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histoire - Page 2

  • Origines du vin et vin des origines

    hs vin l'express.jpgPapier introductif que j'ai écrit pour le hors-série (couv. ci-contre), en kiosque depuis cette semaine :

    C’est communément vers l’Anatolie que l’on situe les premières tentatives de domestication de la vigne, liane sauvage, environ 7 000 ans avant notre ère. Mais les premiers vins les « paléovins » sont sans doute antérieurs à la culture de la vigne. Nos ancêtres du Néolithique se régalaient de boissons fermentées de céréale (bière), de miel (hydromel) ou de fruits (sureau et raisin sauvage, notamment). Des résidus d’acide tartrique, un des principaux composants du vin, ont ainsi été retrouvés sur les parois internes de poteries mises au jour sur le site de d’Hajji Firuz Tepe, en Iran. Leur datation nous ramène vers -7 500. De même, des traces de pépins de raisin fermentés, trouvées dans un village du sud-est de la Turquie, remontent au vie millénaire av. J.-C.. Favorisée, comme l’élevage, par la sédentarisation des peuplades, la viticulture se développe de la Turquie et de l’Iran vers la Mésopotamie, avant de rejoindre le Proche-Orient (-4 000), l’Egypte (-3 000), puis la Grèce et la Crète (-2 000). Elle apparaît par ailleurs en Inde, vers –500, mais rien ne permet d’y certifier la production de vin. 

    Sur les rivages de la Méditerranée, en revanche, pas de doute : l’archéobotanique nous renseigne avec précision de la fabrication d’une boisson à base de raisins fermentés. Les indices ne manquent pas, comme la forte concentration de pépins, notamment du côté de l’étang de Berre, sur l’île de Martigues, dans les Bouches-du-Rhône, et à Lattes (Hérault). 

    Tout porte à croire que ce sont les Grecs les Phocéens précisément qui auraient peu à peu converti nos ancêtres à apprécier le sang de la vigne. Ces premiers vins des Grecs installés à Massalia (Marseille) remontent à 600 av. J.-C. Le vignoble est planté en quantité autour de la cité, ainsi qu’à Agde, autre colonie. Le commerce va bon train et une amphore spéciale, la « massaliète » est même créée. 

    La culture de la vigne s’est ainsi rapidement répandue à travers toutes les civilisations qui bordent Mare Nostrum. Et comme partout dans le monde antique, y compris jusqu’en Chine, elle y joue presque toujours, un rôle religieux, voire mystique. 

    DU DIVIN AU PAÏEN

    Si le vin existe depuis environ 9 000 ans, la vigne, Euvitis, qui compte une cinquantaine de variétés, dont Vitis vinifera, celle qui nous intéresse, existe depuis des millions d’années. L’homme préhistorique commence d’abord à consommer les raisins. Puis, il découvre la fermentation du raisin, les bienfaits de cette nouvelle boisson énergisante, ainsi que les vertiges de l’ivresse. Cela nous conduit à la Bible. Vigne et vin y sont signes de richesse et de bénédiction divine d’une part, et l’ivresse est à l’origine de la Faute, d’autre part.

    Dans la Genèse, Noé, lorsque le Seigneur (YHWH) l’avertit qu’il s’apprête à détruire les humains au moyen du Déluge parce qu’ils se sont tous pervertis sauf lui, le brave Noé il lui ordonne de construire l’Arche pour sauver sa famille et les espèces animales. Noé a l’idée de préserver aussi des végétaux divers, comme la vigne, dont il emporte quelques ceps. Après quarante jours de déluge, la pluie cesse, les eaux ont recouvert la terre et l’Arche de Noé dérive aux confins de la Turquie et de l’Arménie, précisément où l’on a trouvé les plus anciens témoignages de vinification et où la vigne continue de donner du vin soit sur le mont Ararat…

    Une légende similaire se retrouve dans l’Epopée du roi Gilgamesh, qui aurait lui aussi apporté le vin à l’Humanité. Selon un texte assyrien du viie siècle av. J.-C., le mythe babylonien d’Atrahasis évoque l’hypothèse mésopotamienne (Irak) de la « grande inondation », dans la onzième tablette de l’Epopée, pour être précis, laquelle s’inspire de l’épisode du Déluge dans la Bible : il suffit de changer Noé par Uta-Napishtim et le mont Ararat par le mont Nitsir pour savourer la même allégorie.

    Revenons à Noé : c’est à partir de ses trois fils : Sem, Cham et Japhet, que la terre fut peuplée. Cham, vit un jour son père Noé, nu et ivre du vin de sa vigne. « Noé le cultivateur commença à planter la vigne » (Genèse). Noé est ainsi à la fois le premier agriculteur et le premier vigneron, et il est aussi le premier à saisir, certes à son corps défendant, le pouvoir (à la fois grisant et dévastateur) du jus de raisin fermenté. La tradition yahviste fait ainsi de la vigne le fruit de la nouvelle alliance entre Dieu et les hommes, à l’instar de l’arc-en-ciel. La vigne et les effets (bénéfiques ou néfastes) qu’elle procure symbolisent l’ordre cosmique et la fécondité naturelle. 

    La mythologie perse nous propose une autre version de l’origine du sang de la vigne. Daté au alentour de –1 400, l’Avesta, texte sacré du zoroastrisme, fait mention de la découverte, fortuite, du vin par une femme. Au palais du légendaire shah Jamshid, une des épouses du harem, se sentant délaissée par le souverain, souhaitait en finir avec la vie. Aussi, choisit-elle de se noyer dans une jarre, où l’on conservait des raisins, remplie d’un liquide réputé toxique. Or, non seulement elle ne pérît pas, mais elle connaît l’ivresse et la gaîté que celle-ci procure. Ce qui lui permit de recouvrer les faveurs de Jamshid.

