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  • Les Grecs surnommaient l'Italie "Oenotria" : "la terre du vin"

    hs vin l'express.jpgin L'EXPRESS hors-série La grande histoire du vin (en kiosque) : 

    Italie

    ANCIENNE, FERTILE ET GÉNÉREUSE

    par Léon Mazzella

    La Botte a toujours été généreuse en sang de la vigne. Avec près de 60 millions d’hectolitres, l’Italie  assure, en ce début de XXIème siècle, près de 20% de la production mondiale de vins. C’est dire son poids économique. Et si elle produit de nos jours davantage de vins que n’importe quel pays au monde – en concurrence avec la France certaines années -, elle abreuvait déjà de ses volumes l’empire romain. Ce sont les Grecs qui introduisirent la viticulture en Italie au VIIIè siècle av. J.-C. La Grande Grèce englobe alors l’Italie du Sud et la Sicile  et ce sont les Eubéens (de l’île d’Eubée, en mer Egée, en face de l’Attique), qui s’installent  les premiers dans leurs colonies, en Italie  méridionale précisément, avec des cépages antiques comme le byblinos ou l’aminios – ce dernier est, par excellence, celui des crus romains, et il fut planté initialement  en Calabre. Les Eubéens pratiquent la viticulture depuis plus d’un siècle sur leur île. Les colonies italiennes bénéficient aussitôt d’un essor de leur nouvelle économie et, très vite, les îles du Golfe de Naples, notamment Ischia  - toujours célèbre pour ses vins blancs légers et gourmands, issus de cépages (actuels) comme les biancollela, falanghina et autre forastera – ainsi que la ravissante Procida – alors couverte davantage de vignes que de citronniers, comme aujourd’hui -, produisent leurs propres amphores afin d‘expédier leur vin à Carthage, ce dès le VIIè siècle av. J.-C. Les textes fondateurs des poètes latins, comme Virgile et Pline l’ancien,  s’inspirent largement du savoir-faire grec.  « Les Géorgiques », de Virgile, et l’« Histoire naturelle », de Pline, consignent avec force précisions les préceptes de cette nouvelle activité et fournissent ainsi de véritables manuels de viticulture aux agriculteurs italiens de la fin de la République et sous l’Empire. Ces textes seront des références pour le monde viticole européen dans son ensemble, des siècles durant. Leur ton direct et tutoyant rend l’apprentissage et les travaux pratiques de la « conduite de la vigne » (selon l’expression de Pline), on ne peut plus agréables. Exemple, pris chez Virgile, à propos de la plantation des rangées de ceps  : «  Si tu traces l’emplacement du vignoble dans une plaine grasse, plante serré (…), mais si tu choisis le versant d’une côte mamelonnée ou des pentes douces, espaces généreusement tes rangées. » Voici qui correspond parfaitement au vignoble italien, lequel se répand à une vitesse prodigieuse et ne tarde pas à couvrir des zones aujourd’hui emblématiques de la carte viticole du pays, Sicile comprise, jusqu’au Latium –la  région de Rome, ainsi qu’en Etrurie, le territoire des Etrusques, soit l’actuelle Toscane. Les vins étrusques, conservés dans des amphores « italiques », sont abondamment exportés, dès cette époque, dans la plupart des pays du Bassin méditerranéen, y compris en Gaule à partir du VIè siècle av. J.-C. Les légions romaines découvriront un velours côtelé de vignes lors de leurs campagnes militaires au sud de la Botte et en Etrurie, dès le IIIè siècle av. J.-C., d’après Pierre Sillières (*). La plupart des raisins sont destinés à la vinification, dans cette Italie antique qui suit peu à peu les préceptes de Caton, de Columelle (dont le traité « De l’agriculture » , « De re rustica » demeure le plus grand traité d’agronomie que nous ait transmis l’Antiquité),  ou encore de Varron, qui publient des ouvrages dans lesquels nous trouvons déjà – entre autres - les moyens de lutter contre les petits fléaux (insectes, notamment),  y compris contre le gel (en arrosant la vigne afin de la tiédir). Mais contre la grêle, l’invocation des dieux était l’unique recours du viticulteur italien… Certains vignerons pionniers, notamment sur la côte napolitaine, vers Pompéi et au-delà (où les fouilles révélèrent  tant d’indices), passerillaient le raisin, ou bien le consommaient frais, ou encore le conservaient dans des pots, mais l’écrasante majorité du produit de la vigne était dûment fermenté, après avoir été foulé et pressuré. Selon les recherches effectuées par Pierre Sillières, la vinification  (la transformation du moût en vin),  s’effectue alors dans de grandes jarres en céramique appelées dolia, pouvant contenir 10 hl chacune, et rangées semi-enterrées dans les chais. Il est à noter que la distinction entre vins ordinaires et vins fins se fait immédiatement et que les premiers sont destinés à la plèbe et à l’armée tandis que les seconds, que les Italiens entreprennent de laisser vieillir dans des jarres, et puis qui sont « mis en amphores » (bien que le vieillissement s’effectue également en amphore), sont naturellement destinés à des classes sociales plus élevées. Selon un autre chercheur, André Tchernia (**), tous les vins réputés de l’Antiquité provenaient  d’une aire qui allait de Rome à Pompéi, soit du Latium à la Campanie, en particulier sur l’ensemble de la plaine côtière et jusqu’aux contreforts du Vésuve. Les trois vins (secs et doux) les plus recherchés sont le falerne, le vin des monts Albains et le cacube. Les règles élémentaires du commerce du vin – le commerce de proximité comme l’exportation – se mettent en place : les vins simples et nécessitant un transport coûteux sont consommés sur place et les vins « de garde » ou déjà réputés sont repérés, achetés et acheminés par des négociants, dont l’activité sera très prospère au IIIè et au IIè siècles av. J.-C. Celle-ci  reposera sur le transport en bateaux d’énormes quantités d’amphores à destination de la Gaule ou de l’Hispanie, mais celles-ci commenceront elles aussi à cultiver la vigne et à consommer par conséquent ses propres vins (lire par ailleurs). Mieux (ou pire, pour l’Italie), dès le Ier siècle ap. J.-C., souligne André Tchernia, non seulement les clients historiques de la viticulture italienne disparaissent mais ils ne tardent pas à concurrencer les vins de la Botte et à narguer celle-ci en y exportant leur propre production à Rome même ! La capitale de l’Empire devient d’ailleurs,à la faveur de son expansion rapide et colossale, un si grand consommateur de vins indigènes que les vignes de Campanie, du Latium et d’Etrurie, mais également de la région de Ravenne, de la côte adriatique et de la plaine du Pô, car on cultive dès lors la vigne un peu partout dans le pays, ne suffisent parfois pas à étancher la soif  d’un million de Romains, évaluée à environ 1,8 million d’hl annuels. A la fin du Ier siècle ap. J.C., la culture de la vigne s’étend parfois au détriment de celle du blé.  Il est à noter qu’à la faveur des écrits lumineux, voire visionnaires, de Columelle, qui était lui-même vigneron et possédait des vignes dans divers zones propices d’Italie, une classification des crus se fait jour au IIè siècle de notre ère, en fonction de critères qualitatifs : il est déjà question de terroir, de robustesse, de fécondité.  

