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  • Fulgur

    Je découvre à l'instant "Le jour à peine écrit", poèmes, 1967-1992, du grand Claude Esteban, éditions Gallimard , qui paraît le 6 avril : c'est d'une beauté fulgurante. Trois exemples, vite, sur quarantedouze (j'y reviendrai) :

    (page 155) :

    LIX

    Je veux mourir dans tes cheveux. L'âme est trop lente ici. La chair ne connaît rien que sa blessure. Tant de nuits sans désir. Ne tarde plus. N'attends pas que ma sève se partage. Nous avions conjuré la peur. Epouse-moi. Je suis seul. Je suis nu. J'ai mangé tout le mal sur d'autres lèvres. Je veux mourir dans tes sillons.

    (page 75) :

    Le ciel

    ouvert en deux.

    Elle

    sur la margelle du matin.

    Danseuse blanche".

    (page 15) :

    "Armure du matin.

    Je ne sors plus

    de moi. Je traverse

    mes lèvres

    sans voir que le soleil

    déchire l'air

    les murs.

    J'invente des couloirs

    où le froid s'accumule

    courbe

    jusqu'à ce cri."





  • Partir en train

    C’est un extrait de mon prochain livre, composé de miscellanées (des mélanges) :

    Depuis le jour de mes vingt ans, je prends le train en conscience à travers le prisme d’un livre : la lecture des premières pages d’ « Un Balcon en forêt », de Julien Gracq, lues ce jour-là, a laissé en moi une trace profonde. Gracq y décrit un train qui serpente dans la forêt des Ardennes et qui conduit l’aspirant Grange vers une maison forestière ; siège social d’un récit qui se déroule pendant la « drôle de guerre ». Ces pages ont bouleversé ma façon de voyager et ma manière d’appréhender le déplacement en train. Je ne suis jamais plus monté dans un wagon sans penser au « Balcon », au train qui s’ébranle, au sens du mot départ –que seul celui d’un cargo peut égaler en sensations-, au paysage forestier qui défile, et au serpent de wagons que le voyageur découvre à la faveur d’une courbe longue et douce.


    Les trains modernes à grande vitesse interdisent la moindre ouverture. Impossible dès lors de se pencher au-dehors pour prendre une gifle de vent qui bloque la respiration et baigne de liberté nos cheveux. Cette griserie, qui procédait du voyage, en dépit de l’alerte vissée aux parois (e pericoloso sporgersi), n’est plus. La vue est désormais plate. À angle presque droit. Sauf à être assis contre la fenêtre (mais qu’est-ce qu’une fenêtre qui ne s’ouvre pas, sinon une bouche d’autiste, une mer de verre !), le voyageur des trains modernes n’a qu’une vision faciale du paysage.
    Son territoire imaginaire s’en trouve réduit, son ouverture sur la rêverie rétrécie.
    Et par là, grande ouverte aussi.
    Paradoxalement.
    Les voyages ferroviaires incitent aujourd’hui davantage à la rêverie intérieure à travers les paysages de l’âme. Il pourra s’agir d’une lecture qui transporte, du visage d’un voyageur. L’attention se porte en dedans.

    J’écris beaucoup dans les trains. Après un somme très court, mais infiniment réparateur, à la sortie duquel une fringale d’écrire l’emporte sur celle de parcourir la presse, tandis qu’une avalanche de faits précisément coloriés afflue à mon esprit soudain frappeur.



    Il y a toujours, dans le brinquebalement d’un train qui démarre et s’arrache d’une gare, quelque chose qui l’apparente à la fois au végétal et à l’animal. La longue carcasse d’un vieux reptile craque soudain en rafales vertébrales lentes, en s’extrayant d’une brousse froissée de lianes et de mille feuilles sèches.
    Dès que ce pâté en croûte s’extirpe des flancs du quai, l’air déplacé par la fusée qui prend de la vitesse en fendant l’idée d’une destination qui déjà est annoncée à la voix, ajoute à l’arrachement –comme on le ressent d’un chêne qu’on abat et qui tombe dans un fracas de fibres déchirées-, et à la séparation du corps de la gare et de ces passagers sédentaires restés à quai, en apparence satisfaits de n’être pas du voyage.
    Leurre ! Nous partons tous.
    Celui qui regarde le train s’éloigner, est pris d’un vertige immobile assimilable à une chute horizontale. À un plongeon.
    À sa manière, il part.

