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  • Nouilles froides à Pyongyang

    images.jpegCe récit de voyage est terrifiant. Déguisé en professionnel du tourisme en quête de nouveaux marchés, Jean-Luc Coatalem s'est introduit, avec son ami Clorinde (qui ressemble comme deux chemises Marcel Lassance à Dominique Gaultier, pilote dandy des éditions le dilettante) dans ce mystérieux pays à l'opacité légendaire et dont on sait moins de choses qu'on parvient à en connaître des lointaines galaxies. La Corée du Nord n'est pas franchement un paradis pour touristes libres. Aucun mouvement n'y est possible sans le contrôle paranoïaque d'une collante poignée de guides complices d'un pouvoir absolu et froidement dictatorial. Néanmoins, Coatalem, dont on connaît le talent pour raconter ses voyages au Vietnam ou au Paraguay, nous embarque, avec Nouilles froides à Pyongyang (Grasset, 17,60€) dans cet univers concentrationnaire, ubuesque tendance nazi, kafkaïen version schizoïde, totalement absurde à la vérité, en nous faisant rire jaune. Lui-même a peur parfois. Souvent il se demande ce qu'il est venu foutre dans ce pays, mais jamais il ne nous ennuie car ses descriptions, à partir de notes et d'observations dérobées, soulignent la singularité planétaire d'un pays qui musèle son peuple avecIMG_9525.JPG une violence dont on ne peut que deviner l'ampleur. Ce récit se double d'une excellente histoire résumée du pays, de ses chefs fous (Kim Jong-il et Kim Jong-un notamment), non sans dériver avec bonheur en compagnie de Melville (l'archipel de papier de Mardi deviendra un refuge), Larbaud, Valéry, le subtil Marcel Thiry et autres nourritures qui viennent images.jpgcompenser la faim au sens propre. A noter aussi la reprise en poche du Gouverneur d'Antipodia (J'ai Lu), précédent livre de Coatalem, qui lui a valu le Prix Roger-Nimier 2012; l'année du cinquantenaire de l'accident mortel de l'auteur des Enfants téléchargement.jpegtristes. D'ailleurs, saluons au passage la qualité et l'audace de l'éditeur Stéphane Million et de sa revue littéraire iconoclaste Bordel, dont le dernier numéro est consacré aux Hussards (la bande -fondatrice- à Déon, Blondin, Nimier, Laurent et aussi Frank, Haedens, voire Huguenin et quelques autres). Cette revue rassemble surtout les signatures de l'écurie maison, laquelle livre des points de vue d'une pertinence rare sur un sujet maintes fois traité. 


