Je tombe sur ce papier, publié en 1985 dans Sud-Ouest Dimanche. L'immense écrivain a disparu depuis longtemps (16/04/12 - 02/01/91). Je le livre tel quel. Car je relisais aujourd'hui l'homme du Livre et du Désert au Livre. Ce fut, je m'en souviens parfaitement, une rencontre rare. Un de ces entretiens qui jalonnent une vie de journaliste.
Son œuvre est immense et abondamment étudiée à l’étranger. Les jeunes le lisent de plus en plus.
Il est inclassable. Je l’ai rencontré alors que j’étais critique littéraire, il y a quelques années, conscient de la rareté de ses entretiens. Jabès était un écrivain difficile et secret, prudent et infiniment bon.
L’obsession du livre et la réflexion sur le livre, l’obsession du Livre et la réflexion sur le Livre, aussi, ont dominé le travail d’un homme fasciné par le mot et par le langage autant que par le silence de la parole. L’austère travail d’écriture d’Edmond Jabès semblait lui interdire l’usage de la parole orale ; exactement comme s’il avait du toujours respecter le silence. Parler l’effrayait un peu. « Je suis visuel », me dit-il, « mais aussi et surtout à l’écoute du texte. L’expérience fondamentale du désert et de son silence absolu, intolérable, a permis à Edmond Jabès de voir qu’au-delà de ce silence du désert, une parole pouvait émerger du silence de toutes les autres paroles. Une parole non pas appelée, mais reçue. Jabès pensait que son œuvre n’appartenait à aucun genre. Comme l’essentiel de celle-ci, ce qu’il appelle « son » livre se compose du « Livre des questions », en sept volumes, et du « Livre des ressemblances », en trois volumes, on l’appelle « l’homme du Livre » . Lorsque parut son premier ouvrage, un gros recueil de poèmes, « Je bâtis ma demeure », on le qualifia de poète. C’était bien pratique. Pis « Le livre des questions » arriva et Gallimard, son éditeur, fut bien embarrassé pour classer son auteur. « Heureusement », me dit Edmond Jabès, « il y avait la collection blanche, dite de littérature générale… » . Un prestigieux fourre-tout couleur beurre frais. Edmond Jabès n’a jamais eu le sentiment de faire une œuvre littéraire, mais il ne savait pas où son travail s’établissait véritablement. En Egypte, son ambition était d’appartenir à la littérature française. Ses livres le firent entrer dans la famille de ceux qui devinrent ses amis : Max Jacob surtout, René Char, Henri Michaux, Gabriel Bounoure … « Ainsi mes livres existaient bien ;matériellement au moins. Mais à quoi se rattachaient-ils alors ?
L’université a rapproché le travail de Jabès de l’obsession mallarméenne du livre, mais il s’en distingue dans le sens où l’obsession d’Edmond Jabès est de faire un livre qui se prolongerait dans un autre, exactement comme dans le processus humain de la reproduction. « Je tiens beaucoup à l’ouverture », confiait-il, « c’est-à-dire aux manques par lesquels le lecteur entre dans le livre et grâce auxquels il en fait son livre. Ce sont ces manques qui induisent le dialogue. Son obsession se rapprocherait beaucoup plus de l’obsession du Livre dans la tradition hébraïque. Les livres de Jabès sont profondément juifs. Il se définissait d’ailleurs comme « écrivain » et « Juif », et pas comme « écrivain juif » (mais comme ses livres n’affirment rien, il ne s’est jamais senti investi d’une quelconque mission. Il a écrit : « J’ai, comme le nomade son désert, essayé de circonscrire le territoire de blancheur de la page ; d’en faire mon véritable lieu ; comme, de son côté, le juif qui, depuis des millénaires, du désert de son livre, a fait le sien ; un désert où la parole, profane ou sacrée, humaine ou divine a rencontré le silence pour se faire vocable ; c’est-à-dire parole silencieuse de Dieu et ultime parole de l’homme.
Son œuvre est l’expression de l’absence de racines, de la non-appartenance, de l’exil majuscule, de la solitude, du désert… D’où la profusion de voix (de rabbins imaginaires) dans ses livres. « J’ai toujours essayé de ne jamais expliciter, mais de donner à voir. Ses rabbins parlent, dialoguent invisiblement.
Le désert, qui tient une place considérable dans chacun de ses livres, n’est pas une simple métaphore, indissociable de la notion du vide selon Jabès et de la solitude de l’homme devant la page blanche. La leçon du désert est d’abord une parole de l’abîme. « Le désert n’est pas une métaphore, mais un lieu, mon lieu… C’est le silence nécessaire à toute parole et c’est là où la parole devient subversive », m’a-t-il dit. C’est dans « Le soupçon, le désert », qu’il écrit ceci : « Le désert est bien plus qu’une pratique du silence et de l’écoute. Il est une ouverture éternelle. L’ouverture de toute écriture, celle que l’écrivain a pour fonction de préserver. Ouverture de toute ouverture."
Edmond Jabès s’est interrogé sans relâche sur l’essence du livre, celui que tout écrivain rêve d’écrire. « Nous avons tous un livre mythique, un livre que nous essayons de faire et que nous ne faisons jamais. C’est une quête qui ne peut se réaliser que dans l’inaccomplissement. Il a écrit quelque part : « Je lis et je relis le dernier livre que je vais écrire », et il commente cette phrase en disant : « on souhaite chaque fois écrire le livre mais en fait nous écrivons toujours sur ce livre.
Le livre de Jabès ne ressemble pas au « Livre de sable » de Borgès, c’est-à-dire au « livre-légende », au livre mémoire, au livre anonyme comme un proverbe, même si, comme Jabès le disait lui-même, « mon livre est fait sur du sable et avec du sable. Ce n’est pas non plus tout à fait « Le livre à venir » dans le sens où l’entendait Maurice Blanchot : « Mon livre », m’a dit Jabès, « se projette toujours dans un autre livre, c’est un nouveau commencement, pas un recommencement. Le livre, c’est la durée. Un projet d’avenir. Un mouvement perpétuel, en somme. A l’instar de ceux qui, comme le poète Yves Bonnefoy, pensent que « l’imperfection est la cime », Edmond Jabès pensait que l’inachevé est la fin et que les chemins qui ne mènent nulle part (chers à Heidegger), valent mieux que ceux qui ont une destination certaine. Citant Valéry : « L’essentiel est de ne jamais arriver », Jabès montrait combien il était convaincu que les seules limites du livre sont nos propres limites. Au fond, cet homme viscéralement incapable de tout enracinement, avait finalement trouvé ses racines dans le livre –en tant que lieu.
Evoquant un aboutissement possible de sa recherche dans le dialogue, il me dît admirablement : « Le vrai dialogue c’est lorsque l’on se sépare… Car on parle alors réellement avec ce que l’on a retenu. Une autre parole, beaucoup plus profonde, commence alors à circuler… Exactement comme deux amoureux qui, se séparant, s’écrivent aussitôt. Le silence qui s’installa alors entre nous était aussi de lui.
Après cet entretien, nous sommes allés dîner ensemble, en compagnie de madame Jabès.
De retour chez moi, je posais ces notes pour un article, et j’écrivais dans mon journal personnel que l’imagination tient une si grande place dans l’amour que nous pouvons parfois avoir hâte de voir partir la femme que l’on aime, car elle nous gêne pour penser à elle… © L.M.