Elle est encore réticente, hésite à franchir le pas, a peur d’avaler. Cette fois, il s’agit de ne pas le faire. D’oublier la cigarette. La prise en main étonne : c’est gros ! Nous l’allumons pour elle. L’apprentissage de l’allumage du cigare viendra après. Respire sa tête ; à fond. Dis ce que tu ressens davantage que ce que tu sens. L’herbe coupée, le bois, le poivre, le cuir, la sueur ; dis tout. Pense au vin. Laisse-toi enivrer par le meilleur du cigare peut-être : sa dégustation à cru. C’est quoi ? –Un robusto de Flor de Selva : la fleur de la forêt. Un honduras fait par une femme ; Maya Selva. Un cigare doux, franc, pas simple mais pas compliqué non plus, voluptueusement capiteux, qui monte en puissance à la manière d’une vieille anglaise : passé le troisième rapport, sur une ligne droite et pure, genre la 10 passé Orly. Tu vois ? –Non. Cela ne fait rien. Tire franchement dessus. Quel que soit le cigare, il faut s’en occuper sans relâche dès l’allumage. Si tu parles trop, il s’éteint et se venge en te refilant une âcreté dont tu te souviendras. –Mais c’est difficile à tenir entre deux doigts. Tu t’y feras. Tu aimes sa couleur pâle, même si elle te paraît noire en regard des tiges que tu as l’habitude de griller sans plus te poser de questions ? C’est une cape clara, grasse. Observe le huileux de cette robe lisse. Alors ? –C’est pas fort ! Je pensais que j’allais respirer du feu et du piment. Contrairement à une idée reçue, plus le cigare est gros, moins il est généralement fort. J’ai choisi exprès un honduras féminin comme certains côte de nuits plutôt qu’un havane, pour commencer. Demain soir, j’allumerai pour toi un habano simple, le cazadores de José L. Piedra. Après-demain soir, tu fumeras, si tu le veux bien, du plus sérieux, mais encore facile : le choix suprême d’El Rey del Mundo. Et si tu franchis ce cap de bonne espérance, nous fumerons ensemble un D3 de Partagas, plus agréable que son vieux frère le D4. Nous nous cantonnerons aux robustos pour cette semaine. Si tu en redemandes toi-même, nous passerons à un calibre supérieur ce week-end, à la campagne devant la cheminée ; après le pot-au-feu. Un churchill de Saint Luis Rey ou de Romeo y Julieta. Du sérieux raisonnable. Nous verrons si tu résistes. La manzanilla La Gitana, glacée et le jabugo tranché comme du papier gommé escortent le flor de selva comme des motards un ministre plénipotentiaire planqué derrière les vitres fumées de sa limousine filant à vive allure sur les boulevards de ceinture. La femme en cours d’initiation ronronne. Si tout se passe comme nous le souhaitons, au quatrième tiers elle sera conquise à la cause et l’homme obtiendra licence à durée indéterminée d’allumer son double coronas du soir sans s’attirer les foudres habituelles. Module vivendi.
Le cigare attire les femmes mais toutes répugnent à passer à l’acte. Il convient par conséquent de les initier à ces obscurs obus de nos désirs en respectant leurs caprices soudains : j’ai envie de chocolat ! Je n’ai qu’un nuts, pas de noir amer de haut vol comme tu aimes. –Tant pis, donne. Et c’est ainsi que, par l’entremise d’une barre chocolatée, elle acheva le premier barreau de sa carrière d’amatrice. Elle allume aujourd’hui ses habanos avec le naturel d’un torcedor au boulot. Sa féminité s’en trouve accrue. A travers l’écran de fumée partagé, je la déguste du regard.
L.M. 2003