    Celui qui part quitte. Il est par conséquent saisi d’une nostalgie immédiate. D’un haut-le-cœur.
    Il est immédiatement captif de l’alchimie du ronronnement et des vibrations qui commencent à agir sur son corps et sur son esprit, et contre lesquels, bientôt, il ne pourra opposer aucune résistance.


    L’effet soporifique du départ en train est fulgurant. Chaque départ m’anesthésie. Totalement. La chute est délicieuse. Bercé comme un bébé dont le landau aurait été suspendu au cœur de la salle des machines d’un cargo, je sombre. Les vibrations me sont un massage crânien, un bain de kaolin pris au son du chant des baleines dans un magasin Nature et découvertes.
    Je suis généralement la proie d’une érection décontractée, à ce moment-là. Je bande long et très dur. Je le sens. J’en profite pour m’arranger sans ambages, car ça pique en tirant sur quelques poils.
    Après vient le rêve. Le rêve pénètre à l’aise le sommeil ferroviaire. Il possède le pass. S’installe chez lui, envahit l’espace, plante son décor, campe ses personnages. Envoie la musique. Lance la machine : ça tourne !
    Ce sont des rêves dont je me souviens au réveil. Les réveils les plus redoutables sont ceux du contrôleur qui vous tâte énergiquement le bras, et celui du voisin qui s’excuse de devoir vous déranger pour passer.
    L’envie d’écrire, implacable, surgit comme le regard d’une sphynge à la sortie du rêve. Après avoir feuilleté rapidement le viatique, écrire m’étreint. Livres et journaux peuvent attendre. Les idées qui cognent, non. Et c’est ainsi que se tricotent des textes et que naissent certains livres. Entre Tours et Poitiers, Dax et Bordeaux, Cork et Dublin, Séville et Malaga. L.M.

     

  • Eloge de la bourlingue engendrée par l'amour

    Ce poème de Cendrars m'habite depuis plusieurs jours.

    Il a surgi dans ma nuit comme un phare en pleine mer.

    Alors "je prends mon bain et je regarde"...

    ********************************************* 

     

     

    TU ES PLUS BELLE QUE LE CIEL ET LA MER
    Quand tu aimes il faut partir
    Quitte ta femme quitte ton enfant
    Quitte ton ami quitte ton amie
    Quitte ton amante quitte ton amant
    Quand tu aimes il faut partir

    Le monde est plein de nègres et de négresses
    Des femmes des hommes des hommes des femmes
    Regarde les beaux magasins
    Ce fiacre cet homme cette femme ce fiacre
    Et toutes les belles marchandises

    Il y a l’air il y a le vent
    Les montagnes l’eau le ciel la terre
    Les enfants les animaux
    Les plantes et le charbon de terre

    Apprends à vendre à acheter à revendre
    Donne prends donne prends
    Quand tu aimes il faut savoir
    Chanter courir manger boire
    Siffler
    Et apprendre à travailler

    Quand tu aimes il faut partir
    Ne larmoie pas en souriant
    Ne te niche pas entre deux seins
    Respire marche pars va-t’en

    Je prends mon bain et je regarde
    Je vois la bouche que je connais
    La main la jambe Le l’œil
    Je prends mon bain et je regarde

    Le monde entier est toujours là
    La vie pleine de choses surprenantes
    Je sors de la pharmacie
    Je descends juste de la balance
    Je pèse mes 80 kilos
    Je t’aime.

    Blaise Cendrars


    Extrait de "Feuilles de route", in « Du monde entier au coeur du monde », Poésies complètes, Poésie/Gallimard © Gallimard Mars 2006.
    Merci à Frédérique Romain de continuer de m’adresser de si précieux ouvrages. Et coup de chapeau, au passage, à la collection Poésie qui fête ses 40 ans !

    Rappel : pas de saison pour la poésie. Le printemps des poètes, c'est quatre saisons par an. Peut-être cinq, d'ailleurs...

