles littéraires. On n'échappe pas à l'épisode de la Madeleine de Proust, dans Du côté de chez Swann, aux premières pages du Salammbô, de Flaubert, qui débute, souvenez-vous, par l'admirable incipit suivant : C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar... Il y  a dans ce livre précieux des textes fondateurs d'Escoffier, de Dumas, de Rabelais, de Grimod de La Reynière, de Casanova. Nous trouvons aussi des auteurs devenus des classiques du genre -pour une part de leur oeuvre-, comme Manuel Vasquez Montalban, ou Jean-François Revel. Et aussi des morceaux de choix comme cet extrait de (l'excellent) Une gourmandise, de Muriel Barbéry, à propos de sardines grillées, des textes plus surprenants aussi, comme ceux du toujours déroutant Roland Barthes, du regretté Jean-Claude Izzo, de la Bayonnaise Marie Darrieussecq. Il y a en magasin la recette désopilante du cheval Melba de Desproges (qui nous manque davantage chaque jour), un extrait de l'inoubliable Vie et passion d'un gastronome chinois, de Lu Wenfu, un texte peu ragoûtant de Sade sur Le bel effort que d'avaler du pissat de pucelle! (on n'est pas obligé de tout boire, dans ce livre), d'autres encore, de Caroll à Onfray, de Daudet à Zola, de La Bruyère à Alain, de Rimbaud à Roy Lewis, de Camilleri à Vian ou encore Céline... Qui sont autant de pintxos (tapas basques espagnoles) à lire comme Montaigne conseillait de le faire : en picorant; comme les poules. Un régal.

  • Portraits pour traits

    C'est ce que l'on appelle de la bonne came. Celle que je conseille aux journalistes en herbe que sont mes étudiants en

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    images.jpegpresse écrite, cette matière en passe d'appartenir à l'archéologie du savoir. Cent portraits parmi les meilleurs parus dans Le Monde sur sept décennies (Pocket, 1000 pages!) - parce qu'il n'y a pas que ceux (excellents, souvent) de la dernière page de Libé. Le portrait, genre très prisé, fut "importé" (des USA vers la France) par Françoise Giroud. D'ailleurs, un prix à son nom récompense le meilleur portrait paru dans la presse écrite, et le millésime 2014, avec dix portraits cousus main, paraît (à La petite vermillon), et c'est encore de la bonne came, pour tous ceux qui aiment ce genre journalistique infiniment littéraire, qui produit de l'histoire à la dimension de l'individu, selon l'expression de Fernand Braudel. Il y a les stars, les inconnus célèbres, les parfaits inconnus qui possèdent de la matière, du jus, un destin brisé ou un quart d'heure de célébrité, de quoi alimenter la narration d'un papier. Il y a des écrivains, des héros, des sportifs de haut niveau, des hommes et des femmes d'Etat, des rock stars, des acteurs, des actrices, des patrons et des paysans, des SDF et des géants de l'immobilier ou de l'architecture. Tous sont matière à aiguiser les sens, à affûter les stylos, à éveiller les dessous de l'être, la face cachée, la part intime, la faille, ce fameux regard fragile, cette moue qui en dit long en observant un silence captivant, que le journaliste guette, provoque, accouche. Tous les portraits que nous pouvons lire dans ces deux ouvrages ont alimenté l'histoire immédiate et ont permis, permettent de mieux lire, de mieux comprendre le cours de la grande histoire. Et puis il y a des signatures : les auteurs de ces portraits retenus ici, et là, sont des plumes, comme on dit dans le jargon. Des encartés de respect. Des femmes et des hommes professionnels qui savent traduire une rencontre, car un bon portrait dans le journal est le condensé d'une rencontre, avec tout le poids qu'il faut donner à ce mot, par trop galvaudé. Une rencontre, oui, mais toujours avec ce qu'il faut d'indispensable distance par rapport au sujet, condition sine qua non afin de faire du journalisme vrai, sans empathie excessive, avec la compréhension idoine, la sensibilité non feinte mais retenue, la traduction précise, au plus près, de la vérité de l'autre, au service duquel nous restons - en presse écrite... Les portraits que nous lisons dans ces deux ouvrages sont comme autant de mini nouvelles, des shorts comme on dit outre-Manche, des condensés d'existence, des morceaux d'anthologie, comme on le dit de celui du boucher. De la bonne came, je vous dis.

  • Oran A/R

    téléchargement.jpegUne main amie, qui sait, m'avait adressé ce livre. Trois jours à Oran, d'Anne Plantagenet (Stock), trouble ceux qui, comme moi, avaient projeté de retourner à Oran avec leur père : c'est la trame du roman, sauf qu'il s'agit d'un vrai voyage, réalisé en 2005, du père (né là-bas) avec sa fille sur la terre des origines. La fille (l'auteur) a toujours entretenu des relations ambiguës avec l'idée de l'Algérie, son appartenance pied-noir, le désir de connaître Oran et plus précisément Misserghin (il se trouve que ma propre famille possédait aussi une propriété au village de Misserghin, sur les hauteurs d'Oran. Misserghin et sa Vierge, ses orangers, ses clémentiniers surtout... Et que le roman d'Anne Plantagenet me fut par conséquent infiniment troublant, confondant même, au fil des pages). Le talent de ce livre est d'être dénué de pathos et de décrire un homme (qui est le contraire du pied-noir caricaturé à l'envi par une filmographie, des chansonniers, une forme de racisme mou, larvaire, qui eut cours...), un homme d'abord sceptique, puis heureux d'accomplir cet acte fort. Et d'une fille en observation, en voyage de reconnaissance des noms de lieux (La Sénia, la Place d'Armes, Aïn Témouchent, la rue d'Arzew, la plage des Andalouses, la rue du Général-Leclerc, le boulevard Front-d'mer, les arènes d'Eckmühl...), en vérification sensible, sensuelle, des faits : les lentilles (du premier janvier), la mouna de Pâques à Santa-Cruz, les migas... Des odeurs aussi, et des sons, des impressions tant de fois imaginées à travers les récits de sa grand-mère. Cela rend touchant ce bref roman à l'écriture simple et comme mise à distance sans être froide pour autant. Le fameux mot de René Char, La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil, trouve ici tout son sens. (Moi aussi, j'irai passer trois jours à Oran avec ma fille).

     

  • "Une foudre délicate tressaille en moi"

    téléchargement.jpegUne foudre délicate tressaille en moi. C'est ainsi que Belinda Cannone décrit ce... je ne sais-quoi-du-presque-tout, dans son précieux Petit éloge du désir (folio 2€). Nous avions déjà évoqué cet auteur http://bit.ly/1aOsPWA Là, en 249 fragments, elle raconte une histoire érotique, une rencontre, l'alchimie du désir et c'est délicat, et ça tressaille, et c'est bon. 

    Amour toujours? Sous la direction de Jean Birnbaum (actueltéléchargement (1).jpeg rédacteur en chef du Monde des Livres, l'indispensable supplément du quotidien du soir daté de vendredi), folio publie les actes du Forum Philo Le Monde / Le Mans organisé en novembre 2012. Christine Angot, Alain Badiou, Pascal Bruckner, Belinda Cannone, Alain Finkielkraut, Claude Hagège, Julia Kristeva, Camille Laurens, Michel Schneider, entre autres signatures, livrent leurs réflexions sur l'aventure obstinée des amants dans leur différence vraie, sur le singulier langage des amoureux, sur les thèmes proustiens les plus récurrents, et aussi sur la sacralisation de l'amour, la tragédie du couple contemporain, l'obsession sécuritaire qui touche aussi l'amour, le désir comme possible nouveau nom de l'amour, et encore l'amour maternel et l'érotisme de la reliance... Quelques thèmes parmi d'autres, abordés dans ce petit bouquin captivant.

  • Fleuve profond, sombres forêts

    téléchargement.jpegRelire Au coeur des ténèbres, de Joseph Conrad, qui devint Apocalypse now au cinéma (via Francis Ford Coppola), c'est éprouver la littérature dans sa capacité à nous introduire progressivement - en cheminant, en feuilletant - vers un ailleurs. En l'occurrence, le lecteur remonte un fleuve africain et, en s'enfonçant dans la nature, se débarrasse de son humanité jusqu'à atteindre le coeur d'une nature sinon animale, du moins déshumanisée et terrifiante. Kurtz n'est plus un homme et il n'est pas non plus barbare. Le livre agit comme une musique, comme un alcool : il enivre, embarque, emporte, par la force des mots, de la phrase, du rythme, de l'irrémédiable avancée vers le mystère. Il est ici traduit par Jean Deurbergue et publié dans la collection L'Imaginaire (Gallimard), laquelle offre également untéléchargement (1).jpeg bijou de littérature allemande, l'un des meilleurs livres d'Adalbert Stifter (l'auteur d'un chef-d'oeuvre : L'homme sans postérité, Phébus/Libretto) : Les Grands bois. Ces récits autant romantiques qu'expressionnistes (traduits par Henri Thomas), rappellent - surtout le premier, qui donne son titre au recueil- combien la nature, et notamment les grandes forêts (de Bohême, ici), sont capitales depuis J.J. Rousseau et Hölderlin. Stifter ne fut pas leur contemporain (1805-1868), mais il semble imprégné de cet amour, à la Thoreau aussi, pour la solitude dans les bois profonds, qui fonde son "réalisme poétique". Ses personnages sont des écorchés (comme il le fut lui-même), et l'on pense à la fois à la musique de Schubert (davantage qu'à celle de Wagner) et aux peintures de Caspar David Friedrich en lisant Stifter : il s'agit d'un bonheur générateur de frissons, qui agit par capillarité.  

  • PV,1.

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    ... 'tain, pile un an déjà que Pierre Veilletet s'est fait la malle. Ca va trop vite. Lisez-le, relisons-le. Cela fait toujours un bien fou. Reprendre au hasard Querencia et picorer, lire un chapitre du Vin, leçon de choses, ouvrir Mari-Barbola et éprouver la sensation proustienne de se faire embarquer par la phrase plus sûrement que par une vague... Ce matin, je saisis La Pension des nonnes, car j'évoquais Gênes hier soir. En duo avec La forme d'une ville - le Nantes de Julien Gracq, car j'en fis en 1985 l'un de mes premiers papiers littéraires importants publié dans "Sud-Ouest Dimanche" - que P.V. pilotait alors (qu'à la suite de ce papier, reproduit ci-dessous, j'entamai une relation épistolaire avec J.G. qui ne cessa qu'à sa mort en 2007), que je me trouvais récemment dans cette cité et que l'un et l'autre auteurs ont su parler des villes (Bordeaux, Séville, Rome...) comme personne. Il s'agit de lire comme on compose un repas, comme on examine la carte d'un restaurant, en établissant avec sens et précision la forme d'une fête à venir immédiatement, et lire PV et JG en alternance (pas en entrée puis en plat : ¡a tapear!) est une fête. A table!

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  • Les Grecs surnommaient l'Italie "Oenotria" : "la terre du vin"

    hs vin l'express.jpgin L'EXPRESS hors-série La grande histoire du vin (en kiosque) : 

    Italie

    ANCIENNE, FERTILE ET GÉNÉREUSE

    par Léon Mazzella

    La Botte a toujours été généreuse en sang de la vigne. Avec près de 60 millions d’hectolitres, l’Italie  assure, en ce début de XXIème siècle, près de 20% de la production mondiale de vins. C’est dire son poids économique. Et si elle produit de nos jours davantage de vins que n’importe quel pays au monde – en concurrence avec la France certaines années -, elle abreuvait déjà de ses volumes l’empire romain. Ce sont les Grecs qui introduisirent la viticulture en Italie au VIIIè siècle av. J.-C. La Grande Grèce englobe alors l’Italie du Sud et la Sicile  et ce sont les Eubéens (de l’île d’Eubée, en mer Egée, en face de l’Attique), qui s’installent  les premiers dans leurs colonies, en Italie  méridionale précisément, avec des cépages antiques comme le byblinos ou l’aminios – ce dernier est, par excellence, celui des crus romains, et il fut planté initialement  en Calabre. Les Eubéens pratiquent la viticulture depuis plus d’un siècle sur leur île. Les colonies italiennes bénéficient aussitôt d’un essor de leur nouvelle économie et, très vite, les îles du Golfe de Naples, notamment Ischia  - toujours célèbre pour ses vins blancs légers et gourmands, issus de cépages (actuels) comme les biancollela, falanghina et autre forastera – ainsi que la ravissante Procida – alors couverte davantage de vignes que de citronniers, comme aujourd’hui -, produisent leurs propres amphores afin d‘expédier leur vin à Carthage, ce dès le VIIè siècle av. J.-C. Les textes fondateurs des poètes latins, comme Virgile et Pline l’ancien,  s’inspirent largement du savoir-faire grec.  « Les Géorgiques », de Virgile, et l’« Histoire naturelle », de Pline, consignent avec force précisions les préceptes de cette nouvelle activité et fournissent ainsi de véritables manuels de viticulture aux agriculteurs italiens de la fin de la République et sous l’Empire. Ces textes seront des références pour le monde viticole européen dans son ensemble, des siècles durant. Leur ton direct et tutoyant rend l’apprentissage et les travaux pratiques de la « conduite de la vigne » (selon l’expression de Pline), on ne peut plus agréables. Exemple, pris chez Virgile, à propos de la plantation des rangées de ceps  : «  Si tu traces l’emplacement du vignoble dans une plaine grasse, plante serré (…), mais si tu choisis le versant d’une côte mamelonnée ou des pentes douces, espaces généreusement tes rangées. » Voici qui correspond parfaitement au vignoble italien, lequel se répand à une vitesse prodigieuse et ne tarde pas à couvrir des zones aujourd’hui emblématiques de la carte viticole du pays, Sicile comprise, jusqu’au Latium –la  région de Rome, ainsi qu’en Etrurie, le territoire des Etrusques, soit l’actuelle Toscane. Les vins étrusques, conservés dans des amphores « italiques », sont abondamment exportés, dès cette époque, dans la plupart des pays du Bassin méditerranéen, y compris en Gaule à partir du VIè siècle av. J.-C. Les légions romaines découvriront un velours côtelé de vignes lors de leurs campagnes militaires au sud de la Botte et en Etrurie, dès le IIIè siècle av. J.-C., d’après Pierre Sillières (*). La plupart des raisins sont destinés à la vinification, dans cette Italie antique qui suit peu à peu les préceptes de Caton, de Columelle (dont le traité « De l’agriculture » , « De re rustica » demeure le plus grand traité d’agronomie que nous ait transmis l’Antiquité),  ou encore de Varron, qui publient des ouvrages dans lesquels nous trouvons déjà – entre autres - les moyens de lutter contre les petits fléaux (insectes, notamment),  y compris contre le gel (en arrosant la vigne afin de la tiédir). Mais contre la grêle, l’invocation des dieux était l’unique recours du viticulteur italien… Certains vignerons pionniers, notamment sur la côte napolitaine, vers Pompéi et au-delà (où les fouilles révélèrent  tant d’indices), passerillaient le raisin, ou bien le consommaient frais, ou encore le conservaient dans des pots, mais l’écrasante majorité du produit de la vigne était dûment fermenté, après avoir été foulé et pressuré. Selon les recherches effectuées par Pierre Sillières, la vinification  (la transformation du moût en vin),  s’effectue alors dans de grandes jarres en céramique appelées dolia, pouvant contenir 10 hl chacune, et rangées semi-enterrées dans les chais. Il est à noter que la distinction entre vins ordinaires et vins fins se fait immédiatement et que les premiers sont destinés à la plèbe et à l’armée tandis que les seconds, que les Italiens entreprennent de laisser vieillir dans des jarres, et puis qui sont « mis en amphores » (bien que le vieillissement s’effectue également en amphore), sont naturellement destinés à des classes sociales plus élevées. Selon un autre chercheur, André Tchernia (**), tous les vins réputés de l’Antiquité provenaient  d’une aire qui allait de Rome à Pompéi, soit du Latium à la Campanie, en particulier sur l’ensemble de la plaine côtière et jusqu’aux contreforts du Vésuve. Les trois vins (secs et doux) les plus recherchés sont le falerne, le vin des monts Albains et le cacube. Les règles élémentaires du commerce du vin – le commerce de proximité comme l’exportation – se mettent en place : les vins simples et nécessitant un transport coûteux sont consommés sur place et les vins « de garde » ou déjà réputés sont repérés, achetés et acheminés par des négociants, dont l’activité sera très prospère au IIIè et au IIè siècles av. J.-C. Celle-ci  reposera sur le transport en bateaux d’énormes quantités d’amphores à destination de la Gaule ou de l’Hispanie, mais celles-ci commenceront elles aussi à cultiver la vigne et à consommer par conséquent ses propres vins (lire par ailleurs). Mieux (ou pire, pour l’Italie), dès le Ier siècle ap. J.-C., souligne André Tchernia, non seulement les clients historiques de la viticulture italienne disparaissent mais ils ne tardent pas à concurrencer les vins de la Botte et à narguer celle-ci en y exportant leur propre production à Rome même ! La capitale de l’Empire devient d’ailleurs,à la faveur de son expansion rapide et colossale, un si grand consommateur de vins indigènes que les vignes de Campanie, du Latium et d’Etrurie, mais également de la région de Ravenne, de la côte adriatique et de la plaine du Pô, car on cultive dès lors la vigne un peu partout dans le pays, ne suffisent parfois pas à étancher la soif  d’un million de Romains, évaluée à environ 1,8 million d’hl annuels. A la fin du Ier siècle ap. J.C., la culture de la vigne s’étend parfois au détriment de celle du blé.  Il est à noter qu’à la faveur des écrits lumineux, voire visionnaires, de Columelle, qui était lui-même vigneron et possédait des vignes dans divers zones propices d’Italie, une classification des crus se fait jour au IIè siècle de notre ère, en fonction de critères qualitatifs : il est déjà question de terroir, de robustesse, de fécondité.  

