la fragilité de ce monde
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... sont porteurs de funestes nouvelles. Ainsi la disparition d'Alain Corneau, dont l'adaptation du petit chef-d'oeuvre de Pascal Quignard, Tous les matins du monde, est dans les mémoires. Le deuxième souffle, polar en forme de remake d'un (indépassable) chef-d'oeuvre, de Jean-Pierre Melville cette fois, fut sa dernière création remarquable. J'hésite à aller voir son ultime pellicule, Crime d'amour, à cause du thème (le harcèlement moral sur le lieu de travail), mais il y a le duel Kristin Scott Thomas - Ludivine Sagnier en perspective, alors...
http://www.youtube.com/watch?v=BrJv1EHm6rs
Jordi Savall et Christophe Coin jouent Les Pleurs, de M. de Sainte-Colombe (B.O. du film Tous les matins du monde).
...Comme on peut aimer l'avant-dire, le silence de la parole, les manuscrits, les répétitions -celle-ci est sublime, qui magnifie Haendel avec une joie désarmante. Et un talent inouï (merci EkAT!). Lis tes ratures!..
http://www.dailymotion.com/video/x35sb1_voglio-tempo-dessay-haendel_music
Dans le petit port de Centuri, Corse. ©LM
"-mais quelquefois, à l'étape, quand la nuit s'était épaissie autour du lit de braises rouges- la seule coquetterie qu'elles avaient c'était de toujours choisir - une bouche cherchait votre bouche dans le noir avec une confiance têtue de bête douce qui essaie de lire sur le visage de son maître, et c'était soudain toute une femme, chaude, dénouée comme une pluie, lourde comme une nuit défaite, qui se laissait couler entre vos bras."
Julien Gracq, La route (in La Presqu'île).
Photo volée avec mon téléphone, dans la rue, cet après-midi.
Des Mille et une nuits à Proust, du Cantique des cantiques à Kafka et Flaubert, en passant par Yourcenar ou Ji Cheng et Claude Simon, les grands textes, et de nombreux écrivains, ont célébré le jardin. Florilège et promenade dans les allées, avec larges extraits prélevés parmi les livres de ma bibliothèque verte...
Voltaire, d’abord. Avant La Genèse. Candide, chapitre XXX : « Il faut cultiver son jardin ». Dont acte. Le précepte est indestructible. Ecrit à l’anti-rides. Et l’avantage, c’est que chacun l’interprète à sa guise ou selon son humeur. Telle est la non-leçon voltairienne. Sa lumineuse liberté.
La Genèse, donc : « Iahvé Elohim planta un jardin en Eden, à l’Orient, et il y plaça l’homme qu’il avait formé. Iahvé Elohim fit germer du sol tout arbre agréable à voir et bon à manger, ainsi que l’arbre de vie au milieu du jardin et l’arbre de la science du bien et du mal. Un fleuve sortait d’Eden pour arroser le jardin… » (C’était commode).
Depuis, le jardin n’a cessé d’inspirer. L’existence même du jardin est source d’inspiration : avant d’être sujet d’écriture, le jardin comme espace et environnement de l’écrivain, est propice à l’écriture. Il n’est qu’ à lire ce petit bijou qu’est Ecrit dans un jardin, de Marguerite Yourcenar, pour s’en convaincre. L’art du jardin, spécialité extrême-orientale classique, est éminemment littéraire : en effet, comment ne pas oser la métaphore des plantes et des fleurs que l’on plante avec les mots et les phrases que l’on pose ?