    Une législation tardive

    Les invasions barbares (Goths, Lombards) réduisirent la viticulture à néant. Il faut attendre les effets bénéfiques de la christianisation  – surtout au Moyen-Age, puis ceux de la Renaissance (XIIIè siècle), pour observer un renouveau de la culture de la vigne, Comme une revanche, elle fut étendue à toutes les régions susceptibles de l’accueillir, qu’elles soient de plaine, de piémont ou côtières. Le XVIè siècle, après la chute des Médicis, qui connaît le règne des Habsbourg, n’est pas non plus favorable au développement de la viticulture. Le phylloxéra et la Seconde Guerre mondiale produisent les effets d’arrêt brutaux que nous savons dans la plupart des pays européens. Longtemps synonymes de vins de quantité et de moindre qualité, les vins italiens ne souffrent plus aujourd’hui de connotations négatives, mais le laxisme législatif  - il a mis près de trente ans après la France à établir des classifications claires -, a retardé d’autant la reconnaissance des grandes appellations et des grands vins italiens, et dieu sait s’ils sont nombreux.  En effet, l’après-guerre ne fut pas favorable au développement qualitatif des vins italiens. « Faire pisser la vigne » afin d’exporter de la « bibine » étaient plutôt les maîtres mots. Ce n’est qu’en 1963 qu’une loi de première importance, portant sur les normes de dénomination s d’origines des vins, jette les bases de l’organisation de la viticulture moderne italienne. Elle donnera naissance à la fameuse loi Goria de 1992, qui établit la nouvelle réglementation des dénominations d’origine. Celle-ci est relativement simple, et elle ressemble aux législations européennes en vigueur un peu partout au sein de la communauté : nous trouvons les DOC (Dénomination d’origine contrôlée), les DOCG (Dénomination d’origine contrôlée garantie), les IGT (Indication géographique typique), les vins de table (vini da tavola) et les VDN (Vins doux naturels). L’Italie compte vingt régions viticoles (comme autant de régions politiques). Du nord au sud et d’ouest en est :Val d’Aoste, Piémont, Ligurie, Lombardie, Trentin-Haut-Adige, Vénétie, Frioul-Vénétie-Julienne, Emilie-Romagne, Toscane, Ombrie, Marches, Latium, Abruzzes, Molise, Campanie, Basilicate, Pouilles, Calabre, Sardaigne et Sicile. Les vins les plus réputés se trouvent au nord de la Botte : Piémont et Toscane. Le Piémont est le royaume du cépage nebbiolo (rouge) qui donne les célèbres Barolo et Barbaresco. La Toscane viticole  rime avec Chianti (Classico ou Ruffino) et évoque aussitôt un cépage principal (rouge), le sangiovese. Cette région viticole bénie des dieux évoque aussi l’une des plus célèbres appellations  (DOCG) en vins rouges italiens, le Brunello di Montalcino . On désigne par ailleurs sous l’appellation non contrôlée de « super-toscans », des vins d’exception comme le célébrissime Sassicaia,  ou les non moins célèbres Solaia, et Tignanello. La classification des vins italiens est plus commode si nous la divisons par genre : il y a les spumante (mousseux), les frizzante (pétillants),  les amabile (demi-sec), les doux (dolce), les abboccato (mi demi-sec, mi demi-doux), les passito  (passerillés), à côté de l’armée des secco (secs : blancs, rosés ou rouges). Outre le Chianti Classico, longtemps présent sur les tables des pizzerias du monde entier, dans un flacon rond et habillé de paille tressée, le Lambrusco (Emilie-Romagne) , est sans doute le vin le plus connu hors des frontières italiennes. Le fameux blanc Orvieto provient d’Ombrie, le Frascati (issu du cépage trebbiano), du Latium. Quant au  Greco di Tufo, il contribue à la réputation des vins blancs de Campanie, connue également pour son Lacryma Christi del Vesuvio (blanc ou rouge). Le Montepulciano d’Abruzzo vient évidemment des Abruzzes. Enfin, les grandes îles (Sardaigne et Sicile) donnent des rouges puissants et charpentés (issus pour la plupart de cépage canonnau), ainsi que des blancs raffinés (issus principalement du cépage vermentino). L.M.

     

     

     

    (*) « La viticulture et le vin dans l’Antiquité », in « Voyage au pays du vin », (ouvrage collectif, Robert Laffont)

    (**)  « Le vin romain antique », de A.Tchernia et J.P.Brun (Glénat).

