Reportage paru dans le hors-série Vins de L'Express, juin 2014
Longtemps confiné au rang d’eau-de-vie mineure chez nous, le Calvados a conquis le monde, où il est synonyme du savoir faire français artisanal et prestigieux, tout en plongeant sans complexe dans des cocktails auxquels il doit peut-être sa survie. Reportage en Pays d’Auge. Par Léon Mazzella
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Ne dites plus jamais calva pour évoquer le Calvados. « Dit-on pinard pour désigner un margaux ? », s’indigne Jean-Roger Groult, du domaine éponyme classé en AOC Calvados Pays d’Auge (lire encadré). Ne demandez donc plus jamais « un p’ti calva » pour commander cette eau-de-vie brune qui souffre encore d’une image poussiéreuse et dévalorisante d’alcool que l’on verse dans l’eau chaude pour se requinquer, ou bien dans le café (le café-calva, encore appelé « café nature » dans certains bars de la côte normande), comme de l’image de cette bouteille oubliée en haut de l’armoire du bistro ; au mieux de celle du « trou normand ». L’interprofession s’évertue à redorer le blason d’un alcool quelque peu en déshérence à l’intérieur de ses frontières. Car, à l’étranger – le Calvados s’exporte en moyenne à 55% et jusqu’à 87% dans certaines maisons comme Boulard -, l’eau-de-vie de cidre jouit d’une image forte : celle d’un produit à forte valeur ajoutée culturelle, fruit de l’inimitable savoir-faire français. Artisanal, précieux, chic, raffiné, cosy.
La griffe du Pays d’Auge
Au sein de l’appellation qui représente l’excellence du Calvados, nous trouvons, d’une part un jeune artisan qui se hisse modestement à la première place mondiale – Jean-Roger Groult (Calvados Roger Groult), en respectant la tradition d’un savoir faire maison depuis cinq générations. Pas très loin, un autre trentenaire, œnologue de formation, se plait à expérimenter les effets du bois sur l’eau-de-vie : Guillaume Drouin effectue un travail d’orfèvre, artisanal aussi, depuis trois générations. Nous avons d’autre part un trio de choc avec une puissance de feu considérable, trois Calvados complémentaires, unis pour la force, le luxe et le très haut de gamme à l’exportation : Spirit France, qui regroupe les Calvados Père Magloire – une légende française -, Boulard, et Lecompte. Et entre ces deux pôles, il existe d’autres maisons qui privilégient aussi la qualité et cultivent le prestige français auprès des nouveaux grands marchés comme la Russie et la Scandinavie. Le Calvados du Breuil est de ceux-là. Nous pourrions également citer Pierre Huet, Adrien Camut, Michel Huart, Louis Dupont… Nombreux sont les apôtres du Calvados de respect qui savent s’appuyer sur des méthodes traditionnelles et s’ouvrir à un monde moderne qui répugne de plus en plus à consommer des alcools titrant 40° en fin de repas, mais qui s’intéresse en revanche à leur dilution dans des cocktails de haute volée.
Le meilleur Calvados du monde
Jean-Roger Groult, 32 ans, à la tête de l’exploitation familiale qui porte son nom et qui distille depuis cinq générations du Calvados sur les hauteurs du Pays d’Auge, au sud de l’appellation – à Saint-Cyr du Ronceray très exactement -, peut être fier du travail accompli par les huit personnes qui font vivre la distillerie, car son Calvados Roger Groult 3 ans a été sacré meilleur Calvados du monde, et son Calvados Roger Groult Venerable, Calvados d’argent lors des World Calvados Awards (*), qui se sont tenus à Londres le 20 février dernier. Sa réflexion est simple, qui repose sur le maintien d’une recette ancestrale qui marche – il ne la change donc pas -, mais l’améliore en douceur tout en continuant de plaire à des clients, dont certains suivent la marque depuis plus d’un demi-siècle. Au Clos de la Hurvanière, siège bucolique et typiquement normand de cette dynastie de distillateurs récoltants, 25 variétés de pommes à cidre prospèrent sur 23 hectares (6 en Basse-tige et 17 en Haute-tige), qui fournissent la moitié des fruits nécessaires au domaine (l’autre moitié provient des vergers environnants), et donnent un cidre qui repose lentement près d’un an, avant de subir une double distillation artisanale dans trois petits alambics « à repasse », chauffés exclusivement au feu de bois (250 à 300 stères par an sont nécessaires), puis élevés dans des fûts centenaires. La production annuelle, de 50 000 bouteilles en AOC Calvados Pays d’Auge, est issue de 600 tonnes de fruits. « Le goût Groult, on le reconnaît à l’aveugle ; c’est un style », déclare sans aucune forfanterie