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  • graBruges

    IMG_20180225_133557_resized_20180227_032801530.jpgJe fus à Bruges en fin de semaine et c'était avant-hier à peine. Je retrouvai la « Venise du Nord » enserrée dans une gangue de froid moscovite. Je revêtis moi-même des accessoires laineux d’usage polaire d'ordinaire, et que je n’utilise guère qu’à la faveur d’une approche fort hivernale de sangliers polonais ou de cerfs bulgares.

    Une obsession m’animait. Revoir les Primitifs flamands au Groeningenmuseum. Cela paraissait si raccord en un tel lieu. Revoir des toiles à l'émotion idoine. Y aller comme on s'évade d'une peinture de Brueghel pour patiner ou bien porter un renard piégé dans son dos.

    Or, j’ignorais qu’il fallut quelques années à peine pour que mes armes se rendissent à une si roide évidence : le tourisme de masse (ou la masse touristique) avait à ce point explosé, ici y compris, qu’il me submergea plus sûrement qu'une avalanche. Un magma, une soupe épaisse - que dis-je, un Cap sans bonne espérance, une Péninsule charnelle sans issue enserrèrent mon plaisir simplet de déambuler le long des canaux de cette cité entre toutes adorée pour ses charmes même - ce, jusqu’à la suffocation.

    Je fus, oui, sidéré par tant de congénères à ce point butés par l’obsession du selfie. Vous savez : cette façon si moderne de se mirer tel Narcisse dans le reflet de son minois, mais sans ostentation ni précaution d'usage, et pas dans l’eau d’un lac paisible : sur l’écran pathétique de nos solitudes numériques… Il y avait tant d'insolents selfie-sticks tendus – plusieurs manquèrent m’éborgner, au risque consolateur de ressembler tout à trac à un personnage du Jardin des Délices ou bien du Jugement dernier, de Jérôme Bosch -, que je me crus un instant piégé au cœur d’une forêt de haubans sirupeux et ne tintinnabulant point, enserré dans un fort peu plaisant port de plaisance sans aucune complaisance ni humanité. Emprisonné. Loin, très loin d'une sensation réconfortante, à la manière d'une invitation parmi les lances de La Reddition de Breda, fascinant tableau de Velazquez (visible au musée du Prado, à Madrid).

    Stupéfait par tant de marée in-humaine, je manquai m'insurger avec véhémence, mais l'esprit belge interdit subtilement, et par bonheur, un tel débordement. Au lieu de quoi je capitulai en conséquence et à ma manière. Il y avait là tant de troupeaux suivant un petit drapeau tenu à bout de bras par un guide hurlant dans un micro dûment fixé à sa mâchoire ou bien derrière son oreille. Ailleurs, quelques pétasses rose bonbon acidulé façon Hello Kitty, voyageant seules, pulvérisaient le record de selfies à la minute, sous leur bonnet pastel à pompons gesticulant, ridicule. Il y avait…

    Aucun ne regardait Bruges - je le jure. Aucun n'avait de souci architectural, ou poétique, ou bien de bienveillance pour les cygnes en couple, les corbeaux freux en maraude, ou encore pour la mousse d'un vert émeraude confondant, laissée sur le haut des parois des canaux (ce vert unique, en partage avec celui de la Jaguar Mark 2, ou bien celui de la Rover 2000 d'un identique vert anglais, roue de secours moulée sous la malle arrière, roues à rayons bien entendu pour la première). La suffocation, dis-je.

    Lorsque je la visitai il y a quelques années cette cité des eaux, elle me fut à ce point vierge de toute vulgarité qu'elle m’apparut atrocement provinciale. Une toile de Vermeer eut pu être tendue sans ménagement ni crainte sur le châssis de jours radieux et doucement caressés par un soleil poli, le long de paisibles canaux bordés de splendides bâtisses médiévales avec fenêtres à meneaux et petits carreaux de verre dépoli et coloré, précieusement entourés d’étain, que je n'en eus subi ni outrage ni surprise.

    Un bijou. Une toile de maître, c'était ça.

    Restait à gagner le Groeningen au plus vite. Vu que les frites qui nous furent servies, industrielles et décongelées (un réel choc, là), que les solettes eurent la maigreur anorexique des mannequins des années deux mille, que les croquettes aux crevettes bavèrent une lassitude crémeuse peu avenante, que les vol-au-vent nous aguichèrent sans talent aucun… Une angoisse légitime monta :

    Et si une autre forêt de selfie-sticks devait être traversée, à défaut d’avoir le droit de la scier à sa base d'un coup large de sabre, à l’entrée du musée, nous même lancé au galop de notre lourd cheval rescapé de la bataille d'Eylau... Mais non. Miracle. – Personne au guichet. Au point que le lieu sembla fermé.

    La paix simple, le soupir large, la détente méritée des muscles, le repos des nerfs enfin retrouvé, les allées propices à la réflexion sur tant d’œuvres picturales sujettes à interrogation de par leur profusion de détails, leur précision d’horloger genevois dans le trait, l’expression, le vouloir-dire, furent un bain de jouvence (ce, en dépit de travaux colossaux nous privant de la plupart des salles et donc des œuvres qu'elles recèlent…). Les Primitifs étaient partiellement là, mais bien là.

