C'est le livre le plus poignant de l’automne. Le plus personnel aussi, le plus fort et sans doute l’un des mieux écrits. Gaston et Gustave, publié au Mercure de France, vient de remporter le Prix Décembre (ex-aequo avec Jean-Christophe Bailly). Olivier Frébourg, écrivain (de Marine), journaliste, éditeur, nous a déjà donné une dizaine de très bons livres –romans, essais. Lisez son Nimier, trafiquant d'insolence (LTR, La Petite Vermillon), Maupassant, le clandestin (Folio), Souviens-toi de Lisbonne (La Petite Vermillon) -voir sur ce blog à la date du 20 octobre dernier, et aussi Port d'attache (Albin Michel) et encore La vie sera plus belle (Le Livre de Poche). Il avait déjà laché un livre personnel très émouvant : Un homme à la mer (folio). Avec Gaston et Gustave, il ouvre à nouveau son cœur, largement, et délivre sa peine d’une trop grand souffrance. L’écriture, nous le savons, est une catharsis contre les coups du destin. Elle doit permettre aussi d’alléger tout sentiment de culpabilité. En tout cas essayer…
L'intransigeante loi de Flaubert
Le Gaston du titre, c’est le survivant de jumeaux grands prématurés. Gustave, c’est Flaubert, le maître en tout d’Olivier, père de Gaston. Rappel des faits. Festival des Etonnants Voyageurs, Saint-Malo, week-end de Pentecôte, il y a cinq ans. L’auteur et son épouse Camille, enceinte de jumeaux, sont avec leurs deux premiers garçons, Martin et Jules, réunis pour un événement littéraire qui autorise des promenades aux enfants. Le lendemain, Olivier Frébourg doit regagner Paris pour son travail d’éditeur. La routine. 29 mai. Camille, dont le terme de la grossesse se situait début septembre, accouche très prématurément au bout de 26 semaines. Et c’est le drame. Olivier, réveillé en pleine nuit par sa belle-mère, revient immédiatement en Normandie comme on monte à l’échafaud, déjà perclus d’un sentiment de culpabilité impossible à contenir. Et pense déjà que tout ça, c’est la faute à la littérature. Son vieux Flaubert n’a-t-il pas toujours prescrit et suivi un précepte infaillible, une loi d’airain : un écrivain doit se consacrer à son art, n’avoir ni épouse ni enfant. Même à ses amis, Flaubert ne pardonnait pas de se fourvoyer, précise Frébourg. Au lieu de quoi Olivier à mêlé l’écriture à la vie, des métiers, et une vie familiale. Mais la bourlingue et ses enfilades de rendez-vous professionnels jettent à présent sur lui une chape de responsabilité quasi névrotique, plus lourde que la dalle d’un tombeau. Devant l’entrée du CHU de Rouen, où le petit Gaston va lutter contre la mort des semaines durant et où l’ombre de son père désemparé va désormais passer le plus clair de son temps, l’imposante statue de Flaubert se dresse comme une montagne de reproches. La statue du commandeur expose son implacable moralité de granit. Gaston est un oisillon de 981 grammes hérissé de sondes et entouré de monitors qui clignotent, oscillent, dessinent d’inquiétantes courbes. La vie de la famille a basculé un mardi de cendres, vers 6h53 du matin, lorsque Camille a été césarisée et qu’Arthur a succombé à « une souffrance fœtale aiguë ».
Les pages crues de de la sincérité
Commence alors un double roman, où l’auteur alterne le récit du calvaire tantôt terrifiant, tantôt bouleversant de la survie du bébé, et une sorte de biographie d’une empathie rare : Frébourg connaît Flaubert comme personne. Cette quête sourde de l’écrivain « responsable » apaisera l’auteur, pansera un tant soit peu sa douleur infinie, mais ne cautérisera jamais vraiment rien. Camille a frôlé la mort. Flaubert, l’opium de la jeunesse d’Olivier, rôdait-il ? Le premier « peau à peau » de Gaston avec sa mère, quelques jours après le drame, agira à la façon d'un miracle léger comme l'aile d'un papillon. Brisée, Camille se déplace encore dans un fauteuil roulant en skaï beigasse –l’atmosphère « hospitalière » est admirablement décrite, y compris pour ses touchantes beautés, comme ce sens inné du don que possèdent les infirmières. Puis les événements terribles s'enchaînent. L’auteur ne les épargne pas dans l’écriture. Il livre, crues, les pages sur le choix du petit cercueil, celui de l’urne, l’épisode de la crémation. Il y assistera seul. Sans famille, sans ami. Et c’est bouleversant, écrit dans une langue somptueuse qui garde une beauté froide tandis qu’elle est empreinte d'une douleur cardinale. Rien d'impudique, tant chaque mot est puissamment posé avec délicatesse et sincérité. Frébourg écrit droit, sa phrase est hiératique comme un capitaine debout, en proue dans la tempête. Camille, peintre et philosophe de profession comme dans l’intimité, affrontera l’épreuve avec un calme confondant, admirable. Olivier ne sait pas encore que sa femme le quittera bientôt. Ce retour de flamme supplémentaire couve encore.
