automatismes poétiques
Ce texte prolonge le précédent, intitulé Grande brouette des marécages.
Êtes-vous sujet comme je le suis aux automatismes poétiques : lorsque j'entends quelqu'un évoquer un âge en disant J'avais dix ans (ou huit ou vingt) aussitôt je prolonge sa phrase à l'intérieur de moi en disant La Sorgue m'enchâssait. C'est le début du poème La Sorgue, de René Char. De même, lorsque quelqu'un me demande Tu es pressé, je poursuis en silence avec ...d'écrire / Comme si tu étais en retard sur la vie. Char, encore (l'un de ses poèmes chéris entre tous, Commune présence). Il y a beaucoup de Char dans la cargaison de mes automatismes poétiques. Même le mot Montagnes me fait dire des grands abusés (Pyrénées, R.C.). Je peux allonger la liste, mais elle est longue. Je ne peux rien contre cela, ça dégaine aussitôt dans mon cerveau pétri de citations fleuries. J'ai l'automatisme poétique aussi rapide que Lucky Luke. Notre ombre le sait, qui a du mal à suivre.
Cela peut aller loin. Avec des mots souvent utilisés. Se retourner par exemple, m'oblige à me réciter Je me retournerai souvent / Les souvenirs sont cors de chasse / Dont meurt le bruit parmi le vent (et le début est : Passons, passons, puisque tout passe) . Apollinaire, bien sûr. Du même Guillaume, le simple mot coeur, si souvent employé (parfois à tort et à travers) génère inévitablement l'automatique Et toi mon coeur pourquoi bats-tu ? / Comme un guetteur mélancolique / J'observe la nuit et la mort. Habiter, autre exemple, appelle à la rescousse J'ai toujours habité de grandes maisons tristes, début d'un poème adoré de René Guy Cadou.
Si j'entends au creux de l'été quelqu'un prononcer les mots Il neigeait, Victor Hugo se lève aussitôt et de sa voix (que j'imagine forcément grave et puissante) me dit On était vaincu par sa conquête. Pour la première fois l'aigle baissait la tête. Toujours avec le grand Victor (vraie mine de citations apprises), le mot père, employé à tout bout de champ lexical quotidien, me sert inévitablement Mon père, ce héros au sourire si doux... (Je précise, et c'est intime, que mon propre père récitait fréquemment l'intégralité du poème Après la bataille sans une faute, sans une seule hésitation, et à chaque récitation, mon émotion était à son comble, et s'efforçait de se maintenir à flot, au bord des larmes, juste au-dessus de la ligne de flottaison).
Avec le théâtre, c'est pareil, voire pire. Entendre Va, oblige à cours, vole, et nous venge. C'est comme ça. Et d'aucuns se demanderait, si j'achevais ce vers à haute voix tout en interrompant mon vis-à-vis : "De quoi cela est-il extrait bon sang... Ça sent Racine ou Corneille, serait-ce du Molière... Certainement pas du Duras ou du Koltès..." Il arrive que la mémoire écolière nous fasse défaut. C'est humain.
Cela conduit inévitablement à ce que les étudiants en Lettres supérieures nomment chouïa pompeusement l'intertextualité. Un terme que je me refuse à prononcer correctement et que je tronque volontairement en disant par provocation intersexualité - ce qui n'est pas totalement dénué de sens... Cette connexion procure le plaisir de la re-connaissance, du partage tacite de ce que nous savons, toi et moi. C'est le subtil plaisir de la fruition sensible, intelligente plus qu'intellectuelle. Cela a partie liée avec le tact, la précieuse, jouissive connivencia.
L'automatisme poétique va (trop) loin à certains moments : J'entends le mot orage - souvent ces jours-ci -, et aussitôt je me récite Ô rage ! Ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie. N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ! Le simple mot nez déclenche mon Cyrano intégré comme une tapette à souris, l'évocation du mot Sensation (fréquente, de surcroît) automatise mon poème éponyme entre tous préféré de Rimbaud. J'arrête là, car le florilège est infini. Je ne me plains pas de ces tirs, de ces rafales que je ne peux retenir, bien au contraire. En silence, au gré d'un simple échange oral sur la pluie et le beau temps, la politique (non!), la beauté et l'enlaidissement, je voyage entre les vers des uns et des autres, et cela procure à bon compte beaucoup de bien. C'est l'inestimable plus-value de chaque conversation. Parfois je me dis : s'il ou elle savait (l'interlocuteur) ce qui se passe, se prolonge en cet instant à l'intérieur de moi... Et je souris en sourdine. L.M.