La voix de Char
C'est un petit événement mais un événement quand même pour ceux qui aiment la poésie de René Char comme je l'aime : Gallimard publie Poèmes de René Char choisis et lus par René Char himself (15,90€). Un véritable document. L'immense poète avait enregistré ce bouquet de 30 poèmes (plus deux de Charles Cros) parmi les plus emblématiques de son abondante "production" (A***, Allégeance, La chambre dans l'espace, Joue et dors, Réception d'Orion, A une ferveur belliqueuse, Chanson du velours à côtes, Redonnez-leur, L'Alouette, Faim rouge, Le bois de l'Epte, Les seigneurs de Maussane...) le 15 février 1987 aux Busclats (chez lui, à l'Île-sur-la-Sorgue), soit environ un an avant sa mort. Entendre la voix rocailleuse, sourde, forte, puissante, minérale, sentir la gravité derrière cet accent provençal qui rappelle le physique de colosse de Char est une émotion précieuse et vraie. Cet enregistrement (qui s'achève par la lecture de deux poèmes de Charles Cros, prononcé crosse par Char), est en effet rare... Je possède un disque 33 tours du même acabit, acheté il y a une trentaine d'années, d'enregistrements identiques, avec d'autres poèmes, certains présents dans ce CD y figurent aussi, mais avec une autre diction (l'enregistrement date des années 70, si mes souvenirs sont bons, car le vinyle n'est pas à portée de main et d'oeil). Ecouter Char, avec le présent (aux deux sens du terme) CD, fermer les yeux, savourer en frissonnant la saveur de ses mots, la raideur digeste de sa morale, l'évidence de ses images, la profondeur générale de chacun de ses vers, m'est un bonheur constant et quasi quotidien -singulièrement augmenté par cet enregistrement inédit et inattendu (quel bonheur), car j'entretiens un commerce (au sens où Montaigne emploie ce mot) assidu avec ma Pléiade archi-usée de Char, mon poète de chevet définitif. Puisse cet enregistrement vous donner une chair de poule unique; celle de la commune présence. Ecoutez et lisez.
Extraits : Allégeance, et A*** :
Alliances : Avec une telle teneur, laissons les gentils rosés de Provence d'ordinaire si agréables et risquons-nous sur le Calvados exceptionnel de Roger Groult. Nous sommes en Pays d'Auge, on secoue les pommiers, on gaule les pommes, une ramasseuse achève la geste. Les pommes sont selon : amères, douces, douces-amères. Puis le fruit se décompose, le cidre fermente un an avant sa distillation. Après, il croise le flair avec le cuivre de l'alambic et ça chauffe lentement, très lentement. La récolte 2012 (moindre volume, donc forte concentration aromatique escomptée), sera distillée en février 2014. Aussi, le 3 ans d'âge, qui subit pour notre bonheur une double distillation au feu de bois, servi en flacon de 500 ml, est un concentré de saveur-faire, de Normandie subtile, flaubertienne d'ordinaire mais charienne aujourd'hui -et c'est ainsi.
Commentaires
Inestimable, et quelle voix, quelle musique !.... Merci beaucoup !
C'est en effet un immense cadeau qui nous est fait, je crois.
Bonjour Léon,
ce que j'aime en vous, c'est cette alliance d'indépendance et de fidélité. Char était toujours proche de ma main (le pléiade) avec tous mes poèmes préférés. C'était avant la fréquentation de certains blogs littéraires où il est de bon ton de le trouver pompeux, surfait, d'une gloire imméritée... Peu à peu ce travail de sape avait fini par éroder ma lecture...
Et puis vous voilà, ce matin, " comme un boxeur ourlé, ailé et puissant" ouvrant l'automne. alors, que vous dire ?
"Rouge-gorge, mon ami, qui arrivez quand le parc est désert, cet automne votre chant fait s'ébouler des souvenirs que les ogres voudraient bien entendre."
Merci.
