LA CONFESSION DE FALCO
Stéphane Guibourgé a écrit Les fils de rien, les princes, les humiliés avec une mitraillette Sig. C’est percutant, uppercutant même, ça claque, c’est sec, les phrases sont ultra courtes, dépouillées, elles crissent, cognent, frappent, trouent, cassent, craquent comme des os. Ca flingue du regard, des pieds chaussés de rangers, ça use du couteau et de l’arme de poing à dix coups. C’est épuré jusqu’au sang. Dans ce magma de violence urbaine inouïe, il y a une infinie tendresse, une humanité dans les silences de Falco, le narrateur. 1982, ambiance de grèves dures en France. Nous suivons une bande de skins, de desperados tatoués aux insignes nazis et qui commencent par voler des Mercos et des Béhèmes dans les quartiers chics pour rouler le plus vite possible en hurlant leur néant du bon côté du périphérique, puis à cogner, et enfin à tuer. Seule la haine les fait bander. Ces princes sont issus de pères humiliés, ouvriers, chômeurs, dignes jusqu’à l’épure, mais qui ont échoué à vouloir contenir leurs fils en blousons noirs. Des fils qui marquent les filles à vie, violent dur, cassent indifféremment du bicot et du youpin, du SDF à l’occasion, pour rien, parce qu’ils sont les enfants d’une vie absurde dressée comme un mur d’au-delà de la honte – le mur d’une fierté nihiliste, violente jusqu’à la folie. Falco (son nom au sein de la Meute) se souvient, vingt-cinq ans après, de ses années destroy, lorsqu'il bascula, tandis que cet homme blessé qui habite sa fêlure, désormais retiré du monde, en pleine montagne, ne songe plus qu’à construire une maison pour son propre fils, en tentant de se reconstruire aussi, de chasser hors de lui une estime de suie. Ils se souvient des loups, de la Meute, de cette horde sauvage qui était sa vie. La fraternité de la Meute est alors la plus solide soudure du monde. Ils sont frères du sang des autres. Le cœur sec, les mains gonflées par la douleur des coups trop donnés sur la gueule de bâtards, le corps entier tuméfié par les coups trop tirés dans le ventre de petites salopes. De nombreux flash-back ponctuent ce roman admirablement construit, et qui décrit un Falco - redevenu homme - écorché vif, infiniment sensible aux premières lueurs de l’aube, au galop de son chien Sands, à l’envol d’un oiseau ; au regard de son fils. Car, si la fraternité et la violence sourde, ourdie, enfouie, mais qui éclate parfois comme le pire des volcans, parsèment l’œuvre romanesque de Stéphane Guibourgé, c’est la filiation qui habite le cœur de ses romans. La quête du père ; l’obsession de la transmission. L’amour du père aussi, par delà le bien et le mal, la difficile définition du fils, la tension du fil, la construction de l'homme. Falco se souvient des coups du père, ouvrier de l'usine Citroën de Poissy. Il le cognait chaque soir, sans raison, sous les yeux du frère qui se taisait, et il serrait les dents à se faire péter les mâchoires. Au sein de la Meute de skinheads qui l’adoube, avec Lev, le chef qui devient une sorte de nouveau père, un être enfin admirable, un prophète, il apprend le mépris, la justice ou l’injustice, c’est pareil. L’instinct fauve, la barbarie. Il guette l’acédie du monde, l’indifférence glacée, incendie sa vie, tue un homme à dix-huit ans, comme ça, fait de la taule, en sort davantage durci, hanté, poisseux ; sa vie est infectée. Demain est une illusion d'alliance, lit-on dans cette confession (de la rédemption) d'un homme de quarante-sept ans, revenu de cet autre monde. Mais cela reste un roman. De 200 pages à 200 à l'heure. D’une beauté redoutable, immense, crue. A la fois lisse et dure comme une balafre.
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Fayard, 12€, en librairie le 20 août.