Jean-Roger, en plongeant une pipette dans un fût noir. Ce goût, c’est un mélange de finesse, d’élégance, de féminité, de subtilité. Pas d’alcool fort chez Groult, « et tant pis pour les marchés qui en réclament », ajoute-t-il en tendant un verre de son Calvados Vénérable. « Nous avons une approche naturelle du produit depuis 150 ans, car nos fournisseurs traitent à peine leurs arbres et, ici, sans le vouloir, nous faisons de l’agriculture raisonnée, en continuant juste à faire comme on a toujours fait! ». Chez Groult, une tonne de pommes posées sur la plateforme en béton originale, inventée par son grand-père Roger, avant de passer sur un pressoir à bandes, donne 680 litres de jus qui devient cidre. 600 tonnes annuelles donnent 400 000 litres de cidre à 7° à distiller, soit environ 40 000 litres de Calvados. « On ne cherche pas le sur rendement, on distille le cidre qui a un an de cuve – lorsque le minimum légal est de 6 semaines -, ce qui permet de travailler un alcool racé, aromatique, structuré ». Jean-Roger se fiche par ailleurs du bois neuf. « La dernière fois qu’on en a acheté, c’était dans les années 80. En revanche, certains fûts de la maison sont centenaires et n’ont jamais été totalement vidées. Celle-là, dit-il en prélevant dans une vieille barrique du chai historique de l’ancêtre Pierre, mort en 1918, contient plus de 60 millésimes, et donne notre Réserve Ancestrale, d’âge inconnu… On sacrifie ainsi chaque année une partie de la récolte, en l’ajoutant à de vieux Calvados qui prennent le jeune par la main ». Selon un principe qui s’apparente à celui des soleras d’Andalousie, Jean-Roger et son maître de chai ne proposent pas de Calvados millésimés (excepté un 2002) – ils n’ont d’ailleurs pas la demande-, et préfèrent se livrer à un jeu d’assemblages sans fin, « parce que l’assemblage, c’est comme le métissage, cela donne toujours quelque chose de plus beau », déclare Jean-Roger.
L’artisanat haut de gamme
Autre son de serpentin chez Drouin, où la réflexion sur l’origine des fûts utilisés est capitale : ils ont servi au Porto, au Xérès, au Banyuls, au Madère, aux grands Médocs et, une fois grattés et passés au cidre par M. Duchemin, tonnelier à Honfleur, ils confèrent leurs saveurs propres au Calvados. Le travail sur les vieux millésimes – mis en bouteilles après vingt ans de fûts minimum ! – la marque de fabrique Drouin, est également fondamental. Cela donne l’occasion à Guillaume Drouin de se livrer à des expérimentations qui enrichissent sa gamme protéiforme de Calvados (notamment « Expression » : des eaux de vie issues d’un seul type de fût). Les Calvados Drouin ont conquis le monde, d’abord sous la houlette de son père Christian, lequel s’associât avec un distillateur et bouilleur de cru de génie, Pierre Pivet, dont l’alambic ambulant (construit en 1946), désormais fixé, trône et sert toujours (avec deux autres alambics), à la distillation. La douceur de la voix de Guillaume se retrouve d’ailleurs dans un verre de 1993, dans un autre de 1970. Ou encore de 1939 (issu d’un lot de fûts enterrés pendant la guerre, et mis en bouteille 47 ans plus tard, en 1986). Cet homme mesuré aime écouter la nature, observer les vaches lorsqu’elles secouent les pommiers, entendre les pommes tomber. Il la respecte, aussi : hormis la bouillie bordelaise, soit le strict minimum, utilisée dans les vergers, il n’y a aucun intrant artificiel dans le domaine du Cœur de Lion, d’ailleurs en 3ème année de conversion en agriculture raisonnée, et où les pommes sont délicatement écrasées par des presses « à paquet ». Les Calvados sont issus à la fois de cidres jeunes, et sont peu aptes au vieillissement, et de cidres d’un an qui donnent une colonne vertébrale, puissance et complexité aromatique aux Calvados de garde. Malgré ces attentions, Drouin père et fils sont très à l’écoute des nouveaux modes de consommation, en cocktails, de leurs Calvados d’exception. Car leurs meilleurs ambassadeurs sont les barmen et autres mixologistes experts en cocktails, qu’ils s’appellent Colin (du mythique Ritz-Hemingway), Robin (ex-Silencio, à Paris), ou qu’ils animent les nouveaux bars branchés parisiens comme Experimental cocktail club, Marie Celeste, Sherry Butt, et le Coq. Sans parler des bars de l’étranger. De même, Christian Drouin est loin de négliger les 25 à 30 000 visiteurs annuels de son domaine, qui peuvent déguster jusqu’à 35 millésimes, car « cela vaut mieux que toutes les pages de pub ! », renchérit-il en accueillant un groupe de chefs cuisiniers Lettons.