Yuan Ye (Le Traité du jardin, publié en 1635), du maître jardinier chinois Ji Cheng, inscrit l’action dans la durée. Comme l’écrivain l’écriture : « Au bord du ruisseau, on plantera des orchidées et des iris. Les sentiers seront bornés des Trois Bons Amis (le prunier, le bambou et le rocher). Il s’agit d’une œuvre qui doit durer mille automnes. (…) Quoique fait par l’homme, le jardin semblera l’œuvre de la nature ». Et le livre, légende. Un « livre de sable », une notion chère à Jorge Luis Borges. Sensuelle, pensée avec méticulosité, l’art du jardin est un bouquet de vertus pour l’âme et les sens. C’est un art qui veille au bien-être et prédispose à la création, en somme : « Dans la nuit, la pluie tombera sur les bananiers, comme les larmes de sirènes en pleurs. Quant à la brise matinale, elle soufflera à travers les saules qui se balanceront comme des selves danseuses. (…) Il faut planter les bambous devant les fenêtres et les poiriers dans les cours. Le vent, murmurant à travers les arbres, viendra effleurer doucement le luth et les livres posés sur le chevet ». Avec une poésie subtile, le maître jardinier qui conçut de nombreux jardins sous la dynastie Ming, disait encore : « Bien que tout ceci ne soit qu'une création humaine, elle peut paraître œuvre du Ciel »…
Remonter au Poème de la Bible, Le Cantique des cantiques permet d’y cueillir d’admirables pétales sur le motif. « C’est un jardin fermé que ma sœur fiancée, une source fermée, une fontaine scellée ; un bosquet où le grenadier se mêle aux plus beaux fruits, le troène au nard, le nard, le safran, la cannelle, le cinname à toutes sortes d’arbres odorants, la myrrhe et l’aloès à toutes les plantes embaumées ; une fontaine dans un jardin, une source d’eau vive, un ruisseau qui coule du Liban. Levez-vous, aquilons ; venez, autans ; soufflez sur mon jardin pour que ses parfums se répandent. Que mon bien-aimé entre dans son jardin et qu’il mange de ses beaux fruits ! ».
Les Mille et Une Nuits ne sont pas non plus en reste d’évocations merveilleuses. Une parmi cent : « J’ouvris la première porte, et j’entrai dans un jardin fruitier, auquel je crois que dans l’univers il n’y en a point de comparable. Je ne pense pas même que celui que notre religion nous promet après la mort puisse le surpasser. (…) J’en sortis l’esprit rempli de ces merveilles ; je fermais la porte et ouvris celle qui suivait. Au lieu d’un jardin de fruits, j’en trouvai un de fleurs, qui n’était pas moins singulier dans son genre… ».
Verlaine, dans ses Poèmes saturniens, pousse lui aussi la porte qui ouvre sur le jardin merveilleux : « Ayant poussé la porte étroite qui chancelle,/Je me suis promené dans le petit jardin/Qu’éclairait doucement le soleil du matin,/Pailletant chaque fleur d’une humide étincelle… ».
La beauté des jardins a toujours captivé les poètes. Les fruits, les fleurs –depuis Ronsard (« Mignonne, allons voir si la rose… »)-, produisent par ailleurs des métaphores tantôt libidineuses, tantôt amoureuses. Question de sève.
Venant de Victor Hugo, cela peut étonner : « Nous allions au verger cueillir des bigarreaux. / Avec ses beaux bras blancs en marbre de Paros. (…)/Ses petits doigts allaient chercher le fuit vermeil,/Semblable au feu qu’on voit dans le buisson qui flambe./Je montais derrière elle ; elle montrait sa jambe/Et disait : « Taisez-vous ! » à mes regards ardents ; (…) Penchée, elle m’offrait la cerise à sa bouche ;/Et ma bouche riait, et venait s’y poser,/Et laissait la cerise et prenait le baiser ».
Alexandre Vialatte, lui, aime les jardins municipaux : « L’homme ne vit réellement sa vie que dans la paix végétale des squares municipaux, devant le canard de Barbarie. (…) Si bien qu’on se croit au paradis et qu’il ne faut toucher à rien, ni aux fleurs, ni au séquoia, ni au canard, ni au silence, ni au jet d’eau, ni aux instruments de précision, de peur de fausser le mécanisme ; qui est certainement celui du bonheur ». Et c’est ainsi qu’Alexandre est grand !
Dans un registre différent, l’immense Claude Simon, dans Le Jardin des Plantes (il vécut Place Monge, dans le 5ème à Paris, à deux pas du Jardin de Buffon, Lacépède, Cuvier, et Jussieu), évoque avec une minutie saisissante, et dans une prose somptueuse, l’atmosphère du Jardin : les gens qui cassent la croûte, les clochards qui roupillent sur les bancs, le jardin zoologique, le Museum, les joggeurs, sur lesquels « les pastilles de soleil criblées par les feuillages glissent… (…) De nouveau, jaillissant des épaisses et vertes frondaisons des acacias, des peupliers, des frênes, des platanes et des hêtres l’oiseau lance son ricanement strident, moqueur et catastrophique qui monte par degrés, se déploie et retombe en cascade ».