    Une législation tardive

    Les invasions barbares (Goths, Lombards) réduisirent la viticulture à néant. Il faut attendre les effets bénéfiques de la christianisation  – surtout au Moyen-Age, puis ceux de la Renaissance (XIIIè siècle), pour observer un renouveau de la culture de la vigne, Comme une revanche, elle fut étendue à toutes les régions susceptibles de l’accueillir, qu’elles soient de plaine, de piémont ou côtières. Le XVIè siècle, après la chute des Médicis, qui connaît le règne des Habsbourg, n’est pas non plus favorable au développement de la viticulture. Le phylloxéra et la Seconde Guerre mondiale produisent les effets d’arrêt brutaux que nous savons dans la plupart des pays européens. Longtemps synonymes de vins de quantité et de moindre qualité, les vins italiens ne souffrent plus aujourd’hui de connotations négatives, mais le laxisme législatif  - il a mis près de trente ans après la France à établir des classifications claires -, a retardé d’autant la reconnaissance des grandes appellations et des grands vins italiens, et dieu sait s’ils sont nombreux.  En effet, l’après-guerre ne fut pas favorable au développement qualitatif des vins italiens. « Faire pisser la vigne » afin d’exporter de la « bibine » étaient plutôt les maîtres mots. Ce n’est qu’en 1963 qu’une loi de première importance, portant sur les normes de dénomination s d’origines des vins, jette les bases de l’organisation de la viticulture moderne italienne. Elle donnera naissance à la fameuse loi Goria de 1992, qui établit la nouvelle réglementation des dénominations d’origine. Celle-ci est relativement simple, et elle ressemble aux législations européennes en vigueur un peu partout au sein de la communauté : nous trouvons les DOC (Dénomination d’origine contrôlée), les DOCG (Dénomination d’origine contrôlée garantie), les IGT (Indication géographique typique), les vins de table (vini da tavola) et les VDN (Vins doux naturels). L’Italie compte vingt régions viticoles (comme autant de régions politiques). Du nord au sud et d’ouest en est :Val d’Aoste, Piémont, Ligurie, Lombardie, Trentin-Haut-Adige, Vénétie, Frioul-Vénétie-Julienne, Emilie-Romagne, Toscane, Ombrie, Marches, Latium, Abruzzes, Molise, Campanie, Basilicate, Pouilles, Calabre, Sardaigne et Sicile. Les vins les plus réputés se trouvent au nord de la Botte : Piémont et Toscane. Le Piémont est le royaume du cépage nebbiolo (rouge) qui donne les célèbres Barolo et Barbaresco. La Toscane viticole  rime avec Chianti (Classico ou Ruffino) et évoque aussitôt un cépage principal (rouge), le sangiovese. Cette région viticole bénie des dieux évoque aussi l’une des plus célèbres appellations  (DOCG) en vins rouges italiens, le Brunello di Montalcino . On désigne par ailleurs sous l’appellation non contrôlée de « super-toscans », des vins d’exception comme le célébrissime Sassicaia,  ou les non moins célèbres Solaia, et Tignanello. La classification des vins italiens est plus commode si nous la divisons par genre : il y a les spumante (mousseux), les frizzante (pétillants),  les amabile (demi-sec), les doux (dolce), les abboccato (mi demi-sec, mi demi-doux), les passito  (passerillés), à côté de l’armée des secco (secs : blancs, rosés ou rouges). Outre le Chianti Classico, longtemps présent sur les tables des pizzerias du monde entier, dans un flacon rond et habillé de paille tressée, le Lambrusco (Emilie-Romagne) , est sans doute le vin le plus connu hors des frontières italiennes. Le fameux blanc Orvieto provient d’Ombrie, le Frascati (issu du cépage trebbiano), du Latium. Quant au  Greco di Tufo, il contribue à la réputation des vins blancs de Campanie, connue également pour son Lacryma Christi del Vesuvio (blanc ou rouge). Le Montepulciano d’Abruzzo vient évidemment des Abruzzes. Enfin, les grandes îles (Sardaigne et Sicile) donnent des rouges puissants et charpentés (issus pour la plupart de cépage canonnau), ainsi que des blancs raffinés (issus principalement du cépage vermentino). L.M.

     

     

     

    (*) « La viticulture et le vin dans l’Antiquité », in « Voyage au pays du vin », (ouvrage collectif, Robert Laffont)

    (**)  « Le vin romain antique », de A.Tchernia et J.P.Brun (Glénat).

     

     

    Frénésie 

    L’érudit Suétone (Ier siècle de notre ère), en guise de commentaire à la décision de l’empereur Domitien, prise en 92, de donner un coup d’arrêt à la frénésie de consommation de vins italiens par les Romains, mais aussi par les Gaulois et les Ibères, écrit ceci : « La surabondance du vin et la pénurie du blé étaient l’effet d’un engouement excessif pour la vigne, d’où résultait l’abandon des labours. C’est pourquoi l’empereur interdit , en Italie, toute plantation nouvelle et ordonna, dans les provinces, d’arracher au moins la moitié des vignobles. » 

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    Cité par Roger Dion dans sa fameuse histoire de la vigne et du vin en France, et repris par Jean-Robert Pitte, in « Le désir du vin à la conquête du monde » (Fayard). 

     

  • La vie dans les tranchées

    in L'EXPRESS, hors-série La Grande Guerre (en kiosque):

    mook GG.jpgL’HORREUR AU QUOTIDIEN

    Par Léon Mazzella

     

    D’abord il y a la mort. Omniprésente, pestilentielle, celle du copain déchiqueté sous les yeux du soldat, celle de l’ennemi, celle qui rôde, celle qui frappe sans prévenir, et que nul ne voit venir.  Et puis il y a les « totos », ces poux qui grouillent et ne font pas davantage relâche que les puces, et de gros rats qui empêchent de dormir, dévorent tout, y compris les pieds et les nez des vivants. Il y a surtout la peur –cette indécollable peur au ventre, majuscule, chevillée, clouée, profonde et permanente. Qui a dit que les Poilus se faisaient parfois sous eux en jaillissant des tranchées quand il fallait y aller ? Pas les visuels rassurants des cartes postales, outil accessoire de propagande, qui montrent des soldats posant, souriants, sereins, lorsque la plupart crevaient de frousse et de maladie, agonisaient dans un trou, les jambes broyées et le cœur aussi, le corps gelé ou à demi noyé dans une boue aussi épaisse que de la crème de marrons. Même les livres emblématiques comme l’émouvant « Ceux de 14 » de Maurice Genevoix (1) disent l’horreur illimitée au quotidien, n’évoquent qu’avec tact et émotion contenue le sang, les tripes, les cris, les appels au secours, l’appel ultime à maman avant de basculer dans le néant. Lire « Sous Verdun », « La boue », « Les Eparges » (lire l’extrait ci-dessous), de Genevoix conjugue le plaisir du texte (il s’agit d’un grand moment de littérature) , et la sensation d’assister, in vivo, au quotidien du Poilu auquel Genevoix nous invite sans ambages ni précautions d’usage : son témoignage est aussi poignant que cru, aussi fort que vrai. La mort est une compagne. Un coup de pelle pour creuser une nouvelle tranchée fait tomber sur un corps en putréfaction. L’odeur de la mort est toujours là et celle des cigarettes ne parvient pas à en masquer l’indélébile trace. La mort se respire, la mort est en soi puisqu’elle attend le soldat à chaque instant. L’insoutenable légèreté de la survivance prend le poids d’un supplice, pour les Poilus que la mort côtoie de si près

    La chasse aux rats

    L’horreur, c’est aussi la chasse aux rats, parce que les rats, gras car repus de chair humaine, ont pris de l’assurance, de l’arrogance, de la présence ;  de l’omniprésence. Les rats pullulent et envahissent la vie du Poilu. Au point que le haut commandement  promet une prime de cinq sous à chaque prise. Ernst Jünger, dans « Orages d’acier » (2) autre journal de guerre emblématique –côté Allemand, cette fois-, a su décrire avec une pointe d’humour désabusé ce passe-temps : tirer les rats, les enflammer, les piéger, jouer avec la vermine. « La chasse aux rats  offre une distraction fort goûtée dans le vide des gardes. On dépose un petit bout de pain en guise d’appât et on pointe le fusil sur lui, ou bien on répand dans les trous de la poudre prise aux obus non éclatés et on y met le feu. Ils en bondissent alors en couinant, le poil roussi. Ce sont des créatures répugnantes, et je ne puis m’empêcher de penser toujours à leur activité secrète de charognards, dans les caves de la bourgade… » Erich Maria Remarque, l’auteur de « A l’Ouest, rien de nouveau », roman pacifiste exemplaire sur la Grande Guerre, évoque les « rats de cadavre ».  C’est dire. Et par-dessus le marché,  « l’été, ce sont des essaims monstrueux de mouches qui viennent pondre dans les corps des soldats en décomposition », note Jean-Yves Le Naour (3). Aussi, le quotidien du soldat dans cette fichue guerre de position, est-il loin d’être idyllique et de ressembler aux images de propagande diffusées à grande échelle et destinées à rassurer le front arrière. Lequel n’était pas dupe, lorsqu’il recevait des nouvelles du front.

    images (1).jpegtéléchargement.jpegimages (5).jpeg(1)Flammarion, 960 pages, 2013. Disponible également en Points/Roman et aux éd. Omnibus.

    (2)« Orages d’acier », par Ernst Jünger (Le Livre de Poche, 1989).

    (3)« La Grande Guerre à travers la carte postale ancienne » (HC éd. 2013).

     

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    Bonnes feuilles :

    LES EPARGES

    images.jpeg« Cela se passait aux Eparges, pendant une des attaques meurtrières du printemps 1915. On se souvient peut-être que sur cette butte des Hauts-de-Meuse, la bataille se prolongea deux mois. Une bataille sauvage, une suite presque ininterrompue d’attaques et de contre-attaques pour la conquête d’une colline de boue, dans des tranchées gluantes bouleversées par des milliers d’obus. Les havresacs, les armes, les cadavres s’enfonçaient lentement dans la glaise, des blessés perdus s’y noyaient. Chaque trou d’obus, les énormes entonnoirs creusés par l’explosion des mines devenaient autant de mares glacées, d’un jaune aigre et verdâtre empoisonné par l’hypérite (*). Et il flottait sur ce charnier une odeur fade et corrosive ensemble qui entrait loin dans la poitrine, semblait happer aux bronches comme la boue aux mains nues, aux genoux et aux reins. 

    Chaque fois qu’un régiment montait, c’étaient mille hommes qui tombaient, plusieurs centaines de tués, des blessés affreusement déchiquetés par des obus de rupture énormes, quelques fous. Les survivants descendaient au repos, dans des villages déserts et bombardés où ils ne cessaient point d’entendre, jour et nuit, le grondement de l’interminable bataille. Des renforts arrivaient, comblant les vides des compagnies. Et ils remontaient aux Eparges.
    Ils remontaient par les mêmes cheminements, les mêmes boyaux ruisselants ou gelés, vers les mêmes tranchées bouleversées, éternellement refaites et nivelées, où d’une relève à l’autre ils retrouvaient les mêmes cadavres, raidis encore dans l’attitude où la mort les avait saisis : celui-ci avec le même éclat brillant fiché dans son crâne nu comme un coin de bûcheron, cet autre avec sa main crispée par-dessus son épaule, dans la même moufle de laine bleue. Tous connus, tous reconnaissables,  compagnons et frères d’hier qu’ils ne pouvaient s’empêcher de nommer, ceux qui s’étaient effondrés sans une plainte, ceux dont ils avaient écouté, dans la nuit, gémir la longue agonie. » 

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    Maurice Genevoix, « La Ferveur du souvenir » (pp.79-80, éd. établie par Laurence Campa, ©La Table ronde, 2013)

     

    images (4).jpeg(*) Gaz moutarde : « On nomme ypérite le plus atroce des gaz de combat de la Grande Guerre », écrit l’historien André Loez, dans « Les 100 mots de la Grande Guerre » (PUF / Que sais-je ?), « du nom de la ville belge d’Ypres où il fut utilisé pour la première fois par l’Allemagne en juillet 1917. Egalement nommé gaz moutarde en raison de son odeur, il brûle la peau et les muqueuses, rendant inopérantes la protection des masques. »

    Nota : l'anachronisme figurant dans le texte de Genevoix - il évoque des faits qui se déroulent en 1915 - s'explique par la date de la rédaction de ses livres sur la Grande Guerre, largement postérieure à celle-ci. D'autres gaz  -aveuglants -  que le gaz moutarde, furent utilisés en 1915.