  • Les Français d'Algérie, de Pierre Nora

    images.jpgDécevant. Nous avions tant attendu (des années!) la réédition de ce livre épuisé depuis des lustres... Pierre Nora, brillant historien et essayiste que nous savons, académicien, manitou de la non fiction chez Gallimard, pilote emblématique de la somme éditoriale intitulée Les lieux de mémoire... Donnait son premier livre en 1961 avec ces Français d'Algérie. Il était alors enseignant à Oran. Le livre parut juste avant le putsch d'un quarteron de généraux à la retraite. Son analyse de la société pied-noir est à ce point méprisante (cette société-là semble lui inspirer le dégoût caractéristique de cette gauche bourgeoise qui affecte de ne pas prendre le métro, qui vit dans le 7ème à Paris tout en affichant des amitiés avec le peuple socialiste), qu'on se demande en tournant les pages pourquoi il se livra à une telle étude. Les Français d'Algérie reparaît donc, augmenté d'une préface (Cinquante ans après) et surtout d'une lumineuse longue lettre inédite (trente pages) de Jacques Derrida adressée à son ami Nora (Bourgois, 17€). Le propos s'éloigne d'emblée, à nos yeux, de la notion ethnographique de terrain, car l'historien semble se pincer le nez devant son sujet -il eut mieux fait d'aller exercer son jeune talent sur les rives plus lisses (quoique) du Lac Léman. Oui, le petit peuple d'Algérie que décrivit si admirablement Albert Camus (que Nora déglingue comme il déglingue -curieusement- Germaine Tillion) avait sa structure sociologique propre, extrêmement humble dans son écrasante majorité, qui n'était pas franchement celle des CSP++ d'aujourd'hui, sinon ils n'aurait pas quitté l'Europe des années 1830 et suivantes pour aller retrouver fortune, tenter sa chance, se refaire la cerise, manger à sa faim, fuir des persécutions politiques, dans ce qui figurait un nouvel Eldorado, un Far-West transméditerranéen. Cela, Nora semble l'occulter et c'est dommage. Car, à l'évidence, ce peuple (contexte de l'époque) était populiste comme on fut plus tard poujadiste en métropole, certes il fut antisémite à la marge, lorsqu'à Paris on dénonçait à tout va et on collaborait copieusement, certes il n'avait pas la culture des étudiants de la rue d'Ulm, certes il eut parfois des comportements comparables à ceux qui furent constatés à des époques semblables en Indochine, en Inde, au Sénégal et dans toutes les colonies. Oui, certains pieds-noirs furent un brin militaristes, anti-parisiens, anti jacobins, un peu Corses dirons-nous, voire autonomistes mais avec ambiguité : en acceptant les subsides de la maison mère, ce qui peut à la limite se traduire par du cynisme mais qui fut je crois de l'opportunisme basique. En historien contemporain qui travaille sur le vivant, Nora se confronte en filtrant, semble-t-il. Parfois, il donne l'impression d'avoir bossé à l'hygiaphone plutôt qu'au microphone et au carnet de notes. La presse qui fit écho du livre (admirable papier de Jean Lacourure dans Le Monde du 29 avril 1961) n'épargnât pas davantage Nora que Derrida ne le fit, mais ce dernier avec une condescendance amicale, dans sa longue lettre qui égratigne profondément, mais avec respect, le propos. Nora semble mettre dans le même panier (le préjugé et la tentation à généraliser sont pourtant des écueils faciles à éviter, car spectraux), les colons, les militaires, les gouverneurs et tous les autres. Le "tous colons", tous pourris affleure à certaines pages et c'est le plus surprenant, venant de la plume d'un grand esprit de ce temps; déjà. La vulgarité populaire dégoûte l'historien qui devrait a minima garder la distance nécessaire, indispensable avec son sujet. Certes l'analyse est fine, construite, nourrie, souvent brillante, même si elle comprend de grosses lacunes (pas un mot sur le FLN par exemple). La démonstration de l'intégration comme mythe de compensation, celle de l'existence tenace et farouche d'un certain paternalisme autoritaire représentant un idéal de justice, qui dédouanait cette communauté de son racisme ordinaire, sont admirables d'intelligence, autant que sont captivantes, ébouissantes, les analyses de la distance raciale et sociale des Français d'Algérie avec les Arabes. L'historien (trop sérieux?) est cependant mal à l'aise, voire affligé lorsqu'il cite l'humour simpliste et désespéré d'un peuple qui répond par une boutade à des propositions (déjà décidées), de De Gaulle : Autodétermination?.. Et pourquoi pas bicyclette-détermination! Nora condamne par ailleurs de la même manière le moralisme de Camus et celui des libéraux (une auberge espagnole, à vrai dire), comme il décrit de façon hâtive ce peuple de petits blancs humiliés et méprisants, leur hospitalité agressive, leur culte de l'individu, leur bonne conscience, l'affinité profonde, en leur sein, entre le soldat et le colon... Une phrase importante ouvre le livre : les Français d'Algérie ne veulent pas être défendus par la métropole. Ils veulent en être aimés. Elle est malheureusement laissée sur le bas-côté de l'analyse. L'objectivité glacée de Nora, comme le souligne Lacouture, manque de cette chaleur propre à la rue de là-bas. Et par voie de conséquence à une analyse talentueuse qui aurait été exemplaire si elle n'avait pas été -pour résumer; antipathique.

    PS : ce mépris du bout des lèvres, près d'un million de pieds-noirs l'ont ressenti de la part des "patos" (Français de France), lorsqu'ils débarquèrent au cours de l'été 62 en terra incognita ou presque, en terra "hostilita" surtout -à Marseille et partout ailleurs. Il s'est clairement apparenté à un racisme qui n'a jamais eu le courage de dire son nom.