     

     

    Frénésie 

    L’érudit Suétone (Ier siècle de notre ère), en guise de commentaire à la décision de l’empereur Domitien, prise en 92, de donner un coup d’arrêt à la frénésie de consommation de vins italiens par les Romains, mais aussi par les Gaulois et les Ibères, écrit ceci : « La surabondance du vin et la pénurie du blé étaient l’effet d’un engouement excessif pour la vigne, d’où résultait l’abandon des labours. C’est pourquoi l’empereur interdit , en Italie, toute plantation nouvelle et ordonna, dans les provinces, d’arracher au moins la moitié des vignobles. » 

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    Cité par Roger Dion dans sa fameuse histoire de la vigne et du vin en France, et repris par Jean-Robert Pitte, in « Le désir du vin à la conquête du monde » (Fayard). 

     

  • La vie dans les tranchées

    in L'EXPRESS, hors-série La Grande Guerre (en kiosque):

    mook GG.jpgL’HORREUR AU QUOTIDIEN

    Par Léon Mazzella

     

    D’abord il y a la mort. Omniprésente, pestilentielle, celle du copain déchiqueté sous les yeux du soldat, celle de l’ennemi, celle qui rôde, celle qui frappe sans prévenir, et que nul ne voit venir.  Et puis il y a les « totos », ces poux qui grouillent et ne font pas davantage relâche que les puces, et de gros rats qui empêchent de dormir, dévorent tout, y compris les pieds et les nez des vivants. Il y a surtout la peur –cette indécollable peur au ventre, majuscule, chevillée, clouée, profonde et permanente. Qui a dit que les Poilus se faisaient parfois sous eux en jaillissant des tranchées quand il fallait y aller ? Pas les visuels rassurants des cartes postales, outil accessoire de propagande, qui montrent des soldats posant, souriants, sereins, lorsque la plupart crevaient de frousse et de maladie, agonisaient dans un trou, les jambes broyées et le cœur aussi, le corps gelé ou à demi noyé dans une boue aussi épaisse que de la crème de marrons. Même les livres emblématiques comme l’émouvant « Ceux de 14 » de Maurice Genevoix (1) disent l’horreur illimitée au quotidien, n’évoquent qu’avec tact et émotion contenue le sang, les tripes, les cris, les appels au secours, l’appel ultime à maman avant de basculer dans le néant. Lire « Sous Verdun », « La boue », « Les Eparges » (lire l’extrait ci-dessous), de Genevoix conjugue le plaisir du texte (il s’agit d’un grand moment de littérature) , et la sensation d’assister, in vivo, au quotidien du Poilu auquel Genevoix nous invite sans ambages ni précautions d’usage : son témoignage est aussi poignant que cru, aussi fort que vrai. La mort est une compagne. Un coup de pelle pour creuser une nouvelle tranchée fait tomber sur un corps en putréfaction. L’odeur de la mort est toujours là et celle des cigarettes ne parvient pas à en masquer l’indélébile trace. La mort se respire, la mort est en soi puisqu’elle attend le soldat à chaque instant. L’insoutenable légèreté de la survivance prend le poids d’un supplice, pour les Poilus que la mort côtoie de si près

    La chasse aux rats

    L’horreur, c’est aussi la chasse aux rats, parce que les rats, gras car repus de chair humaine, ont pris de l’assurance, de l’arrogance, de la présence ;  de l’omniprésence. Les rats pullulent et envahissent la vie du Poilu. Au point que le haut commandement  promet une prime de cinq sous à chaque prise. Ernst Jünger, dans « Orages d’acier » (2) autre journal de guerre emblématique –côté Allemand, cette fois-, a su décrire avec une pointe d’humour désabusé ce passe-temps : tirer les rats, les enflammer, les piéger, jouer avec la vermine. « La chasse aux rats  offre une distraction fort goûtée dans le vide des gardes. On dépose un petit bout de pain en guise d’appât et on pointe le fusil sur lui, ou bien on répand dans les trous de la poudre prise aux obus non éclatés et on y met le feu. Ils en bondissent alors en couinant, le poil roussi. Ce sont des créatures répugnantes, et je ne puis m’empêcher de penser toujours à leur activité secrète de charognards, dans les caves de la bourgade… » Erich Maria Remarque, l’auteur de « A l’Ouest, rien de nouveau », roman pacifiste exemplaire sur la Grande Guerre, évoque les « rats de cadavre ».  C’est dire. Et par-dessus le marché,  « l’été, ce sont des essaims monstrueux de mouches qui viennent pondre dans les corps des soldats en décomposition », note Jean-Yves Le Naour (3). Aussi, le quotidien du soldat dans cette fichue guerre de position, est-il loin d’être idyllique et de ressembler aux images de propagande diffusées à grande échelle et destinées à rassurer le front arrière. Lequel n’était pas dupe, lorsqu’il recevait des nouvelles du front.

    images (1).jpegtéléchargement.jpegimages (5).jpeg(1)Flammarion, 960 pages, 2013. Disponible également en Points/Roman et aux éd. Omnibus.

    (2)« Orages d’acier », par Ernst Jünger (Le Livre de Poche, 1989).

    (3)« La Grande Guerre à travers la carte postale ancienne » (HC éd. 2013).

     

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    Bonnes feuilles :

    LES EPARGES

    images.jpeg« Cela se passait aux Eparges, pendant une des attaques meurtrières du printemps 1915. On se souvient peut-être que sur cette butte des Hauts-de-Meuse, la bataille se prolongea deux mois. Une bataille sauvage, une suite presque ininterrompue d’attaques et de contre-attaques pour la conquête d’une colline de boue, dans des tranchées gluantes bouleversées par des milliers d’obus. Les havresacs, les armes, les cadavres s’enfonçaient lentement dans la glaise, des blessés perdus s’y noyaient. Chaque trou d’obus, les énormes entonnoirs creusés par l’explosion des mines devenaient autant de mares glacées, d’un jaune aigre et verdâtre empoisonné par l’hypérite (*). Et il flottait sur ce charnier une odeur fade et corrosive ensemble qui entrait loin dans la poitrine, semblait happer aux bronches comme la boue aux mains nues, aux genoux et aux reins. 

