La culture finit en volutes
Doit-on laisser disparaître les ours des Pyrénées, Christian Lacroix et le seul cigare français ? Des ours slovènes ont volé au secours des derniers spécimens de souche pyrénéenne. Leur lent sauvetage est en marche. Lacroix a été lâché récemment, onze salariés sur cent vingt sont en sursis. Un repreneur aurait pu permettre au Comptoir des tabacs des Gaves et de l’Adour de continuer d’exister. La justice –si lente d’ordinaire, ne lui en a pas laissé le temps. Ce « comptoir » unique en Europe produit les cigares Navarre. En Béarn, à Navarrenx. Au cœur d’un bourg célèbre pour le saumon et l’artisanat mobilier, le bâtiment des Casernes –ancienne demeure du mousquetaire Porthos-, est devenu en 2004 le siège du Comptoir. C’est d’une singulière aventure, un peu folle, qu’il s’agit, et qui consiste à faire des cigares français aussi bons que des havanes. En y mettant le paquet : recherches longues du terroir le plus proche des conditions climatiques, géologiques cubaines. Personnel spécialisé venu de l’île du Che chez d’Artagnan. Le résultat, après dix ans de sueur, de phosphore et d’huile de coude : Navarre. Une marque, avec une gamme courte de cigares 100% français, reconnus pour leurs qualités dans le monde entier. À la tête, un entrepreneur connaisseur et audacieux : Noël Labourdette. La marque s’installe peu à peu, conquiert les esprits rétifs et acculturés au habanos. En trois ans, le Navarre se distingue dans les dégustations professionnelles. Seulement, la lutte, déjà serrée, découvre de nouveaux challengers : les lois anti-tabac et la crise mondiale. Noël Labourdette prend cela de plein fouet. Chute des ventes à un moment crucial, Noël, l’an passé. Premiers licenciements (seize en tout aujourd’hui), une année 2009 sur le fil. La société est placée en redressement judiciaire à la fin du mois d’avril dernier. Et en ce début du mois de décembre, le verdict tombe : le Tribunal de Commerce de Pau met fin à l’aventure, en prononçant la liquidation judiciaire du Comptoir, celui-ci n’ayant pas trouvé d’investisseur pour couvrir les 600 000 € nécessaires à la continuité de l’activité. Navarre produisait, sur quatre hectares situés à Moumour, soit à une encablure de Navarrenx, 200 000 robustos par an depuis 2005. Le robusto, de calibre moyen, est le cigare le plus demandé sur le marché français. Tous d’une qualité exceptionnelle, notamment pour leur fumage sans rupture, leur douceur raffinée et l’excellente texture de leur cape, enviée par La Havane. Dès lors, une question philosophique se pose : au-delà de considérations macroéconomiques, devons-nous laisser couler entre nos doigts, comme du sable ou de l’eau, un fleuron unique et représentatif de notre savoir-faire, au nom d’une glaciation des plaisirs, d’une politique européenne liberticide et devenue allergique à l’hédonisme ? Car c’est de cela qu’il s’agit. Fumer tue. Faire l’amour peut tuer aussi. À certaines conditions. Rire, aimer les fromages affinés, le gras, les odeurs corporelles et les poils sous les bras de l’aimé(e), deviendront-ils des actes répréhensibles, dans une société aseptisée où la pipe de M. Hulot et la gitane de M. Chirac sont des insultes à la nouvelle bienséance? Le cigare est un plaisir rare, un écho à l’adage peu mais bien. Un luxe aussi, comme la haute couture et les premiers grands crus classés. C’est aussi un produit en voie de disparition, à l’instar d’une espèce animale –condor de Californie, oryx de Libye, goéland d’Audouin. C’est encore l’expression de la beauté dans sa diversité. Une liberté jugée anachronique, enfin. Conscient de la nécessité irrationnelle de l’évanescent dans un monde matériel, j’invite les esprits tournés vers le plaisir à se mobiliser pour sauver le Navarre. Au moins pour la beauté du geste. J’ignore de quelle manière. Pétition, cotisation, manifestation. L’essentiel étant de s’élever contre, au lieu de se taire avec. LM