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andré gorz

  • Lettre à D.

    Tu vas avoir quatre-vingt deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien.

    J'ai compris avec toi que le plaisir n'est pas quelque chose qu'on prend ou qu'on donne. Il est manière de donner et d'appeler le don de soi de l'autre. Nous nous sommes donnés l'un à l'autre entièrement.

    Nous serons ce que nous ferons ensemble.

    Tu m'avais fourni la possibilité de m'évader de moi-même et de m'installer dans un ailleurs dont tu étais la messagère. Avec toi je pouvais mettre ma réalité en vacances. Tu étais le complément de l'irréalisation du réel, moi-même y compris, auquel je procédais depuis sept ou huit ans par l'activité d'écrire. Tu étais porteuse pour moi de la mise entre parenthèses du monde menaçant dans lequel j'étais un réfugié à l'existence illégitime, dont l'avenir ne dépassait jamais trois mois. Je n'avais pas envie de revenir sur terre. Je trouvais refuge dans une expérience merveilleuse et refusais qu'elle soit rattrapée par le réel.

    J'aimais que tu me réclames tout en me laissant tout le temps dont j'avais besoin.

    Tu étais unie, disais-tu, avec quelqu'un qui ne pouvait vivre sans écrire et tu savais que celui qui veut être écrivain a besoin de pouvoir s'isoler, de prendre des notes à toute heure du jour ou de la nuit; que son travail sur le langage se poursuit bien après qu'il a posé le crayon, et peut prendre totalement possession de lui à l'improviste, au beau milieu d'un repas ou d'une conversation.

    Aimer un écrivain, c'est aimer qu'il écrive, disais-tu. "Alors écris!"

    En été nous admirions les acrobaties aériennes des hirondelles dans la cour de l'immeuble et tu as dit : "Que de liberté pour si peu de responsabilité!". 

    La découverte avec toi de l'amour, allait enfin m'amener à vouloir exister; et mon engagement avec toi allait devenir le ressort d'une conversion existentielle.

    Une annotation de Kafka dans son Journal peut résumer mon état d'esprit d'alors : "Mon amour de toi ne s'aime pas." Je ne m'aimais pas de t'aimer.

    "Je ne veux plus remettre l'existence à plus tard." (Georges Bataille). 

     

     ©André Gorz, Lettre à D. Histoire d'un amour, récit, éditions Galilée. Extraits.