    http://www.wat.tv/video/pierre-nora-francais-algerie-5m3ij_2iynl_.html


  • Traces

    images.jpgC'est un ouvrage volumineux qui restera à la maison. Sur le sujet, il vaut mieux avoir avec soi un petit poche comme le Sylvain Thomasson, Guide des traces d'animaux (Livre de Poche) : celui-ci ne quitte pas ma voiture, ou bien le petit Nathan/Nature de Bernard Loyer, 100 traces et empreintes faciles à voir -celui-là a sa place dans un vieille veste en toile. Avec ce nouveau grand livre, le Guide Delachaux des traces d'animaux, de Lars-Henrik Olsen (Delachaux et Niestlé, 30€), nous tenons une jolie bible sur le sujet, pour suivre à la trace les oiseaux et mammifères d'Europe. Remarquablement illustré, d'un sérieux irréprochable -la garantie de cet éditeur spécialisé dans les ouvrages naturalistes-, ce nouveau grand guide des traces est vraiment complet car il ne se contente pas d'apprendre à reconnaître les empreintes de pattes et autres indices sur le sol meuble ou la neige comme les traces d'envol, ou encore les laissées, fumées, fientes, crottes et autres reliefs de repas, mais aussi de reconaître par exemple les marques de dents sur une branche ou dans un fruit, les frottis, les dégâts comme l'écorcage, les trous dans la terre et dans les troncs, les indices divers fondamentaux : plumes, poils, pelotes de réjection... Il en devient passionnant à apprendre, à étudier, à retenir. Modes de vie, habitats, au-delà des descriptions de base, enrichissent considérablement cet ouvrage phare sur le sujet.  

  • Dixit Michel Serres

    «Cette question du mariage gay m'intéresse en raison de la réponse qu'y apporte la hiérarchie ecclésiale. Depuis le 1er siècle après Jésus-Christ, le modèle familial, c'est celui de l'église, c'est la Sainte Famille.

    Mais examinons la Sainte Famille. Dans la Sainte Famille, le père n'est pas le père : Joseph n'est pas le père de Jésus. Le fils n'est pas le fils : Jésus est le fils de Dieu, pas de Joseph. Joseph, lui, n'a jamais fait l'amour avec sa femme. Quant à la mère, elle est bien la mère mais elle est vierge. La Sainte Famille, c'est ce que Levi-Strauss appellerait la structure élémentaire de la parenté. Une structure qui rompt complètement avec la généalogie antique, basée jusque-là sur la filiation : on est juif par la mère. Il y a trois types de filiation : la filiation naturelle, la reconnaissance de paternité et l'adoption. Dans la Sainte Famille, on fait l'impasse tout à la fois sur la filiation naturelle et sur la reconnaissance pour ne garder que l'adoption.

    L'église donc, depuis l'Evangile selon Saint-Luc, pose comme modèle de la famille une structure élémentaire fondée sur l'adoption : il ne s'agit plus d'enfanter mais de se choisir. à tel point que nous ne sommes parents, vous ne serez parents, père et mère, que si vous dites à votre enfant «je t'ai choisi», «je t'adopte car je t'aime», «c'est toi que j'ai voulu». Et réciproquement : l'enfant choisit aussi ses parents parce qu'il les aime.

    De sorte que pour moi, la position de l'église sur ce sujet du mariage homosexuel est parfaitement mystérieuse : ce problème est réglé depuis près de 2 000 ans. Je conseille à toute la hiérarchie catholique de relire l'Evangile selon Saint-Luc. Ou de se convertir.» 