     

     

     

  • L’honneur des femmes en 1914

    mook GG.jpgPapiers parus dans le mook (le gros hors-série de L'EXPRESS consacré à la GRANDE GUERRE (actuellement en kiosque) :

    L'HONNEUR DES FEMMES

    « Si les femmes qui travaillent dans les usines de guerre s’arrêtaient  quinze minutes, la France perdrait la guerre ». Venant de Joffre –encore que l’authenticité des termes de cette phrase tonitruante et galvanisante ne soit pas totalement avérée, une telle déclaration souligne le dévouement, sous-payé, harassant, voire dangereux des « munitionnettes », ces 400 000 femmes venues en renfort des vieux, des éclopés, des réformés et autres trop jeunes ouvriers, qui voient d’ailleurs d’un mauvais œil ces femmes qui s’émancipent, coupent leurs cheveux –la coupe à la garçonne fait son apparition-, portent salopette ou pantalon (ce qui est pourtant interdit par la loi), se retroussent les manches… Mais menacent de faire aligner leurs bas salaires de « bonnes femmes » sur les leurs (une ouvrière perçoit en moyenne 0,15 F de l’heure, soit la moitié du salaire minimal). Broutilles, en regard de l’effort de guerre auquel les femmes contribueront de façon considérable : elles fabriqueront quelques 300 millions d’obus et 6 milliards de cartouches. 

    Aux champs et à l’usine

    Et elles ne travaillent pas que dans l’industrie : les hommes sont au front et, dès l'été 14, il faut bien moissonner. Les bœufs, les chevaux ont été réquisitionnés pour nourrir et transporter l'infanterie. Les femmes moissonnent seules et vont par la suite labourer en remplaçant les bêtes de somme et de trait avec leurs petits bras. Les métiers traditionnellement masculins se féminisent nécessairement : ainsi apparaissent des femmes garde-champêtre, des femmes cochers, des institutrices  dans les classes de garçons, des femmes postières –et dieu sait si l’acheminement de milliards de lettres durant toute la durée de la guerre est une activité capitale, car elle symbolise le cordon ombilical qui relie le front avant et le front arrière. On voit aussi des femmes entrer dans les écoles de commerce, des femmes maréchal-ferrant ou encore conductrices de trains et de tramways. 

    À la faveur de la guerre, la femme française s’émancipe donc, et elle assure. De toute façon, elle n’a pas le choix : elle doit être à la fois à la maison, à élever les enfants, et au travail, aux champs ou à l’usine d’armement. Elles sont plus de trois millions à être femmes d’agriculteurs, souvent seules adultes valides sur l’exploitation familiale. Et puis la femme écrit, car elle attend et espère. Les nouvelles du front disent au moins que l’homme est vivant, mais parfois c’est un télégramme qui annonce sèchement le décès du fiancé, du mari ou celui du fils. Les lettres d’amour sont légion, mais les divorces le seront aussi après le conflit (30 000 en 1920 lorsqu’ils étaient de quelques milliers avant la guerre), car la femme a conquis une certaine forme de liberté individuelle, une fierté certaine, une autonomie réelle. « J’ai quitté un agneau et j’ai retrouvé une lionne », écrit un Poilu de retour du front. La femme de 14-18, c’est aussi l’absence de femme pour le soldat –et l’absence d’homme pour la femme ! L’adultère sur le front arrière est sévèrement puni, car démoraliser le soldat de la sorte est un acte peu citoyen. Cependant, la plupart des femmes vivent douloureusement leur esseulement et sont davantage Pénélopes que volages.

    Une émancipation qui tourne court

    La femme de la Grande Guerre, c’est encore l’infirmière, la « dame blanche ». Qu’elles appartiennent à l’Union des femmes de France, à l’Association des dames françaises, à la Croix-Rouge ou encore à la Société de secours aux blessés militaires, elles sont plus de 71 000 infirmières françaises à soigner, panser, voire amputer d’innombrables blessés. Plusieurs centaines périssent sous les obus ou à cause de maladies contagieuses. Près de 400 seront néanmoins décorées de la Légion d’honneur. 

    Les femmes de l’arrière, ce sont bien sûr les nombreuses péripatéticiennes  qui, comme dans tout conflit, servent dans les bordels improvisés à proximité du front, et où des milliers de Poilus défilent. Une flambée de maladies vénériennes (250 000 soldats atteints dès 1916), inquiéta fort le haut commandement militaire, le GQG (Grand quartier général, dirigé successivement par Joffre d’août 14 à décembre 16, par Nivelle de décembre 16 à mai 17 et par Pétain de mai 17 jusqu’à l’armistice).

    La France ne sera cependant pas charitable avec cette femme guerrière sur le front arrière protéiforme où elle aura donné sans compter ; loin s’en faut. Tandis que l’Anglaise obtiendra le droit de vote, le Sénat la lui refusera en 1922 et alors que la jurisprudence sur l’avortement  s’était assouplie, voilà que la doctrine juridique en durcit la répression par une loi de 1922. (Une autre loi de 1920 interdit, dans un pays exsangue,  toute propagande en faveur de la contraception).  Parmi toutes ces femmes, on dénombre enfin 636 000 sont veuves à la fin du conflit (et 700 000 enfants sont orphelins de père). Pour 1,4 million de « tués à l’ennemi ».  

    Léon Mazzella

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    Lire : "Les poilus", par Jean-Pierre Guéno (les arènes, 2013).

    "La Grande Guerre à travers le carte postale ancienne", par Jen-Yves Le Naour (HC éd., 2013).

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    L'INFANTICIDE DEVIENT UN ACTE DE GUERRE

    Le procès fit grand bruit, que l'on appela celui de l'enfant du viol boche.

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    Il s’agit d’un fait divers, relaté et analysé par l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, et qui sert de point de départ à son livre L'enfant de l'ennemi. Viol, avortement, infanticide pendant la Grande Guerre (1),  lequel réfléchit à l’image du corps du soldat -dans tous ses états-, mais aussi à celui de la femme en temps de guerre. En août 1916, un jeune domestique de vingt ans, réfugiée en Meurthe-et-Moselle, Joséphine Barthélémy, tue l’enfant qu’elle vient de mettre au monde. « Debout sur mon seau de toilette, dans lequel l’enfant est tombé, j’affirme qu'il n’a pas crié », déclarera-t-elle. Elle est jugée en cour d’assises pour infanticide, et même si l’avortement et l’infanticide bénéficient d’une indulgence considérable depuis le début du xixe siècle, elle risque d’écoper a minima de cinq années de prison. Avec un aplomb et une assurance confondants, Joséphine assume avoir prémédité son acte et avoir agi de façon délibérée, parce qu’elle ne voulait pas d’un « enfant de père boche ». « La femme victime d’un viol en temps de guerre, » souligne la journaliste américaine Susan Brownmiller, « est choisie non parce qu’elle est un représentant de l’ennemi, mais parce qu’elle est femme, et donc un ennemi » (2). 

    Une Jeanne d'Arc violée

    La presse parisienne s'empare de l’affaire avec délectation. "L'Excelsior" évoque « la petite servante lorraine » en en faisant une sorte de Jeanne d’Arc violée. "Le Temps" titre « L’enfant du Boche » en pages intérieures et "Le Matin"  (tirage : 1 million d’exemplaires en 1917) reprend ce même titre en Une. « Du jour où je m’aperçus que j’étais enceinte, ma résolution fut prise de supprimer l’enfant de mes bourreaux », déclare-t-elle au Petit Parisien (tirage : 1,7 million d’exemplaires en 1917). L'écho est immense. Dans sa plaidoirie, qui sera reproduite intégralement dans la "Revue des grands procès contemporains" (un honneur rare pour un juriste de 27 ans), Maître Loewel ne va pas de main morte. Il évoque, crescendo, « une maternité imposée par l’ennemi »… « Un instinct maternel qui n’a pas parlé. Un seul instinct la dirigeait : celui de la haine. »  Stéphane Audoin-Rouzeau souligne : « Combattants français, femmes violées : l’avocat établit implicitement l’identité entre les deux formes de martyre et de sacrifice. Les termes sont révélateurs : les soldats aussi souffrent, pleurent, sont frappés dans leur chair, et, en esclaves du corps et de l'esprit, incarnent la France martyrisée. Cette comparaison entre la souffrance des femmes du fait du viol allemand et celle des soldats du fait de la guerre contre ces mêmes Allemands est mise en exergue… » L’infanticide commis par Joséphine Barthélémy devient alors un véritable acte de guerre, « un acte de soldat », dira son avocat, voire un acte de représailles. L’héroïne, qui n’est par conséquent pas davantage coupable d’avoir tué son enfant qu’un soldat d’avoir tué un ennemi sur le front, sera acquittée le 23 janvier 1917 et applaudie sur son passage. 

    L.M.

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    (1) Flammarion/Champs, rééd.2013.

    (2) in Le Viol, Stock, 1976.

     

  • Johnny got is gun

    mook GG.jpgPapier paru dans le "mook" (gros hors-série) de L'EXPRESS sur la Grande Guerre (en kiosque depuis le 21 novembre) :

    UN PAMPHLET PACIFISTE

    Un jeune soldat américain, engagé volontaire, est atrocement mutilé par un obus aux derniers jours du conflit. Amputé des quatre membres, ayant perdu la parole, la vue, l’ouïe et l’odorat, c’est en apparence un légume de viande au visage défiguré. Mais il a gardé toute sa tête, et souffre d’entendre le monde sans le voir ni pouvoir communiquer avec lui. La médecine, qui le croit inconscient, s’acharne de surcroît ; à titre expérimental. « Je ne suis plus qu’un tas de chair qu’on maintient en vie », murmure le soldat Jo Bonham (Timothy Bottoms), à Jésus (Donald Sutherland), dans une scène onirique aussi émouvante que surréaliste (Luis Buñuel participa au scénario). Dalton Trumbo (1905-1976) réalisa lui-même « Johnny got is gun » (Prix spécial du jury à Cannes à sa sortie en 1971), son seul film, d’après son propre roman images.jpegéponyme paru en 1939. 

    Voix off

    Une relation se noue avec une infirmière bienveillante, tandis que Jo repasse le film de sa vie. Tout repose sur la voix intérieure du blessé, entre douceur et violence. Elle dit la sensibilité d’un  jeune soldat détruit, et son impuissance à hurler sa souffrance. Le procédé (repris par Julian Schnabel avec « Le scaphandre et le papillon »), rend insoutenable un film culte, qui fut aussitôt désigné comme un grand pamphlet pacifiste. De même, l’alternance entre les scènes du réel : l’hôpital, le front, filmées en noir et blanc, et les scènes évoquant les rêves et les souvenirs de Jo, tournées en couleur, augmentent radicalement la force de la cassure. « Johnny » déploie sa dimension émotionnelle lorsque l’infirmière (superbe Diane Varsi) s’aperçoit, un soir de Noël, que l’être dont elle s’occupe chaque jour avec une étrange tendresse, a un cerveau et une peau, sur laquelle elle trace d’un doigt les lettres de Merry Christmas. Mais la morale de l’époque ne flirte pas avec l’euthanasie. De bouleversant, le film  devient aussi poignant que révoltant. L.M.

    En Français : Johnny s'en va-t-en guerre.

  • Ecrire la Grande Guerre aujourd'hui

    mook GG.jpgPapier paru dans L'Express / La Grande Guerre, un mook : (gros) hors-série, en kiosque depuis le 21.

    Jean Echenoz, Jérôme Garcin, Pierre Lemaitre : trois talents distincts pour la dire autrement.

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    images.jpeg« 14 » est le roman le plus dense et le plus fulgurant sur la Grande Guerre, paru ces dernières années. Jean Echenoz, dont la concision et la maîtrise atteignent ici leur paroxysme, circonscrit  14-18 en124 pages tendues, sobres, et d’une justesse pénétrante. L’histoire ? Cinq hommes simples se retrouvent au front, une femme, Blanche, attend leur retour : Echenoz écrit à hauteur d’homme, avec une acuité redoutable, sans emphase ni pathos, le quotidien d’une guerre avec sa boue, ses rats, ses horreurs. Anthime, Padioleau, Bossis, Charles, Arcenel, plongés à leur corps défendant dans les « boyaux » des tranchées, survivent à l’absurde comme ils peuvent. Deux épisodes possèdent la perfection de l’œuf : l’économie de mots pour décrire un éclat d’obus qui arrache un bras à Anthime, et le récit millimétré d’un combat aérien sont des bijoux d’anthologie. 

    Jérôme Garcin signe un roman historique en prenant pour sujet images (1).jpegl’écrivain Bordelais Jean de La Ville de Mirmont, tombé au Chemin des Dames, « sous un ciel sans dieu », le 28 novembre 1914 à l’âge de 28 ans. À travers le prisme romanesque de Garcin, Jean de La Ville, dont l’œuvre est aussi mince que capitale, devient un personnage incandescent et tendre, à la fois avide d’en découdre et pourvu d’une sensibilité d’enfant perdu. « Bleus horizons », à l’écriture impeccable, est le roman le plus touchant sur le sujet. On n’oublie pas Louis Gémon, le narrateur. Survivant à Jean, son ami « jumeau » disparu avec « de grands départs inassouvis » en lui, il connaîtra une inconsolable mélancolie plus douloureuse qu’une amputation  – un thème cher à l’auteur d’« Olivier ». 

    images (2).jpegLe plus poignant et le plus puissant des romans les plus récents sur la Grande Guerre est sans conteste l’ample et somptueux « Au revoir là-haut », de Pierre Lemaitre –Prix Goncourt 2013. Ce roman de la colère s’ouvre sur un épisode grave qui montre les amis Edouard et Albert, deux soldats envoyés au feu par l’inhumain lieutenant Pradelle : ces 60 pages ciselées comme une nouvelle, disent à elles seules la guerre sous un aspect tranchant. Lemaître, qui possède le talent de happer son lecteur, plante aussitôt les deux rescapés dans une France d’après guerre méconnue : celle qui n’eut d’égards que pour ses glorieux morts, et qui traita ses fantomatiques survivants comme des parias. L.M.

