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Proust / Nabokov

Lire le cours de littérature de Nabokov, sur Proust notamment, est un bain de lumière. Il y a bien sûr les biographes solides, à l'anglo-saxonne, façon Lottmann sur Camus et Painter sur Proust. Il y a aussi les brillants exégètes comme Tadié sur Proust (ou de Biasi sur Flaubert).  Mais il y a enfin les livres d'écrivains sur les écrivains, il y a l'empathie et la finesse de l'analyse du dedans d'un Nabokov, admiratif mais pas trop, qui nous éclaire avec une intelligence incandescente. Ses pages sur Du côté de chez Swann (284 à 331, à peine 50 dans le très précieux opus : Littératures, paru chez Laffont/Bouquins et dont j'ai déjà parlé ici) sont aussi éveillantes que celles consacrées au sujet par Gracq dans En lisant en écrivant (Proust considéré comme terminus). « L'ensemble est une sorte de chasse au trésor, où le trésor est le temps, et le passé la cachette, (nous souffle le chasseur de papillons). C'est là le sens profond du titre, A la recherche du temps perdu. La transmutation de la sensation en sentiment, le flux et le reflux de la mémoire, les vagues d'émotion telles que le désir, la jalousie et l'euphorie artistique, voilà le matériau de cette oeuvre énorme et cependant singulièrement légère et translucide. » Nabokov plante le décor, Con el viento.jpgsynthétique, et prévient : « Il y a une chose dont vos esprits doivent bien se pénétrer (il s'adresse à des étudiants) : l'oeuvre n'est pas autobiographique, le narrateur n'est pas Proust en tant qu'individu, et les personnages n'ont jamais existé ailleurs que dans l'esprit de l'auteur. » (...) « Proust est un prisme. Son seul objet est de réfracter, et, par réfraction, de recréer rétrospectivement un monde. « (...) « Les créatures prismatiques de Proust n'ont pas d'emploi, leur emploi est d'amuser l'auteur. » Nous entrons ainsi dans une oeuvre d'art dont l'ampleur est considérable. Nous sommes au sein d'une évocation gigantesque et aux ramifications qui semblent infinies, pas d'une description. Ni d'une autofiction, suis-je tenté d'ajouter. Ce serait trop facile! Et les Doubrovsky et autres Vilain se réjouiraient en hâte. Non. Proust est autrement plus complexe tout en restant limpide, par la force surhumaine de son style, par la grâce dont la Recherche est empreinte de la première ligne à la dernière (pour peu que l'on sache tourner les pages lorsqu'il le faut; à bon escient). « En matière de générosité verbale, dit Nabokov à propos de l'usage de la métaphore par Proust, c'est un véritable Père Noël. » Chez Proust, poursuit-il, « conversations et descriptions s'entremêlent, créant une nouvelle unité où fleur et insecte appartiennent à un seul et même arbre en fleurs. » Je pense alors à la peinture d'EkAT. Aux remarques de Christiane à ce sujet et à propos de ses propres créations graphiques. Et je retourne illico  à Nabokov : celui-ci souligne avec tact une façon de déplier l'image comme un éventail, procédé caractéristiquement proustien. Prenons « le » personnage. Proust, selon Nabokov, l'appréhende comme une personnalité connue de façon comparative seulement, jamais de façon absolue. Aussi, « au lieu de le hacher menu (façon Joyce avec Ulysse), il nous montre tel personnage à travers l'idée que d'autres personnages se font de ce personnage. Et il espère, après avoir donné une série de ces prismes et de ces reflets, les combiner pour en faire une réalité artistique. » Bien sûr, Nabokov évoque –avec une infinie douceur, pas comme un chirurgien de l’Université ou un critique littéraire armé de sourds couteaux revanchards -, la madeleine, le baiser de maman, Combray, la flèche pourpre, la crème au chocolat, Méséglise, Vinteuil, Léonie, la jalousie –qui éclatera beaucoup plus loin avec Albertine, Guermantes, les cattleyas… Mais il ne brille jamais aussi intensément que lorsqu’il parle de cette notion du temps incorporé, de ce quelque chose de plus que la mémoire. « Un bouquet de sensations dans le présent et la vision d’un événement ou d’une sensation dans le passé, voilà où la sensation et la mémoire se rejoignent, où le temps perdu se retrouve. » Chef d’œuvre, vous dis-je!

