Tant que le Gulf Stream les poussera, on se battra pour déguster ces drôles de petits spaghettis nés dans la mer des Sargasses et d'un goût singulier, certes définissable, mais tellement rehaussé d'atmosphère -davantage que de piment d'Espelette. Et de saison, d'interdit, de rareté; d'âme en somme.
Passons à table avec une cassolette de pibales, ces alevins d’anguilles qui nous reviennent en hiver depuis la lointaine mer des Sargasses et qui, longs comme des petits doigts, fins comme des spaghettis à deux yeux (les Japonais sont d’ailleurs parvenus à en faire un surimi plus vrai que nature), translucides avant que d’être « passés au tabac », soit de vie à trépas à l’aide d’une infusion de feuilles de tabac (une mort noble, non ?), et blancs lorsqu’ils baignent dans l’huile, l’ail et le piment d’Espelette ; font le régal des Espagnols et des Basques « des deux côtés », qui les dégustent pour eux-mêmes, avec une fourchette en bois aux dents coniques comme les allées du Stade de France, afin de mieux les saisir (et d’évacuer plus rapidement le public). Cet alevin qui se pêche l’hiver dans les golfes de notre côte atlantique, excite les convoitises de pêcheurs amateurs –n’ayant théoriquement pas le droit de pêcher comme les pros, la nuit, au « pibalot » ou pibalour (sorte de large tamis circulaire), en remontant l’Adour notamment. Car le prix du kilo peut atteindre des sommes astronomiques, jusqu’à 1000€ le kilo payé au pêcheur, et cela se traduit par 50€ la mini cassolette de 100g, dans les restaurants basco-landais et espagnols qui en servent (la dernière fois que j'en ai mangé, c'était fin décembre dernier chez Pablo, près des Halles, à St-Jean-de-Luz mais leur préparation fut -pour la première fois à cette adresse-, assez déçevante : mollassonnes, sans peps, comme pschittées... Quelques tables parisiennes comme l’Os à moelle en proposait, congelées, l’été dernier : hum). L’alevin pèse environ 0,20 g. et mesure environ 60 mm. Du coup, la guerre fait rage et la « pibale-connection », véritable mafia qui organise le commerce des pibales, adopte parfois des méthodes que l’enjeu provoque. Certains pêcheurs sont armés et il n’est pas rare de voir des déprédations diverses sur le matériel des amateurs… Si l’alevin est consommé tel quel, il est également exporté (en hypothermie) vers la Chine et Hong-Kong pour l’élevage de l’anguille que l’alevin deviendra (l’anguille ne se reproduit pas en aquaculture, il faut donc l’élever à partir de son alevin. En 18 mois, un kilo d’alevins donne 800 kg d’anguilles). Cette exportation a cependant été interdite la saison dernière, mettant en danger des centaines de « civeliers » charentais notamment (on pêche l’alevin, appelé aussi civelle dans les estuaires de la Charente, de la Gironde et de l’Adour). Mais il y a pire : la réglementation européenne de la pêche des alevins durcit le ton car les pibales se raréfient. Certes la pêche française, forte de 690 unités maritimes de 7 à 12 m et de 225 pêcheurs fluviaux (à pied) recensés en 2007, touche à 66% de la population de l’alevin de l’anguille. Mais les causes principales de sa raréfaction sont la dégradation des habitats, les centrales hydroélectriques, véritables hachoirs à poissons de remontée, les pompages dérivations de cours d’eau, le rejet de 22 pesticides organochlorés et toxiques, les métaux lourds, utilisés en agriculture, notamment pour le maïs, et autres joyeusetés. Buon appetito.
Photos ci-dessus : © Reuters - Sud-Ouest ; © mairie-guiche.fr ; © cuisine.notrefamille.com
Là-dessus, débouchez un Txakoli de Txomin Etxaniz, classique. Ou bien risquez un entre-deux-mers légendaire : Bonnet, d'André Lurton, en 2011 (majestueux de simplicité fruitée et d'évidence dans sa fraîcheur droite). Vous sentirez la vague, les embruns, sur ces pibales de fleuve final. Ou bien un autre larron de cette AOC trop cantonnée aux huîtres, Château Lestrille. Parce que si ces deux vins excellent sur les palourdes, les clams, les moules crues et les huîtres de haut-vol comme celles de mon pote Joël Dupuch (les Viviers de l'Impératrice) ou bien celles de Gillardeau, ils peuvent faire des étincelles si on a juste l'idée de les décantonner. Sinon, un rouge tout simple -n'allez pas chercher midi à quatorze heures parce qu'il s'agit d'un mets rarissime et cher : un côtes-du-roussillon de hasard et d'humble extraction, mais correctement élevé fera l'affaire (là, aucun ne me vient spontanément), ou bien un irouléguy paysan (Abotia par exemple, en rosé pour changer de son rouge qui serait trop corsé pour les fragiles alevins déjà fouettés au piment).
Et pour lire? -La bouleversante histoire d'amour contrarié de Jacques-Pierre Amette, Liaison romaine (Albin Michel) car elle exprime le désarroi d'un homme fou amoureux et que ça, c'est toujours poignant et qu'en plus Amette écrit par touches d'une sensibilité d'antenne d'escargot -ça compte lorsqu'on tourne les pages!..
Itinéraire spiritueux, de Gérard Oberlé (Grasset ou Livre de Poche), pour la langue baroque de ce Rabelais du Morvan, ami de "Big Jim"
Harrison. Ou encore les discours de "Gabo", Gabriel Garcia Marquez, Je ne suis pas ici pour faire un discours (rassemblés par Grasset) à picorer et pour lire au moins celui qu'il prononça lorsqu'il reçût le Nobel, le 8 décembre 1982, intitulé La solitude de l'Amérique latine. Ou celui qu'il donna deux jours plus tard à Stockholm encore : A la santé de la poésie. Extrait : A chaque ligne que j'écris je m'efforce toujours, avec plus ou moins de bonheur, d'invoquer les esprits furtifs de la poésie et de laisser sur chaque mot le témoignage de ma dévotion pour leurs vertus divinatoires et leur victoire permanente sur les pouvoirs sourds de la mort.