Regard triste et dents de lapin
Signe d'époque : la critique se penche à juste titre sur la perle rare : le sixième roman (en 45 ans : 6 événements) de l'invisible Thomas Pynchon. 1200 pages, touffu, complexe, "Contre-jour" (Seuil) ne fera pas des ventes comme un Nothomb ou un Dubois. Mais le plus suprenant est que l'on s'attache moins au contenu de ce livre qu'au mystère qu'entretient -sans doute à son corps défendant- son auteur. Que l'on revienne toujours à l'homme invisible davantage qu'à l'écrivain. Une photo de lui -la seule-, prise dans les années 50, montre un jeune homme au regard triste et aux incisives de lapin (il doit zozoter). Comme il a toujours fui la presse, les plateaux télé, que sa biographie tient au gros feutre sur un ticket de métro, on en fait un phénomène. Certes, il a été lu et a inspiré nombre d'auteurs américains, il est de la trempe des plus grands écrivains secrets (Beckett, Cioran, Blanchot, Michaux, Gracq, dans leur registre propre), mais de là à s'esbaubir sur "l'écrivain que l'on ne voit pas", dont on ne sait rien, qui n'apparaît pas, n'a pas d'adresse... Lisons-le e basta! Si vous cherchez Pynchon, allez en librairie. M'est avis qu'il habite son oeuvre et nulle part ailleurs. Mais cela ne suffit pas à notre époque cathodique, où le strass et le brushing avant de "passer" chez Trucmuche, devant une noria d'attachées de presse stressées, sont devenus la règle. Triste. Comme le regard que semble déjà porter T.P. sur le monde. Ses livres l'ont d'ailleurs prouvé, un à un. Le désenchantement fait oeuvre. C'est déjà ça.