    Et je crois pouvoir écrire qu’un Jan Van Eyck me lança un clin d’œil complice que je n'osai capturer, mais retenir seulement. Entre mes mains ardentes - pleines d’ardeur à transmettre, et avides d'en découdre. Soit de partager cette détention. Ce que voilà. Puisque l’ardeur durera. Et ceci est, je crois, un bel anagramme. L.M.

  • Mercredi des cendres

    Capture d’écran 2018-02-14 à 14.47.02.pngDéon sans sépulture, cela ressemble à un déjeuner sans soleil, et ce n’est pas Alfa sans Roméo. Plutôt Les Trompeuses espérances. Si l’injustice perdure, ce sera Je ne veux jamais l’oublier. Cela ne fleure pas vraiment Tout l’amour du monde, mais peut signifier que Mentir est tout un art. Et, un jour peut-être, Taisez-vous, j’entends venir un ange. Difficile pour l’heure de prendre l’affaire À la légèreSur le motif, Michel observera le silence d’une tombe préférant - d’outre - ignorer les propos légalistes d’une cave élue à propos d’un caveau municipal. D’où qu’il soit, je le soupçonne de s’en ficher un peu, réduit en cendres qu’il est, écrivain de plein vent qu’il fut, et je l’imagine plus volontiers dispersé pour partie au-dessus des marais irlandais de Tynagh, et pour autre saupoudré en Méditerranée, depuis Le balcon de Spetsai. Dans les eaux après avoir fait de vieux os. Seulement, un vent pervers souffle dans le peu d’esprit des édiles de la mairie de Paris, cité où il naquit en 1919. De sourdes raisons vont-elles éclore, à l’instar de la désinscription de Maurras de l’agenda des commémorations ? (Déon fut un temps le secrétaire de rédaction de L’Action française). Ne soyons pas mauvaise langue. Il y a surtout qu’Alice Déon, la fille de l’auteur du précieux dialogue Parlons-en…, souhaite que les aficionados de son père puissent lui rendre visite en un lieu parisien saint et reposant (comme le cimetière Montparnasse), à proximité de nombre de pairs peinards. Un imbroglio administratif en interdit l’accès, au nom d’un égalitarisme absolutiste qui souffre cependant de coups de canifs dans la Déclaration, soigneusement enterrés (le cas de l’écrivaine américaine Susan Sontag en est un exemple, ainsi que le rapporte opportunément Le Figaro de ce jour). Quoiqu’il advienne, c'est l’esprit de Michel Déon qui compte sous la terre comme au ciel. Et celui-ci est deux fois immortel. C'est d'un académicien qu'il s'agit, et de l'auteur d’une œuvre inaltérable à laquelle nous retournons pour nous ressourcer en ces temps de manque, à la manière des Poneys sauvages se désaltérant au bord d’un étang d'humanité. L.M.

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    J'évoquerai bientôt Les mondes de Michel Déon, une biographie signée Christian Authier (Séguier)

     

  • Macbeth à bouffer du foin

    Capture d’écran 2018-02-10 à 20.14.46.pngVous souhaitez être dégoûté du théâtre, détester Shakespeare, haïr les comédiens : Allez donc voir le Macbeth mis en scène par Stéphane Braunschweig à l'Odéon (Paris VIème, vous avez jusqu'au 10 mars pour ce faire). Car, voilà une mise en scène indigente comme on en voit guère plus, sinon dans certains Lycées de province, lors des kermesses de fin d'année animées par les théâtreux boutonneux de classes de seconde.

    L'amateurisme est ici un euphémisme. L'emphase un diminutif. La cohésion d'une troupe une vue de l'esprit. Le décor une plaisanterie. Le jeu des acteurs une chimère. L'émotion un rêve. L'enchainement improbable des scènes une pitoyable dose de sueur. La narration impose un train laborieux.  La récitation scolaire d'un texte pourtant beau figure une punition (même si les époux Macbeth sont en soi une tragique et intemporelle sinécure relativement aisée à dynamiser, voire à dynamiter - on en a vu d'autres, des Macbeth davantage sentis, autrement plus incarnés).

    Rien ne va. Rien ne passe : aucun courant, aucune sensation, rien. De rien. Près de trois heures à se morfondre et à enrager, et même si les voisins de rang foutent le camp un à un, rester pour voir. Jusqu'au bout -Heureusement, à la fin il y en a qui sifflent le spectacle. Cela conforte. De maigres applaudissements convenus signent un satisfecit poli, voire syndical.

    Shakespeare fut absent hier soir, l'à-peu-préisme souverain, le laxisme éloquent, la déception majuscule. Le plaisir enfin, en berne totale. Ni Py ni Bondy (mais pas Strehler) n'étaient parvenus à nous infliger une telle peine sans raison valable. Nous n'avions pourtant commis aucune infraction ni aucun crime avant de venir... La scène de l'Odéon nous est (provisoirement) devenue une sous-rien. ¡Hasta la vista! L.M.