Autre géant trop souvent réduit à certains aspects de sa vie privée, André Gide, qui vécut rue de Médicis, en face des Jardins du Luxembourg, à Paris, décrit fréquemment le « Luco », notamment dans Les Faux-Monnayeurs.
Comme Louis Aragon le fit, dans Le Paysan de Paris, au parc des Buttes-Chaumont, en y observant sa faune nocturne en compagnie d’André Breton. Il a notamment cette remarque sibylline : « Tout le bizarre de l’homme, et ce qu’il y a en lui de vagabond, et d’égaré, sans doute pourrait-il tenir dans ces deux syllables : jardin. Jamais, qu’il se pare de diamants ou souffle dans le cuivre, une proposition plus étrange, une plus déroutante idée ne lui était venue que lorsqu’il inventa les jardins »…
Flaubert nous montre quant à lui un Pécuchet complètement absorbé par son jardin, habité par l’obsession de la bonne conduite des tailles et autres semis, sous l’œil critique de Bouvard. Car Pécuchet n’a pas la main verte… Le passage suivant vaut par son humour : « Les boutures ne reprirent pas, les greffes se décollèrent, la sève des marcottes s’arrêta, les arbres avaient le blanc dans leurs racines ; les semis furent une désolation. Le vent s’amusait à jeter bas les rames des haricots. L’abondance de la gadoue nuisit aux fraisiers, le défaut de pinçage aux tomates. Il manqua les brocolis, les aubergines, les navets, et du cresson de fontaine, qu’il avait voulu élever dans un baquet. Après le dégel, tous les artichauts étaient perdus. Les choux le consolèrent. Un, surtout, lui donna des espérances. Il s’épanouissait, montait, finit par être prodigieux et absolument incomestible. N’importe, Pécuchet fut content de posséder un monstre. Alors il tenta ce qui lui semblait être le summum de l’art : l’élève du melon ». Ce sera, on s’en doute, un échec cuisant.
Nous pourrions ainsi citer, à l’envi, Les Géorgiques de Virgile, L’Odyssée d’Homère, Esope (plagié plus tard par La Fontaine), Boileau, Huysmans, Balzac, pour ne citer que quelques grands classiques. Tous ont magnifié le jardin comme espace, tantôt foisonnant, tantôt raidi par l’ordre. Le génie du lieu, ouvert et façonné, a donné des pages éblouissantes chez Horace Walpole, auteur d’un Essai sur l’art des jardins modernes, et pour qui « créer un jardin, c’est peindre un paysage ». Le père fondateur du roman gothique louait le jardin à l’anglaise et vilipendait le jardin français façonné « à la Le Nôtre »… Vieille querelle, que les jardins japonais, subtils, font taire en étant seulement.
Colette, avec la fluidité de sa prose enchanteresse, aimait passionnément les jardins, même si la nature sauvage mais douce de sa Puisaye natale, avait sa préférence : « Demain je surprendrai à l’aube rouge sur les tamaris mouillés de rosée saline, sur les faux bambous qui retiennent, à la pointe de chaque lance bleue, une perle… ».
À l’opposé, Marguerite Duras décrit, superbement, et comme un pied de nez aux jardins bien ordonnés, un jardin de banlieue triste, du côté de Vitry, dans La Pluie d’été. L’auteur des Journées entières dans les arbres, adorait décrire tous les jardins, même luxuriants et indochinois (voir Le Square).
Il y a encore le jardin intérieur, « les roses fleurissent à l’intérieur », disait Jean Jaurès. À distinguer du nénuphar qui pousse à l’intérieur du poumon de Chloé (dans L’écume des jours, de Boris Vian), et du Roman de la rose, d’un Moyen-Âge qui aimait enclore l’amour courtois : la rose symbolisait la femme et le jardin, le lieu clos où elle se cachait.
Il y a enfin le jardin secret, là où poussent nos rêves et nos désirs. Et je laisserai, par paresse et par admiration, le mot de la fin à Antoine Blondin : « Un peu plus aventureux, je me serais fait jardinier ».