    Les textes sumériens anciens, au iie millénaire av J.-C., s’intéressent aussi au vin, à qui, les premiers, ils confèrent une dimension divine. L’Epopée de Gilgamesh,  précitée, fait le récit épique de la vie du roi de la cité d’Uruk (Mésopotamie). Celui-ci, désemparé par la mort de son compagnon d’armes s’en va consulter Uta-Napishtim, sauvé du Déluge par les dieux qui lui offrirent l’immortalité. Une version sumérienne - et antérieure - au Noé de la Bible. Mais à la différence du patriarche des Hébreux, l’ancien roi de Sumer ne fait pas de vin. Il se contente de boire celui tiré d’une vigne enchantée, qui donne la vie éternelle. Mais Gilgamesh ne pourra en profiter. Siduri, déesse babylonienne du vin lui rappelle que l’immortalité doit demeurer le privilège des dieux. Preuve que le vin est bien une boisson divine avant d'être celle des hommes.

    Plus près de nous, le Cantique des cantiques offre au vin une place de choix, qu’il partage avec l’amour et l’érotisme. « Vos mamelles sont meilleures que le vin…. », « Ce qui sort de votre gorge est comme un vin excellent, digne d’être bu par mon bien-aimé et longtemps goûté entre ses lèvres et ses dents… », peut-on lire dans ce livre de la Bible, il est vrai connu pour sa poésie et sa sensualité. Par extension, l’exégèse perçoit dans la vigne, à travers ce texte sacré, la Sagesse divine et même le Sang de l’Eucharistie. 

    C’est en effet par le miracle de Cana (Galilée) que Jésus choisit de révéler sa divinité. En changeant l’eau de six jarres de pierre contenant 100 litres chacune, en excellent vin – tant qu’à faire ! – car il n’y en avait plus aux noces auxquelles il était convié, il est porteur d’un message d’amour de Dieu le père envers les hommes. Ce miracle s’inscrit par ailleurs dans la perspective de la Rédemption et il montre un Jésus aimant partager le vin. Les Evangiles (Luc et Paul notamment) ne cessent cependant de mettre en garde contre les dangers de l’ivresse. 

    Reste bien sûr la portée incommensurable du sang du Christ comme métaphore du vin et le message subliminal qu’elle contient pour réaliser combien cela a contribué à l’essor de la viticulture dans le monde chrétien : « Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang une boisson. Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. » Depuis lors, tous les jours, à chaque office, les prêtres boivent une coupe de vin pour célébrer l’Eucharistie.

    Dans la tradition juive, le vin est également omniprésent et recouvre les mêmes vertus positives, comme négatives, que dans la tradition chrétienne. « Il est le plus fidèle compagnon du monothéisme juif », écrit Jean-Robert Pitte (1). Avant de s’établir au pays de Canaan, dans la vallée du Jourdain, les Juifs avaient découvert les vertus du vin en Syrie, en Egypte, à Ur, à Babylone... Il y a une forte valeur symbolique dans le vin du shabbat, dans le vin à Rosh Hashana, à Pessah, à Pourim, comme à chaque fête, mariage et circoncision notamment. 

    Le paradoxe est que la consommation de tout alcool soit interdite par l’islam et que le vin coule à flot dans Les Mille et une nuit, dans les Robayat d’Omar Khayyâm, en Inde, en Perse et en Mésopotamie. Le Moyen-Orient a enfanté à lui seul une magnifique poésie bachique aux premiers siècles de la religion du Prophète, à la fois érotique et mystique. Et si de nombreuses sourates du Coran interdisent la consommation de vin sur la terre, elles en promettent en abondance aux élus dans l’au-delà. D’aucuns, parmi les historiens de l’islam autorisés, comme Malek Chebel (2), s’accordent malgré tout à reconnaître que, si « le vin continue à subir aujourd’hui les avanies d’une morale collective organisée et conduite par les valeurs religieuses, l’interdit de consommation demeure aussi vivace que l’est la transgression. » En réalité, chacun s’arrange à sa façon avec le ciel, et ainsi les vignerons peuvent continuer de travailler…

    DIONYSOS ET BACCHUS

    En Grèce, c’est à Oreste, fils d’Agamemnon et de Clytemnestre, que l’on doit la plantation de la première vigne (Amphictyon), et c’est à Dionysos (fils de Zeus et de la mortelle Sémélé), que revient l’art d’enseigner la viticulture. Le dieu hellène du vin (et de tous les sucs vitaux : sève, sperme, lait, sang) incarne avant tout la vigne et ses excès, soit à la fois la force végétale, la vivacité, la croissance, l’exubérance, la convivialité et aussi la violence, voire la transe que l’ivresse provoque parfois. Dans les récits d’Homère, les héros et les démiurges boivent une boisson appelée kykeon, mélange de vin, d’orge et de miel. Le vin qu’Ulysse emporte avec lui est mis sur le même plan que les sept talents d’or et le cratère géant. Il est question de vin noir (pur) ou rouge (coupé d’eau) dans L’Iliade et L’Odyssée.

