Je hais les voyages...
Interrogé il y a quelques années par Jean Daniel sur le seuil de tolérance (à propos des questions d'immigration), Claude Lévi-Strauss eut cette remarque lumineuse (c'est moi qui souligne, en gras) :
"Le seuil de tolérance existe bel et bien. C'est un fait, un jugement de réalité, non un jugement de valeur. Il faut l'apprivoiser et le dépasser, mais non l'ignorer. Or, toute notre époque est là : on ignore les faits sous prétexte de défendre des valeurs." (...) "L'irruption trop massive d'une minorité dans un société peut en ébranler la structure et provoquer une allergie de protection."
Le concert d'éloges à propos du futur centenaire du grand ethnologue tourne parfois à la cacophonie. Vous ne trouvez pas? L'Express publie l'autosatisfecit d'un Fumaroli illisible, Le Point fait aimablement le tour du sujet en ... 6 pages et nous sur-vend une Une sur le motif. Le dossier du Magazine Littéraire est en revanche très bien réalisé. Le petit dossier de L'Obs n'est pas mal non plus, car il laisse la parole aux artisans de l'édition en Pléiade des oeuvres choisies par l'auteur (il manque quand même le témoignage -capital, je pense-, de Marie Mauze !..). Ce qui est bien, c'est que, comme d'habitude, cela donne envie de relire l'oeuvre. Et reprendre Tristes tropiques (je viens de le faire dans le TGV Bayonne-Paris) est un bonheur renouvelé pour l'esprit, doublé, comme on sait, d'un bonheur littéraire. Juste, pour le plaisir, la célébrissime première phrase (et sa suite, merci emma) : "Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m'apprête à raconter mes expéditions. Mais que de temps pour m'y résoudre! Quinze ans ont passé depuis que j'ai quitté pour la dernière fois le Brésil et, pendant toutes ces années, j'ai souvent projeté d'entreprendre ce livre; chaque fois, une sorte de honte et de dégoût m'en ont empêché." ... (la suite en Plon/Terre Humaine, ou bien en Pocket, ou encore en Pléiade).
Demain, j'achèterai cette Pléiade de Lévi-Strauss. Pour les enfants, mas tarde...
Commentaires
si je puis me permettre ce qui est intéressant ce n'est pas tant la première phrase, que la première phrase avec celle qui s'ensuit : "je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m'apprête à raconter mes expéditions." Sinon sans cette 2e phrase, la première perd tout son sens. En 2 phrases, c'est un peu la démarche de l'anthropologue qui est ainsi résumée. En enlevant la 2e c'est juste un type qui n'aime pas les voyages.
Et j'ajoute aussi : la photo de S. Gladieu, de Lévi Strauss prise en 2004, parue dans le mag littéraire et également dans le Figmag de samedi dernier. Magistrale.
Tu as mille fois raison -merci pour ce salutaire rectificatif!-, et je me demande encore pourquoi je me suis bêtement retenu de reproduire le premier paragraphe, entier, de "Tristes tropiques". D'ailleurs, je vais ajouter -au moins- cette seconde phrase qui donne, en effet, toute sa dimension à la démarche de l'anthropologue qui annonce ainsi un travail magistral, une démarche fondatrice à bien des égards, et qui ouvre avec brio et force, un ouvrage qui, rappelons-le aussi, bien qu'étant un essai d'anthropologie structurale qui fit l'effet d'une bombe intellectuelle dans la France sartrienne bien-pensante, fut sélectionné par l'Académie Goncourt pour son prix de novembre 1955... C'est vrai, aussi, pour le cliché de Stéphane Gladieu : avec sa canne, sa moue qui tombe (la vieillesse), ce regard droit, oeil gauche mi-clos (re-la vieillesse ennemie!), le noir total, surtout, en fond, les rides qui en disent si long, cette sagesse modeste que l'on dirait suffisante si on ne savait pas, bref. Magnifique photo... Gloire au grand bonhomme! J'aime aussi les photos n&b qui le montrent, jeune, durant l'expédition brésilienne avec Dina Lévi-Strauss.
Toujours à propos de l'immense anthropologue, à noter l'excellent papier de Nathalie Crom dans le Télérama de cette semaine ( celle du 17 au 23 mai s'entend)
pas vu, je verrai, merci!