  • J T'M

    Le lui dire
    Ne pas tout dire, mais suggérer. La littérature, dont c’est l’obsession originelle, n’a jamais fait autre chose pour exprimer l’amour. Dire et redire je t’aime de façon toujours différente est l’une de ses marottes. La déclaration d’amour en devient un genre. La poésie en témoigne, qui ne se trouve pas que dans le poème, mais occupe aussi le terrain de la prose. Il y a dans chaque déclaration d’amour un souci de fulgurance, de foudre, d’impact. « L’annonce faite à », doit frapper, car elle a l’ambition de ferrer, et de durer.
    Ambiguïté de l’amour : le mot latin « amor » décrit à la fois le désir charnel et l’aspiration spirituelle ; et révèle ainsi la source même de ce qui nous bouleverse.


    Omniprésence de l’amour : même les textes sacrés en sont empreints. Le Coran infuse sa sensualité dans la poésie amoureuse, la Bible célèbre le désir érotique dans le Cantique des cantiques.
    Absolu de l’amour : le chant courtois des troubadours, le chant profond de la « copla » andalouse, cherchent obstinément l’amour pur.
    Plus généralement, la littérature internationale, intemporelle, ne recréée qu’une seule et même chose : l’aveu qui cloue, qu’il exige une ou 800 pages d’approche !
    Parce qu’il y a mille et mille façons de le lui dire, l’imaginaire de l’écrivain trouve, depuis l’invention de l’écriture, un inépuisable sujet dont la beauté parfaite est toujours à venir.
    Toute déclaration, tout « dit d’amour », suggère l’éternité, sinon ce n’est pas un serment d’amour.

    Introduction à « Les plus belles déclarations d’amour », choisies par Florence Pustienne (fitway)

  • Lettre ouverte au canard sauvage

    Mon canard,
    Voilà des années que je n’aime rien comme aller t’observer, toi et tes nombreux congénères, sur les étangs et dans les marais du monde. Aujourd’hui, le regard que l’on te porte change. Tu n’es plus un enfant du Bon Dieu, ni un oiseau de bon augure. Ta liberté de traverser les ciels d’Europe a du plomb dans l’aile. Toi le migrateur, l’oiseau qui court après le soleil et devance le froid, traverse les pays sages et les pays en guerre, à la recherche de zones humides accueillantes, te voilà pestiféré. Si nous le pouvions, nous t’assignerions à résidence. Et nous déciderions de ton éradication. Tes migrations nocturnes colportent le mal. Pire : avec toi, c’est le sauvage qui contamine le domestique, et le nomade qui frappe le sédentaire. Au-delà du virus de la grippe aviaire que tu transportes à ton corps défendant, c’est le tort suprême qui est dans tes plumes : le virus de la liberté. Celle de ne te fixer nulle part et d’aller où bon te semble, en te méfiant constamment des prédateurs. On te regarde d’un œil torve et jaloux. Mon canard, tu es un paria, un déviant. Ta liberté dérange. L’errant a toujours mis mal à l’aise le claquemuré. Aujourd’hui, au lieu de continuer d’être représenté par les peintres animaliers et d’être préparé à l’orange, on se méfie de toi comme du Malin. Une nouvelle chasse a commencé dans l’esprit des humains, qui s’enfoncent plus profondément dans l’ère du soupçon. Ton faciès, d’admirable, est désormais redoutable. Alors réjouis-toi, mon canard ! Saisis cette chance d’inspirer la crainte, de faire renaître des peurs anciennes. T’approcher effraie ! Avant qu’il ne t’emporte un jour, ce virus te protège, puisqu’il te maintient à distance des grands prédateurs qui vivent debout. Et je vais te donner un conseil, mon canard : passe plus haut. Vole au-dessus des nuages. Evite les mares domestiques, même si tu as envie de fricoter avec le canard gras. Ne pense plus aux marécages périurbains. Préfère leur les marais immenses et inhospitaliers, où le danger s’annonce de loin. Ainsi chacun retrouvera la paix. Tu as été conçu pour rester libre. Sauvage et libre. Je respecterai toujours en toi le modèle de nomadisme qui te définit. Et quand ce satané virus t’emportera, j’irai raconter aux oies et aux cygnes des jardins publics, ainsi qu’aux canards à foie gras d’ici et là, le poète du ciel et des marais que tu fus. A présent échappe-toi, mon canard, le jour va se lever. Va, va !