    Dionysos est un dieu errant, vagabond et déconcertant, qui surgit, comme Apollon, par épiphanies (apparitions soudaines et imprévisibles). Il symbolise la fermentation, le cycle végétal, la régénération et – ici aussi – l’immortalité que le vin peut aider à atteindre. Ses pouvoirs magiques sont séduisants, et chantés par les poètes comme Oppée (iie siècle de notre ère) : « D’une baguette de roseau qu’il coupait, il perçait les roches les plus dures, et de ces blessures le dieu faisait jaillir un vin délicieux. » Dans les récits mythologiques, Dionysos est accompagné de ses ménades, ces femmes qui célèbrent son culte en chantant et en dansant en état d’ivresse. Jean-Robert Pitte rapporte que, selon le poète Nonnos, « Ampélos, jeune satyre éclatant de beauté dont Dionysos est l’amant », trouve la mort, chargé par un taureau envoyé par Até, déesse de la mort. Dionysos lui dresse une sépulture et verse de l’ambroisie (boisson exclusive des dieux, à l’exception de Dionysos, qui n’en boit pas), sur les plaies du défunt. Zeus accorde alors une seconde vie à Ampélos en le changeant en vigne. « Dionysos la vendange et tire de ses fruits, qui ont le parfum de l’ambroisie, le premier vin dans lequel il s’abîme dans le souvenir d’Ampélos et qui sublime sa douleur en joie profonde. Il se confond alors avec le breuvage divin. » Ampélos a donné ampélographie, l’étude des cépages.

    Dans la mythologie romaine, Bacchus est le pendant exact de Dionysos. Les ménades de l’un deviennent les Bacchantes de l’autre. Priape est l’ami de Bacchus, dieu de l’ivresse, du vin, des excès en tout genres, notamment sexuels et ses fêtes sont les fameuses bacchanales. Les femmes n’ont pourtant pas le droit de boire du vin, à Rome à l’époque de la République, car « il (leur) ferme le cœur à toutes ses vertus et l'ouvre à tous les vices », commente la lex romana.

    Avec la christianisation de la Gaule, le culte de Dionysos-Bacchus va brusquement chuter. Ce culte avait été bien accueilli dans la culture gallo-romaine, au point que certains princes celtes se faisaient ensevelir avec force amphores pleines de vins, comme les pharaons, afin de faciliter leur passage dans l’au-delà. L’usage des amphores en guise d’urnes funéraires n’est pas rare non plus, qui signifie clairement la croyance dans le vin comme gage d’immortalité. Mais cet accueil païen, du dieu de l’ivresse et de la transgression fut inégal. Franchement accueilli en Italie et en Afrique du Nord, il le fut plus timidement et plus tardivement dans la Gaule romaine, où seul le dieu de la vigne et des vendanges fut hardiment célébré, comme le souligne Gilbert Carrier (3). « Puisque le vin est le sang du Christ et la matière première de la transsubstantiation, selon les paroles fondatrices de la Cène, sa consommation rituelle ouvre la voie de la vie éternelle. (…) Le vin est à la vigne ce que le sang est au corps et la cuve-sarcophage symbolise l’acte de séparation et de passage, en assurant au défunt un bain d’immortalité », écrit l’historien. Mais très vite, un peu comme la sévère République romaine à l’égard des cultes dionysiaques importés en Italie, au iie siècle avant notre ère, l’Eglise chrétienne constituée s’efforce d’éliminer les éléments païens qu’elle avait dû intégrer à l’origine. » Les évêques durcissent alors le ton à l’égard de l’ivrognerie, symbole de décadence, de dégradation et vouent aux gémonies tous ceux qui s’y adonnent. C’en est terminé de l’ivresse et des fêtes païennes. Bacchus a du plomb dans l’aile. L’esprit des lois, comme celle de M. Evin, pointe déjà son nez. L.M.

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    QUAND LA CHINE VINIFIERA… 

    Des sources écrites datant de la dynastie chinoise Han, vers 126 av. J.-C., démontrent que Vitis vinifera était cultivée en grandes quantités le long de la Route de la soie, du côté de Samarkand et de Tachkent, en Ouzbékistan, et jusqu’aux confins de la Chine, dès le ive siècle avant notre ère. Cependant, la viticulture de l’Extrême-Orient en général, et chinoise en particulier, aurait été importée du Proche-Orient un peu avant notre ère, et pas dans l’Antiquité. C’est en tout cas la prudence à laquelle nous invite Jean-Robert Pitte (1). D’autres chercheurs, comme Patrick E. McGovern, sont en revanche persuadés qu’il existait une viticulture chinoise 7 000 ans av. J.-C., vers Jiahu, dans la province du Henan. Les Chinois buvaient alors un vin néolithique… mâtiné de bière et d’hydromel. C’est à la faveur de croyances conjuguées mêlant alimentation, médecine et religion, que le vin revêt, dès son apparition dans l’Empire Céleste, des vertus médicinales qui contribuent à son timide succès. Pitte oppose d’ailleurs une autre raison religieuse au faible et tardif développement de la viticulture chinoise : la plante alimentaire sacrée est le riz et la boisson fermentée qu’on en tire est le chemin du divin. Dès le départ, il n’y aurait donc pas eu de place pour le jus de raisin fermenté. Ce n’est que beaucoup plus tard, vers 600, au temps des empereurs Tang, que la viticulture devient une activité sérieuse, même si la consommation de vin, appelé « putaojiu », demeure encore confidentielle. La viticulture chinoise s’est depuis lors bien réveillée : elle s’est hissée au 6è rang de la production mondiale, et l’Empire du Milieu produit aujourd’hui 15 million d’hectolitres de vin. L.M.

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    EGYPTE

    Les Egyptiens cultivaient la vigne en pergolas, dans de grands jardins et souvent en complantation avec des figuiers. Le vin, « jrp », était blanc, rosé ou rouge. Le « paour » était sec, acide, amer même. 

     

    Toutankhamon, le fils du soleil, cultivait la vigne, les « vergers à vin » dans le Fayoum et dans le delta du Nil, au xive siècle av. J.-C. Réservé au souverain et à sa cour, le vin était consommé à leur table et servait également au culte des divinités. Ce sont des blancs doux, pour la plupart, comme le « shedeh » ou le « taniotique », à l’instar de ceux qui se trouvaient dans des amphores, dans le tombeau du fils du soleil et sur lesquelles on a pu lire la provenance exacte des nectars destinés à étancher la soif pharaonique dans l’au-delà, y compris leur âge : de 4 à 9 ans. Les autres vins produits en Egypte se nomment le « ndm », doux et recherché, le « nefer », très concentré. L.M.