  • Les fiancées sont roides

     

    IMG_20180205_180616_resized_20180205_060826454.jpgHommage à l'écrivain discret Guy Dupré, disparu il y a quelques jours à presque 90 ans sans faire davantage de bruit que son œuvre et sa voix n'en firent jamais, et qui laisse quelques romans précieux comme « Les fiancées son froides » (salué à sa parution en 1953 - l'auteur avait vingt-cinq ans à peine - par Julien Green, Julien Gracq, François Mauriac et André Breton), « Le Grand Coucher », et « Les Mamantes ». Ni antimoderne ni hussard, romantique à l'Allemande, barrésien, grand styliste avant tout, Dupré est de ces auteurs dont on murmure le nom comme circule un sésame, et dont l'écho illumine aussitôt le regard des membres d'une confrérie sans tête. 
     
    « Dans le bleu des soirs d'Île-de-France pareil au bleu de Prusse des matins d'exécution, je chercherai longtemps encore le secret de conduite qui permet de lier la douceur sans quoi la vie est peu de chose au déchaînement intérieur sans quoi la vie n'est rien. » 
    (in « Les Manoeuvres d’automne »).
     
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    Lire Dupré : Les fiancées sont froides, Le Grand Coucher, Je dis nous : La Table ronde, coll° La Petite Vermillon. Les Mamantes : Grasset. Les Manoeuvres d'automne : Le Rocher.
     
  • Ça avait de la gueule

    Capture d’écran 2018-02-03 à 17.01.25.pngAvant-hier. Numéro anniversaire (le 50ème) du Monde des Livres, supplément culte du quotidien, et de moins intéressant (et prescripteur) au fil du temps. Mais chaque jeudi après-midi, c'est pavlovien, il nous le faut, même s'il nous arrive de soupirer désormais après l'avoir parcouru, lors que nous le lisions de bout en bout avec un appétit féroce et à force de pain, allant jusqu'à saucer l'assiette à regret. Aujourd'hui, c'est sans pain ni peine que nous lui préférons Le Figaro Littéraire, bu chaque jeudi matin jusqu'à la lie, ainsi que le très bon supplément consacré aux livres de La Croix (nous négligeons depuis belle lurette, le jeudi toujours, celui de Libération, devenu insignifiant).

    Ce numéro anniversaire comporte un long papier signé de Raphaelle Bacqué contant l'histoire du supplément depuis sa création en 1967 : les années Jacqueline Piatier, et puis les autres, placées sous la houlette de François Bott (les meilleures selon nous), Josyane Savigneau, les météoriques Franck Nouchi, Robert Solé, avant d'arriver à Jean Birnbaum, actuel responsable... 

    Figurent aussi dans ce numéro quelques morceaux d'anthologie, des extraits de critiques signés par les plumes qui s'y sont succédées. Et, justement, lorsqu'on tombe sur quelque trait de Pierre-Henri Simon, collaborateur et académicien, évoquant en 1968 Belle du Seigneur d'Albert Cohen, nous nous pourléchons : C'est long, c'est inégal, il y a du mauvais goût et quelques steppes de prose sableuse qu'on aurait envie de traverser en hélicoptère. Mais une fois engagé, pris dans le récit, on lit, on veut lire encore, aller jusqu'au bout. C'est tellement vrai de ce pavé empâté qui aurait bénéficié d'une cure d'amaigrissement avant impression (en particulier aux interminables parties touchant à la Société des Nations). C'est surtout bien asséné, avec cet art rare de la causticité bien tempérée.

    Ailleurs, c'est le célèbre feuilletoniste Bertrand Poirot-Delpech, qui tint le rez-de-chaussée (de la première page du supplément) le plus envié de Paris, se livrant à un pastiche de sa rubrique en faisant du Poirot par collage de tics (sans oublier de louer un académicien ou deux comme il le fit chaque semaine, menant ainsi une longue campagne un rien flagorneuse pour sa propre élection). L'ancien chroniqueur judiciaire et auteur d'un Grand dadais que l'histoire de la littérature n'a pas jugé utile de consigner, invente un écrivain, Marelier, et son oeuvre. Extrait : La gravité n'exclut pas, chez Marelier, un humour décapant, et salubre en nos temps d'empois. Sans parler de son écriture, où Barthes sut déceler un grain entre l'orge et la semoule, quelque chose comme le tapioca... La critique avait alors du style et du panache, non?

    Ailleurs qu'au Monde et aux mêmes périodes, Bernard Frank nous envoûtait de ses chroniques bavardes avec brio, regorgeant d'une mauvaise foi de génie. Renaud Matignon avait l'éloge flatteur aussi sincère que l'exécution sommaire. Et Angelo Rinaldi déglaçait à l'acide, ciselait des papiers que nous n'aurions raté sous aucun prétexte. La critique littéraire avait de la gueule.

    A l'instar d'un genre littéraire en voie de disparition, le pamphlet, il semble qu'elle soit devenue moins critique justement, et que le manque d'espace commande que l'on encense seulement. Malheureusement pas toujours avec ce claquant éloignant tout soupçon de collusion, et qui distingue d'emblée une chronique brillante sur l'aile d'une recension propre sur elle. L.M.