Ils pontifient, font toujours la gueule (ça fait sérieux, ça effraie un peu, ça maintient à distance, donc cela permet d’éviter d’avoir à prouver sa virtuelle compétence), affichent un mépris de serpent dans le regard, pissent du vinaigre froid avec leur voix, saluent à peine leurs confrères, ouvrent leur bec dur pour –eux !-, donner des leçons, apprendre au chef à cuisiner, au vigneron à faire du vin, et pour s’indigner aussi de la miette sur le tapis rouge. Deviennent mimétiques avec la caricature de leur sujet.
Les Suffisants des déjeuners de presse « vins » me donnent la nausée. Mes congénères se la pètent dès qu’ils ont un centilitre de pouvoir : une pigette ici, une chroniquouille là, un poste là-bas. Aveuglés par leur narcissisme de supérette, ils ne voient plus l’affligeant ridicule qui les habille de cep en cape. Ils portent une morgue sur tout leur être qui fait pitié à voir. Le vin ne leur est jamais source de plaisir, mais strictement sujet d’interrogations oiseuses qui font pro : ça les pose. Les voir déguster donne envie de boire de l’eau, avant de fuir. Jamais un sourire, toujours des mots de la NASA entre leurs dents tanniques, des traits, ou envois, péremptoires, des abréviations d’initiés qui ne se soucient que d’exclure (toi, t’es pas du club Mickey) et jamais de partager, ils goûtent un champagne zéro dosage humblement bien fait, en ayant l’air d’avaler de la pisse de chat aromatisée à l’huile de ricin, tout en affectant une mine d’enterrement. Crachent en se penchant comme on paie son IRPP.
Mon god, comme je les déteste chaque jour davantage ! Celui-ci, qui ne m’avait pas vu depuis des lustres (je deviens plus ours que par le passé -j’hiberne désormais toute l’année, et pour cause), m’annonce négligemment que c’est lui qui a choisi le restaurant où nous nous retrouvons, et que aussi, il a désormais le poste d’un ex-ponte du pif (comme si le lieu faisait l’homme, la fonction l’organe), le tout avec un air on ne peut plus dégagé, achevant avec pénibilité bien entendu ces deux phrases insipides, d’endive bouillie et non salée, en me tournant la tête, puisque je ne suis qu’un réceptacle de son égocentrisme et puis que, surtout, me sachant lesté de l’info qu’il lui faut déféquer à tout va avant le dessert, il se doit d’affecter un air louis le quatorzième dodelinant à Versailles, merde. Cet autre, au physique de charcutier enrichi déguisé en propriétaire bordelais, les dents du bonheur écartées plus que de raison, pigiste où, je ne le saurai pas puisque le gonze n’a pas daigné répondre à mon « bonjour », en arrivant en retard, à table (ou comment tirer de sa goujaterie une façon de gonfler son importance à l’hélium), parle par onomatopées à la con : « c’est comme à don-pé » (Dom Pérignon, champagne mythique et largement surestimé : voyez Sélosse et Drappier), « vous faites de la malo ? » (fermentation malolactique, la seconde après la fermentation alcoolique, pratiquée surtout sur les rouges), en s’adressant à notre hôte, qui doit, et se fader ces tronches de fiel, et payer grave le taulier. J’étouffe avec peine un fou rire, me crois au théâtre, mais non. Vite, le café !..