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    « 14 », par Jean Echenoz (Minuit, 2012).

    « Bleus horizons », par Jérôme Garcin (Gallimard,  2013).

    « Au revoir là-haut », par Pierre Lemaître (Albin Michel, 2013).

     

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    Les poilus lisaient beaucoup

    Pour tromper l’ennui, les poilus lisent de nombreux journaux et livres : « La Vie parisienne », « Le images (3).jpegMatin », leurs propres journaux des tranchées, mais aussi Zola, Kipling, Loti, Laclos, Jammes, Tolstoï, Féval, Verne –et bien sûr « Le Feu » de Barbusse ! Ils lisent des romans afin de moins penser à l’horreur, et la presse afin de ne pas être coupé de l’arrière. C’est ce que traduit une étude historique passionnante, signée Benjamin Gilles : « Lectures de poilus » (Autrement, 2013). L.M.

  • Genevoix / Jünger dans les tranchées

    images.jpegPapier paru dans le "mook" consacré à la Grande Guerre, de L'Express 

    Deux visions de l'horreur

    Gendre de Maurice Genevoix, veuf de Sylvie, le livre poignant de Bernard Maris est une ode, un hommage à deux écrivains majeurs de la Grande Guerre Genevoix et Jünger. 

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    C’est un livre rédigé, de surcroît, à la table de Genevoix, au premier étage de la maison des Vernelles, en bords de cette Loire que l’auteur de « Raboliot » a tant aimée, tant évoquée dans ces inoubliables romans sauvages comme « La forêt perdue » et « La dernière harde ». Néanmoins, l’empathie de l’auteur lui fait naturellement prendre parti. Certes, il lit et continue de lire Jünger avec une ferveur égale depuis l’adolescence, mais il compare souvent et oppose parfois deux visions de la guerre : celle de Maurice Genevoix, l’auteur de l’immense « Ceux de 14 » (Albin Michel et Points/Roman), le classique du genre, et celle d’Ernst Jünger, l’auteur d’ « Orages d’acier » (Le livre de poche). Deux grands écrivains du XXè siècle. Deux livres essentiels sur la Grande Guerre. Le destin est parfois étrange, car les deux jeunes soldats se trouvaient  l’un conte l’autre à la tranchée de Calonne, aux Eparges et ils y furent blessés le même jour ; le 25 avril 1915. Ce sont deux visions de l’horreur que Bernard Maris décrit. L’une, humaniste, tendre, observe les regards des poilus ses compagnons d’infortune, pleure leur mort brutale, décrit au plus près du réel une vie inhumaine dans les tranchées : c’est celle de Genevoix. L’autre vante les vertus guerrières et viriles  et manque parfois d’empathie pour les blessés comme d’affect pour la mort des soldats amis ou ennemis. C’est celle de Jünger. Survivants de la grande boucherie, les deux écrivains ne se rencontreront jamais, car Genevoix ne le souhaitera pas. Il ne lira guère Jünger non plus. « Il y avait quelque chose d’inconciliable entre eux, et peut-être d’irréconciliable », écrit  Maris. Genevoix est un naturaliste, pas un penseur. Jünger est davantage métaphysicien. La compassion lui est étrangère. Jünger est un écrivain-né et le choc de la Grande Guerre fera de Genevoix un écrivain de la nature, mais le gibier que l’on chasse et les arbres qu’on abat dans ses romans sont des soldats par métaphore. Dans les textes de Jünger, Maris souligne que « la race n’est pas loin et que l’auteur a déjà lu Nietzsche ». Et aussi que le sel de « Ceux de 14 » est dans l’attention  infinie, d’entomologiste, clinique et passionnée, qu’il prête à ses hommes. Loin d’être manichéen, l’hommage appuyé à Genevoixmook GG.jpg n’exclut cependant jamais l’admiration pour le Jünger écrivain. Tous deux décrivent admirablement la mort de près, la peur de la peur –celle qui coupe les jambes, les silences, l’angoisse, et les beautés apaisantes de la nature qui chante tout autour de l’enfer. Tous deux se rejoignent autour de cette phrase du premier, aujourd’hui gravée sur le monument aux morts des Eparges : « Ce que nous avons fait c’était plus que ce que l’on pouvait demander à des hommes, et nous l’avons fait ». Sauf qu’il ne s’agit pas, en l’occurrence, de surhumanité, mais de grandeur. L.M.

    « L’homme dans la guerre. Maurice Genevoix face à Ernst Jünger », par Bernard Maris (Grasset, 2013).



     

     


     

     

     

  • La Grande Guerre, le mook

    Alviset.jpeg


















    Il paraît demain. J'ai éprouvé un immense plaisir à copiloter ce "mook" (magazine/book), avec Philippe Bidalon (nous en sommes les rédacteurs en chef), et avec une précieuse équipe de réalisation : Letizia Dannery (secrétariat de rédaction), Isabelle Bidaut (maquette et conception graphique), Stéphanie Capitolin-Deleau (maquette), Michèle Benaïm (secrétariat de rédaction), Laure Vigouroux (secrétariat de rédaction), Nicole Nogrette (iconographie), sans oublier Clotilde Baste, stagiaire de grand r/secours - qui fut mon élève à l'Institut Européen de Journalisme (promotion 2011) et qui signe ici ses premiers papiers... Davantage qu'une expérience éditoriale intense, ce fut une aventure humaine profondément amicale. Nous aurons schtroumpffé notre quotidien -près de deux mois durant - à la sauce poilu. Cela s'appelle l'immersion, dans le jargon. Peu de terrain, certes (et pour cause), beaucoup de tranchées en pensée, en rêve aussi, mais pas mal de rencontres (donc d'entretiens), énormément de lectures, des milliers de photos de "L'Illustration" examinées, et beaucoup de textes écrits bien sûr, chacun avec un immense plaisir. Le résultat : un mook de 212 pages dont nous sommes fiers. J'espère que vous aurez à coeur de le lire, car il est vraiment beau, cet exceptionnel hors-série de L'Express.

  • Jambons du Pays basque


    1472095_450846168354417_1347507340_n.jpgC'est un petit livre de 64 pages (le chiffre idoine) plein de recettes et de photos (de Patrick Ballaré), et dont j'ai écrit les textes introductifs sur l'histoire des jambons du Pays basque, à commencer par celui de Bayonne.


    J'évoque par conséquent copieusement l'IGP Jambon de Bayonne (le consortium), ainsi que Pierre Oteiza, Les Aldudes et son Kintoa, Ibaïona et le trio Ospital-Montauzer-Mayté, et enfin quelques francs-tireurs de talent comme Aguerre à Itxassou ou Errecart (déjà célèbre pour son Irouléguy), à Ispoure.

    Ce petit bouquin paraît aux éditions Artza, à St-Pée-sur-Nivelle : 

    http://www.artza-editions.com 

    et il vaut à peine 12€. Vous savez donc ce qu'il vous reste à faire.

  • Télé 7 lire

    images.jpegDeux de mes dernières notes de lecture parues dans Télé 7 jours :


    New York sous l’occupation, par Jean Le Gall

    Ils ont la trentaine, ils sont riches, s’ennuient à Paris et partent à la conquête de New York en 2007. Sacha, dandy séducteur, célibataire cohérent, Frédérick son ami mou et Zelda l’amante farfelue, composent une sorte de « Jules & Jim » des années de crise. Avocats d’affaires, les deux amis trouvent vite les limites d’un monde arriviste. Sacha décidera même de lever une armée de clochards qui fondra sur la cité pour tenter d’en finir avec la morgue de la finance. Ecrit dans une langue claquante, hussarde, ce roman d’une grande teneur littéraire aux accents à la Paul Morand, porte un regard suraigu et désabusé sur une époque de faux-semblants. Brillant.

    Roman, éd. Daphnis & Chloé, 220 pages, 17 €

     


    images (1).jpegJe suis né huit fois,
    par Saber Mansouri

    Massyre naît et grandit au Nord-Ouest de la Tunisie, à La Montagne
    Blanche, un lieu unique comme Massyre est multiple. Il a sept sœurs et il effectuera huit métiers, dont celui, capital, de gardien de chèvres. Doué à l’école, il deviendra professeur d’histoire dans sa région. Nous le suivons jusqu’à son départ pour Bagdad à la recherche d’un manuscrit d’Aristote et lorsqu’il perd au tirage au sort la belle Sawdette, l’auteur offre 70 belles pages à dimension ethnographique sur une noce dans le bled. Ce premier roman chargé d’idées, notamment sur la démocratie impossible en Tunisie, possède le charme envoûtant des contes orientaux.

     

    Roman, 330 pages, 20€, éditions du Seuil.

  • 26

    9782758804833.jpgLà, cadeau : deux des 26 villages de mon nouveau livre, pris au hasard, Balthazar. Juste pour donner à voir ou plutôt à lire. Histoire de vous donner envie d'aller acheter le bouquin, té!..


    LA CALLIGRAPHIE DE LLO

     

    Le gris domine Llo. Pas un gris négatif, de mauvais temps ou de mauvaise mine, mais un gris extrait du sol, un gris de roche et d'ardoise, un gris massif et mat. Un gris qui prolonge l'écho des vers du poète de Saillagouse, Jordi Pere Cerdá :

    Femmes de Llo

    sueurs noires de la terre

    solidifiées au soleil (...)

    Tout jaillit de la pierre :

    maisons, église et gens.

    Seins maigres, pointes de silex,

    sèches et dures épines du lait...

    Vu depuis l'auberge «Atalaya», Llo ressemble davantage à un hameau à étages qu'à un village ramassé sur lui-même, comme le sont la plupart des autres, dans cette partie des Pyrénées-Orientales. Les chemins qui le traversent sont une arabesque déchiffrable seulement vue du ciel. L'indéchiffrable est donc ici la règle et c'est une façon de préserver sa singularité. À chacun ses subterfuges. Llo en a plus d'un. Avec son aspect déguenillé, cette allure de vieux pâtre à la chemise baillant et aux pantalons zigzaguant sur les bottes, le village de Llo n'en rajoute vraiment pas pour vous inviter à déambuler parmi ses murs.

    Llo est, comme çà, une barbe blanche de deux jours.

    J'aime. J'aime ce faux négligé qui cache des fagots de bois bien rangés sous l'appentis et des plantes au garde à vous dans des jardinets plus ordonnés qu'un hall d'hôtel de ville.

    Il faut regarder attentivement ce jardin potager aux sillons droits comme un pantalon de velours côtelé bien repassé et qui n'est pas sans évoquer le bien kolkhozien, par son exiguïté, sa pauvreté apparente, son anonymat; un jardin enveloppé dans le virage qui monte vers l'auberge.

    La nature cependant prend le dessus en plein centre. Rares sont les villages dont les rues finissent traversées par une cascade qui dévale la montagne en criant pardon comme on lance un « chaud devant ! », qui galope à un bout de Llo puis saute dans le vert et s'y noie. Certes, un panneau indique qu'il s'agit d'une voie sans issue -et pour cause- mais une telle impasse vaut tous les détours. Tout voyageur fouineur est aimanté par ce type d'indication qui recèle toujours quelque chose ; presque rien. Mieux, il est constamment aux aguets de ces invitations en forme de refus. Les décliner, c'est s'exposer au parcours banal. Toute voie trouve une issue dans l'esprit.

    Llo exige d'autres détours. Qui exigent eux-mêmes un effort. Ses ruelles calligraphiques qui tournent pour mieux coudre le village rappellent à nos genoux que nous sommes dans les Pyrénées. Encore un village qui se mérite, un village aux rues étroites et escarpées, où la déclivité induit le silence. Et Llo n'est que bruits animaux et sons familiers : coqs qui se défient à tue-tête aux quatre coins du village, cloches d'un troupeau de brebis qui emprunte le chemin, bêlements, aboiements timides, chuchotements de femmes qui détournent la tête... 

    Merveille de ces villages qui ne se donnent pas d'un seul coup d'oeil, qui exigent de vous du temps, de la patience. On ne découvre pas Llo, on l'épluche. En cheminant lentement rue après rue et pas d'une rue à l'autre, justement, car elles ne communiquent pas entre elles. La plupart sont des chemins qui ne mènent nulle part. Ou plutôt qui finissent dans la verdure. Une verdure qui semble avancer comme le désert se répand. Les chemins de Llo finissent en salade comme on part en carafe.

    Un généreux parfum de menthe habite ces ruelles et partage l'atmosphère avec l'ortie et le pissenlit. Le soleil pianote sur les pierres des maisons, il joue des tons comme un torrent roule ses galets. L'ardoise ronde des toitures donne un air de laisse de basse mer des plus apaisants aux maisons que l'on prend de haut, en redescendant. D'ici, les Pyrénées semblent à l'abri de tout, leur pente est douce et c'est un terme marin qui vient à l'esprit, le mot havre, pour circonscrire le paysage que l'on embrasse à la manière d'un aquarelliste des mots soucieux de concision.

    Plus haut, une tour carrée et un rempart comme un gâteau d'éclats de noisettes strié de discrètes meurtrières, de fines fentes, cache l'intimité d'une simple villa, la villa Alione. Et tout en haut, une autre tour, en ruines, domine le village et la vallée de Saillagouse et Bourg-Madame. Il faut y monter pour au moins deux raisons. Pour l'invitation subite d'un sentier de montagne, lorsque vous êtes parvenus à la tour, à laisser Llo derrière vous et à partir en promenade, caminando, baigné du parfum plus sec du thym. Et pour cette extraordinaire sensation, en gravissant jusqu'à la ruine, du mot « rocaille » comme une allitération qui chante sous le pied et comme allusion à la racaille de la roche que vous êtes persuadés de fouler.

    En redescendant de la tour en ruine -qu'un graffiti révolutionnaire propulse dans le temps présent-, on a le choix entre un de ces raccourcis recouverts d'herbes et de fleurs qui donnent envie de courir, et le chemin goudronné, bordé par une maison en rénovation où le parpaing, sur la vieille pierre, fait l'effet d'une attelle sur une belle jambe de bois, et par un bloc de ciment sans doute appelé maison, coulé dans le plus authentique mauvais goût. Cette injure à la beauté du village prête à sourire pour peu que l'on songe immédiatement au vilain petit canard, si seul, pas beau.

     


                 
                   BAïGORRI VAGABONDE

     

                   9782758804833.jpgC’est un village où chaque demeure, blanche et rouge piment sec plutôt que sang, prend ses aises et aime contempler l'autre en prenant de la mesure et la distance nécessaire au jugement définitif. Ce village vous toise lorsque vous y êtes. Il apparaît éparpillé, dispersé. Saint-Etienne de Baïgorry est en soi un bouquet de quartiers épars : Occos, Urdos, Lezaratzu et Etxauz enfin, soulignent d'un second trait, périphérique celui-là, cet état de dispersion, d'autonomie et ce souci de l'espace personnel.