L. M.
Lire absolument : Le goût des jardins, et Les jardins secrets (Mercure de France), et chercher obstinément Eloge du jardin, offert il y a deux ans par Arléa pour l’achat de quelques livres. Car ce sont trois anthologies très précieuses.
Lectures du moment : Eloge de l'amour, d'Alain Badiou (conversation avec Nicolas Truong, Flammarion) est un livre salutaire qui propose de réinventer l'amour (à la suite de Rimbaud, et aussi de Platon et de Lacan) en le sortant de cette gangue consumériste, où le tout confort et le 100% sans risque ôtent à l'amour l'esprit de la Rencontre avec la différence, et le goût de l'aventure. Une aventure obstinée.
Voici les derniers mots de ce petit livre précieux : "Je t'aime" devient : il y a dans le monde la source que tu es pour mon existence. Dans l'eau de cette source, je vois notre joie, la tienne d'abord.
La vérité sur Marie, de Jean-Philippe Toussaint (Minuit) ou l'écriture (de la non-école) minuit dans toute sa splendeur, sa rigueur, son humour, ses voies et ses détours par la fiction et son retour au style sec, décharné et efficace, bien qu'encombré de circonvolutions descriptives dont nous sommes désormais coutumiers, avec les livres précédents de Toussaint, ainsi qu'avec tous ceux de ses frères de la rue Bernard-Palissy : Echenoz (on attend son prochain dans quelques jours!), Viel, Oster, Gailly, Ndiaye et consorts. Parce que ces détours là font toujours retomber la phrase, le récit, le texte dans son ensemble sur leurs pattes, à la manière d'un chat tombé du balcon : ça marche à tous les coups. Et en souplesse, de surcroît ! C'est ça la magie Minuit.
Suzanne Lilar : relecture de La confession anonyme, devenue Benvenuta au cinéma (André Delvaux), grand roman de l'amour, et surtout de l'érotisme et du sacré. Extrait : L'amour veut l'ombre, le secret, la clandestinité, les retraites. Ces retraites qu'un détail suffit à créer, ma sensualité les situait maintenant dans les chambres bourgeoisemment solennelles d'un grand ghôtel milanais, qui s'alignaient comme autant de chapelles liturgiquement tendues de rouge dans un dédale de couloirs sombres et veloutés où se feutraient les pas.
Puis relecture de la préface que Gracq donna au Journal de l'analogiste, du même auteur, remarquable d'intelligence critique et de talent poétique.
Et, dans la foulée, celle du texte intitulé Société secrète, de Gracq encore, à propos de Roland Cailleux (Avec Roland Cailleux, Mercure de France), à la faveur d'un échange sur cet auteur méconnu avec les éditions Finitude. Ouverture : Il survient parfois, dans l'opération de la lecture, quelque chose de plus énigmatique que le coup de foudre, éprouvé dès la première page d'un livre destiné à nous marquer. (Gracq parle ici de sa "rencontre" avec Saint-Genès, le premier livre de Cailleux). C'est le lent dégel, au fil des pages, de l'esprit indifférent ou engourdi, que rien d'abord de ce qu'il lit n'arrête vraiment mais qu'un courant de sympathie progressivement déclôt et réchauffe, sans qu'aucune sorte de "message" ait besoin d'être transmis. A travers cette lecture se réalise, à dose homéopathique, mais non sans efficacité, l'idée que Rimbaud se faisait de la poésie la plus haute : "de l'âme appliquée sur de l'âme, et tirant"...
Et relecture, là, de L'Antéchrist, de Nietzsche, comme on reprend Proust - à la hussarde, n'importe où, parce que cela fait un bien fou de se payer (plutôt que du Onfray, son exégète le plus fidèle) une bonne rasade originelle d'anticléricalisme tonique et violent !