L’esprit français « marketé »
Vincent Boulard, en charge désormais de la communication de Spirit France, bien qu’intarissable sur sa marque éponyme, est fier du développement dans la complémentarité des trois marques du giron : un Père Magloire relooké et rajeuni, au positionnement populaire, un Boulard entre moyen de gamme et prestige, et enfin un Lecompte, qu’il définit comme « le Calvados des connaisseurs ». Trois démarches commerciales distinctes, des marchés communs à la base, un mode de consommation nouveau – sur glace et en cocktails – « en plein boom, et nous accompagnons avec force cette tendance », dit-il, « comme nous demandons à nos maîtres de chai, avec le grand respect qu’on leur doit, car ils restent au centre de notre stratégie, d’élaborer des Calvados assemblés selon une feuille de route, des figures imposées en quelque sorte, afin de répondre aux attentes des consommateurs, pays par pays ». Chez Spirit France, le marketing est roi, la démarche à caractère industriel préside aux choix stratégiques (c’est relatif, eu égard aux volumes : le Cognac représente par exemple 22 fois le Calvados), mais cela n’empêche pas Vincent Boulard et ses équipes de s’intéresser de près au grain du bois, plus ou moins fin, qui diffuse plus ou moins ses tanins, et de passer commande chaque année de centaines de fûts brûlés et montés sur mesure, pour coller à des cahiers des charges pointus. Vincent Boulard sait depuis longtemps (son père le lui avait prédit), qu’il travaille aujourd’hui à vendre du Calvados comme on vend du parfum. D’où le soin considérable apporté au packaging, d’où les carafes et les coffrets luxueux : les flacons, au look « parfum » en effet, atteignent des prix tropéziens pour des Calvados : jusqu’à 350€, comme le multivintage de Lecompte, le Boulard Extra ou le Père Magloire 35 ans d’âge. Certains flacons « top luxe » sont à l’étude, qui atteindront 500€ l’unité. Sans compter les éditions spéciales, les « coups », comme cette cuvée « Ike » (Eisenhower) : 15 exemplaires, dont deux ont été offerts à Barack Obama et à François Hollande le 6 juin prochain. Le reste (sauf un pour les archives) sera vendu au profit des vétérans du Débarquement de Normandie… « Notre chance a été de rechercher et de trouver un investisseur, afin de grandir encore davantage, qui ne soit pas un géant du whisky par exemple, car le petit Calvados s’y serait noyé. Avec Timour Goriaïev – qui nous laisse travailler -, comme avec Christophe Clavé, qui préside Spirit France, le souci est uniquement celui de hisser notre produit vers le Paradis ! », ajoute Vincent Boulard, « et de constituer un joli portefeuille de marques d’eaux-de-vie, ce que nous avons commencé de faire en créant ex-nihilo, en qualité de négociant, l’Armagnac Le Marque en 2012 ». L’homme d’affaires russe Timour Goriaïev, ancien patron des cosmétiques Kalina, qu’il vendit à Unilever, a effectivement pour objectif de faire entrer le Calvados dans l’univers du grand luxe. Il a racheté Pays d’Auge Finances (Boulard, Lecompte et Père Magloire), il y a sept ans, rebaptisé aussitôt l’entreprise Spirit France – l’intention de déborder du Calvados, comme on l’a vu, est claire. Et possède de facto le tiers de la production totale de Calvados. Plusieurs millions d’euros d’investissement ont été injectés dans la modernisation et l’agrandissement de l’outil : un chai gigantesque devrait par exemple être inauguré cette année à Reux, « afin d’anticiper l’accélération de notre développement », précise Vincent Boulard. En amont, l’effort porte sur la sélection drastique des pommes, afin de privilégier avec obsession les arômes des fruits sur le bois et l’alcool. Le chiffre d’affaires escompté de Spirit France est de 20 millions d’euros et plus. La clientèle atteinte est assez peu Normande. La Russie, la Scandinavie, les USA et le Canada, le Japon, la Chine timidement (un bureau a néanmoins été ouvert à Hong-Kong), sont les principaux clients de ces nouveaux Calvados de luxe, que l’on trouve également dans les boutiques des grands aéroports internationaux, ainsi que dans les « bars à calvados ». Le premier du genre propose près de 100 Calvados exclusivement, à l’hôtel Intercontinental Times Square de New York. Top classe !