    Chaque fois qu’un régiment montait, c’étaient mille hommes qui tombaient, plusieurs centaines de tués, des blessés affreusement déchiquetés par des obus de rupture énormes, quelques fous. Les survivants descendaient au repos, dans des villages déserts et bombardés où ils ne cessaient point d’entendre, jour et nuit, le grondement de l’interminable bataille. Des renforts arrivaient, comblant les vides des compagnies. Et ils remontaient aux Eparges.
    Ils remontaient par les mêmes cheminements, les mêmes boyaux ruisselants ou gelés, vers les mêmes tranchées bouleversées, éternellement refaites et nivelées, où d’une relève à l’autre ils retrouvaient les mêmes cadavres, raidis encore dans l’attitude où la mort les avait saisis : celui-ci avec le même éclat brillant fiché dans son crâne nu comme un coin de bûcheron, cet autre avec sa main crispée par-dessus son épaule, dans la même moufle de laine bleue. Tous connus, tous reconnaissables,  compagnons et frères d’hier qu’ils ne pouvaient s’empêcher de nommer, ceux qui s’étaient effondrés sans une plainte, ceux dont ils avaient écouté, dans la nuit, gémir la longue agonie. » 

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    Maurice Genevoix, « La Ferveur du souvenir » (pp.79-80, éd. établie par Laurence Campa, ©La Table ronde, 2013)

     

    images (4).jpeg(*) Gaz moutarde : « On nomme ypérite le plus atroce des gaz de combat de la Grande Guerre », écrit l’historien André Loez, dans « Les 100 mots de la Grande Guerre » (PUF / Que sais-je ?), « du nom de la ville belge d’Ypres où il fut utilisé pour la première fois par l’Allemagne en juillet 1917. Egalement nommé gaz moutarde en raison de son odeur, il brûle la peau et les muqueuses, rendant inopérantes la protection des masques. »

    Nota : l'anachronisme figurant dans le texte de Genevoix - il évoque des faits qui se déroulent en 1915 - s'explique par la date de la rédaction de ses livres sur la Grande Guerre, largement postérieure à celle-ci. D'autres gaz  -aveuglants -  que le gaz moutarde, furent utilisés en 1915.

     

     

     

  • Origines du vin et vin des origines

    hs vin l'express.jpgPapier introductif que j'ai écrit pour le hors-série (couv. ci-contre), en kiosque depuis cette semaine :

    C’est communément vers l’Anatolie que l’on situe les premières tentatives de domestication de la vigne, liane sauvage, environ 7 000 ans avant notre ère. Mais les premiers vins les « paléovins » sont sans doute antérieurs à la culture de la vigne. Nos ancêtres du Néolithique se régalaient de boissons fermentées de céréale (bière), de miel (hydromel) ou de fruits (sureau et raisin sauvage, notamment). Des résidus d’acide tartrique, un des principaux composants du vin, ont ainsi été retrouvés sur les parois internes de poteries mises au jour sur le site de d’Hajji Firuz Tepe, en Iran. Leur datation nous ramène vers -7 500. De même, des traces de pépins de raisin fermentés, trouvées dans un village du sud-est de la Turquie, remontent au vie millénaire av. J.-C.. Favorisée, comme l’élevage, par la sédentarisation des peuplades, la viticulture se développe de la Turquie et de l’Iran vers la Mésopotamie, avant de rejoindre le Proche-Orient (-4 000), l’Egypte (-3 000), puis la Grèce et la Crète (-2 000). Elle apparaît par ailleurs en Inde, vers –500, mais rien ne permet d’y certifier la production de vin. 

    Sur les rivages de la Méditerranée, en revanche, pas de doute : l’archéobotanique nous renseigne avec précision de la fabrication d’une boisson à base de raisins fermentés. Les indices ne manquent pas, comme la forte concentration de pépins, notamment du côté de l’étang de Berre, sur l’île de Martigues, dans les Bouches-du-Rhône, et à Lattes (Hérault). 

    Tout porte à croire que ce sont les Grecs les Phocéens précisément qui auraient peu à peu converti nos ancêtres à apprécier le sang de la vigne. Ces premiers vins des Grecs installés à Massalia (Marseille) remontent à 600 av. J.-C. Le vignoble est planté en quantité autour de la cité, ainsi qu’à Agde, autre colonie. Le commerce va bon train et une amphore spéciale, la « massaliète » est même créée. 

    La culture de la vigne s’est ainsi rapidement répandue à travers toutes les civilisations qui bordent Mare Nostrum. Et comme partout dans le monde antique, y compris jusqu’en Chine, elle y joue presque toujours, un rôle religieux, voire mystique. 

    DU DIVIN AU PAÏEN

    Si le vin existe depuis environ 9 000 ans, la vigne, Euvitis, qui compte une cinquantaine de variétés, dont Vitis vinifera, celle qui nous intéresse, existe depuis des millions d’années. L’homme préhistorique commence d’abord à consommer les raisins. Puis, il découvre la fermentation du raisin, les bienfaits de cette nouvelle boisson énergisante, ainsi que les vertiges de l’ivresse. Cela nous conduit à la Bible. Vigne et vin y sont signes de richesse et de bénédiction divine d’une part, et l’ivresse est à l’origine de la Faute, d’autre part.