Con el viento, peinture d'EkAT. www.ekat.fr

 

Commentaires

  • Dans quel voyage étrange, Léon, nous invitez-vous à glisser ? Un écrivain parle d'un écrivain qui parle d'un écrivain et que dit-il ? Que les personnages de cet écrivain nous sont montrés à partir d'autres personnages qui, chacun, en perçoivent un fragment. Prisme et miroirs, énigmes renvoyées à l'infini.
    Je me revois, enfant, épuisant mon regard sur les couvercles des boîtes de fromage de la Vache qui rit, à cause de ses boucles d'oreille qui contenaient chacune la même image contenant à son tour la même image. Je revois , plus tard, ces passages dans certains halls recouverts de miroirs et le dédoublement infini des corps que ces miroirs opposés renvoyaient.
    C'est une mise en abyme qui fonctionne comme la mémoire des vieilles personnes. Elles commencent à raconter des souvenirs et se perdent dans des histoires éveillées par un nom, un cadre de vie, un objet.
    Et ces deux écrivains : Proust et Nabokov ont été hantés par ce qui fait signe, par ce qui abolit la durée du temps qui passe , qui provoque cette rencontre inouïe des trois ennemis : passé, présent, avenir. Tous deux fascinés par la jeunesse, l'enfance, leur sanctuaire.
    Alors de l'un à l'autre, de l'autre à vous j'imagine un jeu qui continuerait ce vertigineux jeu de je.
    Imaginez que dans un commentaire, quelqu'un - écrivain et bon lecteur pour ne pas casser le fil - évoque Léon Mazzella évoquant le livre regroupant les cours de littérature de Nabokov, cours dans lesquels ce dernier évoque les personnages de Proust... évoqués par d'autres personnages...
    Ces questionnements font "ricochets" sur les lisses mémoires de chacun. Mais à la fin, le galet même lancé adroitement disparait dans l'eau.
    Ainsi nous-mêmes, de livre en livre, ricochons-nous sur les questions existentielles de l'identité, du passé, du présent si irréel.
    Et le vertige se continue quand un lecteur prend la plume et écrit.
    Ah, Léon, ce soir nous sommes comme des poupées russes emboitées les unes dans les autres , attendant de trouver chacune notre identité.
    Et EkAt, peint en questionnant les mêmes visages, les mêmes corps, les mêmes camaïeux de couleurs végétales et sans un mot nous construit des miroirs...

  • Ah là là, La vache qui rit faisant ricochet, c'est mon enfance rassemblée sur la plage de La Chambre d'Amour (Anglet, 64) à l'heure de l'étale comme on disait, juste avant l'exondation. Ce moment de spleen majuscule est comme une retenue obligée, longue, si longue, de la respiration... Pensez! Sans vagues, le temps non seulement n'existe plus mais surtout il est inutile, il ne sert à absolument rien. Puisque seul le mouvement anime, l'aspect du lac ressemble à la mort, à l'anéantissement radical. L'horreur! Nous combattions cela à force de barquettes de frites merguez ketchup et de coca. Et en réparant les pets subis par nos planches. Je ne connaissais encore ni Melville ni Conrad. Mais j'avais eu l'immense chance de passer le Détroit de Gibraltar (vous avez lu "Les bonheurs de l'aube"), seul à la barre d'un cargo de 110 m et jaugeant 8500 tonneaux, qui portait mon nom de surcroît, ce qui ne facilite pas les choses, vers 4h du matin une nuit d'août 73. Oui : "Capitaine de quinze ans". Fier, je pouvais donc, à La Chambre d'Amour, hier comme aujourd'hui et demain, avaler coca et ketchup en attendant la première vague du retour à la vie d'alors, notre Graal quotidien...

    Mais je vais vous répondre, délicate et si subtile Christiane, sur le motif. Voyage. Kaléidoscope. Davantage qu'à La vache qui rit, je pense aux Ménines de Velasquez (visibles au Prado, Madrid), à cause du miroir quasi anamorphique (voir Baltrusaïtis) du sujet répété à l'infini, à l'instar ... d'une cabine d'essayage d'un grand magasin, non? Cela nous éloigne du jeu du je, certes. Mais nous renvoie, malheureusement, au pitoyable rebondissement mou du monologue que le système Internet nous impose, non? En tous cas, Nabokov sur Proust est définitivement lumineux, à mes yeux.

    Ricochet. Vertige. Poupée russe. Voilà les mots justes et c'est vous qui les glissez, Christiane. Sans parler des miroirs, de l'âme et des silences qui l'accompagnent du mieux qu'ils peuvent, les pauvres!