Une fois n'est pas coutume : l'été, je suis rosé et blanc et cet été davantage rosé que blanc. Mais là, il s'agit d'un rouge. D'un Vacqueyras. J'adore cette AOC (je fus d'ailleurs intronisé en son sein en 1996 ou 97), située au pied du Mont Ventoux et aux abords des Dentelles de Montmirail, là où l'on éprouve Pétrarque et où l'on entend la voix grave et puissante de René Char, rien qu'en foulant le sol aride, en recevant avec bonheur une gifle de mistral et en observant les vieux pieds, noirs et noueux, de syrah, de mourvèdre et de grenache. MonTirius (élaboré par Christine et Eric Sorel) est un vacqueyras rare, car élevé en agriculture biodynamique et 100% non boisé. Il est composé de 70% de grenache et de 30% de syrah, des vignes d'un demi-siècle qui plantent leurs racines dans un sol de garrigues (Garrigues est d'ailleurs le nom de la cuvée dégustée) argilo-calcaires et des poches de marnes argileuses bleues réputées difficiles à pénétrer. Le vin est bichonné, après une éraflage total, un léger foulage et une préfermentation à froid. Ses levures sont indigènes et son nez profond comme un tombeau baudelairien. Les fruits rouges et noirs (comme la robe de ce vin) se disputent vos narines et, en bouche, l'attaque est féline, vive et douce à la fois. J'y ai retrouvé la fraîcheur de la garrigue à l'aube et le sous-bois d'arrière-septembre, lorsque le cèpe parvient à nous faire oublier la grive. Un magret de canard l'escorta, hier soir. L'audacieux MonTirius releva avec superbe ma provocation en forme de poudre de piment d'Espelette, versée d'abondance. Pour voir. Et j'ai vu. Et bu. Ceci est un vin de plaisir et de partage. Un vin de copains. Franc, droit, il ne se la joue pas et c'est pour cela qu'on l'aime.
Voilà un beau cadeau de derrière les fagots, ou les tiroirs, c'est comme on voudra. Les éditions Finitude (magnifique catalogue comme on les aime, façon Le temps qu'il fait ou le dilettante des débuts, http://www.finitude.fr), ont râtissé quelques belles feuilles éparses, pas mortes non, mais veinées et vives comme la chaux de la prose de Robert-Louis Stevenson, dont la réflexion sur la description littéraire du génie d'un lieu est splendide, la poésie pavesienne, aux échos camusiens, ensoleillés, de Raymond Guérin, la mélancolie -et l'humour aussi, de Marc Bernard, le désespoir de Jean-Pierre Martinet, l'habituelle folie verbale de Michel Ohl... Sont autant de pâtisseries que l'on déguste à la fraîche. Le sommaire du numéro 1 de cette précieuse revue, Capharnaüm, me rappelle la longue série d'articles que j'ai co-écrit avec Pierre Veilletet dans les colonnes de Sud-Ouest Dimanche, de 1984 à 1987, et que nous avions intitulée Les inconnus célèbres. Nous redonnions ainsi un peu de vie à ces auteurs, ainsi qu'à une pelletée d'autres : Calet, Gadenne, Perros, Augiéras, Blanchard, de Richaud, Luccin, Delteil, Forton, Cailleux... Je me souviens de mon bonheur de replonger dans ces oeuvres subtiles, oubliées, négligées surtout, et d'en faire écho. Comme on revient de mission. Voir les éditions Finitude (*) exhumer, non pas des fonds de malles propres à faire la Une du Monde des Livres, comme le texte liminaire prévient avec humour, mais des fonds de tiroirs, est un ravissement. Simplement.
Alors bravo !
(*) J'avais quand même été alerté par un papier de Jérôme Garcin (L'Obs) et par un autre de l'ami Didier Pourquery (Le Monde Magazine) : deux secousses, quand même!
http://www.dailymotion.com/video/xfhj3_philippe-decoufle-le-p-tit-bal-perd_music
Certains écrivains, pourtant remarqués, partent sur la pointe des pieds et le bruit qui est fait autour de leur éclipse furtive (leur oeuvre les sort, un jour, peut-être, de l'obscurité) est semblable à celui des pages de leurs livres que l'on feuillette avec respect. Roger Munier a traduit (entre autres) Octavio Paz, il fut l'ami de René Char et de Martin Heidegger, il a analysé Rimbaud, écrit sur quelques peintres. Cet allié substantiel s'en est allé. Un entrefilet du carnet du Monde le prouve. Quelle importance, au fond. J'aimerais cependant -c'est un réflexe, reprendre un de ses livres comme Le moins du monde (Gallimard), mais je suis loin, si loin d'eux...
En images, ce que Philippe Découflé a fait du P'tit bal perdu (Bourvil). Une pure poésie muette...