                  Seule la grande rue qui longe la Nive et ouvre le village comme la proue d'une barque fend le flot, est ramassée. Baïgorry (la rivière rouge, en Basque) ne cherche pas à se tenir chaud ni à rassembler, sauf à l'église Saint-Etienne lorsque l'on y chante et sur la place les jours de foire, comme à la fameuse de mars, aux béliers, lorsqu'un champ de bérets jauge solennellement les animaux ficelés aux platanes.

    Et encore! La grand-rue est, elle aussi, vagabonde et un peu diffuse. À la moindre bifurcation, elle vous montre du doigt une direction possible que la campagne suggère, rien qu'avec l'herbe grasse qui chatouille chaque mur et avec une invitation au paysage dans l'angle de laquelle se trouve toujours un toit, un balcon, un portail sur fond vert. La personnalité architecturale de Saint-Etienne de Baïgorry est dans cette façon personnelle que la maison a d'élire un lieu, a de s'être choisie une remise, comme on le dit pour la bécasse. Les maisons sont dispersées pour mieux asseoir leurs repères et afin de jouir d'une orientation -pourquoi toujours le Sud?- et d'une vue désirées, sur l'ensemble du village.

    Saint-Etienne de Baïgorry semble présenter, en les montrant du bout du bras et du plat de la main, la montagne d'un côté, la forêt qui coiffe la colline de l'autre et la rivière d'évidence, comme on présente ses amis à la famille. La campagne, tout autour, se referme sur le village comme une aile de poule sur ses poussins et procure ce formidable plaisir de prendre des chemins si étroits qu'on s'y frotte parfois l'épaule. Des chemins qui tiennent lieu de ruelles, où se mêlent des parfums de bouse de vache, de paille, d'ail qui cuit (et de gas-oil lorsqu'un véhicule, un seul vient à passer). Des parfums capiteux prolongés  par le son mat de notre pas qui s'estompe lorsque le goudron cède la place à la terre et à la musique  de la Nive qui joue au torrent sur les pierres, et qui étale sa perpendicularité à notre cheminement, lequel trouve là un but par défaut. L'Anglais dit alors : stop.  Le voyageur ordinaire s'assoit en tailleur et prend un moment comme on prend un verre, ailleurs...

    C'est un village où l'on vous propose tout sans insister, où l'on vous invite de façon bourrue; l'accueil n'en est que plus profond, plus sensible, car il est toujours exprimé à deux doigts de se taire. Donc Saint-Etienne se mérite, comme les autres villages de cette vallée de Baïgorry qui est sans doute l'une des plus riches du Pays basque nord, et peut-être davantage parce qu'elle feint d'ignorer qu'elle en est le coeur, qu'à partir d'elle on s'enfonce  dans ces vallées mystérieuses des Aldudes, du Pays Quint et, de l'autre côté, du Baztán, d'Erro et de Valcarlos. On pénètre un intrigant Pays basque par ce passage obligé et c'est pourquoi Saint-Etienne de Baïgorry semble avertir le voyageur de cette sorte de rite qu'il accomplit, il semble le prévenir du sens de son étape. Aussi le ralentit-elle sans effort. Il y a un côté relais de Compostelle dans le génie de ce lieu.

    Le village expose son fronton, où se disputent l'été les plus belles parties de rebot -ce jeu compliqué de pelote où l'on chante  les points-, comme on exposerait ailleurs une colonne monumentale qui imposerait le respect. Mais sans ostentation! Il l'impose dans sa blancheur et dans son évidence de nez au milieu de la figure et dans sa nécessité de coeur dans le corps animal.

    De Saint-Etienne de Baïgorry exhale aussi un amour certain du produit de la terre. Ici, on vit beaucoup de lui et pour lui. Le vignoble d'Irouléguy est dans son fief, comme certaines entreprises de conserves et de salaisons qui ont hissé le jambon et la sauce piquante au rang de monuments à visage d'ambassadeur, à force de vouloir...   

    Et puis il y a cette rivière, la Nive de Baïgorry, qui fait rêver tous les pêcheurs à la mouche, ce pont romain effilé qui l'enjambe avec maigreur, avec une prudence de chat, et tellement large et haut qu'on dirait qu'il craint une crue de fin du monde! Un pont gravé de la date 1661 en son dôme, et avec pour pavage une boursouflure de pierres de tous âges et de toutes tailles, si inégalement usées par des siècles de passage de sabots, de pluies et de pas que ce gaufrage vous donne l'impression de traverser un clavier d'accordéon jouant tout seul. D'un côté du pont, la maison Petricorena, imposante etxe  avec un côté grosse poule blanche qui ne craint pas le renard, un peu mamma italienne aussi, jusque dans ses dépendances. De l'autre, en retrait, le château d'Etxauz prend de la hauteur et donne au village un relent de structure seigneuriale. C'est vrai qu'elle est belle, dans sa digne singularité, cette demeure des vicomtes d'Etxauz, dont l'histoire se confond depuis des siècles avec celle de la vallée. Le château, frappé de la date 1555, vit naître Bertrand d'Etxauz, évêque de Bayonne en 1593 et qui devint plus tard archevêque de Tours... pour parler comme un guide couleur de ciel dégagé.

    Mais foin! Baïgorry l'authentique est en face. Blanche et rouge, donc, elle nous le joue personnel, en ordre dispersé et avec une maîtrise rare de l'art de faire croire qu'elle s'en fiche, alors qu'elle aime démesurément qu'on la regarde de près.

     

     

  • Le sommeil d'une femme

    Une phrase de Julien Gracq (je crois que c'est dans Le roi Cophetua, une des trois nouvelles de La Presqu'île, mais sans garantie), m'habite depuis de nombreuses années et, comme une chanson entêtante dont on sait qu'on ne parviendra pas à s'en défaire vite, car c'est elle qui décidera de s'évanouir sans prévenir, comme un banc de thons lorsqu'on les pêche, vite, très vite, à la ligne au large de Saint-Jean-de-Luz, cette phrase habille ma pensée, chacun des soirs, chacun des matins -ou presque- que le monde fait. La voici : Le sommeil d'une femme qu'on regarde intensément conjure autour d'elle une innocence, une sécurité presque démente : il m'a toujours paru inconcevable de s'abandonner ainsi les yeux fermés à des yeux ouverts.

  • Les plus belles fesses du Louvre...

    images.jpeg...Se retrouvent commentées dans un délicieux petit livre (que j'ai rewrité comme on dit, pour les éditions Séguier, et qui paraît le 3 octobre. 96 p. 16€). Il est co-signé Bruno de Baecque (texte) et Joëlle Jolivet (dessins), sur une idée de Jean Le Gall, qui préside aux destinées (je n'aime pas cette expression pontifiante et pourtant elle vient de me venir), de Séguier et Atlantica.

    Il s'agit d'un parcours artistique, de fesses peintes en fesses sculptées, sises ou assises au Louvre, de Delacroix à Ingres, de Bartolini à Prestinari et d'Odalisque à Vénus et d'hermaphrodite en Marie-Madeleine...

    Le livre épaule une proposition de visite thématique et commentée.

    En voici un feuilletage 

    http://www.dailymotion.com/video/x14vuc8_plus-belles-fesses-du-louvre_creation

  • Le chemin des morts

    images.jpegAnnées 80. Une décennie entre deux mondes. L'Espagne est devenue une démocratie. La France n'a plus de raison de continuer d'accorder le statut de réfugié politique aux militants de la cause basque. Le narrateur est un jeune magistrat administratif rattaché au Conseil d'Etat, nommé à la commission des recours des réfugiés. Il va commettre une sorte d'erreur judiciaire. Un dossier se présente à lui. Le cas d'un réfugié devenu relativement paisible et qui a même condamné l'assassinat par ETA de l'amiral Carrero Blanco -dauphin désigné de Franco-, en 1973, ce qui lui valut l'inimitié forte de ses comparses. Le jeune magistrat appliquera néanmoins le droit en vigueur et par conséquent la justice, en retirant son statut de réfugié à Javier Ibarrategui, venu demander son maintien. Celui-ci, en plaidant sa demande sans contester la décision qui lui fut signifiée sur le champ, précisa qu'il serait vraisemblablement assassiné dès son retour en Espagne par les polices politiques comme les GAL (Groupes antiterroristes de libération, les fameux "guérilleros du Christ-roi", liés au pouvoir espagnol, dans cet après-franquisme pour le moins hésitant et brutal). Ce fut le cas : Ibarrategui pérît à Pampelune de quatre balles de revolver tirées depuis une moto. Souvenez-vous, cela n'était pas rare à cette époque; voire dangereusement banalisé. Le récit de François Sureau (Gallimard), à l'écriture percutante et précise, dit le désarroi, trente ans après, d'un magistrat devenu avocat et écrivain (c'est peut-être l'auteur lui-même, peut-être pas), et dont la mort de ce réfugié basque hante chaque jour la conscience, tant professionnelle que personnelle. Il dit aussi combien elle continuera de le hanter jusqu'à sa dernière plaidoirie, jusqu'à son dernier livre et jusqu'à son dernier souffle (la fin du récit, à ce propos, est d'une force et d'une douceur impeccables). Court, ce livre d'une cinquantaine de petites pages est plus que touchant : il est poignant par sa crudité, sa clairvoyance, son effroyable sincérité. L'auteur ne cesse de réfléchir au "pouvoir de dire le droit sans rendre la justice, voire en commettant la plus grande des injustices". Nous pouvons, dit-il encore dans un entretien audiovisuel, "en toute conscience, concourir à des crimes, à des oublis, à une certaine manière de négliger la personne humaine". François Sureau est parvenu avec talent, grâce à une écriture sobre, tendue et droite, à rendre également "sensible la manière dont on peut penser accomplir son devoir en obéissant à sa conscience" et puis devoir affronter les conséquences ô combien détestables de ses actes. Ce Chemin des morts, qui désigne le parcours particulier qu'effectue, au Pays basque, la famille qui porte le défunt, depuis sa maison (l'etxe y figure le centre de tout) jusqu'au cimetière, est, selon les mots de l'auteur, "un appel à dépasser les notions de droit et de justice pour s'attacher davantage aux notions d'humanité". Et un pur joyau de littérature forte, nue, essentielle.

    TERRASSES DU LARZAC MAS HAUT-BUIS.jpgALLIANCES

    Comme toujours, j'ai plaisir à suggérer une alliance gourmande avec une lecture. Devant l'exceptionnelle gravité du sujet qui précède, je choisis quand même un vin qui, loin d'être austère, présente un sérieux qui force le respect et qui n'en est pas moins festif (cherchez l'erreur ou dites tout de suite que je cultive le sens du paradoxe!). Il s'agit d'un AOC Languedoc Terrasses du Larzac, appellation située au nord-ouest de Montpellier, on ne peut plus louable et qui effectue de prodigieux progrès depuis une poignée d'années. Les paysages y sont somptueux bien qu'arides, le climat méditerranéen dispense sa chaleur de garrigue, les vins y ont par conséquent un sacré caractère pour la plupart : puissants, généreux, frais, mais aussi élégants et globalement équilibrés. J'ai choisi l'un d'eux, un rouge gourmand et épicé mais pas trop, la cuvée Costa Caoude 2011 du Mas Haut Buis (21€), conduit par Olivier Jeantet à La Vacquerie et Saint-Martin. 650m d'altitude. 10 ha de vignes conduites en agriculture biologique, parmi des oliviers et des amandiers, donnant des "raisins vivants" : 40% en grenache noir, 33% en syrah et 27% en (vieux) carignan. Costa Caoude (50% grenache, 30% carignan, 20% syrah), fermente en cuve de béton, il est légèrement soufré, puis il passe un an en foudres de 20 hl et cuve béton tronconique de 30 hl. C'est un vin d'homme (*) pour escorter un gibier à plume ou à poil, ou bien une viande de boeuf racée et rassise (côte, onglet, merlan). Epicé et pourvu de notes délicates de thym et de romarin, il exprime surtout les fruits rouges et noirs sans excès et la fraîcheur caractéristique des vins rouges de l'appellation étonne toujours agréablement, ce dès l'attaque. Enjoy! 

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    (*) Que les femmes me pardonnent cette appellation non contrôlée : mon amie Brigitte Lurton, qui sait de quoi il en retourne, réagit à ce papier sur ma page facebook (où il est publié simultanément -ainsi que sur mon compte twitter) en précisant que les femmes, souvent, aiment les vins d'hommes. Et vice-versa, ai-je répondu : les hommes ne sont jamais insensibles aux vins que l'on dit féminins. Mais il est entendu qu'il faut cesser de sexer les vins comme les oiseaux sans dimorphisme apparent, que l'on prend aux filets afin de les baguer. Force est aussi de reconnaître que l'attirance hétérosexuelle joue instinctivement à pleins ballons en matière de vins. Et je connais des expertes en dégustation qui ne supportent plus l'adjectif féminin adossé aux vins -sans féminisme aucun, faut-il le préciser. Mais au nom d'une liberté sensorielle et langagière, au nom du libre cours à l'imagination lorsqu'on déguste : il faut aller plutôt vers le soyeux, le velouté, la caresse, l'élégance, la classe et autres attributs qui désignent plus spontanément les femmes que les hommes, lorsque nous sommes en présence, nez dans le verre, d'un vin dont le raffinement exclut d'emblée et sans aucun doute possible la vision du poil aux pattes. 

  • Esprit de Granit et Les Hauts du Fief

    images.jpegJe ne dirai jamais assez de bien de la Cave de Tain, à Tain L'Hermitage (Drôme). Voici deux de ses nombreuses réussites et d'abord : Esprit de Granit, un Saint-Joseph 2011 issu de syrah soyeuses comme rarement, avec une robe rubis lumineuse, un nez de fruits noirs compotés, épicé (cardamome), une bouche ample et puissante sans être machiste : élégante mais virile. Idéal sur les viandes rouges que l'on avait délaissées cet été, voire une volaille forte comme la pintade, en attendant les premières grives ou le perdreau rouge de septembre, voire le sanglier d'avant-ouverture... Renseignements pris après dégustation, il s'agit d'une sélection parcellaire, issue d'un terroir exceptionnel, en gros. Tout est maîtrisé, du travail en vert, effeuillage compris, jusqu'à la date optimale de la récolte, en passant par la sélection précise des baies juste avant la vendange. Ici, il s'agit de vieilles vignes plantées en coteau sur les contreforts du Massif Central, sur des arènes granitiques. Le flacon vaut 15€ et c'est une paille, eu égard au bonheur produit.

    images (1).jpegUne autre des dix cuvées parcellaires bichonnées par des hommes constamment sur le terrain et proposées par la Cave de Tain, est un Crozes-Hermitage 2011, Les Hauts du Fief. Et c'est splendide, corpulent, gentleman-farmer, issu de syrah de 30 ans. Robe profonde. Nez épicé (poivre) et de fruits noirs bien sûr, un rien minéral, ce qui éclaircit les fosses nasales au passage, les yeux archi-fermés. La bouche, fraîche et profonde, persistante et réglissée mais à peine, nous redonne des baies mûres à foison; et on prend. Avec ça, sortez un vieil ardi gasna (un brebis forcément paysan d'Ossau-Iraty), juste après une côte de boeuf bien persillée et sortie du froid au moins deux heures avant. Cuisson : Juste aller-retour, dirait Firmin Arrambide (Les Pyrénées, à St-Jean-Pied-de-Port, 64), sur la plancha archi-chaude. 13€ la boutanche, c'est cadeau, té!


    images (2).jpegimages (3).jpegimages (4).jpegALLIANCES : Joseph Kessel, Les mains du miracle, Jérôme Garcin, Olivier, (les deux en folio), Dylan Thomas, Portrait de l'artiste en jeune chien (Points). Du poignant, du qui décoiffe, du mémorable, qui décante en somme. Et en tongs s'il vous plaît, parce qu'il fait beau et qu'il convient de détendre l'esprit du texte. En plus, y'a été indien en vue! Si, si...