    Léon Mazzella.
    Journaliste et écrivain (dernier livre paru : « Flamenca », roman, La table ronde).
    Tribune parue dans Metro du 17 mars dernier.

  • Pourquoi ce blog?

    C'est ma copine Alina Reyes , avec qui je déjeunais la semaine dernière, qui m'a donné envie de monter mon propre blog. Histoire de "parler" littérature avec d'autres bloggeurs lttéraires.

    J'y mettrai mes propres livres (des extraits appétants, bien sûr), parlerai de ceux des autres, car j'ai toujours chroniqué les livres ici et là, d'abord à quasi plein temps, puis dans des magazines sérieux, à la radio, dans les magazines dont j'ai été rédacteur en chef aussi, et parce que je continue d'avaler un livre par jour en moyenne.

    Je publierai des extraits de mon journal, des extraits de "works in progress" : poèmes, récits, nouvelles, roman(s). Humeurs, billets, tribunes et reportages ou récits de voyages, publiés ici ou là, s'y trouveront in extenso...

    Et puis d'autres choses, l'innatendu, la fantaisie du voyage en blogosphère, au gré du temps et des lectures, des échanges et des rencontres, enrichiront et fleuriront naturellement ce blog.

    Je l'ai ouvert là, ce soir, avec un texte sur les premières phrases de romans, qui figure partiellement dans une mini anthologie que j'ai concoctée sur le sujet, publiée par fitway , il y a un mois environ.

    Convaincu (avec Hölderlin) que c'est poétiquement que l'homme doit habiter cette terre, la part du lion sera réservée à l'émotion, qu'elle provienne d'un ciel nuageux ou de la hanche d'une belle endormie. Les sensations feront le reste. Aucune procuration ne pourra être donnée, et aucun différé admis. L'écriture veillera toujours au grain ("beauté, mon beau souci..."), et le hasard s'emploiera, comme d'habitude, à faire bien les choses -dans le désordre...

    @bientôt

  • "Ca a débuté comme ça"

    Ce texte inédit est la version longue de l'introduction que j'ai donnée à "Premières phrases de romans célèbres", paru en février/mars chez fitway (ça vaut 2,90€ et vous pouvez y aller, je ne touche par un centime de droits d'auteur sur le bouquin).Just for pleasure and for fun. Il faut se souvenir du don du rien (potlatch) et "s'efforcer de passer par la porte étroite"... LM