    Dans la Genèse, Noé, lorsque le Seigneur (YHWH) l’avertit qu’il s’apprête à détruire les humains au moyen du Déluge parce qu’ils se sont tous pervertis sauf lui, le brave Noé il lui ordonne de construire l’Arche pour sauver sa famille et les espèces animales. Noé a l’idée de préserver aussi des végétaux divers, comme la vigne, dont il emporte quelques ceps. Après quarante jours de déluge, la pluie cesse, les eaux ont recouvert la terre et l’Arche de Noé dérive aux confins de la Turquie et de l’Arménie, précisément où l’on a trouvé les plus anciens témoignages de vinification et où la vigne continue de donner du vin soit sur le mont Ararat…

    Une légende similaire se retrouve dans l’Epopée du roi Gilgamesh, qui aurait lui aussi apporté le vin à l’Humanité. Selon un texte assyrien du viie siècle av. J.-C., le mythe babylonien d’Atrahasis évoque l’hypothèse mésopotamienne (Irak) de la « grande inondation », dans la onzième tablette de l’Epopée, pour être précis, laquelle s’inspire de l’épisode du Déluge dans la Bible : il suffit de changer Noé par Uta-Napishtim et le mont Ararat par le mont Nitsir pour savourer la même allégorie.

    Revenons à Noé : c’est à partir de ses trois fils : Sem, Cham et Japhet, que la terre fut peuplée. Cham, vit un jour son père Noé, nu et ivre du vin de sa vigne. « Noé le cultivateur commença à planter la vigne » (Genèse). Noé est ainsi à la fois le premier agriculteur et le premier vigneron, et il est aussi le premier à saisir, certes à son corps défendant, le pouvoir (à la fois grisant et dévastateur) du jus de raisin fermenté. La tradition yahviste fait ainsi de la vigne le fruit de la nouvelle alliance entre Dieu et les hommes, à l’instar de l’arc-en-ciel. La vigne et les effets (bénéfiques ou néfastes) qu’elle procure symbolisent l’ordre cosmique et la fécondité naturelle. 

    La mythologie perse nous propose une autre version de l’origine du sang de la vigne. Daté au alentour de –1 400, l’Avesta, texte sacré du zoroastrisme, fait mention de la découverte, fortuite, du vin par une femme. Au palais du légendaire shah Jamshid, une des épouses du harem, se sentant délaissée par le souverain, souhaitait en finir avec la vie. Aussi, choisit-elle de se noyer dans une jarre, où l’on conservait des raisins, remplie d’un liquide réputé toxique. Or, non seulement elle ne pérît pas, mais elle connaît l’ivresse et la gaîté que celle-ci procure. Ce qui lui permit de recouvrer les faveurs de Jamshid.

    Les textes sumériens anciens, au iie millénaire av J.-C., s’intéressent aussi au vin, à qui, les premiers, ils confèrent une dimension divine. L’Epopée de Gilgamesh,  précitée, fait le récit épique de la vie du roi de la cité d’Uruk (Mésopotamie). Celui-ci, désemparé par la mort de son compagnon d’armes s’en va consulter Uta-Napishtim, sauvé du Déluge par les dieux qui lui offrirent l’immortalité. Une version sumérienne - et antérieure - au Noé de la Bible. Mais à la différence du patriarche des Hébreux, l’ancien roi de Sumer ne fait pas de vin. Il se contente de boire celui tiré d’une vigne enchantée, qui donne la vie éternelle. Mais Gilgamesh ne pourra en profiter. Siduri, déesse babylonienne du vin lui rappelle que l’immortalité doit demeurer le privilège des dieux. Preuve que le vin est bien une boisson divine avant d'être celle des hommes.

    Plus près de nous, le Cantique des cantiques offre au vin une place de choix, qu’il partage avec l’amour et l’érotisme. « Vos mamelles sont meilleures que le vin…. », « Ce qui sort de votre gorge est comme un vin excellent, digne d’être bu par mon bien-aimé et longtemps goûté entre ses lèvres et ses dents… », peut-on lire dans ce livre de la Bible, il est vrai connu pour sa poésie et sa sensualité. Par extension, l’exégèse perçoit dans la vigne, à travers ce texte sacré, la Sagesse divine et même le Sang de l’Eucharistie. 

    C’est en effet par le miracle de Cana (Galilée) que Jésus choisit de révéler sa divinité. En changeant l’eau de six jarres de pierre contenant 100 litres chacune, en excellent vin – tant qu’à faire ! – car il n’y en avait plus aux noces auxquelles il était convié, il est porteur d’un message d’amour de Dieu le père envers les hommes. Ce miracle s’inscrit par ailleurs dans la perspective de la Rédemption et il montre un Jésus aimant partager le vin. Les Evangiles (Luc et Paul notamment) ne cessent cependant de mettre en garde contre les dangers de l’ivresse. 

    Reste bien sûr la portée incommensurable du sang du Christ comme métaphore du vin et le message subliminal qu’elle contient pour réaliser combien cela a contribué à l’essor de la viticulture dans le monde chrétien : « Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang une boisson. Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. » Depuis lors, tous les jours, à chaque office, les prêtres boivent une coupe de vin pour célébrer l’Eucharistie.

    Dans la tradition juive, le vin est également omniprésent et recouvre les mêmes vertus positives, comme négatives, que dans la tradition chrétienne. « Il est le plus fidèle compagnon du monothéisme juif », écrit Jean-Robert Pitte (1). Avant de s’établir au pays de Canaan, dans la vallée du Jourdain, les Juifs avaient découvert les vertus du vin en Syrie, en Egypte, à Ur, à Babylone... Il y a une forte valeur symbolique dans le vin du shabbat, dans le vin à Rosh Hashana, à Pessah, à Pourim, comme à chaque fête, mariage et circoncision notamment. 