  • Drouant et l’Académie Goncourt

    Voici un papier retrouvé à l'instant dans mes archives et que publia une revue d'histoire. A l'heure où l'on pense déjà fort au lauréat du plus prestigieux des prix littéraires français, voici une évocation historique de ce restaurant chargé d'anecdotes. 

    (Personnellement, et puisque personne ne me pose la question, je donne Jean-Philippe Toussaint -pour son roman Nueque publie Minuit le 5 septembre prochain- vainqueur. Nue clôt le cycle romanesque consacré à Marie Madeleine Marguerite de Montalte, après Faire l'amour, Fuir, et La vérité sur Marie. Quatre bijoux). Et vous?


    téléchargement.jpeg« Drouant dérive du germanique drogo, qui signifie quelque chose comme le bon combat ». C’est Hervé Bazin qui parle. L’auteur de « Vipère au poing » qui fut un membre marquant de l’Académie Goncourt, savait de quoi il en retournait dans le salon du premier étage. Le bon combat demeure, qui fait triompher le livre, au restaurant Drouant, chaque année à l’heure du déjeuner, début novembre…

    Le génie d’un lieu provient du lien entre des êtres géniaux. Ici, l’escalier est signé Ruhlmann, la cuisine actuelle Antoine Westermann, l’atmosphère est résolument Art déco ; l’esprit, Goncourt.

    L’âme du lieu est double : littéraire et gourmande. Gastronomie et littérature ont toujours fait  bon ménage. La plume tombe vite le masque lorsque la fourchette montre les dents.

    Le restaurant de la Place Gaillon (Paris 2ème), n’échappe pas à la règle. Mieux : il la dicte depuis un siècle et un an. Une paille !

    Entrer chez Drouant, c’est pénétrer l’antre d’un club fermé et fixé à dix membres selon les vœux des frères Edmond et Jules de Goncourt.

    L’Académie française a ses fauteuils, ses habits verts et ses épées pour ses pensionnaires. L’Académie Goncourt elle, a ses couverts gravés au nom de ses membres. Cela vous pose. « Cette nuance, soulignait Roland Dorgelès, aide à prouver combien les académiciens de la place Gaillon se veulent des copains au sens étymologique, « ceux qui partagent le pain ». Plus prosaïquement, ajoutait Dorgelès, on parle des déjeuners Goncourt et des séances du quai Conti ». Mais la querelle de bretteurs n’a pas eu lieu. Les Académies ne se tordent pas le nez et observent au contraire un respect mutuel qui n’a pas de prix.

    Pour l’historien, Drouant évoque aussitôt Louis XV, qui aimait chasser au faucon à proximité de la porte Gaillon, l’une des six percées dans l’enceinte bastionnée dont Louis XIII avait ceinturé la capitale.

    L’homme de lettres pense immédiatement à Zola, qui campa « Au bonheur des dames » dans ce quartier, et nourrit son livre des scènes de rue quotidienne de la place et ses alentours.

    L’amateur gourmand pense à la boucherie Flesselles, qui fut célèbre dans les années 1870 et qui fut remplacée par le restaurant Drouant en 1880.

    Lorsque l’Alsacien Charles Drouant, échouant à Paris, ouvre alors un modeste café-tabac, il est loin d’imaginer  que son nom va se perpétuer ainsi. Il l’agrandit néanmoins sa petite échoppe, en fait un bistrot que des artistes et des écrivains ont la bonne idée de fréquenter : Pissaro, Daudet père et fils, Renoir, Rodin, … La bande d’intellos artistes s’agrandit, peintres, sculpteurs, poètes, journalistes, romanciers, agrandissent le cercle et en font leur repaire. Leur rituel dîner du vendredi forge la célébrité du lieu dans le métal le plus résistant.

    Le prix Goncourt existe depuis 1903 (il fut attribué pour la première fois, le 28 août de cette année-là, à Jean-Antoine Nau pour son roman « Force ennemie ». Déjà tout un programme qui renvoie à la sagacité de Bazin à propos de « Drouant / drogo »…).

    Le prix ne commencera à être décerné chez Drouant que le 31 octobre 1914 par la Société littéraire des Goncourt. Le prix ne fut pas décerné cette année-là pour cause de guerre (et il fut par ailleurs refusé une seule fois, en 1951 par Julien Gracq -photo-, pour son magnifique roman « Le rivage des Syrtes ». L’immense écrivain eut toujours « La littérature à l’estomac » et pas devant les flashes et les caméras…).

    L’Académie est donc fidèle à Drouant depuis 1914. Le testament d’Edmond de Goncourt résume l’affaire : « Je nomme pour exécuteur testamentaire mon ami Alphonse Daudet, à la charge pour lui de constituer dans l’année de mon décès, à perpétuité, une société littéraire dont la fondation a été, tout le temps de  notre vie d’hommes de lettres, la pensée de mon frère et la mienne, et qui a pour objet la création d’un prix de 5000F destiné à un ouvrage d’imagination en prose paru dans l’année, d’une rente annuelle de 6000F au profit de chacun des membres de la société » .

    Il est précisé que les dix membres désignés se réuniront pendant les mois de novembre, janvier, février, mars, avril, mai et que le prix sera décerné dans le dîner de décembre… Les frères Goncourt avaient en effet voulu recréer l’atmosphère des salons littéraires du XVIIIème siècle, et aussi l’ambiance des déjeuners et dîners littéraires mondains du XIXème, comme les fameux dîners Magny. Jules meurt trop tôt, en 1870. Edmond anime alors seul le Grenier, puis la Société littéraire, qui devient Académie afin de se démarquer de l’autre, la Française du quai Conti, parce qu’elle refusa l’immortalité à de nombreux grands écrivains comme Flaubert, Zola, Balzac, Baudelaire et Maupassant.

    Encore le bon combat. Et c’est à vous donner envie de paraphraser Sacha Guitry lorsqu’il conchiait la Légion d’Honneur : «il l’avait, encore eut-il fallu qu’il ne l’eut pas mérité »…

    48 heures après la mort d’Edmond en 1896 –il avait 74 ans-, son notaire, Maître Duplan, lisait ainsi à Alphonse Daudet et Léon Hennique, ses légataires universels, le testament précité. L’aventure était lancée.

    Depuis, le Goncourt est le plus convoité des très nombreux prix littéraires français. « Il y en a davantage que des fromages », plaisantait François Nourissier. Il assure gloire et fortune à un auteur et à son éditeur. Le restaurant Drouant bénéficie par conséquent depuis longtemps du mythe Goncourt. Abriter l’Académie équivaut à posséder le Trésor des Pirates. Un trésor métaphysique.

    À l’étage, chez Drouant, nous trouvons les Salons Goncourt, Apollinaire, Colette, Ravel et Rodin. Il est très agréable d’y déjeuner ou dîner dans la grande salle du rez-de-chaussée, près du monumental escalier.

    La veille de notre visite au restaurant, j’y avais retrouvé le lauréat 1976, Patrick Grainville, afin de lui demander un texte pour les éditions que je dirigeais alors.

    Lors de notre second passage, Jorge Semprun (mort depuis) y mangeait en agréable compagnie à une table voisine. Juillet tirait à sa fin. L’esprit du lieu était habité à tous les étages par l’Académie. Nous prenions notre repas en bas, avec une amie.

    La mosaïque bleue travaillée à la feuille d’or, le fer forgé, les glaces immenses pour « narcisser » entre la poire et le fromage ou parmi les superbes peintures qui ornent les murs, le service élégant et discret, prévenant et jamais obséquieux, escortèrent avec grâce le foie de canard marbré de pigeon et sa gaufre au lard fumé, la blanquette de barbue et de queues de langoustines et le risotto à la truffe d’été, le carré d’agneau et son gnocchi… Les fameuses feuilles de chocolat en hommage à Jules et Edmond sont un dessert des éditions… Ganache, reconnues dans le village « germanopralin ». Le vin de Vacqueyras fut parfait du début à la fin. Joie ! C’est à peu près le menu qui fut servi en 1903 lors de l’attribution du premier Goncourt (bisque d’écrevisse, barbue sauce poivrade, terrine de foie gras…), chez Champeaux.

    Les membres de l’illustre Académie doivent leurs couverts à leur nom, à André Billy (académicien de 1943 à 1971, qui en suggéra la création. Et c’est Mr Odiot, fondeur en vermeil de la Place de la Madeleine qui grava fourchettes et couteaux. De là à penser avec feru Robert Sabatier, que c’est avec ceux-ci que l’on fait de la cuisine littéraire, il n’y a qu’un « plat » que nous ne franchirons pas.

    Plutôt citer Jacques de Lacretelle, qui résumait merveilleusement l’alliance de la littérature avec la gastronomie. Composer un roman ou un menu relèverait d’une alchimie voisine : « C’est un art (la gastronomie) où il faut suivre une tradition, mais où l’on peut tout inventer. Je ne vois pas de plus belle définition pour dire ce qu’est le talent littéraire ».  L.M.

  • Un été avec Montaigne, un automne avec Camus


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    Montaigne illuminé par Antoine Compagnon -un vrai passeur, cet érudit, est la bonne surprise de l'été qui s'achève(*). Bravo à Olivier Frébourg, éditeur (Les Equateurs), pour ce formidable succès éditorial, en partie imprévisible comme il se doit et par conséquent tellement rassurant : aucune affirmation de marketteux, ni aucun pifométrage ne guideront jamais le choix du public -ce bouche à oreille magique qui tout à coup enflamme les consciences et les tables des libraires, en l'occurrence. Il en va toujours ainsi. Qui peut dire que tel roman sera le succès absolu, l'ouvrage plébiscité par un large public, cette rentrée-ci? Bien sûr il y a des tendances. Certaines sont lourdes mais sans surprise (Nothomb, d'Ormesson retrouveront leur armée de fidèles). Toussaint, Haenel, Darrieussecq, Gallay, Rolin, Germain, Ford, Coetzee, Chalandon vendront. Minard, Razon, Thomas, Ovaldé et Cabré aussi. Mais il y a certainement, parmi les 555 livres parus ou à images (1).jpegparaître ces prochains jours, un ou deux romans qui ne font pour le moment d'autre bruit que celui de leurs pages entre les doigts de lecteurs avisés et curieux et qui vont sortir de l'ombre comme le soleil entre deux masses nuageuses. On parie! Tiens, jouons un peu : vous pensez à quel livre?.. Moi je ne pense à aucune nouveauté de cette rentrée, mais à un auteur : Camus. Albert Camus. Et oui. Le 7 novembre prochain il aurait eu 100 ans (et j'espère que j'en aurai 55), et de nombreux éditeurs, à commencer par le sien (Gallimard), vont fêter l'événement, puisqu'une soixantaine d'ouvrages sont attendus sur l'inépuisable sujet. Il y a déjà eu le superbe album de Jacques Ferrandez, L'Etranger, une BD littéraire de haut-vol avant l'été (Gallimard). En folio le mois prochain, reparaîtront Les Carnets (en trois volumes), les Journaux de voyage, ainsi que des coffrets thématiques : L'absurde (L'étranger, Caligula, Le malentendu, Le mythe de Sisyphe),  La révolte (Les Justes, La peste, L'homme images (2).jpegimages (3).jpegrévolté). Vous allez voir ce que l'on va lire! Encore Camus... Je préfèrerais me réjouir du succès des livres de certains de mes amis présents à cette rentrée, comme Saber Mansouri, Je suis né huit fois (Seuil) ou Jean Le Gall, New York sous l'occupation (Daphnis et Chloé) -remarquables premier et second romans (j'y reviendrai). Mais qui sait! Et si c'était eux? dirait Lévy (Marc). Croisons les doigts.

    (*)Un été avec Montaigne est un petit livre épatant que l'on rachète et que l'on offre après l'avoir lu, avec ce plaisir de transmettre un objet à haute valeur ajoutée. A l'origine, il s'agit d'une série d'émissions brèves qui furent diffusées sur France Inter au cours de l'été 2012 (cet été, la série eut Proust pour sujet, par le même Compagnon, très fin connaisseur de l'auteur de La Recherche). La lecture revigorante du petit livre jaune agit par contagion, car la philosophie simple et droite de Montaigne l'naltérable opère, via la lecture qu'en fait Compagnon, comme une bière fraîche au coeur de la soif. L'éthique de l'auteur des Essais est une leçon de vie permanente et une esthétique : un art de vivre en beauté. Qu'il évoque l'altérité, le pouvoir et la corruption, l'éducation, le corps, la lecture ou l'arrogance, le négoce (negotium) et le loisir (otium), l'acédie ou la solitude, la vanité ou l'Amitié, la mort ou le désir, Montaigne est un guide étonnement moderne, à l'avant-garde pour son époque, qui ne cesse de douter et de rechercher son assiette (un terme d'équitation et Montaigne chevauchait beaucoup), dans un monde qui bouge; rien de plus mais le projet est de taille et permanent. Le relire est toujours aussi salutaire et à travers le libre éclairage qu'en donne donc Antoine Compagnon, Montaigne nous devient encore plus familier, plus tutoyant. Faites passer!

    PS : nous pouvons bien sûr nous interroger sur ce recours aux classiques, qui rassure en période de crise, lorsque celle-ci opère par capillarité jusque dans le moindre recoin de nos existences (la lecture, un recoin?!..), et cela ne doit pas occulter notre curiosité vive face à tant de nouveautés, de fleurs en somme, que sont les nouveaux livres d'auteurs connus et les premiers livres d'auteurs à découvrir avec alegria.

