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Partir en train

Depuis le jour de mes vingt ans, je prends le train en conscience à travers le prisme d’un livre : la lecture des premières pages d’ « Un Balcon en forêt », de Julien Gracq, lues ce jour-là, a laissé en moi une trace profonde. Gracq y décrit un train qui serpente dans la forêt des Ardennes et qui conduit l’aspirant Grange vers une maison forestière ; siège social d’un récit qui se déroule pendant la « drôle de guerre ». Ces pages ont bouleversé ma façon de voyager et ma manière d’appréhender le déplacement en train. Je ne suis jamais plus monté dans un wagon sans penser au « Balcon », au train qui s’ébranle, au sens du mot départ –que seul celui d’un cargo peut égaler en sensations-, au paysage forestier qui défile, et au serpent de wagons que le voyageur découvre à la faveur d’une courbe longue et douce.

Les trains modernes à grande vitesse interdisent la moindre ouverture. Impossible dès lors de se pencher au-dehors pour prendre une gifle de vent qui bloque la respiration et baigne de liberté nos cheveux. Cette griserie, qui procédait du voyage, en dépit de l’alerte vissée aux parois (e pericoloso sporgersi), n’est plus. La vue est désormais plate. À angle presque droit. Sauf à être assis contre la fenêtre (mais qu’est-ce qu’une fenêtre qui ne s’ouvre pas, sinon une bouche d’autiste, une mer de verre !), le voyageur des trains modernes n’a qu’une vision faciale du paysage.
Son territoire imaginaire s’en trouve réduit, son ouverture sur la rêverie rétrécie.
Et par là, grande ouverte aussi.
Paradoxalement.
Les voyages ferroviaires incitent aujourd’hui davantage à la rêverie intérieure à travers les paysages de l’âme. Il pourra s’agir d’une lecture qui transporte, du visage d’un voyageur. L’attention se porte en dedans.

J’écris beaucoup dans les trains. Après un somme très court, mais infiniment réparateur, à la sortie duquel une fringale d’écrire l’emporte sur celle de parcourir la presse, tandis qu’une avalanche de faits précisément coloriés afflue à mon esprit soudain frappeur.

Il y a toujours, dans le brinquebalement d’un train qui démarre et s’arrache d’une gare, quelque chose qui l’apparente à la fois au végétal et à l’animal. La longue carcasse d’un vieux reptile craque soudain en rafales vertébrales lentes, en s’extrayant d’une brousse froissée de lianes et de mille feuilles sèches.

Dès que ce pâté en croûte s’extirpe des flancs du quai, l’air déplacé par la fusée qui prend de la vitesse en fendant l’idée d’une destination qui déjà est annoncée à la voix, ajoute à l’arrachement –comme on le ressent d’un chêne qu’on abat et qui tombe dans un fracas de fibres déchirées-, et à la séparation du corps de la gare et de ces passagers sédentaires restés à quai, en apparence satisfaits de n’être pas du voyage.
Leurre ! Nous partons tous.

Celui qui regarde le train s’éloigner, est pris d’un vertige immobile assimilable à une chute horizontale. À un plongeon.
À sa manière, il part.

Celui qui part quitte. Il est par conséquent saisi d’une nostalgie immédiate. D’un haut-le-cœur.
Il est immédiatement captif de l’alchimie du ronronnement et des vibrations qui commencent à agir sur son corps et sur son esprit, et contre lesquels, bientôt, il ne pourra opposer aucune résistance.

L’effet soporifique du départ en train est fulgurant. Chaque départ m’anesthésie. Totalement. La chute est délicieuse. Bercé comme un bébé dont le landau aurait été suspendu au cœur de la salle des machines d’un cargo, je sombre. Les vibrations me sont un massage crânien, un bain de kaolin pris chez Guérard au plus près d'Eugénie-les-Bains et au son du chant des baleines dans un magasin Nature et Découvertes.

Après vient le rêve. Le rêve pénètre à l’aise le sommeil ferroviaire. Il possède le pass. S’installe chez lui, envahit l’espace, plante son décor, campe ses personnages. Envoie la musique. Lance la machine : ça tourne !
Ce sont des rêves dont je me souviens au réveil. Les réveils les plus redoutables sont ceux du contrôleur qui vous tâte énergiquement le bras, et celui du voisin qui s’excuse de devoir vous déranger pour passer.

L’envie d’écrire, implacable, surgit comme le regard d’une sphynge à la sortie du rêve. Après avoir feuilleté rapidement le viatique, écrire m’étreint. Livres et journaux peuvent attendre. Les idées qui cognent, non. Et c’est ainsi que se tricotent des textes et que naissent certains livres. Entre Tours et Poitiers, Dax et Bordeaux, Cork et Dublin, Séville et Malaga. L.M.

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Le livre unique que j'emporterai sans doute sur une île déserte - selon la formule interrogative habituelle (mais où nicherait quand même une librairie correctement achalandée...).

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