    (1) Le Désir du vin à la conquête du monde (Fayard).

    (2) Anthologie du vin et de l’ivresse dans l’Islam (Seuil).

    (3) Histoire sociale et culturelle du vin (Larousse).

     

     

  • L’honneur des femmes en 1914

    mook GG.jpgPapiers parus dans le mook (le gros hors-série de L'EXPRESS consacré à la GRANDE GUERRE (actuellement en kiosque) :

    L'HONNEUR DES FEMMES

    « Si les femmes qui travaillent dans les usines de guerre s’arrêtaient  quinze minutes, la France perdrait la guerre ». Venant de Joffre –encore que l’authenticité des termes de cette phrase tonitruante et galvanisante ne soit pas totalement avérée, une telle déclaration souligne le dévouement, sous-payé, harassant, voire dangereux des « munitionnettes », ces 400 000 femmes venues en renfort des vieux, des éclopés, des réformés et autres trop jeunes ouvriers, qui voient d’ailleurs d’un mauvais œil ces femmes qui s’émancipent, coupent leurs cheveux –la coupe à la garçonne fait son apparition-, portent salopette ou pantalon (ce qui est pourtant interdit par la loi), se retroussent les manches… Mais menacent de faire aligner leurs bas salaires de « bonnes femmes » sur les leurs (une ouvrière perçoit en moyenne 0,15 F de l’heure, soit la moitié du salaire minimal). Broutilles, en regard de l’effort de guerre auquel les femmes contribueront de façon considérable : elles fabriqueront quelques 300 millions d’obus et 6 milliards de cartouches. 

    Aux champs et à l’usine

    Et elles ne travaillent pas que dans l’industrie : les hommes sont au front et, dès l'été 14, il faut bien moissonner. Les bœufs, les chevaux ont été réquisitionnés pour nourrir et transporter l'infanterie. Les femmes moissonnent seules et vont par la suite labourer en remplaçant les bêtes de somme et de trait avec leurs petits bras. Les métiers traditionnellement masculins se féminisent nécessairement : ainsi apparaissent des femmes garde-champêtre, des femmes cochers, des institutrices  dans les classes de garçons, des femmes postières –et dieu sait si l’acheminement de milliards de lettres durant toute la durée de la guerre est une activité capitale, car elle symbolise le cordon ombilical qui relie le front avant et le front arrière. On voit aussi des femmes entrer dans les écoles de commerce, des femmes maréchal-ferrant ou encore conductrices de trains et de tramways. 

    À la faveur de la guerre, la femme française s’émancipe donc, et elle assure. De toute façon, elle n’a pas le choix : elle doit être à la fois à la maison, à élever les enfants, et au travail, aux champs ou à l’usine d’armement. Elles sont plus de trois millions à être femmes d’agriculteurs, souvent seules adultes valides sur l’exploitation familiale. Et puis la femme écrit, car elle attend et espère. Les nouvelles du front disent au moins que l’homme est vivant, mais parfois c’est un télégramme qui annonce sèchement le décès du fiancé, du mari ou celui du fils. Les lettres d’amour sont légion, mais les divorces le seront aussi après le conflit (30 000 en 1920 lorsqu’ils étaient de quelques milliers avant la guerre), car la femme a conquis une certaine forme de liberté individuelle, une fierté certaine, une autonomie réelle. « J’ai quitté un agneau et j’ai retrouvé une lionne », écrit un Poilu de retour du front. La femme de 14-18, c’est aussi l’absence de femme pour le soldat –et l’absence d’homme pour la femme ! L’adultère sur le front arrière est sévèrement puni, car démoraliser le soldat de la sorte est un acte peu citoyen. Cependant, la plupart des femmes vivent douloureusement leur esseulement et sont davantage Pénélopes que volages.

    Une émancipation qui tourne court

    La femme de la Grande Guerre, c’est encore l’infirmière, la « dame blanche ». Qu’elles appartiennent à l’Union des femmes de France, à l’Association des dames françaises, à la Croix-Rouge ou encore à la Société de secours aux blessés militaires, elles sont plus de 71 000 infirmières françaises à soigner, panser, voire amputer d’innombrables blessés. Plusieurs centaines périssent sous les obus ou à cause de maladies contagieuses. Près de 400 seront néanmoins décorées de la Légion d’honneur. 

    Les femmes de l’arrière, ce sont bien sûr les nombreuses péripatéticiennes  qui, comme dans tout conflit, servent dans les bordels improvisés à proximité du front, et où des milliers de Poilus défilent. Une flambée de maladies vénériennes (250 000 soldats atteints dès 1916), inquiéta fort le haut commandement militaire, le GQG (Grand quartier général, dirigé successivement par Joffre d’août 14 à décembre 16, par Nivelle de décembre 16 à mai 17 et par Pétain de mai 17 jusqu’à l’armistice).

    La France ne sera cependant pas charitable avec cette femme guerrière sur le front arrière protéiforme où elle aura donné sans compter ; loin s’en faut. Tandis que l’Anglaise obtiendra le droit de vote, le Sénat la lui refusera en 1922 et alors que la jurisprudence sur l’avortement  s’était assouplie, voilà que la doctrine juridique en durcit la répression par une loi de 1922. (Une autre loi de 1920 interdit, dans un pays exsangue,  toute propagande en faveur de la contraception).  Parmi toutes ces femmes, on dénombre enfin 636 000 sont veuves à la fin du conflit (et 700 000 enfants sont orphelins de père). Pour 1,4 million de « tués à l’ennemi ».  

    Léon Mazzella

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    Lire : "Les poilus", par Jean-Pierre Guéno (les arènes, 2013).