    C’est parce que la première phrase d’un roman est courte qu’elle en dit long. Les phrases longues sont nombreuses aussi, mais elles ne possèdent ni le lapidaire, ni le dense. Le « fulgur ».
    Faire court devrait être la règle…
    Prenez « Le Voyage au bout de la nuit » : « Ca a débuté comme ça ». Tout Céline est déjà là, ramassé en cinq mots.
    Avec Radiguet, la première phrase du « Diable au corps » résume à merveille la lecture à venir et jette le trouble en passant ; un rien perverse : « Je vais encourir bien des reproches ».
    Les premières phrases sont parfois du littéraire pur : Tolstoï « Le silence s’est fait dans Moscou ».
    Conrad « Il mesurait six pieds, à un pouce près, peut-être deux, était bâti avec force, et venait droit sur vous, les épaules légèrement voûtées, la tête en avant, avec un regard fixe jeté par en dessous qui vous faisait penser à un taureau prêt à charger ».
    Stendhal « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur ».
    Trois tons propres.
    Il y a aussi l’essence de la littérature, peut-être : « Je me regarde souvent dans la glace » (L.R. des Forêts).
    Et l’on regrette alors que la quatrième phrase du « Paludes » de Gide (une sotie certes, davantage qu’un roman au sens strict), ne soit pas la première : « Je répondis : J’écris Paludes ». Tout, absolument tout, est, ou serait, dit.
    Et puis « ce-quelque-chose-d’essentiel », c’est le trait d’esprit : Erri de Luca « Le poisson n’est poisson qu’une fois dans la barque ». L’humour : Henry Roth « Debout devant l’évier de la cuisine, les yeux fixés sur les robinets de cuivre qui brillaient si loin de lui et sur la goutte d’eau pendue au bout de leur nez, qui grossissait lentement, puis tombait, David prit conscience une fois de plus que ce monde avait été créé sans tenir compte de lui ».
    Blondin « Un matin sur deux, Quentin Albert descendait le Yang-tsé-kiang dans son lit-bateau : trois mille kilomètres jusqu’à l’estuaire, vingt-six jours de rivière quand on ne rencontrait pas les pirates, double ration d’alcool de riz si l’équipage indigène négligeait de se mutiner ».
    La surprise mâtinée d’une touche de grossièreté : Vargas Llosa « Bordel de merde de vérole du cul ! balbutia Lituma en sentant qu’il allait vomir ».
    Boyd « Mon premier acte en entrant dans ce monde fut de tuer ma mère ».
    La force de l’envoi : Camus « Aujourd’hui, maman est morte ».
    La sagacité de la formule : Fuentes « Il n’est pire servitude que l’espoir d’être heureux ».
    L’aphorisme –de soie-, déguisé sous l’habit –d’une étoffe plus épaisse-, de la prose romanesque : Mishima « Pendant de nombreuses années, j’ai soutenu que je pouvais me rappeler des choses vues à l’époque de ma naissance ».
    La beauté ample et l’affirmation –avec si peu pourtant-, d’une marque, d’un style propre : Gracq « Depuis que son train avait passé les faubourgs et les fumées de Charleville, il semblait à l’aspirant Grange que la laideur du monde se dissipait : il s’aperçut qu’il n’y avait plus en vue une seule maison ».
    Garcia Marquez « L’année de mes quatre-vingt dix ans, j’ai voulu m’offrir une folle nuit d’amour avec une adolescente vierge ».
    Il y a aussi la phrase étendard, celle que l’on chuchote entre soi et entre membres de la tribu : Mclean ! « Dans notre famille, nous ne faisons pas clairement le partage entre la religion et la pêche à la mouche ».
    O’Brien, dans une moindre mesure « Dès mon plus jeune âge, j’ai été fasciné par la migration des animaux sauvages ».
    L’intention romanesque ambitieuse aussi (charnelle, volubile, romantique, gourmande, généreuse, ampoulée par endroits), est contenue dans l’espace d’une première phrase de roman et, miracle, il arrive qu’elle parvienne à y tenir sans déborder : Cohen « Descendu de cheval, il allait le long des noisetiers et des églantiers, suivi des deux chevaux que le valet d’écurie tenait par les rênes, allait dans les craquements du silence, torse nu sous le soleil de midi, allait et souriait, étrange et princier, sûr d’une victoire ».
    L’air connu, qu’il est si plaisant de reconnaître, n’est pas en reste avec Proust bien sûr (« Longtemps … »), ou Hemingway « Il était une fois un vieil homme, tout seul dans son bateau, qui pêchait au milieu du Gulf-Stream ».
    Mais aussi avec Kafka « Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samra s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine ».
    Nizan « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ». A condition d’admettre cette exception : il y a là deux phrases. Mais elles sont insécables.
    Cervantes « En un village de la Manche, du nom duquel je ne me veux souvenir, demeurait, il n’y a pas longtemps, un gentilhomme de ceux qui ont lance au ratelier, targe antique, roussin maigre et lévrier bon coureur ».
    Flaubert « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Halmicar ».
    Nabokov « Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins ».
    Eco « Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu ».
    Ces phrases font quatre-vingt fois le tour du monde chaque jour. Elles sont, dans toutes les langues, sur les lèvres de tous les aficionados. Magie du passage littéraire !
    La première phrase d’un roman possède la puissance fugitive du passeur.
    Elle esquisse, incite, prend, lie, gifle ou plonge dans un fading ouaté. Elle n’est jamais désintéressée : elle entend bien dire.
    De Zweig (« Sur le grand paquebot qui à minuit devait quitter New York à destination de Buenos-Aires, régnait le va-et-vient habituel du dernier moment »), à Grass (« Pour Noël, j’avais envie d’un rat, car j’espérais des mots déclencheurs pour un poème traitant de l’éducation du genre humain »), ou Aragon (« La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide »), nous naviguons de la beauté narrative à l’idée sèche incrustée dans le style. Deux mondes. Trois phrases, trois auteurs parmi des milliers, trois romans, trois œuvres majeures.
    Ainsi les premières phrases de romans (célèbres), deviennent un kaléidoscope, un florilège protéiforme, une bombe à rêves, un feu d’artifice parce que la littérature est ce qu’il y a de plus multicolore au monde.
    L’immédiateté de la première phrase d’un roman confond. C’est d‘elle que l’on attend le plus.
    Elle est le visage, le premier regard de la première rencontre.
    Il est facile d’en tomber amoureux.
    Elle peut être déterminante et agir aussi comme un repoussoir. Ce sont encore des invitations au voyage, qu’il soit réel ou métaphorique : Delibes « Le trois-mâts le Hamburg, une galacée à rame et à voile destinée au cabotage, à la ligne fine et d’une longueur de cinq aunes, dépassa lentement l’embouchure et s’élança vers la haute mer ».
    Gary « Depuis l’aube, le chemin suivait la colline à travers un fouillis de bambous et d’herbe où le cheval et le cavalier disparaissaient parfois complètement ; puis la tête du jésuite réapparaissait sous son casque blanc, avec son grand nez osseux au-dessus des lèvres viriles et ironiques et les yeux perçants qui évoquaient bien plus des horizons illimités que les pages d’un bréviaire ».
    Les premières phrases de romans sont des tickets d’entrée dans les œuvres. L’ouvreuse ne porte pas de guillemets car l’accès est libre.
    Ici, j’ai seulement voulu vous livrer au jeu des devinettes : quels sont les romans qui commencent comme çà ? Ne trichez pas. Relisez et jouez. La littérature, c’est ludique, aussi.