Le recours au maître panse la douleur
Pour l’heure, un écrivain et père meurtri jusqu’à l’os, en appelle à Gustave, son recours dans l’œil du cyclone, et porte-flingue désigné par cette chienne de littérature. Prendre un café dans un bar et voir autour de lui l’insouciance du monde suffit à le crucifier. Des correspondances entre la vie de Flaubert et les circonstances accablantes font étrangement surface, croisent et pleuvent dans la mémoire de l’auteur. Par fétichisme sans doute, il voit des signes là où il n’y a que coïncidences. Ainsi le livre respire, qui nous prend par la main des chapitres entiers pour nous raconter Flaubert. Les lieux s’y prêtent. C’est un pays commun aux deux auteurs, le maître et le disciple. Pas un village, pas une route que Frébourg ne sache rattacher à un événement de la vie de Gustave, lorsqu’il va voir son petit Gaston. Le petit s’en sortira enfin. Les parents se retrouveront dans leur chambre, gisants pensant avoir vaincu les brisants. Camille sait qu’elle a donné la vie et la mort en même temps. Comment va-t-elle continuer avec cela. Et les autres garçons, les aînés. Et Gaston, le jumeau esseulé, qui prend à présent gramme après gramme. Et Olivier, le narrateur nu, qui livre là un roman d’une franchise intérieure gigantesque… Les dessous du voyage en Orient de Flaubert et son ami Maxime Du Camp, le jeune Flaubert se lançant à corps perdu, au cœur de la province de l’ennui, dans sa « Bovary », donc en lui-même, la genèse de « L’Education sentimentale », la correspondance du maître bien sûr, puisque c'est un monument au sein de son oeuvre... Nous apprenons beaucoup de choses, dans notre lecture croisée de ce livre admirablement construit, puisque l’alternance des récits y est si fondue que la vie de Gustave fait corps avec la progressive venue au monde de Gaston. Frébourg va plus loin pour amoindrir le mal tandis qu'il l'accroît. Il cherche chez d’autres écrivains des échos à sa douleur, des similitudes biographiques –vaine recherche. La lucidité d'Olivier est totale : il sait que la perte d’un enfant est devenue un genre littéraire. Et surtout qu’il n’y a aucune utilité au malheur. Il n'empêche.
Réapprendre à marcher
Un 23 août au matin, Camille annonce qu’elle quitte le père de ses quatre fils. Olivier se retrouve sonné, seul à son bureau d'écriture avec les cendres d’Arthur placées dans une urne, elle-même calée entre deux piles de livres. Partir. Il faut partir. Mais pas fuir, là-bas, fuir... Il n’ira pas dans les îles lointaines, ni dans son Vietnam adoré, il n’embarquera pas une fois encore sur un navire de la Marine pour une Erythrée conradienne. Il entamera un voyage infiniment flaubertien, « par les grèves et par les champs », pas trop loin des êtres aimés, avec un fidèle ami. Mais aucune déviation au chagrin n’amenuise celui-ci. Différer en affrontant la bête, l’ogre des lettres, le roc Flaubert, sur ses terres, n’est déjà pas si mal. Sac au dos, apercevoir des maisons de charme comme celle du bonheur familial, entendre des enfants jaillir d’une école sont cependant autant de poignards qui se dressent et trouvent le ventre du romancier.
La tentation d’appliquer le mot de Feydeau : « J’ai voulu noyer mon chagrin dans l’alcool mais il savait nager » est grande... Et puis la vie reprit peu à peu son cours et commença de délivrer ses premiers pansements. Olivier réapprit à marcher, en quelque sorte. Il apprit aussi à avoir les enfants une semaine sur deux. Certes, il y aura toujours une place vide sur la banquette arrière, lorsqu’il jette un regard dans le rétroviseur, mais les trois gamins sont pleins de vie. Sur la route de Croisset, le plus vivant et bé oui, c’est Gaston ! Il a à présent cinq ans et une énergie incandescente. « Seul, j’ai porté de mes mains Arthur jusqu’au feu. À son tour, Gaston me tire de la froide solitude », écrit Frébourg. Il a osé dévoiler sa terrible histoire (nous le savons infiniment secret), et offert à la littérature un livre fort comme la mer.
Le troisième Flaubert
Je saisis l'occasion pour saluer l'essai de Pierre-Marc de Biasi, flaubertien scientifique -limite entomologiste et aussi précis qu'un horloger genevois : Gustave Flaubert, une manière spéciale de vivre (Grasset et Livre de Poche), relu pour l'occasion, car c'est une somme édifiante, une "bio" archi-documentée, à l'anglo-saxonne, et qui caracole comme son sujet d'ailleurs. L'enquête aborde le "troisième Flaubert" : après le romancier "impersonnel des oeuvres" et l'épistolier "inimitable des lettres", il y a "l'homme-plume" au travail, le Flaubert des manuscrits et des carnets, celui pour lequel "l'oeuvre est tout et l'auteur n'est rien".