    "La Grande Guerre à travers le carte postale ancienne", par Jen-Yves Le Naour (HC éd., 2013).

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    L'INFANTICIDE DEVIENT UN ACTE DE GUERRE

    Le procès fit grand bruit, que l'on appela celui de l'enfant du viol boche.

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    Il s’agit d’un fait divers, relaté et analysé par l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, et qui sert de point de départ à son livre L'enfant de l'ennemi. Viol, avortement, infanticide pendant la Grande Guerre (1),  lequel réfléchit à l’image du corps du soldat -dans tous ses états-, mais aussi à celui de la femme en temps de guerre. En août 1916, un jeune domestique de vingt ans, réfugiée en Meurthe-et-Moselle, Joséphine Barthélémy, tue l’enfant qu’elle vient de mettre au monde. « Debout sur mon seau de toilette, dans lequel l’enfant est tombé, j’affirme qu'il n’a pas crié », déclarera-t-elle. Elle est jugée en cour d’assises pour infanticide, et même si l’avortement et l’infanticide bénéficient d’une indulgence considérable depuis le début du xixe siècle, elle risque d’écoper a minima de cinq années de prison. Avec un aplomb et une assurance confondants, Joséphine assume avoir prémédité son acte et avoir agi de façon délibérée, parce qu’elle ne voulait pas d’un « enfant de père boche ». « La femme victime d’un viol en temps de guerre, » souligne la journaliste américaine Susan Brownmiller, « est choisie non parce qu’elle est un représentant de l’ennemi, mais parce qu’elle est femme, et donc un ennemi » (2). 

    Une Jeanne d'Arc violée

    La presse parisienne s'empare de l’affaire avec délectation. "L'Excelsior" évoque « la petite servante lorraine » en en faisant une sorte de Jeanne d’Arc violée. "Le Temps" titre « L’enfant du Boche » en pages intérieures et "Le Matin"  (tirage : 1 million d’exemplaires en 1917) reprend ce même titre en Une. « Du jour où je m’aperçus que j’étais enceinte, ma résolution fut prise de supprimer l’enfant de mes bourreaux », déclare-t-elle au Petit Parisien (tirage : 1,7 million d’exemplaires en 1917). L'écho est immense. Dans sa plaidoirie, qui sera reproduite intégralement dans la "Revue des grands procès contemporains" (un honneur rare pour un juriste de 27 ans), Maître Loewel ne va pas de main morte. Il évoque, crescendo, « une maternité imposée par l’ennemi »… « Un instinct maternel qui n’a pas parlé. Un seul instinct la dirigeait : celui de la haine. »  Stéphane Audoin-Rouzeau souligne : « Combattants français, femmes violées : l’avocat établit implicitement l’identité entre les deux formes de martyre et de sacrifice. Les termes sont révélateurs : les soldats aussi souffrent, pleurent, sont frappés dans leur chair, et, en esclaves du corps et de l'esprit, incarnent la France martyrisée. Cette comparaison entre la souffrance des femmes du fait du viol allemand et celle des soldats du fait de la guerre contre ces mêmes Allemands est mise en exergue… » L’infanticide commis par Joséphine Barthélémy devient alors un véritable acte de guerre, « un acte de soldat », dira son avocat, voire un acte de représailles. L’héroïne, qui n’est par conséquent pas davantage coupable d’avoir tué son enfant qu’un soldat d’avoir tué un ennemi sur le front, sera acquittée le 23 janvier 1917 et applaudie sur son passage. 

    L.M.

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    (1) Flammarion/Champs, rééd.2013.

    (2) in Le Viol, Stock, 1976.

     

  • Johnny got is gun

    mook GG.jpgPapier paru dans le "mook" (gros hors-série) de L'EXPRESS sur la Grande Guerre (en kiosque depuis le 21 novembre) :

    UN PAMPHLET PACIFISTE

    Un jeune soldat américain, engagé volontaire, est atrocement mutilé par un obus aux derniers jours du conflit. Amputé des quatre membres, ayant perdu la parole, la vue, l’ouïe et l’odorat, c’est en apparence un légume de viande au visage défiguré. Mais il a gardé toute sa tête, et souffre d’entendre le monde sans le voir ni pouvoir communiquer avec lui. La médecine, qui le croit inconscient, s’acharne de surcroît ; à titre expérimental. « Je ne suis plus qu’un tas de chair qu’on maintient en vie », murmure le soldat Jo Bonham (Timothy Bottoms), à Jésus (Donald Sutherland), dans une scène onirique aussi émouvante que surréaliste (Luis Buñuel participa au scénario). Dalton Trumbo (1905-1976) réalisa lui-même « Johnny got is gun » (Prix spécial du jury à Cannes à sa sortie en 1971), son seul film, d’après son propre roman images.jpegéponyme paru en 1939. 

    Voix off

    Une relation se noue avec une infirmière bienveillante, tandis que Jo repasse le film de sa vie. Tout repose sur la voix intérieure du blessé, entre douceur et violence. Elle dit la sensibilité d’un  jeune soldat détruit, et son impuissance à hurler sa souffrance. Le procédé (repris par Julian Schnabel avec « Le scaphandre et le papillon »), rend insoutenable un film culte, qui fut aussitôt désigné comme un grand pamphlet pacifiste. De même, l’alternance entre les scènes du réel : l’hôpital, le front, filmées en noir et blanc, et les scènes évoquant les rêves et les souvenirs de Jo, tournées en couleur, augmentent radicalement la force de la cassure. « Johnny » déploie sa dimension émotionnelle lorsque l’infirmière (superbe Diane Varsi) s’aperçoit, un soir de Noël, que l’être dont elle s’occupe chaque jour avec une étrange tendresse, a un cerveau et une peau, sur laquelle elle trace d’un doigt les lettres de Merry Christmas. Mais la morale de l’époque ne flirte pas avec l’euthanasie. De bouleversant, le film  devient aussi poignant que révoltant. L.M.