  • Frédéric Musso poète

    images.jpegFrédéric Musso fait de la photo à sa façon. Ses instantanés sont des poèmes en prose ciselés, aussi vifs que toniques et qui possèdent une qualité rare, que j'appellerai la souplesse du chat : prenez un chat, jetez-le par la fenêtre (du premier étage, ho!), le chat retombera sur ses pattes. Toujours. Un bon poème est un chat lancé par la fenêtre du premier. Un bon poème est rond. Un peu comme un oeuf (mais un oeuf c'est ovoïde, c'est pas rond! Okok). En tous cas, ça retombe sur ses pattes en bouclant sa boucle et en la bouclant, voire en vous la bouclant (en nous en bouchant un coin, quoi). Frédéric Musso y parvient. Poète exigeant, il apparaît intraitable avec le choix du mot juste (et parfois rare, ou bien oublié). Ses poèmes courts et denses sont de temps en temps teintés de lointains jeux de mots. Ils disent tous l'essentiel d'une sensation, ils captent à temps des instants fugitifs avec la main, avec une épuisette, ils enserrent un sentiment, ce sont des tableaux aussi et encore des souvenirs (d'Algérie). Certains poèmes de ce nouveau recueil au titre camusien : L'exil et sa demeure (La Table ronde, 96 p. 14€), contiennent des images fortes : "peler les mots jusqu'au trognon pour que se lève le poème"... "tu vacillais le coeur haut comme la patte du chien qui pisse"... "le bois flotté des métaphores"... "La beauté fut condamnée par contumace. On accusa les ombres de légèreté."

    En voici une petite poignée en guise d'appât : 

    "Debout dans les trèfles l'enfant se caresse comme on froisse une rose. Son autre main arrondit le soir. Enfant royal. Plus tard chargé de mots il s'astiquera sous la lampe, l'être tout entier en branle. Désuni."

    "Le coeur saillant pousser la porte d'une femme. Considérer que l'aménagement des corps ne relève pas seulement du territoire. S'asseoir au bord de la finitude et contempler l'innocence de l'origine du monde."

    "Poésie qu'on file avec la patience des vieux marcheurs. La renverser d'un revers de rêve pour que chantent les mots qu'elle brise sous nos pas."

    "Bel canto des corps. Le vent velours caressait nos chairs de poule. Un cri d'enfant est sorti de ta bouche. Quand le soleil a posé son front sur la mer nous avons allumé des américaines et nous avons souri comme des demi-dieux."

    "Dans l'odeur nue de l'aube le piéton de la plage pouvait croiser la perfection d'un squelette d'oursin, le bras d'honneur d'une branche sur le sable ou l'idée singulière que les ombres mûrissent en douce avant de s'allonger."

    "Le temps glissait sur son erre. Une créature s'attardait aux angles morts du désir. Elle caressait ta peau comme on dessine sur le sable quand le soleil va se coucher."

    "Les rêves consumés dans la broderie du sommeil. Les mots qui cillent. Ferme la fenêtre. Tire le rideau. Ta main à fleurs de cimetière sous la lampe, son ombre sur le papier où se dénoue le plus clair de ta nuit."


  • 7 à lire

    TROIS DE MES RÉCENTES CHRONIQUES PARUES DANS TÉLÉ 7 JOURS

    téléchargement.jpegDes noeuds d'acier, par Sandrine Collette

    Théo Béranger, quarante ans, vient de purger de longs mois de prison pour une rixe fratricide. La taule n’a pas réussi à briser ce costaud un peu violent. Il part en forêt pour faire le point. Tombe sur deux vieux fous armés qui le capturent et en font son esclave. Enchaîné, battu, sans eau, à peine nourri au fond d’une cave, corvéable à l’extrême, il perd toute humanité, devient moins qu’un chien. Cette terrifiante descente aux enfers décrite au scalpel tient en haleine et signe l’entrée fracassante dans le roman noir d’une auteure encore inconnue.

    Roman, Denoël, Sueurs froides, 270 pages, 17€

     


    images (1).jpegLe spectre d’Alexandre Wolf, par Gaïto Gazdanov

    Un soldat russe blanc tue un soldat bolchevique un jour de 1917. Ce meurtre hante sa vie. Emigré à Paris, devenu journaliste, il tombe sur une nouvelle écrite par un certain Alexandre Wolf qui décrit précisément l’épisode obsédant. Le narrateur n’a alors de cesse de vouloir trouver cet auteur. Une histoire d’amour fou pour la fascinante Elena ajoutera du mystère à sa quête. La rencontre avec Wolf, spectre vivant, aura lieu, mais ne fera que corser l’ensemble d’un roman captivant où l’intensité de la narration et la force des personnages rappellent Dostoïevski.

    Roman, éditions Viviane Hamy, 172 pages, 18€

     

     

    images.jpegL’armée furieuse, par Fred Vargas

    Un meurtre par étouffement à la mie de pain ouvre les nouvelles aventures de l’attachant commissaire béarnais Jean-Baptiste Adamsberg, flanqué de son complice Danglard et ici de son fils Zerk ainsi que d’un pigeon blessé aux pattes. Puis c’est le mystère d’une légende tenace du XI ème siècle, celle de l’Armée furieuse, des revenants qui chevauchent  deux ou trois fois par siècle et se saisissent des méchants pour les tuer d’atroces façons dans le bocage normand, vers Ordebec, qui va hanter ce roman aux rebondissements captivants. Adamsberg n’y croit pas, mais il enquête depuis qu’une femme, Lina, prétend avoir vu passer l’Armée, car des personnages disparaissent... Rustique, poétique, fantastique, la magie Vargas opère.

    Roman, 442 pages, J’ai Lu, 7,90€

     

     

  • Erri De Luca

    Numériser.jpgJ'apprends qu'il est presque en tête des ventes en France et qu'il continue de caracoler en Italie. Erri De Luca est devenu un auteur européen phare qui n'en finit plus de raconter les dix-huit premières années de sa vie passées à Naples et à Ischia. Il vit près de Rome depuis et a aujourd'hui la soixantaine sage et rassérénée par de nombreuses randonnées en haute montagne. J'ai lu, ou relu à la faveur de rééditions en 

    images (3).jpegimages (1).jpegimages (2).jpegfolio, pas mal de choses de lui ces derniers temps : En haut à gauche (des nouvelles précieuses sur l'enfance, la liberté, le soleil, les premiers frissons amoureux : tout De Luca est déjà là et c'est paru en 1994), Première heure (le versant mystique de l'auteur, fervent lecteur matinal des Saintes Ecritures -L'auteur publie en outre, au Mercure de France, Les Saintes du scandale : Tamàr, Rahàv, Ruth, Bethsabée, Miriam-Marie, prostituées ou adultères, elles ont transgressé et choqué durablement une chrétienté par trop pudibonde); Le jour avant le bonheur (magnifique roman napolitain qui décrit un jeune orphelin -le double de l'auteur). Et là, j'ai eu par chance à chroniquer son dernier livre au titre si fort : Les poissons ne ferment images (4).jpeg20130504_195517.jpgpas les yeux, pour Télé 7 Jours. La veine de l'enfance n'est pas tarie et rappelle parfois l'écriture d'Elsa Morante (dans l'Île d'Arturo bien sûr et au gré, dans Le monde sauvé par les gamins). L'ancrage à l'île d'Ischia du jeune Erri, incarné par un gamin d'une sensibilité extrême, est là. La sensibilité d'Erri De Luca opère par capillarité, elle est virale et chatoyante à l'intérieur de nous. Le lecteur sort par conséquent de chacun de ses livres comme galvanisé par une douce énergie faite de simplicité solaire, d'épaule salée, de regards profonds, de bonté vraie et de silences amicaux.

    images.jpegJe signale enfin un texte magnifique d'Erri De Luca, sur Les odeurs de Naples, qui paraît dans le n°4 de Long Cours, le "mook" le plus littéraire du moment et le plus subtilement dédié au grand reportage. il y est question de Naples en général et de ses parfums entêtants : les gaz d'échappement, le soufre de Pozzuoli, la bolognaise -une nécessité de produire une odeur, le dimanche; le cirage pour les chaussures et les urines torrentielles des soldats américains de la seconde guerre; le calamar mit à sécher qui servira d'appât pour la pêche, la transpiration de l'auteur mêlée au parfum d'herbe fumée de son amour napolitain enfin, cette fille qui se confondait avec la ville; avec la vie que De Luca aurait pu avoir là-bas...


  • Pourquoi ils vont voir des corridas

    images.jpegLa question méritait (enfin) d'être posée, de s'intéresser à ceux qui peuplent les gradins et non plus seulement à ceux qui jouent leur vie dans l'arène. Ce collectif d'auteurs (textes réunis par Marc Delon, éd. Atlantica) où l'on trouve notamment Francis Marmande, Florence Delay, François Zumbiehl, Guy Lagorce, Jean-Marie Magnan et de nombreux anonymes (instituteurs, kinésithérapeuthes, retraités, collégiens...), exprime les motivations de deux millions de personnes qui vont aux toros en France chaque année. Ce n'est pas rien. J'y ai apporté ma petite pierre, puisque l'éditeur m'a demandé s'il pouvait reprendre un court texte intitulé Invincible, déjà paru dans Philosophie intime du Sud-Ouest (Les Equateurs) et qui évoque ma fille. Le voici :

    Marine.jpg

  • Lire Lydia Flem...

    ...En cas de besoin
    Voici les notes (composées essentiellement d'extraits) que j'ai publiées ici même les 9 et 11 décembre 2006, le 18 janvier et le 24 mai 2007 et enfin le 1er mars 2009 à propos de deux livres merveilleux de Lydia Flem qui reparaissent en format de poche (Points/Seuil); et d'un troisième aussi.

    C'est donc à la faveur de ces rééditions que je me permets de les rajeunir.

    Orage émotionnel

    images (1).jpeg"A tout âge, on se découvre orphelin de père et de mère. Passée l'enfance, cette double perte ne nous est pas moins épargnée. Si elle ne s'est déjà produite, elle se tient devant nous. Nous la savions inévitable mais, comme notre propre mort, elle paraissait lointaine et, en réalité, inimaginable. Longtemps occultée de notre conscience par le flot de la vie, le refus de savoir, le désir de les croire immortels, pour toujours à nos côtés, la mort de nos parents, même annoncée par la maladie ou la sénilité, surgit toujours à l'improviste, nous laisse cois. Cet événement qu'il nous faut affronter et surmonter deux fois ne se répète pas à l'identique. Le premier parent perdu, demeure le survivant. Le coeur se serre. La douleur est là, aiguë peut-être, inconsolable, mais la disparition du second fait de nous un être sans famille. Le couple des parents s'est retrouvé dans la tombe. Nous en sommes définitivement écartés. Oedipe s'est crevé les yeux, Narcisse pleure".

    Ainsi commence Comment j'ai vidé la maison de mes parents, de Lydia Flem (Points/Seuil), un livre très émouvant et recommandable entre tous. En de telles circonstances ou pas, d'ailleurs. Que philosopher c'est apprendre à mourir…

    Extraits : Cette étrange et envahissante liberté... 

    "D'abord, l'impudeur. L'obligation de bafouer toutes les règles de la discrétion : fouiller dans les papiers personnels, ouvrir les sacs à main, décacheter et lire du courrier qui ne m'était pas adressé. Transgresser les règles élémentaires de la politesse à l'encontre de ceux qui me les avaient enseignées me blessait. L'indiscrétion m'était étrangère..."

    " En disparaissant, nos parents emportent avec eux une part de nous-mêmes. Les premiers chapitres de notre vie sont désormais écrits."

     "En les couchant dans la tombe, c'est aussi notre enfance que nous enterrons."

     "Est-ce bien normal d'éprouver successivement ou simultanément une impression effroyable d'abandon, de vide, de déchirure, et une volonté de vivre plus puissante que la tristesse, la joie sourde et triomphante d'avoir survécu, l'étrange coexistence de la vie et de la mort?"

     "C'est dans la solitude que chacun se retrouve (...) Chacun fait ce qu'il peut pour surmonter l'épreuve, bricole à sa manière, toujours bancale, malheureuse, conflictuelle, et se tait."

     "Même après leur mort, ne cessons-nous jamais de vivre pour eux, à travers eux, en fonction d'eux ou contre eux? Est-ce une dette qui nous poursuit toujours?"

     "Se séparer de nos propres souvenirs, ce n'est pas jeter, c'est s'amputer."

    "Donner est un grand bonheur. Ce que j'offrais, ce n'était pas un objet."

     "L'écriture naissait du deuil et lui offrait un refuge. Un lieu où se mettre à l'abri avant d'affronter de nouvelles vagues malaisées à contenir."

     "Devenir orphelin, même tard dans la vie, exige une nouvelle manière de penser. On parle du travail du deuil, on pourrait dire aussi rite de passage, métamorphose."

    "Les arêtes vives des premières douleurs s'émoussent, hébétude et protestations font place à une lente acceptation de la réalité. Le chagrin se creuse. Avec des moments de vide, d'absence, de tumulte. Plus tard se répand une tristesse empreinte de douceur? Une tendre peine enveloppe l'image de l'absent en soi. Le mort s'est lové en nous. Ce cheminement ne connaît pas de raccourcis. On n'y échappe pas. La mort appartient à la vie, la vie englobe la mort."

    "Mail il est un temps pour le chagrin, et un temps pour la joie."

    © Lydia Flem, Comment j'ai vidé la maison de mes parents, Seuil. 


    images.jpegLydia Flem a poursuivi avec un talent et une émotion égales, son travail -universel- de deuil de ses parents, avec Lettres d'amour en héritage (Points/Seuil). C'est d'une pudeur extrême et d'un amour infiniment grand. Le livre retrace la vie de ses parents disparus, à travers trois cartons de leur correspondance amoureuse, depuis les débuts, que leur fille (l'auteure) découvrit, en vidant la maison, une fois orpheline... La tendresse résume ce livre précieux. Il n'est pas innocent que l'écriture soit devenue, très tôt, le terrain de jeu de l'auteure, puis que celle-ci ait fait profession de psychanalyste. Par bonheur, ces deux livres sont exempts de théorie, mais emplis, au contraire, de sensibilité à vif -mais douce, comme ces napperons brodés que nous avons tous vus dans les mains de notre mère, tandis qu'elle les rangeait avec un soin particulier, alors qu'ils sentaient encore le "chaud" du fer à repasser, sur une étagère d'une armoire, quelque part dans une pièce de la maison familiale...

    Une perle parmi cent : le corps de la mère, c'est la première géographie, le pays d'où l'on vient.

     

    images (2).jpegAutres extraits

    "Largués par nos parents qui disparaissent et par nos enfants qui quittent la maison, c'est le plus souvent au même moment de la vie que nous sommes confrontés à ces séparations : nos parents meurent, nos enfants grandissent. Coincés entre deux générations, ceux à qui nous devons l'existence, ceux à qui nous l'avons donnée, qui sommes-nous désormais? Les repères vacillent, les rôles changent. Comment faire de cette double perte une métamorphose intérieure?

