Ignacio Ramonet (Le Monde diplomatique) livre une histoire synthétique de la presse écrite française et surtout des crises qu'elle traverse, dans son précieux essai intitulé L'explosion du journalisme. Des médias de masse à la masse des médias (folio actuel). La révolution numérique, les réseaux sociaux qui font de n'importe qui un producteur d'informations capable de s'improviser journaliste et qui sacralisent ainsi l'amateurisme; le phénomène Wikileaks (un journalisme sans journalistes), la crise grave bien sûr qui rend le lecteur de presse papier rétif à l'achat d'un contenu qu'il prend l'habitude de lire désormais sur sa tablette, son ordi, son téléphone -et aussi en raison d'une perte de crédibilité aiguë de la presse en général; la pub qui déserte les supports traditionnels, la fermeture des kiosques, Presstalis, principal acteur chargé d'acheminer notre canard préféré dans lesdits kiosques qui licencie 50% de son personnel, faute de taff, les charrettes dans les rédac invitant à passer au guichet en zappant l'étape caisse, etc. De Sud-Ouest à El Pais en passant par tant de confrères, nous en connaissons hélas la musique... Le tableau est noir mais dopant, à la réflexion, car Gutenberg n'est pas mort, même si on annonce sa disparition depuis plus d'un siècle; la presse n'ayant pas encore vécu son Age d'or.
Le vrai journalisme : de terrain, de reportage, d'investigation, a du plomb dans l'aile car il est devenu coûteux, voire jugé inutile (par certaines rédactions qui sont tombées sur la tête!) dans un monde en pleine mutation technologique et où l'accès instantané à une overdose d'informations planétaire, mondialisée permet de faire l'économie du terrain... Et donc de la qualité (qui dit reportage dit automatiquement terrain et un papier fait sans terrain est un papier sans saveurs, voire sans consistance; de toute façon sans grand intérêt). Mais cette forme de journalisme, rigoureux par essence (et cela devrait être un pléonasme), reste justement le dernier rempart contre la médiocrité de la course à l'info (la dictature de l'urgence, voire du sensationnel seulement), qui néglige jusqu'à la vérification élémentaire de la véracité et propage la rumeur à l'occasion, entretenant ainsi une diminution de l'exigence d'un lecteur saoulé, eu égard à la faiblesse neuronale d'une certaine offre éditoriale. Car le terrain est gage de qualité s'il est assorti du travail normal de décryptage, d'analyse, de mise à distance du sujet : le B.A BA.
Et cela, seule la presse écrite -de qualité- peut encore l'offrir à un lecteur conscient de la valeur du travail correctement fait ; car il en reste, de ces lecteurs. Ramonet dresse par ailleurs un tableau complet de l'univers de l'information reloaded : le Web, les sites d'info gratuits, les payants (aucun n'ayant encore trouvé un modèle économique qui pourrait être suivi), les pure players, le pari fait par certains groupes de presse sur la tablette comme outil miraculeux et garant de l'avenir de la presse "écrite", etc.
L'essai vivifiant quant au fond, d'Ignacio Ramonet est à rapprocher du passionnant Manifeste (une plaquette de vingt pages) que le mook XXI offre avec son n°21 : Un autre journalisme est possible, disent ses rédacteurs (Patrick de St-Exupéry et Laurent Beccaria), car parier aveuglément sur la révolution numérique est peut-être un leurre, que des journaux sans publicité sont possibles, et qu'un journalisme utile a un bel avenir devant lui, pour peu qu'il revienne un peu aux "fondamentaux" : le temps, le terrain, le rôle capital de l'image, la cohérence; l'indépendance, l'audace, le désir de refonder une presse pour un lecteur et non pas pour des annonceurs. Cette plaquette aura beaucoup fait parler d'elle dans le Landerneau et au-delà heureusement -preuve qu'un certain nombre de lecteurs s'interrogent sérieusement à propos des dérives d'une certaine presse sans qualités et qui pourrait devenir une nouvelle norme si l'on n'y prend pas garde.
En cela, le rôle du journaliste éclairé rejoint celui du philosophe dans la cité. C'est à lui que revient le rôle d'éveilleur des esprits lorsque ceux-ci sont atteints des syndrômes du laisser-faire, de la banalité du mal (cher à Hannah Arendt); bref lorsqu'ils sont sous anesthésie sociale. L'aiguillon, la mouche du coche, l'empêcheur de penser en rond, c'est autant ce grain de sable qui dérange (le journaliste selon Edwy Plenel), que le philosophe. Socrate n'a-t-il pas un peu inventé une certaine forme de journalisme de qualité, avec la fameuse ironie qui caractérise sa réthorique (lorsqu'il s'adressait aux Sophistes ou aux simples citoyens d'Athènes et qui séduisit tant le Camus journaliste*), et même l'art de conduire un reportage, avec la maïeutique, ou l'art d'accoucher les esprits?
Ce sont autant de (re)lectures passionnantes, auxquelles il conviendra d'ajouter une réédition d'un livre de Jacques Ellul : "Je suis sincère avec moi-même" et autres lieux communs (folio 2€) : extraits d'Exégèse des nouveaux lieux communs, et la publication éclairante de Hériter d'Ellul (actes des conférences du 12 mai dernier à l'occasion du centenaire de sa naissance), qui contient notamment les contributions précieuses de Simon Charbonneau, Sébastien Morillon et Jean-Luc Porquet (la collection La Petite Vermillon, de La Table ronde, poursuit -et c'est admirable-, la publication de l'oeuvre capitale d'Ellul : 13 titres sont déjà parus). Ellul, qui répétait à l'envi dans son cours sur La pensée marxiste à Sciences-Po Bordeaux (j'en ai le vif souvenir) : Exister c'est résister, Ellul pour finir, donc, cité dans le Manifeste XXI : Ce qui nous menace ce n'est pas l'excès d'information, mais l'excès d'insignifiance. Dont acte.
*Lire Les devoirs du journaliste, d'Albert Camus, dans Le Monde daté du 17 mars 2012