    En Français : Johnny s'en va-t-en guerre.

  • La Grande Guerre, le mook

    Alviset.jpeg


















    Il paraît demain. J'ai éprouvé un immense plaisir à copiloter ce "mook" (magazine/book), avec Philippe Bidalon (nous en sommes les rédacteurs en chef), et avec une précieuse équipe de réalisation : Letizia Dannery (secrétariat de rédaction), Isabelle Bidaut (maquette et conception graphique), Stéphanie Capitolin-Deleau (maquette), Michèle Benaïm (secrétariat de rédaction), Laure Vigouroux (secrétariat de rédaction), Nicole Nogrette (iconographie), sans oublier Clotilde Baste, stagiaire de grand r/secours - qui fut mon élève à l'Institut Européen de Journalisme (promotion 2011) et qui signe ici ses premiers papiers... Davantage qu'une expérience éditoriale intense, ce fut une aventure humaine profondément amicale. Nous aurons schtroumpffé notre quotidien -près de deux mois durant - à la sauce poilu. Cela s'appelle l'immersion, dans le jargon. Peu de terrain, certes (et pour cause), beaucoup de tranchées en pensée, en rêve aussi, mais pas mal de rencontres (donc d'entretiens), énormément de lectures, des milliers de photos de "L'Illustration" examinées, et beaucoup de textes écrits bien sûr, chacun avec un immense plaisir. Le résultat : un mook de 212 pages dont nous sommes fiers. J'espère que vous aurez à coeur de le lire, car il est vraiment beau, cet exceptionnel hors-série de L'Express.

  • Drouant et l’Académie Goncourt

    Voici un papier retrouvé à l'instant dans mes archives et que publia une revue d'histoire. A l'heure où l'on pense déjà fort au lauréat du plus prestigieux des prix littéraires français, voici une évocation historique de ce restaurant chargé d'anecdotes. 

    (Personnellement, et puisque personne ne me pose la question, je donne Jean-Philippe Toussaint -pour son roman Nueque publie Minuit le 5 septembre prochain- vainqueur. Nue clôt le cycle romanesque consacré à Marie Madeleine Marguerite de Montalte, après Faire l'amour, Fuir, et La vérité sur Marie. Quatre bijoux). Et vous?


    téléchargement.jpeg« Drouant dérive du germanique drogo, qui signifie quelque chose comme le bon combat ». C’est Hervé Bazin qui parle. L’auteur de « Vipère au poing » qui fut un membre marquant de l’Académie Goncourt, savait de quoi il en retournait dans le salon du premier étage. Le bon combat demeure, qui fait triompher le livre, au restaurant Drouant, chaque année à l’heure du déjeuner, début novembre…

    Le génie d’un lieu provient du lien entre des êtres géniaux. Ici, l’escalier est signé Ruhlmann, la cuisine actuelle Antoine Westermann, l’atmosphère est résolument Art déco ; l’esprit, Goncourt.

    L’âme du lieu est double : littéraire et gourmande. Gastronomie et littérature ont toujours fait  bon ménage. La plume tombe vite le masque lorsque la fourchette montre les dents.

    Le restaurant de la Place Gaillon (Paris 2ème), n’échappe pas à la règle. Mieux : il la dicte depuis un siècle et un an. Une paille !

    Entrer chez Drouant, c’est pénétrer l’antre d’un club fermé et fixé à dix membres selon les vœux des frères Edmond et Jules de Goncourt.

    L’Académie française a ses fauteuils, ses habits verts et ses épées pour ses pensionnaires. L’Académie Goncourt elle, a ses couverts gravés au nom de ses membres. Cela vous pose. « Cette nuance, soulignait Roland Dorgelès, aide à prouver combien les académiciens de la place Gaillon se veulent des copains au sens étymologique, « ceux qui partagent le pain ». Plus prosaïquement, ajoutait Dorgelès, on parle des déjeuners Goncourt et des séances du quai Conti ». Mais la querelle de bretteurs n’a pas eu lieu. Les Académies ne se tordent pas le nez et observent au contraire un respect mutuel qui n’a pas de prix.

    Pour l’historien, Drouant évoque aussitôt Louis XV, qui aimait chasser au faucon à proximité de la porte Gaillon, l’une des six percées dans l’enceinte bastionnée dont Louis XIII avait ceinturé la capitale.

    L’homme de lettres pense immédiatement à Zola, qui campa « Au bonheur des dames » dans ce quartier, et nourrit son livre des scènes de rue quotidienne de la place et ses alentours.

    L’amateur gourmand pense à la boucherie Flesselles, qui fut célèbre dans les années 1870 et qui fut remplacée par le restaurant Drouant en 1880.

    Lorsque l’Alsacien Charles Drouant, échouant à Paris, ouvre alors un modeste café-tabac, il est loin d’imaginer  que son nom va se perpétuer ainsi. Il l’agrandit néanmoins sa petite échoppe, en fait un bistrot que des artistes et des écrivains ont la bonne idée de fréquenter : Pissaro, Daudet père et fils, Renoir, Rodin, … La bande d’intellos artistes s’agrandit, peintres, sculpteurs, poètes, journalistes, romanciers, agrandissent le cercle et en font leur repaire. Leur rituel dîner du vendredi forge la célébrité du lieu dans le métal le plus résistant.

    Le prix Goncourt existe depuis 1903 (il fut attribué pour la première fois, le 28 août de cette année-là, à Jean-Antoine Nau pour son roman « Force ennemie ». Déjà tout un programme qui renvoie à la sagacité de Bazin à propos de « Drouant / drogo »…).