    Le paradoxe est que la consommation de tout alcool soit interdite par l’islam et que le vin coule à flot dans Les Mille et une nuit, dans les Robayat d’Omar Khayyâm, en Inde, en Perse et en Mésopotamie. Le Moyen-Orient a enfanté à lui seul une magnifique poésie bachique aux premiers siècles de la religion du Prophète, à la fois érotique et mystique. Et si de nombreuses sourates du Coran interdisent la consommation de vin sur la terre, elles en promettent en abondance aux élus dans l’au-delà. D’aucuns, parmi les historiens de l’islam autorisés, comme Malek Chebel (2), s’accordent malgré tout à reconnaître que, si « le vin continue à subir aujourd’hui les avanies d’une morale collective organisée et conduite par les valeurs religieuses, l’interdit de consommation demeure aussi vivace que l’est la transgression. » En réalité, chacun s’arrange à sa façon avec le ciel, et ainsi les vignerons peuvent continuer de travailler…

    DIONYSOS ET BACCHUS

    En Grèce, c’est à Oreste, fils d’Agamemnon et de Clytemnestre, que l’on doit la plantation de la première vigne (Amphictyon), et c’est à Dionysos (fils de Zeus et de la mortelle Sémélé), que revient l’art d’enseigner la viticulture. Le dieu hellène du vin (et de tous les sucs vitaux : sève, sperme, lait, sang) incarne avant tout la vigne et ses excès, soit à la fois la force végétale, la vivacité, la croissance, l’exubérance, la convivialité et aussi la violence, voire la transe que l’ivresse provoque parfois. Dans les récits d’Homère, les héros et les démiurges boivent une boisson appelée kykeon, mélange de vin, d’orge et de miel. Le vin qu’Ulysse emporte avec lui est mis sur le même plan que les sept talents d’or et le cratère géant. Il est question de vin noir (pur) ou rouge (coupé d’eau) dans L’Iliade et L’Odyssée.

    Dionysos est un dieu errant, vagabond et déconcertant, qui surgit, comme Apollon, par épiphanies (apparitions soudaines et imprévisibles). Il symbolise la fermentation, le cycle végétal, la régénération et – ici aussi – l’immortalité que le vin peut aider à atteindre. Ses pouvoirs magiques sont séduisants, et chantés par les poètes comme Oppée (iie siècle de notre ère) : « D’une baguette de roseau qu’il coupait, il perçait les roches les plus dures, et de ces blessures le dieu faisait jaillir un vin délicieux. » Dans les récits mythologiques, Dionysos est accompagné de ses ménades, ces femmes qui célèbrent son culte en chantant et en dansant en état d’ivresse. Jean-Robert Pitte rapporte que, selon le poète Nonnos, « Ampélos, jeune satyre éclatant de beauté dont Dionysos est l’amant », trouve la mort, chargé par un taureau envoyé par Até, déesse de la mort. Dionysos lui dresse une sépulture et verse de l’ambroisie (boisson exclusive des dieux, à l’exception de Dionysos, qui n’en boit pas), sur les plaies du défunt. Zeus accorde alors une seconde vie à Ampélos en le changeant en vigne. « Dionysos la vendange et tire de ses fruits, qui ont le parfum de l’ambroisie, le premier vin dans lequel il s’abîme dans le souvenir d’Ampélos et qui sublime sa douleur en joie profonde. Il se confond alors avec le breuvage divin. » Ampélos a donné ampélographie, l’étude des cépages.

    Dans la mythologie romaine, Bacchus est le pendant exact de Dionysos. Les ménades de l’un deviennent les Bacchantes de l’autre. Priape est l’ami de Bacchus, dieu de l’ivresse, du vin, des excès en tout genres, notamment sexuels et ses fêtes sont les fameuses bacchanales. Les femmes n’ont pourtant pas le droit de boire du vin, à Rome à l’époque de la République, car « il (leur) ferme le cœur à toutes ses vertus et l'ouvre à tous les vices », commente la lex romana.

    Avec la christianisation de la Gaule, le culte de Dionysos-Bacchus va brusquement chuter. Ce culte avait été bien accueilli dans la culture gallo-romaine, au point que certains princes celtes se faisaient ensevelir avec force amphores pleines de vins, comme les pharaons, afin de faciliter leur passage dans l’au-delà. L’usage des amphores en guise d’urnes funéraires n’est pas rare non plus, qui signifie clairement la croyance dans le vin comme gage d’immortalité. Mais cet accueil païen, du dieu de l’ivresse et de la transgression fut inégal. Franchement accueilli en Italie et en Afrique du Nord, il le fut plus timidement et plus tardivement dans la Gaule romaine, où seul le dieu de la vigne et des vendanges fut hardiment célébré, comme le souligne Gilbert Carrier (3). « Puisque le vin est le sang du Christ et la matière première de la transsubstantiation, selon les paroles fondatrices de la Cène, sa consommation rituelle ouvre la voie de la vie éternelle. (…) Le vin est à la vigne ce que le sang est au corps et la cuve-sarcophage symbolise l’acte de séparation et de passage, en assurant au défunt un bain d’immortalité », écrit l’historien. Mais très vite, un peu comme la sévère République romaine à l’égard des cultes dionysiaques importés en Italie, au iie siècle avant notre ère, l’Eglise chrétienne constituée s’efforce d’éliminer les éléments païens qu’elle avait dû intégrer à l’origine. » Les évêques durcissent alors le ton à l’égard de l’ivrognerie, symbole de décadence, de dégradation et vouent aux gémonies tous ceux qui s’y adonnent. C’en est terminé de l’ivresse et des fêtes païennes. Bacchus a du plomb dans l’aile. L’esprit des lois, comme celle de M. Evin, pointe déjà son nez. L.M.

