D'une oreille
Depuis Corps de jeune fille, publié en 1986 (Gallimard), la ravissante Elisabeth Barillé construit une oeuvre intime, délicate, sensuelle. Elle livre, avec L'Oreille d'or (Grasset), un récit singulier sur son propre handicap : la perte de l'ouïe de l'oreille gauche, accidentellement, à l'âge de six ans. Et sur sa vie avec. Pour qui connaît cela (j'en suis, depuis l'âge de onze ans, mais de la droite), ce petit livre est précieux, car il décrit avec une subtilité infinie les sensations que l'on éprouve, que l'on réprouve parfois, qui nous désolent et peuvent nous faire sombrer dans une mélancolie fulgurante. Ou bien qui nous grandissent en nous éloignant, voire en nous coupant de tout (sauf de la Nature), à notre corps défendant. Ainsi d'une atmosphère bruyante qui nous empêche de capter les échanges humains (le calvaire des vernissages, des brasseries à haut plafond), et que, las de devoir faire répéter l'autre, sur les lèvres duquel nous avons appris à lire depuis longtemps, nous prenons le parti de reculer d'un pas, puis de la salle, et enfin du monde. Et il arrive parfois que, une fois dehors, en respirant profondément, en soupirant, ce ne soit pas le froid qui humecte soudain nos yeux. Mais cette réclusion solitaire et forcée, Elisabeth Barillé la transforme en chance unique. L'absence conduit à la rêverie, à un monde intérieur - elle peut même mener à la création : cette demi-surdité et ses conséquences ont mené l'auteur à l'écriture. Rien de moins. La confession sans concession d'Elisabeth Barillé (celles de Rousseau ont bercé son adolescence) lui donne l'occasion de passer en revue les handicapés de l'ouïe célèbres, et pas seulement Beethoven - il est par exemple question du sonotone de François Truffaut. Et de remonter à l'enfance, aux étés en famille dans le Maine-et-Loire, aux premiers émois amoureux, à la crainte que l'homme ne découvre cette surdité au cours du repas si le restaurant est bruyant, l'embarras lorsqu'elle accomplit son travail de journaliste (surtout en interview) - on connaît : un vrai supplice! Entendre pour moi, c'est m'extirper du labyrinthe, écrit-elle. Puissance du retranchement. Puissance et dépendance. Car ce handicap invisible, s'il engendre un complexe, peut devenir un trésor. Certes, il met mal à l'aise, et celui qui entend mal, et celui qui doit faire un effort afin de se faire comprendre : Merci mon oreille morte. En me poussant à fuir tout ce qui fait groupe, la surdité m'a condamnée à l'aventure de la profondeur. En métamorphosant ainsi un manque, Elisabeth Barillé est capable de faire d'un sonotone un bijou. Elle dédouane, désinhibe. Son petit livre nous chuchote une sorte de "deaf pride". Et souligne aussi une chance paradoxale. La surdité est une fidélité définitive, une fidélité à soi-même imposée du dedans, contre les aventures dictatoriales du dehors, souligne-t-elle. Le demi-sourd, le malentendant, le mûr pour se faire appareiller est capable d'entendre un coeur amoureux cogner en face de lui. Elisabeth Barillé : Je n'entends pas la voiture qui pourrait me faucher, mais quand Glenn Gould joue Bach, j'entends qu'il jouit. L.M.