Lire le cours de littérature de Nabokov, sur Proust notamment, est un bain de lumière. Il y a bien sûr les biographes solides, à l'anglo-saxonne, façon Lottmann sur Camus et Painter sur Proust. Il y a aussi les brillants exégètes comme Tadié sur Proust (ou de Biasi sur Flaubert). Mais il y a enfin les livres d'écrivains sur les écrivains, il y a l'empathie et la finesse de l'analyse du dedans d'un Nabokov, admiratif mais pas trop, qui nous éclaire avec une intelligence incandescente. Ses pages sur Du côté de chez Swann (284 à 331, à peine 50 dans le très précieux opus : Littératures, paru chez Laffont/Bouquins et dont j'ai déjà parlé ici) sont aussi éveillantes que celles consacrées au sujet par Gracq dans En lisant en écrivant (Proust considéré comme terminus). « L'ensemble est une sorte de chasse au trésor, où le trésor est le temps, et le passé la cachette, (nous souffle le chasseur de papillons). C'est là le sens profond du titre, A la recherche du temps perdu. La transmutation de la sensation en sentiment, le flux et le reflux de la mémoire, les vagues d'émotion telles que le désir, la jalousie et l'euphorie artistique, voilà le matériau de cette oeuvre énorme et cependant singulièrement légère et translucide. » Nabokov plante le décor, synthétique, et prévient : « Il y a une chose dont vos esprits doivent bien se pénétrer (il s'adresse à des étudiants) : l'oeuvre n'est pas autobiographique, le narrateur n'est pas Proust en tant qu'individu, et les personnages n'ont jamais existé ailleurs que dans l'esprit de l'auteur. » (...) « Proust est un prisme. Son seul objet est de réfracter, et, par réfraction, de recréer rétrospectivement un monde. « (...) « Les créatures prismatiques de Proust n'ont pas d'emploi, leur emploi est d'amuser l'auteur. » Nous entrons ainsi dans une oeuvre d'art dont l'ampleur est considérable. Nous sommes au sein d'une évocation gigantesque et aux ramifications qui semblent infinies, pas d'une description. Ni d'une autofiction, suis-je tenté d'ajouter. Ce serait trop facile! Et les Doubrovsky et autres Vilain se réjouiraient en hâte. Non. Proust est autrement plus complexe tout en restant limpide, par la force surhumaine de son style, par la grâce dont la Recherche est empreinte de la première ligne à la dernière (pour peu que l'on sache tourner les pages lorsqu'il le faut; à bon escient). « En matière de générosité verbale, dit Nabokov à propos de l'usage de la métaphore par Proust, c'est un véritable Père Noël. » Chez Proust, poursuit-il, « conversations et descriptions s'entremêlent, créant une nouvelle unité où fleur et insecte appartiennent à un seul et même arbre en fleurs. » Je pense alors à la peinture d'EkAT. Aux remarques de Christiane à ce sujet et à propos de ses propres créations graphiques. Et je retourne illico à Nabokov : celui-ci souligne avec tact une façon de déplier l'image comme un éventail, procédé caractéristiquement proustien. Prenons « le » personnage. Proust, selon Nabokov, l'appréhende comme une personnalité connue de façon comparative seulement, jamais de façon absolue. Aussi, « au lieu de le hacher menu (façon Joyce avec Ulysse), il nous montre tel personnage à travers l'idée que d'autres personnages se font de ce personnage. Et il espère, après avoir donné une série de ces prismes et de ces reflets, les combiner pour en faire une réalité artistique. » Bien sûr, Nabokov évoque –avec une infinie douceur, pas comme un chirurgien de l’Université ou un critique littéraire armé de sourds couteaux revanchards -, la madeleine, le baiser de maman, Combray, la flèche pourpre, la crème au chocolat, Méséglise, Vinteuil, Léonie, la jalousie –qui éclatera beaucoup plus loin avec Albertine, Guermantes, les cattleyas… Mais il ne brille jamais aussi intensément que lorsqu’il parle de cette notion du temps incorporé, de ce quelque chose de plus que la mémoire. « Un bouquet de sensations dans le présent et la vision d’un événement ou d’une sensation dans le passé, voilà où la sensation et la mémoire se rejoignent, où le temps perdu se retrouve. » Chef d’œuvre, vous dis-je!
Con el viento, peinture d'EkAT. www.ekat.fr