    Le prix ne commencera à être décerné chez Drouant que le 31 octobre 1914 par la Société littéraire des Goncourt. Le prix ne fut pas décerné cette année-là pour cause de guerre (et il fut par ailleurs refusé une seule fois, en 1951 par Julien Gracq -photo-, pour son magnifique roman « Le rivage des Syrtes ». L’immense écrivain eut toujours « La littérature à l’estomac » et pas devant les flashes et les caméras…).

    L’Académie est donc fidèle à Drouant depuis 1914. Le testament d’Edmond de Goncourt résume l’affaire : « Je nomme pour exécuteur testamentaire mon ami Alphonse Daudet, à la charge pour lui de constituer dans l’année de mon décès, à perpétuité, une société littéraire dont la fondation a été, tout le temps de  notre vie d’hommes de lettres, la pensée de mon frère et la mienne, et qui a pour objet la création d’un prix de 5000F destiné à un ouvrage d’imagination en prose paru dans l’année, d’une rente annuelle de 6000F au profit de chacun des membres de la société » .

    Il est précisé que les dix membres désignés se réuniront pendant les mois de novembre, janvier, février, mars, avril, mai et que le prix sera décerné dans le dîner de décembre… Les frères Goncourt avaient en effet voulu recréer l’atmosphère des salons littéraires du XVIIIème siècle, et aussi l’ambiance des déjeuners et dîners littéraires mondains du XIXème, comme les fameux dîners Magny. Jules meurt trop tôt, en 1870. Edmond anime alors seul le Grenier, puis la Société littéraire, qui devient Académie afin de se démarquer de l’autre, la Française du quai Conti, parce qu’elle refusa l’immortalité à de nombreux grands écrivains comme Flaubert, Zola, Balzac, Baudelaire et Maupassant.

    Encore le bon combat. Et c’est à vous donner envie de paraphraser Sacha Guitry lorsqu’il conchiait la Légion d’Honneur : «il l’avait, encore eut-il fallu qu’il ne l’eut pas mérité »…

    48 heures après la mort d’Edmond en 1896 –il avait 74 ans-, son notaire, Maître Duplan, lisait ainsi à Alphonse Daudet et Léon Hennique, ses légataires universels, le testament précité. L’aventure était lancée.

    Depuis, le Goncourt est le plus convoité des très nombreux prix littéraires français. « Il y en a davantage que des fromages », plaisantait François Nourissier. Il assure gloire et fortune à un auteur et à son éditeur. Le restaurant Drouant bénéficie par conséquent depuis longtemps du mythe Goncourt. Abriter l’Académie équivaut à posséder le Trésor des Pirates. Un trésor métaphysique.

    À l’étage, chez Drouant, nous trouvons les Salons Goncourt, Apollinaire, Colette, Ravel et Rodin. Il est très agréable d’y déjeuner ou dîner dans la grande salle du rez-de-chaussée, près du monumental escalier.

    La veille de notre visite au restaurant, j’y avais retrouvé le lauréat 1976, Patrick Grainville, afin de lui demander un texte pour les éditions que je dirigeais alors.

    Lors de notre second passage, Jorge Semprun (mort depuis) y mangeait en agréable compagnie à une table voisine. Juillet tirait à sa fin. L’esprit du lieu était habité à tous les étages par l’Académie. Nous prenions notre repas en bas, avec une amie.

    La mosaïque bleue travaillée à la feuille d’or, le fer forgé, les glaces immenses pour « narcisser » entre la poire et le fromage ou parmi les superbes peintures qui ornent les murs, le service élégant et discret, prévenant et jamais obséquieux, escortèrent avec grâce le foie de canard marbré de pigeon et sa gaufre au lard fumé, la blanquette de barbue et de queues de langoustines et le risotto à la truffe d’été, le carré d’agneau et son gnocchi… Les fameuses feuilles de chocolat en hommage à Jules et Edmond sont un dessert des éditions… Ganache, reconnues dans le village « germanopralin ». Le vin de Vacqueyras fut parfait du début à la fin. Joie ! C’est à peu près le menu qui fut servi en 1903 lors de l’attribution du premier Goncourt (bisque d’écrevisse, barbue sauce poivrade, terrine de foie gras…), chez Champeaux.

    Les membres de l’illustre Académie doivent leurs couverts à leur nom, à André Billy (académicien de 1943 à 1971, qui en suggéra la création. Et c’est Mr Odiot, fondeur en vermeil de la Place de la Madeleine qui grava fourchettes et couteaux. De là à penser avec feru Robert Sabatier, que c’est avec ceux-ci que l’on fait de la cuisine littéraire, il n’y a qu’un « plat » que nous ne franchirons pas.

    Plutôt citer Jacques de Lacretelle, qui résumait merveilleusement l’alliance de la littérature avec la gastronomie. Composer un roman ou un menu relèverait d’une alchimie voisine : « C’est un art (la gastronomie) où il faut suivre une tradition, mais où l’on peut tout inventer. Je ne vois pas de plus belle définition pour dire ce qu’est le talent littéraire ».  L.M.