  • Les Ménines de Vélasquez.... Il me semble qu'une part importante de notre regard de lecteur passe par l'apprentissage du monde qui nous est mémoire. Nous sommes tellement invisibles pour nous mêmes. L'autre nous construit notre identité par ses regards, ses pensées, ses sentiments. Ainsi le premier miroir : les yeux de la mère. Là l'enfant se sent beau, désiré, aimé ou oublié. Ainsi l'amitié et l'amour.
    Dans "La recherche" il y a cette quête de Proust de personnage en personnage comme une question qui taraude. Ne suis-je donc que regard ?
    Ainsi du lecteur qui lit jusqu'à naître à sa langue, à son écriture, à son énigme. Comme si l'écriture des autres, celle qui le nourrit l'aidait à plonger dans ses abysses.
    Ce grand cerf de votre livre "Les bonheurs de l'aube", n'est-il pas cet inconnu en vous qui affleure et vous terrasse ?
    "Je m'approchais de celui que je convoitais. "Je ne quitterai pas cette forêt sans l'avoir vu", me disais-je. A l'entendre, je l'imaginais.(...). nous nous rapprochions l'un de l'autre. J'allais enfin le voir.(...)
    Nous nous sommes regardés au fond des yeux....(...) Un instant après l'échange de nos regards, il bondit et disparut.
    Je n'étais nulle part. J'avais gagné. J'avais vu le cerf."

    Etrangement, je relie le final flamboyant de cette nouvelle (hélas, j'ai dû amputer votre texte de sa beauté sauvage pour n'en garder que l'approche et le face à face) à la fin d'un roman étrange d'Antoni Casas Ros "Le théorème d'Almodovar" (nrf) :
    "...nous voyons le cerf qui s'élance, galope de tous ses muscles, saute par-dessus les barrières...(...) Rien ne peut l'arrêter. Il est la manifestation fulgurante de ce qui en nous toujours s'élance vers l'inconnu. A cet instant je comprends enfin les mots de Juarroz : au centre du vide il y a une autre fête."

    Et retour à votre livre. "Black Swell" : Nous avons réussi. Nous sommes seuls au monde avec notre bonheur, notre accomplissement..."
    Ou "L'aube avant l'aube". (J'ai vécu cela, exactement) :
    "C'est pour ce sentiment absurde que j'éprouve le besoin de retourner seul aux Baedenas, de poser mon sac au monastère et de me lever très tôt pour aller encore une fois, à la rencontre de l'aube de la Création."

    Espaces. Nos espaces temps. Paroles fragiles se riant des espaces et des lieux. Aventures. Battements d'ailes. Découvertes. Orientation insoupçonnée. Tous ces signes d'encres pour nous libérer de nos ancres. Oui, alors, la mer s'ouvre au grand voyage !

    Alors de temps à autre, un éclaireur partage ses sentiers d'apache, explique les empreintes de ceux qui sont passés avant et le coeur s'éclaire. Ainsi votre Nabokov, ainsi ce cher Proust, ainsi Stendhal, Balzac, Beckett, Updike, Char et Rimbaud et tous ceux qui veillent en vigie dans nos bibliothèques
    Précéder l'aube... N'est-ce pas ce que nous faisons en pianotant aux heures du sommeil ?
    Grande joie que ce nouveau partage. Ah, les Ménines !

  • Merci, chère Christiane, de votre lecture de mes bonheurs de l'aube... Vous me donnez envie de lire "Le théorème d'Almodovar", cependant il me faudra attendre car sur cette île, les biens sont naturels et je n'ai que mon viatique (Proust et quelques autres potes de voyage usés aux coins comme des Petit Lu, à force de voyager). J'aime sincèrement vos remarques, l'acuité de votre regard et le style qui lie tout cela.

  • A bientôt, Robinson !

  • Pas mal votre numéro de Roméo et Juliette, j'ai pas tout lu, je suis discret, mais ça fini comme dans Shakespeare, très catharsique en somme. Sur Proust non plus j'ai pas tout lu mais là c'est autre chose. J'ai cru comprendre que c'était votre bible, or ma bible à moi c'est la bible. et dans la bible y a pas de style, peu de chances que ça vous attire donc. Pourtant il y a plus d'imagination dans deux versets de l'Apocalypse que dans les milliers de page de Proust et de Nabokov réunis. On pourrait en rajouter, je vais pas vous infliger ça. Le style c'est la morale, faites vous les dents là-dessus au lieu de vous user à décortiquer des crevettes.
    Mais pardon vous êtes un écrivain sans doute respectable et respecté et j'arrive avec ma grosse tunique de premier chrétien.
    En plus vous êtes du sud ouest et j'élève des canards. Manquerait plus que vous soyez marxiste, mais j'ai beau croire aux miracles...

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