Merci Christiane. En effet, un réflexe récurrent consiste à déboulonner les maîtres, voire les idoles. C'est la plupart du temps salutaire mais parfois inconsidéré, voire bêtement snob. Nous avons tous suffisamment de clairvoyance j'espère pour ne pas nous laisser aller à cet excès d'empathie avec la prose, la morale, le mot de Char car elle risquerait d'engourdir et notre vision et notre écriture si, par cas, nous écrivons. De la distance avant toute chose et pour cela préfère le père (ai-je envie de dire en pastichant Verlaine), mais défends-toi aussitôt de vouloir lui ressembler. Char est un guide, un classique moderne, une barre placée haut. Il ne doit pas être sacralisé ni même adoré. C'est pourquoi j'aime l'avoir constamment à portée (avec d'autres rares élus), le lire en picorant (et passer lestement de lui à Ungaretti, Jaccottet, Paz, Cadou, bien d'autres, comme on mange des tapas à San Sebastian : en allant de bar en bar). Picorer n'est pas survoler pour autant. C'est ne pas s'attacher peut-être. S'agissant de poésie, le picorage me semble une manière opportune de s'y prendre. Je ne renie pas ces écrivains qui m'ont ouvert à la magie de la littérature, au plaisir du texte en somme, lorsque j'étais jeune. Char en fait partie (je me souviens bien du jour où j'ai acheté "Fureur et mystère", mon premier Char, c'était le 7.7.77). Alors je prête une oreille et un oeil attentif aux blogs et aux discussions qui sapent Char à l'envi. Mais comme cela m'évoque davantage une attitude (assez française d'ailleurs) qui ne s'apparente que de loin à la critique raisonnée, je laisse braire. Et reprends "Les Matinaux", puis j'ouvre au hasard et soudain, très vite, une phrase de Char éteint tout net ce tintamarre entretenu par des qui s'écoutent parler et écrire. Et à l'instar de ce rouge-gorge emblématique, j'ouvre l'automne comme vous l'écrivez bellement avec l'aile d'un oiseau et l'aide d'un géant.
Oui, Léon, lire aussi d'autres poètes mais résider suffisamment longtemps dans la langue d'un poète pour connaître sa voix particulière. Curieusement, si je suis émue de reconnaître la voix de R.Char, je la perds dans la lecture de ses propres poèmes (car la lecture silencieuse laisse monter en nous une voix sur ces textes, toujours la même, qui n'est ni la nôtre ni celle du poète). Dans les deux extraits que vous nous proposez je le trouve trop déclamatoire. Ces poèmes (pour moi) sont furtifs, pensés... alors que le poète songeur, marche dans les rues. une voix de silence...
Mes livres de poésie "appartiennent à un destin isolé". B. Noël, Deguy, Michaux, Tardieu se plaisent, adossés... à ceux d'une amie proche et comme l'écrit R.Char : leurs "paroles sont lentes à nous parvenir, comme si elles contenaient, séparées, une sève suffisante pour rester closes tout un hiver..."
Il faut du temps pour approcher un poète. ce sont des oiseaux farouches prompts à s'envoler si l'on fait trop de bruit.
Je ne sais pourquoi, je vous imagine vivant dans des piles instables de livres, partout, montant jusqu'au plafond, envahissant comme une cabane, haut perchée dans les feuillages de quelque ville et des objets, plein d'objets dont en passant on ne pourrait faire sourdre le secret et puis du vin, du très bon vin et une amie qui vous fait rire merveilleusement et vous serait "iris, (votre) fleur de gravité"...
Ah là là... Christiane, vous me flattez trop, et vous citez "Lettera amorosa", en plus! L'un des plus beaux poèmes (en prose) d'amour de la littérature française du XXème siècle (avec "Prose pour l'étrangère", de Gracq) et cette "fleur de gravité " entre toutes précieuse, ainsi que ce mot de Char (encadré face à mon lit, il enlumine une peinture végétale de Braque) : "Je ris merveilleusement avec toi. Voilà la chance unique". Vous m'imaginez bien... Manque peut-être ce feuillage que je voudrais davantage campagnard qu'urbain (dans une prochaine vie, peut-être). Oui, Deguy, Noël, Michaux... Ces compagnons de chemin essentiels, ces "alliés substantiels" comme le furent les peintres pour Char, nous sont vitaux à certaines heures sombres ou gaies de la vie. (Il faudrait à ce propos prescrire de la poésie à chaque enfant et sans ordonnance bien sûr). Vous avez totalement raison pour la voix et la diction de Char, qui me heurtent aussi. Au-delà du silence qui constitue la meilleure façon de lire un poème, nous aurions préféré une lecture moins théâtrale, moins ampoulée, grave, amphigourique même. St-John Perse (j'ai un disque de ses poèmes lus par lui) était pire encore! A côté de lui, Jean Vilar dans la Cour du Palais des Papes déclamait comme un garçon de café passant une commande. C'est le problème et il semble générationnel (encore que : Apollinaire fut moins emprunté, plus naturel : j'ai un enregistrement extrêmement rare de sa voix lisant ses propres poèmes : rendez-vous compte! Il est mort en 1918). Pour revenir à ce CD, je confesse avoir cédé au plaisir de recevoir, d'écouter et de (vous) transmettre ces extraits car malgré tout, ils constituent un document. Et puis la voix je pense est ce que l'on a à la fois de moins charnel et de plus charnel. C'st presque l'âme.