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    QUAND LA CHINE VINIFIERA… 

    Des sources écrites datant de la dynastie chinoise Han, vers 126 av. J.-C., démontrent que Vitis vinifera était cultivée en grandes quantités le long de la Route de la soie, du côté de Samarkand et de Tachkent, en Ouzbékistan, et jusqu’aux confins de la Chine, dès le ive siècle avant notre ère. Cependant, la viticulture de l’Extrême-Orient en général, et chinoise en particulier, aurait été importée du Proche-Orient un peu avant notre ère, et pas dans l’Antiquité. C’est en tout cas la prudence à laquelle nous invite Jean-Robert Pitte (1). D’autres chercheurs, comme Patrick E. McGovern, sont en revanche persuadés qu’il existait une viticulture chinoise 7 000 ans av. J.-C., vers Jiahu, dans la province du Henan. Les Chinois buvaient alors un vin néolithique… mâtiné de bière et d’hydromel. C’est à la faveur de croyances conjuguées mêlant alimentation, médecine et religion, que le vin revêt, dès son apparition dans l’Empire Céleste, des vertus médicinales qui contribuent à son timide succès. Pitte oppose d’ailleurs une autre raison religieuse au faible et tardif développement de la viticulture chinoise : la plante alimentaire sacrée est le riz et la boisson fermentée qu’on en tire est le chemin du divin. Dès le départ, il n’y aurait donc pas eu de place pour le jus de raisin fermenté. Ce n’est que beaucoup plus tard, vers 600, au temps des empereurs Tang, que la viticulture devient une activité sérieuse, même si la consommation de vin, appelé « putaojiu », demeure encore confidentielle. La viticulture chinoise s’est depuis lors bien réveillée : elle s’est hissée au 6è rang de la production mondiale, et l’Empire du Milieu produit aujourd’hui 15 million d’hectolitres de vin. L.M.

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    EGYPTE

    Les Egyptiens cultivaient la vigne en pergolas, dans de grands jardins et souvent en complantation avec des figuiers. Le vin, « jrp », était blanc, rosé ou rouge. Le « paour » était sec, acide, amer même. 

     

    Toutankhamon, le fils du soleil, cultivait la vigne, les « vergers à vin » dans le Fayoum et dans le delta du Nil, au xive siècle av. J.-C. Réservé au souverain et à sa cour, le vin était consommé à leur table et servait également au culte des divinités. Ce sont des blancs doux, pour la plupart, comme le « shedeh » ou le « taniotique », à l’instar de ceux qui se trouvaient dans des amphores, dans le tombeau du fils du soleil et sur lesquelles on a pu lire la provenance exacte des nectars destinés à étancher la soif pharaonique dans l’au-delà, y compris leur âge : de 4 à 9 ans. Les autres vins produits en Egypte se nomment le « ndm », doux et recherché, le « nefer », très concentré. L.M.

    (1) Le Désir du vin à la conquête du monde (Fayard).

    (2) Anthologie du vin et de l’ivresse dans l’Islam (Seuil).

    (3) Histoire sociale et culturelle du vin (Larousse).

     

     

  • L’honneur des femmes en 1914

    mook GG.jpgPapiers parus dans le mook (le gros hors-série de L'EXPRESS consacré à la GRANDE GUERRE (actuellement en kiosque) :

    L'HONNEUR DES FEMMES

    « Si les femmes qui travaillent dans les usines de guerre s’arrêtaient  quinze minutes, la France perdrait la guerre ». Venant de Joffre –encore que l’authenticité des termes de cette phrase tonitruante et galvanisante ne soit pas totalement avérée, une telle déclaration souligne le dévouement, sous-payé, harassant, voire dangereux des « munitionnettes », ces 400 000 femmes venues en renfort des vieux, des éclopés, des réformés et autres trop jeunes ouvriers, qui voient d’ailleurs d’un mauvais œil ces femmes qui s’émancipent, coupent leurs cheveux –la coupe à la garçonne fait son apparition-, portent salopette ou pantalon (ce qui est pourtant interdit par la loi), se retroussent les manches… Mais menacent de faire aligner leurs bas salaires de « bonnes femmes » sur les leurs (une ouvrière perçoit en moyenne 0,15 F de l’heure, soit la moitié du salaire minimal). Broutilles, en regard de l’effort de guerre auquel les femmes contribueront de façon considérable : elles fabriqueront quelques 300 millions d’obus et 6 milliards de cartouches. 

    Aux champs et à l’usine

    Et elles ne travaillent pas que dans l’industrie : les hommes sont au front et, dès l'été 14, il faut bien moissonner. Les bœufs, les chevaux ont été réquisitionnés pour nourrir et transporter l'infanterie. Les femmes moissonnent seules et vont par la suite labourer en remplaçant les bêtes de somme et de trait avec leurs petits bras. Les métiers traditionnellement masculins se féminisent nécessairement : ainsi apparaissent des femmes garde-champêtre, des femmes cochers, des institutrices  dans les classes de garçons, des femmes postières –et dieu sait si l’acheminement de milliards de lettres durant toute la durée de la guerre est une activité capitale, car elle symbolise le cordon ombilical qui relie le front avant et le front arrière. On voit aussi des femmes entrer dans les écoles de commerce, des femmes maréchal-ferrant ou encore conductrices de trains et de tramways. 

    À la faveur de la guerre, la femme française s’émancipe donc, et elle assure. De toute façon, elle n’a pas le choix : elle doit être à la fois à la maison, à élever les enfants, et au travail, aux champs ou à l’usine d’armement. Elles sont plus de trois millions à être femmes d’agriculteurs, souvent seules adultes valides sur l’exploitation familiale. Et puis la femme écrit, car elle attend et espère. Les nouvelles du front disent au moins que l’homme est vivant, mais parfois c’est un télégramme qui annonce sèchement le décès du fiancé, du mari ou celui du fils. Les lettres d’amour sont légion, mais les divorces le seront aussi après le conflit (30 000 en 1920 lorsqu’ils étaient de quelques milliers avant la guerre), car la femme a conquis une certaine forme de liberté individuelle, une fierté certaine, une autonomie réelle. « J’ai quitté un agneau et j’ai retrouvé une lionne », écrit un Poilu de retour du front. La femme de 14-18, c’est aussi l’absence de femme pour le soldat –et l’absence d’homme pour la femme ! L’adultère sur le front arrière est sévèrement puni, car démoraliser le soldat de la sorte est un acte peu citoyen. Cependant, la plupart des femmes vivent douloureusement leur esseulement et sont davantage Pénélopes que volages.