  • Ma fille et le cpe

    Lettre ouverte à ma fille
    Ma chérie,
    Nul ne souhaite la précarité de la jeunesse que le CPE induit. Ni l’épée de Damoclès que tient l’armée des employeurs. On ne peut pardonner le mépris de l’absence de consultation, en démocratie. Ni transiger avec les instigateurs du licenciement sans motif. Cependant, sur un point crucial, tu m’as éclairé, la veille de la grande manif. Comme je m’étonnais que tu n’y participes pas, tu m’exposas ton avis, que tu partages avec d’autres, dans ta classe de Première : tu ne veux pas du CPE, mais tu me dis qu’il propose peut-être aux jeunes de se donner à fond pour réussir. Qu’il est tout l’inverse d’une planque, d’une entrée directe dans un système confortable, façon fonction publique. Nombre de jeunes comme toi, armés d’une sensibilité de gauche, ont un fragment libéral courageux, qui vilipende le tout, tout de suite, le toujours plus d’avantages ; l’assistanat général. Ce goût, non pas du risque, mais de son acceptation raisonnée, te fait regarder l’avenir avec lucidité, cette « blessure la plus rapprochée du soleil » (René Char). Tu es déjà sans illusion sur le monde impitoyable qui t’attend. Il va s’agir de n’avoir pas froid aux yeux et de regarder le soleil en face. C’est pourquoi ton opinion sur le CPE s’appuie sur un sentiment sourd, sujet à caution, qui vient de la jungle : ceux qui auront le plus de « gnac » gagneront leur liberté. Je me donnerai à fond et « risquerai » de voir mes qualités et ma persévérance l’emporter. Sans porter atteinte aux autres : la jungle, oui, mais sans sa loi brutale. Les têtes brûlées, les mercenaires, mais aussi les poètes, les nomades, les philosophes comme Diogène et Socrate, ceux qui font de leur précarité une occasion de réfléchir sur soi-même, au-delà de la souffrance et de l’exclusion qu’elle génèrent, pensent ainsi. Alors oui, ma fille : apprends à compter d’abord sur toi-même, au lieu d’exiger de la société qu’elle te gave comme une oie. Contente-toi de peu et donne. Ton bonheur n’en sera que plus grand. Tu sais, je me souviens d’un sujet lumineux de culture générale à Sciences-Po : « La difficulté est créatrice ». L’imagination est fille de la crise, ma chérie. Elle n’aura jamais besoin d’antirides. Un peu comme Sharon Stone…

    Léon MAZZELLA
    Journaliste et écrivain (dernier livre paru : « Flamenca », roman, La Table ronde).

    Cette tribune est parue dans Metro , le fameux gratuit, lundi dernier 27 mars.

    Vous y trouverez aussi deux autres tribunes, consacrées à la grippe aviaire et au prochain lâcher d'ours, publiées la semaine précédente par Metro.