Des années 50 jusqu'à aujourd'hui, une voix, pour moi, traverse le temps. C'était sur un disque Ades, des extraits du répertoire du TNP : Gérard Philipe dans Le Prince de Hombourg, Lorenzaccio, On ne badine pas avec l'amour et, l'inoubliable Rodrigue face à Chimène dans Le Cid. Je revois ce coffret s'ouvrant comme une armoire , contenant deux précieux disques vinyle - 33 tours... deux portes de carton vernissé où se faisaient face les photos de G.P dans les costumes du Cid et du Prince de Hombourg. Et surtout j'entends encore cette voix...
Musset, Kleist, Corneille ont pour moi, depuis, dans ce répertoire, garder cette voix...
Mais aussi, les voix de mes amis, de certains écrivains,de journalistes (Dumayet), d'hommes politiques, venues de la mémoire mais aussi, parfois, des livres. Ainsi, je lisais, cette nuit Ravel de J.Echenoz (éd. de Minuit) et ce musicien était là, avec une voix si juste dans ce livre incroyablement vivant, cocasse, dur et émouvant).
La voix, il faut lui laisser le temps de s'installer dans ces conversations qui peu à peu entrent dans le velours de l'âme, ce temps où elle s'oublie pour faire résonner le plus humble, le plus profond, l'être à nu. cela demande beaucoup de confiance et de patience.
Oui. Et le seul contrepoint qui tienne face à un tel discours -si juste sur l'esprit de la voix- est peut-être "Le Bavard", de (l'immense) Louis-René des Forêts...
Il y aurait tant à dire sur ce que suggère la voix. Je pense à Radio Days (Woody Allen), à ce que me disait mon père : jeune, il écoutait du théâtre à la radio (la télé n'existait pas encore) et il cultivait et entretenait ainsi une puissance imaginaire riche et forte, dont l'image nous presse de faire désormais l'économie. Il en va de même avec le texte : (d)écrire c'est suggérer, peindre avec des mots sans le recours à la photo (d'ailleurs, on ne "lit" pas un beau-livre qui mêle texte et illustrations). Et au risque de paraître ringard (mais je m'en fiche), je déplore les clips des chansons, car si vous ôtez l'image, il ne reste presque plus rien. Tandis qu'une chanson conçue sans l'appel automatique au clip a une épaisseur certaine, non? -Mais bon...
PS : Le 33 Tours de Char que j'évoquais est également un disque Adès; un spécialiste.
PS 1 : Je viens de commencer "14", le dernier Echenoz, et cela me semble très bon...
Ah, Léon.je suis bouleversée. je viens de découvrir "amour" de Michael Haneke. et la voix justement de Trintignant qui coule comme du miel sur cette histoire terrible et poignante. Nous avons pu échanger avec l'ingénieur du son à la fin de la projection. Extraordinaire partage entre fiction et réalité. Emmanuelle Riva va jusqu'à la limite de ce que l'on peut demander à un acteur. Magnifique travail réalisé au cordeau par M.H.
Merci pour ce beau partage sur votre blog, ce jour. Pour en revenir à la voix de R.Char lisant ses poèmes je crois qu'il faut aller vers ces poètes qui mettent leur voix sur leur poésie, faire cet effort car il nous offre un sacré cadeau..
Le théâtre, les feuilletons à la radio : ça c'était extraordinaire. Une voix et rien d'autre pour entrer dans une création.
Ungaretti et Jaccottet... oui : quel univers ils ouvrent avec leur écriture...
Bonne nuit.