Plusieurs personnes, cette semaine, m’ont affirmé tenir « Un bonheur parfait », de James Salter (Points) pour l'un de leurs romans préférés. Je l'ai commencé pour comprendre : ce bouquin vous happe avec son infinie douceur, il possède une voix de fée, en lui nous glissons comme avec Mozart, nous coulons –ou plutôt nous descendons une rivière en pirogue, sans être encore au courant de ce qui nous attend. Pour l'heure (les 70 premières pages) le plaisir est là, d'une simplicité inouïe, enviable, palpable. L'atmosphère est au rêve, mais les images du récit bien réelles. Nous sommes dans ce livre comme dans un grand lit, un dimanche matin, vers onze heures, avec notre amour enlacé, chaud, et l’avenir dessiné dans le ciel bleu par la fenêtre, en fines arabesques blanches... Donc, poursuivons.
« Le quart », de Nikos Kavvadias (folio), roman-culte en Grèce, est un texte brut sur la vie de marin à bord d’un vieux cargo, une allégorie du désespoir et de la mélancolie. Les images sont crues, car à quai, les bars à putes sont sans poésie et à bord, la mer, intraitable. C’est du Conrad sans concessions ni enjoliveurs chromés à chaque chapitre. Ici, les ventilateurs, en tournant, torréfient le vide, par les hublots les aubes sont jaunes, et la lumière chétive, maladive, sent le phénol. Les marins ont beau se laver, ils sentent une odeur rance d’huile de poisson, de rouille et d’aqua forte… Puissant.
Jean de Malestroit a bien connu Julien Gracq (Julien Gracq, quarante ans d'amitié 1967-2007). Voisin, viticulteur, il lui a rendu régulièrement visite à St-Florent-le-Vieil. Il nous livre le journal de ces rencontres. Ce livre, paru aux éditions Pascal Galodé (tiens ! le revoilà, celui-ci…), est un véritable document d’étude pour un thésard. Scrupuleusement consignées, les petits riens de l’existence du grand écrivain –dont on vient de disperser les biens personnels-, révèlent, au détour de certaines pages, des indices sur sa vie privée, qu’il tenait aussi secrète que le fond d'un coffre de banque helvète. Cependant, nous ne sommes pas dans les pages de « Voici », heureusement. Gracq y converse, donne son sentiment sur le monde qu’il habite et l’effraie souvent, sur la littérature surtout, ses lectures du moment, les flatteurs qui le courtisent, les classiques qui ne le déçoivent pas, et parfois, en effet, sur Nora Mitrani (la femme de sa vie ?..), sur sa sœur, l’Histoire, le temps qu’il fait… Précieux.
Jean-Pierre Martinet, c’est noir comme du Bove et gai comme du Kafka. Mais c’est de la littérature à l’état pur. On le ressort ces jours-ci : « Jérôme » (Finitude), « Ceux qui n’en mènent pas large » (Le dilettante), « L’Ombre des forêts » (La Table ronde). Je me souviens de notre enthousiasme à le découvrir et à en parler –dans les années 1986-87-, dans les pages de « Sud-Ouest Dimanche », avec Pierre Veilletet, rédac’chef de ce journal dont j’étais le fier pigiste des pages Lettres. Martinet nous faisait l’effet des « Poulpes » de Raymond Guérin, du Journal d’Henri Calet, des nouvelles d’André de Richaud, des lettres de Joë Bousquet. J’ai repris « L’Ombre des forêts » et retrouvé cette émotion vive, dépouillée, cette écriture essentielle qui avance nue, fragilisée à l’extrême et qui se fraie quand même, incandescente mais discrète, une voie parmi les hommes… « J’ai essayé de peindre dans ce livre, disait Martinet à Alfred Eibel, des êtres au bout du rouleau, des infirmes du sentiment prisonniers de leur enfer intime, et qui, faute de pouvoir échanger des caresses, en sont réduits à échanger des coups ». Bouleversant.
Le premier roman de Sophie Poirier, « La libraire a aimé » (Ana), est savamment construit sur une idée originale : un homme, Paul et une femme, Corinne, se retrouvent chaque jour à 19h30 à la terrasse d’un café pour parler des livres qu’ils lisent, en buvant du whisky. Peu à peu, elle devient secrètement amoureuse de Paul. Un jour, il n’est pas au rendez-vous. Elle s’aperçoit qu’elle ne sait rien de lui, même pas son adresse. L’angoisse s’installe. Elle part à sa recherche, jusqu’à New York (il m’a semblé que nous laissions Bordeaux), croise Paul Auster, interroge l’oncle de Paul –Franck, appelé Vladimir. Corinne erre mais ne désespère jamais. Je ne vous dirai évidemment pas si elle échoue à retrouver son lecteur de 19h30 ! Mais le ton, la subtilité des dialogues, une sècheresse durassienne, la sincérité qui se dégage de chacun des courts chapitres de ce petit livre, le rendent attachant comme une ficelle tressée au poignet… Prometteur.
J’achèverai ce résumé des lectures de la semaine en épinglant une mention spéciale aux maillots de Christian Jean et Thomas Bianchin, qui publient « Ruck’n’roll » (éd. Cielstudio) : une déclaration d’amour au rugby, à l’âme de ce sport plus humain que l’humanité, plus généreux et noble qu’une anthologie de la Bible, car le rugby applique le texte, lui. Textes sensibles, photos émouvantes, se font des passes croisées qui portent toutes en elles le souci de la transmission et de la beauté du don pour rien, ou si ! du don pour que ça continue, et qu’importe le but. C’est dans une sorte de traité de savoir-vivre que ce beau-livre nous entraîne, via le sujet rugby, lequel en vaut beaucoup d’autres… Philosophique.