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Lettre à D.

Tu vas avoir quatre-vingt deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien.

J'ai compris avec toi que le plaisir n'est pas quelque chose qu'on prend ou qu'on donne. Il est manière de donner et d'appeler le don de soi de l'autre. Nous nous sommes donnés l'un à l'autre entièrement.

Nous serons ce que nous ferons ensemble.

Tu m'avais fourni la possibilité de m'évader de moi-même et de m'installer dans un ailleurs dont tu étais la messagère. Avec toi je pouvais mettre ma réalité en vacances. Tu étais le complément de l'irréalisation du réel, moi-même y compris, auquel je procédais depuis sept ou huit ans par l'activité d'écrire. Tu étais porteuse pour moi de la mise entre parenthèses du monde menaçant dans lequel j'étais un réfugié à l'existence illégitime, dont l'avenir ne dépassait jamais trois mois. Je n'avais pas envie de revenir sur terre. Je trouvais refuge dans une expérience merveilleuse et refusais qu'elle soit rattrapée par le réel.

J'aimais que tu me réclames tout en me laissant tout le temps dont j'avais besoin.

Tu étais unie, disais-tu, avec quelqu'un qui ne pouvait vivre sans écrire et tu savais que celui qui veut être écrivain a besoin de pouvoir s'isoler, de prendre des notes à toute heure du jour ou de la nuit; que son travail sur le langage se poursuit bien après qu'il a posé le crayon, et peut prendre totalement possession de lui à l'improviste, au beau milieu d'un repas ou d'une conversation.

Aimer un écrivain, c'est aimer qu'il écrive, disais-tu. "Alors écris!"

En été nous admirions les acrobaties aériennes des hirondelles dans la cour de l'immeuble et tu as dit : "Que de liberté pour si peu de responsabilité!". 

La découverte avec toi de l'amour, allait enfin m'amener à vouloir exister; et mon engagement avec toi allait devenir le ressort d'une conversion existentielle.

Une annotation de Kafka dans son Journal peut résumer mon état d'esprit d'alors : "Mon amour de toi ne s'aime pas." Je ne m'aimais pas de t'aimer.

"Je ne veux plus remettre l'existence à plus tard." (Georges Bataille). 

 

 ©André Gorz, Lettre à D. Histoire d'un amour, récit, éditions Galilée. Extraits.

 

Commentaires

  • cher Léon ,
    j'ai été vérifier que le facteur était bien passé , il l'était !
    alors je me suis plongé dans votre magnifique livre ! la couverture déja comme je m'y attendais est comme une voilure de soie qui appelle au toucher , à défaut , est tentation d'un effeuillage de ces pages caresses aventures réflexions ... mais toujours sensibilité et force ! une splendeur , et je ne vous flatte pas , on nage en pleine sensualité mais non c'est beaucoup plus que cela et cela m'a surpris , femmes certes , mais c'est toute la vie , la littérature , riche et puissante d'une vie pleine qui se déplie , et j 'ai pensé et oui c'est cela la femme bien sûr , un appel au tout d'une inexistence , inarrêtable et complexe, énorme et pourtant si fragile ,
    un vrai bon livre d'une élégance profonde

    merci encore et ai-je été bête de ne pas me l'être procurer avant !

    lam

  • - Cher lam, je vais rougir (trop tard...). C'est juste la compil., parmi mes propres poèmes, de ceux que j'ai supporté de relire et qui avaient un thème commun, une vraie cohérence. J'en ai par conséquent fait un livre, qui est paru en novembre 1999 -Déjà!.. Je suis heureux que ce désir de partage vous plaise.

  • je maintiens !

  • ok lam!..

  • et en plus j'ai acheté gorz ! et même que je voulais commenter sur les bienfaits de M Aur et Sénèque etc . quand mon ordi n a teur à flanché ! en bref car le com était long ... je reviens à l'antique car il me semble que cette philosophie pôuvait permettre à la personne de décider de l'existence, tonus et épaisseur ; avant que le monde ne la broie , sujet complexe et je ne suis pas spécialiste , ni philosophe ; ce matin je tombe sur les cours au collège de France de M Foucault , " du gouvernement de soi et des autres " , ou il est fortement question d'antiquité, un petit livre "Dostoievski lit Hegel en Sibérie et font en larme" m'avait déja mis sur la voie de l'antiquité , sur ce blog même une incitation à relire Marc Aurèle ne m'avait pas échappé et j'y avais vu comme un remède miracle à cet écrasement de la personne par l'histoire ,
    le don oui bien sur , en fait un bon grand repas , une méga-cène , ou chacun pourrait entretenir ce subtil dialogue entre soi et l'autre

  • Oui! Une sorte de Banquet avec des dialogues platoniciens à chaque (excellent) repas car n'oublions jamais de ne pas dissocier le corps et l'esprit. Quel est ce livre? (Dostoïevsky lit Hegel en Sibérie et fond en larmes). Ce matin, Michelet : "L'Antiquité contient les idées à l'état de concentration, à l'état d'elixir"...
    Merci de ce "post", cher lam. Nous sommes de plus en plus en "connivencia" sur ce blog et cela me réjouit.
    Poésie, philosophie, art, libre pensée, épicurisme ou plutôt hédonisme, amour, amitié, nature, liberté, tout cela s'entrecroise humblement ici, avec nos modesties et nos moyens. Pour notre bonheur partagé à l'envi.
    Gorz! Quelle sublime lettre d'amour de 80 pages!..
    Certains passages se relisent et se relisent...

  • Gorz , un régal ! une vrai leçon de vie et d'amour , d'humilité aussi je l'avais repéré sur l'étagère de la librairie mais comme un âne j'hésitais , heureusement vous m'y avez décidé !

    foldenyi chez actes sud pour l'opuscule cité mais R A V A L C [rien à voir avec la choucroute])

  • Je découvre.... joli passage de Gorz...
    "Nous serons ce que nous ferons ensemble". Simple, sobre, profond... touchant

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