    Longtemps j'ai été la "fille" de mes parents, puis je suis devenue une "maman". Cette double expérience, je l'ai vécue avec ses tensions, ses lassitudes, ses émerveillements. Mais qui suis-je désormais? Quel est mon nom?

    Fille, j'ai fini de l'être. Mais cesse-t-on jamais d'être l'enfant de ses parents? Notre enfance s'inscrit dans nos souvenirs, nos rêves, nos choix, nos silences; elle survit en coulisses. Ne devenons-nous des adultes que lorsqu'il n'y a plus d'ancêtres pour nous précéder, nous protéger? Suis-je encore maman alors que mes enfants ne sont plus des enfants? La langue manque de mots pour désigner toutes les nuances de notre identité.

    Comment me situer aujourd'hui dans ma généalogie? Ne faudrait-il pas un mot particulier pour nommer les parents dont les enfants ont quitté la maison? Suis-je une "maman de loin"? Une maman à qui l'on pense, à qui l'on téléphone pour un conseil, une recette, de l'argent, un encouragement, dont on a parfois la nostalgie, mais une maman avec qui on ne sera plus jamais dans le corps à corps premier." ©Lydia Flem et Le Seuil, pour "Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils".

    Pour finir, ce mot de Primo Lévi, prélevé sur le blog de l'auteur : http://lyflol.blog.lemonde.fr

    “J’écris ce que je ne pourrais dire à personne.”

  • miaMai

    cfo74_2_6_1.jpg

    Avec un temps pareil, contraint de retarder les salades tomate-mozza dans le jardin que je n'ai pas avec des rosés plongés dans un seau métallique tandis que la plancha s'échauffe -quelle plancha?-, j'ai ouvert (pour trois personnes) et avec bonheur images.jpegl'excellent canard fermier aux olives vertes et son jus de romarin en bocal de 700 g de La Comtesse du Barry (19,95€) et nous l'avons escorté avec des tagliatelle fraîches et un Cahors de Rigal, contes et légendes 2010 (100% malbec, 4,90€ seulement), riche, puissant mais 

    images (1).jpegsouple et même élégant sur ces cuisses soyeuses de canard habillées d'olives. 

    Il s'agit de vins et de plats d'automne mais comme cette saison semble déjà là -Zou! 

    Nous avons récidivé quelques jours plus tard puisque le soleil restait en berne et la pluie au flot fixe, avec le coq au vin de Madiran de la même Comtesse du Barry, en bocal de 700 g itou (19,95€), et ce fut délicieux avec des papardelle fraîches cette fois et un flacon Ortas tradition 2011 de la cave de Rasteau téléchargement.jpeg(Vaucluse) -grenache, syrah, mourvèdre. Aussitôt le Sud souffla, s'assît à côté de nous, donna son jus ensoleillé aux accents de vacqueyras de ce vin (7,70€) aux nez de fruits noirs, d'épices et un rien animal. Le Madiran de la sauce, discret, laissant la vedette aux morceaux généreux et tendres de coq, l'accord se fit. Et ceci n'est pas une contrepèterie.


  • minis

    téléchargement.jpegAu début je trouvais le format mal commode et devoir prendre le livre verticalement m'était trop inhabituel et puis je m'y suis fait bien sûr, au mini format de la collection Point2 et là, j'ai plaisir à me bidonner en relisant Desproges : Les réquisitoires du tribunal des flagrants délires (et à me redire qu'il nous manque, mais qu'il nous manque!..), à rire aussi avec Le dico de l'humour juif, de Victor Malka, à me régaler en téléchargement (1).jpegm'instruisant avec Le petit livre des expressions, de Gilles Henry et Marianne Tillier, pour téléchargement (2).jpegconnaître le sens et l'origine de : en voiture Simone, soupe à la grimace, être beurré comme un p'tit Lu, à la fortune du pot, broyer du noir, mon cul sur la commode... Un livre à rapprocher du classique La puce à l'oreille du regretté Claude Duneton (Livre de Poche) et dont Points publie justement un dico indispensable à mes yeux, le Petit dictionnaire du françaisimages.jpeg familier, où l'on comprend le sens de confiote, pote, fric, baffe, se cailler, Pétaouchnok, torgnole, pignouf, flic, zizi, barca, furax, blairer, etc. Un régal. Toujours en Point2, Sylvie Dumon-Josset donne 1001 secrets de la langue française : orthographe, conjugaison, style, vocabulaire -tout y passe pour nous ôter des épines du pied lorsqu'on écrit... à la main et que l'on doute d'un pluriel malicieux, que l'on ne téléchargement (3).jpegsait plus conjuguer le verbe coudre, qu'on hésite à mettre une cédille là-dessous, à coller un accent ici ou là, qu'un pléonasme surgit à notre insu ou que l'on colle au féminin un mot masculin; entre autres! Avec Point2, je peux aussi écouter Brassens en lisant les paroles de toutes ses chansons, être sérieux et relire Le mondetéléchargement (4).jpeg de Sophie, de Jostein Gaarder, sorte d'histoire des idées philosophiques et de leurs auteurs à travers un roman largement épistolaire et qui a conquis quarante millions de téléchargement (5).jpegtéléchargement (6).jpegtéléchargement (7).jpeglecteurs depuis 1991 (ce livre indispensable et qui a mis le feu à l'intérêt général pour la philosophie à portée de tous -souvenez-vous!, est paru en 1995 en France). Je peux aussi -et quel bonheur c'est!, reprendre tranquillou Roméo et Juliette de Shakespeare ou A l'ombre des jeunes filles en fleur, de Proust, tout en attendant le bus, un ami ou le beau temps (et pour cette dernière attente, choisir Proust est plus prudent)...

    9,90€ chaque Point2 sauf exception, et 12€ le Duneton (Points).

  • Télé7, others

    Trois de mes récentes petites chroniques parues dans Télé 7 Jours.

    images (12).jpegCode 93, par Olivier Norek

    L’auteur, lieutenant de police à la section Enquête et Recherche du SDPJ 93, le Service départemental de police judiciaire de Seine Saint-Denis, sait ce qu’il endure. Du lourd chaque jour. Soit des crimes gratuits, des violences extrêmes, une jeunesse qui se bousille, les drames de la banlieue. Ce premier roman n’est pas du Fred Vargas, mais si ça y ressemble. Un air des scénarios d’Olivier Marchal flotte entre ses pages. Il y a beaucoup d’hémoglobine, des faits dingues comme un mort qui se réveille en pleine autopsie ou un toxico qui périt par autocombustion et surtout Coste, double de l’auteur, flic sensible, mystérieux, attachant, à la fois dur à cuire et cœur d’artichaut. Code 93 se lit comme on regarde Les Experts : avec un plaisir vrai.

    Roman, Michel Lafon, 300 pages, 19€


    images.jpegRemonter la Marne, par Jean-Paul Kauffmann

    L’écrivain décida de remonter à pied les 520 km de la rivière depuis sa confluence avec la Seine aux portes de Paris jusqu’à sa source sur le plateau de Langres, lesté d’un sac à dos de 30 kg contenant notamment  une provision de cigares. Le voyage à pied permet de scruter une région chargée d’histoire, d’observer les paysages avec un regard de géographe et les riverains avec un œil d’ethnologue bienveillant. Il nécessite surtout un talent de prosateur à l’écriture somptueuse. Jean-Paul Kauffmann a le don du mot juste. Ce récit est aussi celui des sens, surtout celui de l’olfaction. « Chemin faisant », la Marne devient un être vivant. Nous croisons des écrivains locaux comme Bossuet et des compagnons de marche : Bachelard, Ponge. Et surtout des citoyens de bords de Marne indociles appelés « conjurateurs ». Un voyage profondément humain et au plus près de la nature, au cœur d’un extrait de France comme on le dit d’un livre. 

    Fayard, 264 pages, 19,50€


    images (13).jpegL’étoile et la vieille, par Michel Rostain

    L’étoile, c’est Odette, célèbre accordéoniste qui marqua la France des années 50. La vieille, c’est encore elle, l’artiste qui refuse d’admettre que les désastres de la vieillesse pourraient l’empêcher d’effectuer sa dernière tournée. Odette, c’est Yvette Horner, une étoile qui ne brille plus. Le livre conte l’histoire forte entre la star et son « metteur » (en scène), double de M.Rostain, au cours des répétitions quotidiennes ; jusqu’à l’annulation du spectacle. « Un artiste meurt toujours une première fois avant de mourir physiquement ». Un roman poignant à partir d’une histoire vraie, par l'auteur du" Fils", Goncourt du premier roman 2011. 

    Roman, Kero, 222 pages, 17€ 

  • essentiels

    images.jpegLe livre majeur paru ces derniers mois est Remonter la Marne, de Jean-Paul Kauffmann (Fayard). J'ai lu deux fois ce livre : en l'achevant, je l'ai aussitôt recommencé afin de rester dans la musique, dans la phrase, dans la subtilité des descriptions, l'analyse aiguë des personnages croisés, le choix du mot juste et parfois rare ou oublié, la remarque qui touche, l'extrême sensibilité de l'auteur et puis bien sûr la démarche générale : une pérégrination à la manière des travel-writers comme Jacques Lacarrière (Kauffmann avait d'ailleurs promis à l'auteur de Chemin faisant d'effectuer images (1).jpegun périple semblable -c'est chose faite), à la recherche de soi-même au détour d'un chemin, dans la fumée d'un havane, à la tombée du soir lorsque la lumière touche à la grâce. Dans la foulée, j'ai lu Dans les forêts de Sibérie, de Sylvain Tesson (folio), que je rapproche du premier. Une longue marche d'un côté, une retraite statique de l'autre, mais un même élan vers la vérité intérieure, la quête des limites, la communion avec le simple, le rugueux, la nature, l'essentiel. L'épure à la fin. Des livres comme ces deux-là sont rares. L'un et l'autre images (2).jpegpossèdent une écriture somptueuse de surcroît. Je les ai rangés côte à côte à présent, pas trop loin de (presque) tous les autres livres de ces deux auteurs précieux. A noter un folio 2€ de Tesson, extrait de Une vie à coucher dehors (folio) et qui s'intitule L'éternel retour -cinq nouvelles coups de poing. Un petit régal.

    L'aventure, pour quoi faire? Telle est la question posée par les onze auteurs d'un manifeste que publie Points Aventure/Seuil et qui ouvre une nouvelle collection de livres en format de poche écrits par des aventuriers tes temps modernes, images (3).jpegdes bourlingueurs nommés Patrice Franceschi (il pilote la collection), Jean-Claude Guillebaud (beau texte intitulé Vers l'autre et vers soi-même), Olivier Frébourg (superbe texte intitulé Fuir seul, vers le seul -le mot est emprunté à Plotin), Sylvain images (4).jpegimages (5).jpegTesson, Tristan Savin (qui pilote le "mook" Long Cours, auteur ici de la nouvelle forte Le lion de Belfort), Gérard Chaliand, Bruno Corty, Jean-Christophe Rufin, Martin Hirsch, Laurent Joffrin et Olivier Archambeau. L'aventure peut elle encore avoir un sens dans un siècle exploré jusqu'à l'os, où la technologie interdit à l'homme de se perdre, où le principe de précaution et la recherche de sécurité sont des diktats ordinaires digérés ?.. L'altérité, la rencontre vraie, l'esprit de liberté demeurent. "L'aventure ou l'antidote au suicide collectif", écrit l'ami images (6).jpegFrébourg, qui pense aussi que "la liberté, ça ne se négocie pas : c'est la part des anges". Parmi les premiers titres de cette collection, outre ce manifeste inédit, citons le très beau livre de Luis Sepùlveda et du photographe Daniel Mordzinski, Dernières nouvelles du Sud -un long voyage en Patagonie, à rapprocher du touchant journal de voyage, Patagonie intérieure, que Lorette Nobécourt publie chez Grasset en plus de son roman sur Hildegarde de Bingen, La clôture des merveilles.

    Oui, j'ai connu des jours de grâce, l'oeuvre de Pierre Veilletet, paraît en un seul volume chez Arléa, avec une touchante introduction de Catherine Guillebaud (il me semble avoir été écouté par l'éditeur... Lire ici à la date du 15 janvier, en bas de l'article : http://bit.ly/13AcnET) et c'est un vrai bonheur teinté de tristesse : relire les sept livres de Veilletet en sachant qu'il n'y en aura plus d'autre est une peine. Le refaire c'est le fêter et c'est avant tout retrouver un plaisir du texte devenu rare lui aussi. Veilletet est définitivement un grand styliste doublé d'un romancier et d'un essayiste d'une sensibilité percutante.

    Aussi incongru que cela puisse paraître, j'enchaîne avec Alcools dont folio publie une édition anniversaire (c'est le centième de sa publication), superbement enrichie de textes d'Apollinaire sur la 

    images (7).jpeggenèse, la création, la composition de l'emblématique recueil avec un flip-book qui montre des photos (datant de 1914) d'Apollinaire et de son ami André Rouveyre en train de rire. Il y a aussi des textes admirables de Paul Léautaud, Blaise Cendrars, Pierre Reverdy, Max Jacob, René Guy Cadou, Maurice Fombeure, Louis Aragon, Allan Ginsberg et, plus près de nous, de Jacques Réda, André Velter, Guy Goffette, et Adonis, qui rendent hommage à la beauté d'Alcools. A noter également la publication d'un folioplus sur le recueil, doté d'un solide dossier analytique signé Sophie-Aude Picon.

    Poétiquement encore, citons la remarquable édition bilingue de Partie de neige du grand Paul Celan (Points/Poésie).

    images (9).jpegSoixante-dix poèmes écrits au cours des deux dernières années de la vie de Celan, 1967-68, fortement teintés d'un érotisme discret.

    Dans la même collection, paraissent les Derniers poèmes de Hölderlin (édition bilingue également, traduction de Jean-Pierre Burgart). Ce sont les fameux poèmes "de la folie" (que nous possédons dans la traduction de Pierre-Jean Jouve, chez Gallimard), écrits entre 1807 et 1843 dans la tour de Tübingen, chez le menuisier Zimmer qui logeait un immense poète devenu complètement fou à son retour, à pied, de Bordeaux... Une voix unique.

    En Poésie/Gallimard, l'édition de Cellulairement, suivi de Mes prisons (petits texte en prose), de Verlaine, images (10).jpegest précieuse car elle comprend le fac-similé du manuscrit original. Et il est toujours touchant de "lire l'écriture" des écrivains que l'on aime. Ici, les pages sont limpides, sans ratures (l'inverse d'un manuscrit tempétueux, foisonnant, d'un Flaubert ou d'un Proust), et pourtant Verlaine écrivit cela en prison, à Bruxelles,

    images (11).jpeg puis à Mons entre 1873 et 1875. La Chanson de Gaspard Hauser et L'Art poétique, entre autres poèmes célèbres, figurent dans ce livre.