Dans ma banane bien pratique, se trouve mon Petit Lapaque des vins de copains, seconde édition. Je viens d’en achever la lecture. Je me dis d’abord : bon sang, pourquoi suis-je ici, puis : pourquoi n’est-il pas là, le Sébastien, avec l’ami Christian Authier, tant qu’à faire ! On se serait bien marrés. J’ai soudain envie de brandir son précieux bréviaire des vins naturels des gens vrais qui aiment la vie et le vin comme elle, mais ce serait donner de la confiture aux cochons qu’ils sont de toute façon. Donc je rengaine, n’attends pas le café, embrasse mes puissances invitantes (proprio, attachée de presse), et file. Enfin de l’air frais. Respiration à fond. Mes poumons, mon cœur, ma peau, tout ce monde dévasté à la manière d’une plante sensitive repliée, d’une d’antenne d’escargot, sous le doigt d’un gosse, en avait besoin urgemment. L’été fuit. Un premier et timide fond d’air automnal pointe sa fraîcheur, dans la courte rue. Je me pose sur un banc accorte, reprends le bouquin vert, ma lecture annotée partout en marge, du Pitchoun Lapaque (Actes Sud, 16€ : le prix d'un anjou blanc des époux Mosse, d'un morgon rouge, cuvée Corcelette de Jean Foillard, ou d'un moulin-à-vent d'Yvon Métras). Parce que sa lecture est on ne peut plus salutaire, par les temps qui galopent à pas de géant. Une voiture passe à faible allure et par sa vitre avant gauche, s’échappe le timbre d’une voix de ténor qui poursuit l’Ave Maria de Schubert. Je revois tout à trac le regard si doux de mon père lorsqu’il écoutait, à fond, poing fermé sous une joue, la gauche en général, celui de Gounod. Version que nous passâmes dans la cathédrale de Bayonne le matin de son enterrement, il y a deux ans et un tas de poussières. Lapaque, donc. Peu de gens, je crois, peuvent se targuer d’avoir lu comme je l’ai fait, un guide, de la page Une à la page 200, comme on prend un roman à bras le corps, parce qu’ils ne cherchaient pas seulement un nom, une adresse, un conseil, une appellation. Je l’ai fait, et avec un plaisir gourmand, car Sébastien Lapaque est un « page-turner ». C’est le Doug’ Kennedy des guides des vins qui comptent. Dire que son livre est gouleyant seroit une facilité à laquelle je viendrons de céder. Son livre est précieux, à l’heure des Foires aux vinasses, à la sortie des guides fourvoyés, des suppléments pré-achetés par la pube. Il dit tendrement ce que d’aucuns ne diront pas : les vins dopés, la chimie et ses intrants dans les rangs, les chais, partout, la technique qui tue (voyez Ellul, Bordelais d’adoption). Lapaque part en guerre, Jeanne d’Arc sans armure (ce sont ses élytres d’honneur), depuis le velours côtelé des vignes d’un hexagone choisi, jusqu’aux contreforts confits d’orgueil des destructeurs d’intensité, dirait Char, qui ne crachait pas sur le vacqueyras, soit ceux qui espèrent avoir, peu à peu, la peau de l’élégance –puisqu’ils n’y auront jamais accès ; par impuissance. Son credo est celui qui loue les vins simples, ceux qui expriment le fruit, le sol, le soleil, l’accompagnement du vigneron à force de caresses et de « sentido ». Lapaque évoque ces Wagabonds aimant vivre hors des rails, dirait Finkielkraut. Il vante –avec une modestie salutaire et méritoire, les vins de potes, de rigolade et d’anti-grisaille. Dessine au moyen d’un compas qui ressemblerait à un « de gaulle » marin, la géographie nouvelle du goût, la nouvelle cartographie du sang de la vigne. Il ne prêche pas dans le désert. Sait, en sourdine, qu’il a raison. Qu’il est avant-gardiste dans son genre. Humble, le genre. Il défend ce 1% de la population des vignerons, en y croyant dur comme fer. Il met les pendules à l’heure, nous prévient : le bio c’est du flanc, encore, puisque cela concerne (stricto sensu) le fruit appelé raisin, pas encore le produit (à peine !) transformé, appelé vin. Le législateur est à la traîne. Cela ne nous empêche pas de boire. Jeanne d’Lapaque s’en va-t’en-guerre contre ces légions de chimistes appelés wine-makers… Et nous propose de boire des vendanges qui n’exigent pas que nous nous ruinions pour avoir du plaisir. Pour commencer : « Du raisin beau et lent à mûrir honoré du travail d’un jardinier passionné tout au long de l’année, des cépages autochtones plantés sur leurs terroirs d’élection, une vinification non interventionniste sans produits maquillants, un élevage court sans abus de bois neuf. C’est avec de tels vins qu’on retrouve les arômes primaires de la fermentation du fruit pressé. » Lapaque fait l’éloge des vins vivants et sincères, élaborés par ceux que la morale dominante appelle les « déviants ». Scud bazardé comme une blessure à venir, le projectile est en général reçu comme une flatterie involontaire, souligne Lapaque, lequel conchie aussi les rats de cave qui contemplent leurs flacons à la lueur d’une lampe de poche. Ils ignorent que, « la cave, c’est ce qui reste quand on a tout bu » (le mot est de Pierre Veilletet, qui fut mon premier rédacteur en chef, à « Sud-Ouest »). Ne vivent pas. Ne rient pas souvent non plus, ou bien de façon snob. Brrr…
Une autre fois, je reviendrai sur le petit Lapaque pour évoquer certains vignerons dont il fait l’éloge sur 200 pages. En attendant, courez l’acheter. On en reparlera mieux ainsi, ensemble. À la vôtre.
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