Le magazine Fromage gourmand m'a demandé un texte sur mon fromage fétiche pour leur rubrique littérature (un écrivain, un fromage) -Pourquoi pas! Le papier est paru hier, extraits :
C’est un fromage de berger et d’amour, nés aux confins du Pays basque et du Béarn, entre les vallées d’Aspe, d’Ossau et de Barétous. C’est avant tout un concentré de saveurs fortes, une compacité unique. L’ardi gasna est enfin un fromage de partage et de rites initiatiques…
D’abord il y a les courbes sensuelles des douces collines du Pays basque, comme une toile vert cru, salée de brebis qui paissent. Ce sont les Manex (Jean, en Basque) à tête noire qui donnent le meilleur lait dont on fait l’ardi gasna, ou fromage de brebis (le behi gasna désignant celui de vache).
Puis, il y a les mains d’ange –épaisses, du berger qui sculpte les tommes comme un potier amoureux.
Après il y a le couteau pour gratter la croûte et respirer une poudre qui doit sentir la fraîcheur animale de la bergerie, avec sa paille souillée, ses senteurs sauvages. C’est ainsi que l’on détecte, à l’instar d’un melon par la queue, l’ardi gasna « de respect ».
Enfin, il y a la tranche dense, compacte, de préférence sans trous, pâle et légèrement collante du fromage lui-même.
Ardi gasna, donc. J’ai toujours envie d’aspirer un « h » devant, tant ce fromage de brebis réveille les papilles et chante en moi lorsque je le déguste. Hardi, petit !
L’ardi gasna possède son AOC : Ossau-Iraty. C’est un peu le même en vallée d’Aspe. Question de versant, de variétés de brebis et de savoir-faire. Nous sommes toujours en pays 64 !
Ma préférence va à celui que font les bergers reclus au cœur des vallées souletines, du côté de Larrau, à l’aplomb de l’immense hêtraie d’Iraty. Fromage à pâte mi-dure, pressée et non cuite, à croûte naturelle, au lait cru entier de brebis, l’ardi gasna se déguste de préférence en altitude, le cul sur une motte, la tête baignée par le vent du Sud, Aïce Hegoa, un opinel en main. Du pain (préférez la fougasse de Tardets, au virage de l’entrée du village), du vin d’Irouléguy ou de Navarre. Eventuellement un petit pot de confiture de cerises noires de Mayalen, à Bidarray et zou !
Le plaisir est entier, qui doit si peu au paysage féerique, à l’atmosphère envoûtante, tant ce fromage est un délice. D’estive, il est plus tendre. Sec, il est fort comme la montagne à l’automne, lorsque la hêtraie fait pâlir d’envie les images du couvert canadien au cours de l’été indien. Une confrérie de l’Ardi Gasna tient chapitre chaque année à Saint-Jean-Pied-de-Port. J’y fus intronisé un matin de septembre (sans doute parce que j’étais alors rédacteur en chef de « GaultMillau »), juste avant un déjeuner d’anthologie chez Firmin Arrambide, aux « Pyrénées », et une corrida bayonnaise de la feria de l’Atlantique, dont on fit un fromage à l’heure de la tertulia, ce moment exquis où l’on refait le monde de la tauromachie, gestes à l’appui, verre de fino en main, avant d’aller dîner quelque part…
L’ardi gasna symbolise à mes yeux le partage. C’est le fromage que l’on se passe comme un ballon de rugby.
C’est la tranche que l’on coupe et que l’on tend du plat du couteau à l’ami, au cours d’une randonnée, ou d’une partie de pêche à la truite, d’une balade ornitho, ou bien à la plage, à l’automne, quand il n’y a plus que des surfeurs en combi dans l’eau froide.
L’ardi gasna, c’est la promesse de l’aube dans la campagne givrée qui sent le cèpe. C’est aussi l’envie de lui choisir le meilleur pain, le meilleur vin, pour le rendre encore plus beau et lui faire davantage plaisir.
Mon dernier grand souvenir de dégustation d’un ardi gasna par ailleurs exceptionnel, remonte à l’été dernier. In situ ! Soit sur les cols qui dominent la forêt d’Iraty. Je me trouvais à randonner avec mes deux enfants et Jey, le petit ami de ma fille. Marine, 21 ans, adore les formages depuis qu’elle sait parler et elle a longtemps composé son petit-déjeuner d’enfant de deux ou trois vrais cabécous ! C’est dire si le brebis lui parle aussi. Mon fils Robin, 18 ans, comme beaucoup de jeunes garçons, ai-je constaté (j’en fus) détestait le fromage (à l’exception de la vraie mozzarella dans la salade de tomates et du gruyère râpé maison dans les pâtes), jusqu’à ce jour béni de juillet où il consentit à mordre dans un morceau d’ardi gasna découpé par mes soins et tendu comme une offrande : « Tiens, allez ! Goûte enfin ! »
Etait-ce le paysage –à couper le souffle comme on dit, avec le Pic d’Orhy en fond, la vallée de Larrau en contrebas, des vautours qui planaient dans le ciel bleu ? Etait-ce le crapahut (et l’excellent jambon iberico pata negra) qui avaient précédé le geste ?.. Toujours est-il qu’il découvrit ainsi le plaisir du fromage. Une photo a immortalisé le moment car, dans notre famille, on ne plaisante pas avec les bonnes choses.
L.M.