  • Les Français d'Algérie, de Pierre Nora

    images.jpgDécevant. Nous avions tant attendu (des années!) la réédition de ce livre épuisé depuis des lustres... Pierre Nora, brillant historien et essayiste que nous savons, académicien, manitou de la non fiction chez Gallimard, pilote emblématique de la somme éditoriale intitulée Les lieux de mémoire... Donnait son premier livre en 1961 avec ces Français d'Algérie. Il était alors enseignant à Oran. Le livre parut juste avant le putsch d'un quarteron de généraux à la retraite. Son analyse de la société pied-noir est à ce point méprisante (cette société-là semble lui inspirer le dégoût caractéristique de cette gauche bourgeoise qui affecte de ne pas prendre le métro, qui vit dans le 7ème à Paris tout en affichant des amitiés avec le peuple socialiste), qu'on se demande en tournant les pages pourquoi il se livra à une telle étude. Les Français d'Algérie reparaît donc, augmenté d'une préface (Cinquante ans après) et surtout d'une lumineuse longue lettre inédite (trente pages) de Jacques Derrida adressée à son ami Nora (Bourgois, 17€). Le propos s'éloigne d'emblée, à nos yeux, de la notion ethnographique de terrain, car l'historien semble se pincer le nez devant son sujet -il eut mieux fait d'aller exercer son jeune talent sur les rives plus lisses (quoique) du Lac Léman. Oui, le petit peuple d'Algérie que décrivit si admirablement Albert Camus (que Nora déglingue comme il déglingue -curieusement- Germaine Tillion) avait sa structure sociologique propre, extrêmement humble dans son écrasante majorité, qui n'était pas franchement celle des CSP++ d'aujourd'hui, sinon ils n'aurait pas quitté l'Europe des années 1830 et suivantes pour aller retrouver fortune, tenter sa chance, se refaire la cerise, manger à sa faim, fuir des persécutions politiques, dans ce qui figurait un nouvel Eldorado, un Far-West transméditerranéen. Cela, Nora semble l'occulter et c'est dommage. Car, à l'évidence, ce peuple (contexte de l'époque) était populiste comme on fut plus tard poujadiste en métropole, certes il fut antisémite à la marge, lorsqu'à Paris on dénonçait à tout va et on collaborait copieusement, certes il n'avait pas la culture des étudiants de la rue d'Ulm, certes il eut parfois des comportements comparables à ceux qui furent constatés à des époques semblables en Indochine, en Inde, au Sénégal et dans toutes les colonies. Oui, certains pieds-noirs furent un brin militaristes, anti-parisiens, anti jacobins, un peu Corses dirons-nous, voire autonomistes mais avec ambiguité : en acceptant les subsides de la maison mère, ce qui peut à la limite se traduire par du cynisme mais qui fut je crois de l'opportunisme basique. En historien contemporain qui travaille sur le vivant, Nora se confronte en filtrant, semble-t-il. Parfois, il donne l'impression d'avoir bossé à l'hygiaphone plutôt qu'au microphone et au carnet de notes. La presse qui fit écho du livre (admirable papier de Jean Lacourure dans Le Monde du 29 avril 1961) n'épargnât pas davantage Nora que Derrida ne le fit, mais ce dernier avec une condescendance amicale, dans sa longue lettre qui égratigne profondément, mais avec respect, le propos. Nora semble mettre dans le même panier (le préjugé et la tentation à généraliser sont pourtant des écueils faciles à éviter, car spectraux), les colons, les militaires, les gouverneurs et tous les autres. Le "tous colons", tous pourris affleure à certaines pages et c'est le plus surprenant, venant de la plume d'un grand esprit de ce temps; déjà. La vulgarité populaire dégoûte l'historien qui devrait a minima garder la distance nécessaire, indispensable avec son sujet. Certes l'analyse est fine, construite, nourrie, souvent brillante, même si elle comprend de grosses lacunes (pas un mot sur le FLN par exemple). La démonstration de l'intégration comme mythe de compensation, celle de l'existence tenace et farouche d'un certain paternalisme autoritaire représentant un idéal de justice, qui dédouanait cette communauté de son racisme ordinaire, sont admirables d'intelligence, autant que sont captivantes, ébouissantes, les analyses de la distance raciale et sociale des Français d'Algérie avec les Arabes. L'historien (trop sérieux?) est cependant mal à l'aise, voire affligé lorsqu'il cite l'humour simpliste et désespéré d'un peuple qui répond par une boutade à des propositions (déjà décidées), de De Gaulle : Autodétermination?.. Et pourquoi pas bicyclette-détermination! Nora condamne par ailleurs de la même manière le moralisme de Camus et celui des libéraux (une auberge espagnole, à vrai dire), comme il décrit de façon hâtive ce peuple de petits blancs humiliés et méprisants, leur hospitalité agressive, leur culte de l'individu, leur bonne conscience, l'affinité profonde, en leur sein, entre le soldat et le colon... Une phrase importante ouvre le livre : les Français d'Algérie ne veulent pas être défendus par la métropole. Ils veulent en être aimés. Elle est malheureusement laissée sur le bas-côté de l'analyse. L'objectivité glacée de Nora, comme le souligne Lacouture, manque de cette chaleur propre à la rue de là-bas. Et par voie de conséquence à une analyse talentueuse qui aurait été exemplaire si elle n'avait pas été -pour résumer; antipathique.

    PS : ce mépris du bout des lèvres, près d'un million de pieds-noirs l'ont ressenti de la part des "patos" (Français de France), lorsqu'ils débarquèrent au cours de l'été 62 en terra incognita ou presque, en terra "hostilita" surtout -à Marseille et partout ailleurs. Il s'est clairement apparenté à un racisme qui n'a jamais eu le courage de dire son nom.

    http://www.wat.tv/video/pierre-nora-francais-algerie-5m3ij_2iynl_.html


  • A lire sur lemonde.fr

    Une tribune sur le 5 juillet 1962 à Oran : cliquez sur le lien ci-dessous pour pouvoir la lire (ou bien vous allez sur le site du Monde) : 

    http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/07/05/5-juillet-1962-souvenir-du-massacre-d-oran_1729190_3232.html


    En version papier (texte légèrement raccourci), cela donne ceci (page 15), mais une grève empêche Le Monde de paraître aujourd'hui. En vieil aficionado indécrottable de la presse écrite, je râle de ne pas pouvoir tenir le journal entre mes mains...

    LE MONDE 6:7:12.pdf

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