    Source : © La Dépêche du Midi.
  • Pierre Veilletet

    images.jpgC'est un grand journaliste doublé d'un écrivain précieux, précis qui vient de quitter ce monde à l'âge de 69 ans, le 8 janvier dernier. A Bordeaux. Sa ville. Né à Momuy dans les Landes et d'origine flamande par ailleurs, Pierre Veilletet aura effectué une brillante carrière au journal Sud-Ouest, qu'il pilota, jusqu'à son éviction brutale en 2000 -qu'il ne digéra pas. Prix Albert-Londres 1976 pour ses reportages sur l'agonie de Franco, il préféra rester le premier à Bordeaux au lieu d'être un numéro à Paris. C'était un maître à l'écriture rigoureuse, au ton singulier, hiératique et profond. Un styliste. Un observateur d'une finesse désarçonnante. Un taiseux au sourire rare aussi. Un personnage un rien intimidant mais toujours prompt à lancer un trait d'esprit pour détendre une atmosphère qu'il savait avoir rendue pesante, dans son bureau au journal ou ailleurs par hasard dans les rues de la ville. Veilletet avait le tact inscrit en lui. Et une délicatesse parfois gauche mais jamais empruntée. Il n'était pas d'accès libre. Ce n'est qu'à l'âge de 43 ans qu'il publia son premier livre, le court et dense roman La pension des nonnes, chez Arléa, maison cofondée avec ses amis Jean-Claude et Catherine Guillebaud et à laquelle il restera aussi fidèle que Julien Gracq le demeura à José Corti. L'allusion vaut rapprochement : le choix scrupuleux de l'adjectif, l'usage de l'italique pour appuyer comme on adresse un clin d'oeil entendu, rendent l'écriture de Veilletet voisine, sinon cousine de celle du grand écrivain de Saint-Florent-le-Vieil. Si Querencia et autres lieux sûrs peut faire penser à La première gorgée de bière de Philippe Delerm pour sa thématique, mais avec une autre tenue, une exigence altière, ce recueil de courts textes qui sont autant de bijoux ciselés évoque davantage les Préférences ainsi que Liberté grande, de Gracq, tant par sa subjectivité que par sa prose somptueuse. Le journaliste aura marqué Sud-Ouest Dimanche, qu'il dirigea dès 1979 de main de maître. Je le connus là, en 1981. Il fut mon premier rédacteur en chef et me permit d'écrire notamment des critiques de livres durant des années. J'entrais dans ma vie d'homme. François Mitterrand venait d'accéder au pouvoir et j'achevais mes études. Étrangement (encore que...), j'ai toujours trouvé en Veilletet un indéniable côté mitterrandien, dû sans doute à sa timidité -qui pouvait passer pour de la froideur et que l'on résumait en disant que c'était son côté British qui dépassait le côté Bordelais d'un homme à la casquette en tweed distincte de ses vestes de la même étoffe -qui le faisaient ressembler, physiquement aussi, au "Prince des reporters". L'homme impressionnait. Je n'oublierai pas ces inconnus célèbres (les seconds couteaux de la littérature que nous chérissions : Forton, Gadenne, Bousquet, Guérin, Perros, Augiéras, De Richaud, Henein, Vialatte, Calet...), dont nous fîmes une série dans le journal, avec Yves Harté -l'autre grande plume, qui lui succéda à Sud-Ouest Dimanche. Je n'oublierai jamais ce soir de 1986 copieusement arrosé que nous passâmes tous les trois (Yves Harté, Pierre Veilletet et moi), pour fêter la parution imminente de La pension des nonnes. En fin de soirée, nous avions porté à bout d'épaules un Pierre Veilletet ivre de bordeaux et de bonheur, de chez moi à chez lui ou jusqu'à un taxi, je ne me souviens plus très bien. Je garde précieusement le "tapuscrit" de ce roman, qui porte un titre originel schubertien : Un voyage d'hiver. Veilletet connaissait les vins et la tauromachie sur le bout des doigts et il a écrit des textes magnifiques sur ces sujets solaires qui le passionnaient.
    Attiré par l'Espagne autant que par l'Italie et par certaines villes du Nord, par les ports et par les fleuves, il plaçait l'exigence journalistique et la littérature au-dessus de tout. Il procurait, avec ses articles que nous guettions, ce plaisir du texte que l'on ne trouve plus guère dans les journaux et qui était alors flatté, encouragé à Sud-Ouest, journal de plumes donnant d'excellents papiers. Dans ses livres, que je relis depuis trois jours avec un plaisir mâtiné de tristesse, il donnait tout simplement la mesure d'une littérature de haut-vol. Car c'était un grand. Un très grand. 

    Lire (j'espère qu'Arléa aura la bonne idée de publier une compil°, un "Tout-Veilletet" comme cet éditeur de qualité a publié la totale d'Albert Londres, câbles compris, ou les Essais de Montaigne reloaded par Claude Pinganaud, ou bien comme il existe un Bouquins/Laffont des oeuvres d'Antoine Blondin, histoire de nous éclipser et de le relire peinard, à l'écart, comme un chien s'en va ronger au fond du jardin). Lire donc : Querencia et autres lieux sûrs (Mots et merveilles en collection de poche), La pension des nonnes, Bords d'eaux, Coeur de père, Mari-Barbola, Le vin, leçon de choses, Le prix du sang, Le cadeau du moine (tous chez Arléa); Le peuple du toro (Hermé), De l'esprit des vins (Adam Biro).

    Photo : Pierre Veilletet (lunettes) avec Jean-Claude Guillebaud (Prix Albert-Londres en 1972. Yves Harté le fut en 1990), dans le sannées 2000 : © Archives Philippe Taris/Sud-Ouest.


    P.S. : "l'avantage" d'un blog sur une publication dans la presse traditionnelle (je pense immédiatement et quasi exclusivement au support papier : je suis old school et j'aime ça), est de pouvoir s'autoriser des digressions personnelles, de se mettre en avant, ce qui est bien sûr proscrit partout ailleurs. C'est pourquoi je me suis laissé allé ci-dessus à partager une ou deux anecdotes, des souvenirs qui parlent de toute façon directement de Pierre Veilletet.