    Une émancipation qui tourne court

    La femme de la Grande Guerre, c’est encore l’infirmière, la « dame blanche ». Qu’elles appartiennent à l’Union des femmes de France, à l’Association des dames françaises, à la Croix-Rouge ou encore à la Société de secours aux blessés militaires, elles sont plus de 71 000 infirmières françaises à soigner, panser, voire amputer d’innombrables blessés. Plusieurs centaines périssent sous les obus ou à cause de maladies contagieuses. Près de 400 seront néanmoins décorées de la Légion d’honneur. 

    Les femmes de l’arrière, ce sont bien sûr les nombreuses péripatéticiennes  qui, comme dans tout conflit, servent dans les bordels improvisés à proximité du front, et où des milliers de Poilus défilent. Une flambée de maladies vénériennes (250 000 soldats atteints dès 1916), inquiéta fort le haut commandement militaire, le GQG (Grand quartier général, dirigé successivement par Joffre d’août 14 à décembre 16, par Nivelle de décembre 16 à mai 17 et par Pétain de mai 17 jusqu’à l’armistice).

    La France ne sera cependant pas charitable avec cette femme guerrière sur le front arrière protéiforme où elle aura donné sans compter ; loin s’en faut. Tandis que l’Anglaise obtiendra le droit de vote, le Sénat la lui refusera en 1922 et alors que la jurisprudence sur l’avortement  s’était assouplie, voilà que la doctrine juridique en durcit la répression par une loi de 1922. (Une autre loi de 1920 interdit, dans un pays exsangue,  toute propagande en faveur de la contraception).  Parmi toutes ces femmes, on dénombre enfin 636 000 sont veuves à la fin du conflit (et 700 000 enfants sont orphelins de père). Pour 1,4 million de « tués à l’ennemi ».  

    Léon Mazzella

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    Lire : "Les poilus", par Jean-Pierre Guéno (les arènes, 2013).

    "La Grande Guerre à travers le carte postale ancienne", par Jen-Yves Le Naour (HC éd., 2013).

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    L'INFANTICIDE DEVIENT UN ACTE DE GUERRE

    Le procès fit grand bruit, que l'on appela celui de l'enfant du viol boche.

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    Il s’agit d’un fait divers, relaté et analysé par l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, et qui sert de point de départ à son livre L'enfant de l'ennemi. Viol, avortement, infanticide pendant la Grande Guerre (1),  lequel réfléchit à l’image du corps du soldat -dans tous ses états-, mais aussi à celui de la femme en temps de guerre. En août 1916, un jeune domestique de vingt ans, réfugiée en Meurthe-et-Moselle, Joséphine Barthélémy, tue l’enfant qu’elle vient de mettre au monde. « Debout sur mon seau de toilette, dans lequel l’enfant est tombé, j’affirme qu'il n’a pas crié », déclarera-t-elle. Elle est jugée en cour d’assises pour infanticide, et même si l’avortement et l’infanticide bénéficient d’une indulgence considérable depuis le début du xixe siècle, elle risque d’écoper a minima de cinq années de prison. Avec un aplomb et une assurance confondants, Joséphine assume avoir prémédité son acte et avoir agi de façon délibérée, parce qu’elle ne voulait pas d’un « enfant de père boche ». « La femme victime d’un viol en temps de guerre, » souligne la journaliste américaine Susan Brownmiller, « est choisie non parce qu’elle est un représentant de l’ennemi, mais parce qu’elle est femme, et donc un ennemi » (2). 

    Une Jeanne d'Arc violée

    La presse parisienne s'empare de l’affaire avec délectation. "L'Excelsior" évoque « la petite servante lorraine » en en faisant une sorte de Jeanne d’Arc violée. "Le Temps" titre « L’enfant du Boche » en pages intérieures et "Le Matin"  (tirage : 1 million d’exemplaires en 1917) reprend ce même titre en Une. « Du jour où je m’aperçus que j’étais enceinte, ma résolution fut prise de supprimer l’enfant de mes bourreaux », déclare-t-elle au Petit Parisien (tirage : 1,7 million d’exemplaires en 1917). L'écho est immense. Dans sa plaidoirie, qui sera reproduite intégralement dans la "Revue des grands procès contemporains" (un honneur rare pour un juriste de 27 ans), Maître Loewel ne va pas de main morte. Il évoque, crescendo, « une maternité imposée par l’ennemi »… « Un instinct maternel qui n’a pas parlé. Un seul instinct la dirigeait : celui de la haine. »  Stéphane Audoin-Rouzeau souligne : « Combattants français, femmes violées : l’avocat établit implicitement l’identité entre les deux formes de martyre et de sacrifice. Les termes sont révélateurs : les soldats aussi souffrent, pleurent, sont frappés dans leur chair, et, en esclaves du corps et de l'esprit, incarnent la France martyrisée. Cette comparaison entre la souffrance des femmes du fait du viol allemand et celle des soldats du fait de la guerre contre ces mêmes Allemands est mise en exergue… » L’infanticide commis par Joséphine Barthélémy devient alors un véritable acte de guerre, « un acte de soldat », dira son avocat, voire un acte de représailles. L’héroïne, qui n’est par conséquent pas davantage coupable d’avoir tué son enfant qu’un soldat d’avoir tué un ennemi sur le front, sera acquittée le 23 janvier 1917 et applaudie sur son passage. 

    L.M.

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    (1) Flammarion/Champs, rééd.2013.

    (2) in Le Viol, Stock, 1976.