Une démarche écologique
Tant de strass tranche avec l’accent mis sur l’agriculture raisonnée au château du Breuil. Propriété (de taille plutôt respectable, comparée aux domaines Drouin, ou Groult), de la puissante distillerie suisse Diwisa (vodkas, whiskies, tequilas, gin, etc), du Breuil garde une dimension humaine et naturaliste. Didier Bedu, son directeur, par ailleurs président de l’IDAC (l’interprofession des appellations cidricoles, qui organise notamment les Trophées internationaux des Calvados Nouvelle Vogue depuis 1997, dédiés aux cocktails), est aussi fier du respect de la parité dans l’entreprise, et de l’utilisation de produits 100% français (excepté les bouchons de liège !), qu’il l'est des ruches exerçant une action de pollinisation des vergers du domaine, des chevreuils et des sangliers qui s’y promènent, des cygnes du lac, et des grives du parc arboré qui conduit, au-dessus de la mythique rivière La Touques, jusqu’aux alambics et aux chais (avec quelques fûts de chênes normands !). Cette atmosphère ravit les 38 000 visiteurs annuels du domaine et sa boutique – ce qui en fait la 3ème entreprise touristique de la région, en termes de fréquentation. Au Breuil, nous trouvons aussi bien du Pommeau, un Calvados spécial, le « chocolate blend », conçu avec le chocolatier Michel Cluizel, qu’un Calvados confidentiel, dégusté au domaine, issu des meilleurs assemblages maison, vendu dans une carafe en cristal St-Louis, et qui vaut la bagatelle de 2 250€. De quoi tomber dans les pommes. L.M.
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(*) Concours international qui fait partie des World Drinks Awards et qui réunit un jury de professionnels chargés de déguster à l’aveugle. Le Calvados Roger Groult fait partie du club Vignobles & Signatures.
ENCADRÉ
"Y'EN A AUSSI"…
AOC Calvados Pays d’Auge. La plus prestigieuse des trois appellations concernées par l’eau-de-vie normande élaborée à partir de pommes à cidre (29% de la production totale de Calvados), L’AOC Calvados représente 70% de la production et l’appellation Calvados Domfrontais, 1%. Cette dernière produit le Poiré, à base de poires, tandis que les deux autres se concentrent sur quelque 200 variétés de pommes douces (comme la Noël des champs, et la Bedan), douces-amères (le Bisquet, le Moulin à vent), acidulées (la Rambaud, l’Avrolle), amères (Antoinette, le Fréquin rouge, Marie Ménard), même si la plupart des domaines n’utilisent qu’une quarantaine de variétés. « Le Calvados du Domfrontais est une eau-de-vie (distillation simple, alambic à colonne) qui doit contenir 30% de poires (le reste en pommes) », précise Guillaume Drouin, « mais elle en comporte souvent davantage. Très fuitée, plus montante, ses arômes nous parlent très vite : c’est un Calvados droit et franc. Tandis qu’en Pays d’Auge (double distillation obligatoire), le Calvados est plus assis, plus lent à venir car plus complexe, plus souple, plus sage, sur la rondeur ». L.M.
SELECTION /DÉGUSTATION
Château du Breuil XO 20 ans d’âge
La Réserve des Seigneurs (XO 20 ans d’âge) est l’expression du savoir-faire de ce domaine soucieux du respect de la nature. Equilibre, palette aromatique large et rondeur charnue n’empêchent pas souplesse et grande longueur. 65€
Christian Drouin 1993
Ce calvados, qui remporta le prix du meilleur producteur européen de spiritueux, devant cognacs et whiskies, est aussi discret qu’élégant, avec ses arômes beurrés, pâtissiers, et aussi de cire, de tilleul, miellés et un chouia botrytisés (il séjourna dans d’anciens fûts du château Guiraud, sauternes réputé) – un régal ! 92€
Boulard Extra
C’est d’un calvados exigeant qu’il s’agit, car son élégance et sa subtilité attendent une réponse à notre adresse. Gourmand, il est aussi complexe : notes de caramel, de vanille, de violette, d’amande douce et de tarte Tatin soutenues 390€
Roger Groult Vénérable
Le calvados signature de la maison (élu 2ème meilleur calvados du monde cette année), élaboré à partir d’eaux-de-vie de plus de 18 ans d’âge, est un miracle d’élégance et de finesse, de féminité et de subtilité aromatique, avec la douceur de la pomme cuite et une touche de pain d’épices en finale, ainsi que des notes florales, boisées et un fruité pulpeux et croquant à la fois, mais légèrement acidulé aussi : la quintessence (à prix encore doux). 70€
Lecompte multivintage (1988, 1989, 1990) :
Le plus expressif de cette marque d’initiés : élégant, « très calvados », sur le fruit donc, aucune aspérité, fin, avec la touche indispensable de pomme confite en arrière-bouche. 250€