Le Baratin de Raquel et Pinuche
Voici la version longue, avant coupes (il a fallu raccourcir grave et à la serpe aiguisée pour faire tenir 2 pages en 1, dans le numéro 2 de Grand Seigneur qui vient de paraître : lire notes précédentes). C'est l'une des vertus d'un blog que de donner à lire in extenso le partiel (voire le riquiqui parfois, ce qui n'est pas le cas ici).
Restaurants / Paris
Le BARATIN
ON SE RISQUE SUR LE BIZARRE
D’abord il y a le délicieux accent argentin de Raquel, qui dépasse en saveurs subtiles, fruitées, florales, tous les vins de vignerons que Pinuche propose à qui sait engager une conversation vraie sur le sang de la vigne et sur ceux qui en font un jus buvable à l’issue d’un processus obstiné, étiré avec patience plusieurs millénaires durant. Le Baratin date de 1987 ap. J.C. C’est déjà plus contemporain. Raquel glisse régulièrement une tête hors de sa cuisine afin de vérifier que tout roule. Philippe Pinoteau, dit Pinuche, comme dans San Antonio, parle vins avec un client accoudé au comptoir, son territoire. Raquel Carena, aux commandes du Baratin depuis décembre 1987, est arrivée de Cordoba, en Argentine sans savoir qu’elle allait se lancer dans la restauration et devenir un nom, mieux : un prénom dans le monde des bonnes adresses parisiennes. Philippe Pinoteau est arrivé dans le paysage du mythique bistrot de la rue Jouye-Rouve, Paris 20ème, en 1991 et s’y est installé aux côtés de Raquel en 2001. Pinuche, expert en vins « vivants » (il déteste l’adjectif naturel associé au vin), qu’il définit comme des vins avec des levures indigènes et aussi libres que possible de tout ajout, intrant chimique et autres sulfites en excès ou levures exogènes, qui en font des vins « morts ». Aussi humble que drôle, il se présente comme « le chauffeur de madame avant tout, car elle n’a pas le permis ». Le Baratin fut un bistrot à vins de quartier où on cassait la graine à l’occasion, avec un peu de charcuterie et du fromage. C’est avec l’arrivée de Raquel qu’il est peu à peu devenu une table simple et de qualité, où l’on mange une excellente cuisine de bonne femme. Il est resté un vrai bistro dont l’authenticité ne se mesure pas à la patine d’un banc ou au tain d’une glace, mais à sa chaleur naturelle, à ce brouhaha nécessaire, à cette espèce de connivence amicale qui circule de table en table. Il y a deux salles, une grande ardoise, une peinture marine immense, un escalier qui conduit à la cave, où s’ourdissent les complots tanniques et d’où Pinuche remonte des flacons choisis par lui, après avoir discuté un peu avec les clients qui veulent aller au-delà du tableau qui affiche une vingtaine de références, au verre et à la bouteille, comme La Sorga Le Désordre, le Saint-Chinian de Tortul, le Fleurie de Michel Guignier ou la Papesse de Gramenon, un côtes-du-Rhône de respect. Il n’y a jamais eu de carte des vins au Baratin. En revanche, on peut donc discuter à l’envi, sans baratiner. Le formidable menu à 16€, à déjeuner, annonce le talent de Raquel. Le 12 mai dernier, c’était un délicieux fromage de tête maison, un collier d’agneau aux épices douces qui avait confit depuis le matin, et un Saint-Nectaire idéalement parfumé. Détail agréable : le café est moulu devant vous avant que d’être passé au perco. Ici on « tchatche », on prend un verre de morgon de Foillard (la référence la plus servie au Baratin) avant de prendre une table, on refait le monde en général et celui des vins en particulier avec Pinuche bien sûr, et si le courant passe, il nous débouche des vins étranges, étrangers, inattendus ; « on se risque sur le bizarre »… Pinuche est ainsi : il joue avec la curiosité de ses clients. « C’est épidermique. Le vin est un produit trop complexe. J’aime comprendre ce que l’autre souhaite. Je me plante une fois sur deux, mais bon… Je suis à la fois prétentieux et paresseux ». Lorsque Raquel reprend l’adresse il y a des lustres maintenant, c’est un lieu à l’abandon. Tout à refaire. Avec son ami de l’époque, Olivier, elle propose un seul plat chaque jour. Et ça marche immédiatement. La clientèle du quartier en fait sa cantine et Raquel, qui n’avait jamais cuisiné auparavant, se prend au jeu. « Je trouvais ça rigolo de donner à manger aux gens, alors que je ne me sentais absolument pas manuelle. Totalement autodidacte, j’ai quand même travaillé avec des chefs qui voulaient cuisiner avec moi!». Puis, le bouche à oreille aidant, le Baratin fait boule de neige et décolle dès 1994-95, avec le soutien de copains et de copines comme Mercedès Guion, François Morel, qui ont ameuté Paris». Puis la presse de temps en temps, les guides, ont fait le reste. La cuisine de Raquel est un mélange de cuisine bourgeoise française et d’inspirations pan-méditerranéennes, terre et mer confondues. Elle aime travailler les poissons poêlés, les viandes marinées, les « cocidos », les tripes, la joue et la queue de bœuf, le veau de qualité, les vraies volailles. Des chefs de renom comme Hermé, Rollinger, tous les grands chefs espagnols aussi, sont passés au Baratin, « du coup le monde de la gastronomie s’est vraiment intéressé à moi », dit Raquel encore étonnée. « Le Baratin, c’est indéfinissable. C’est chez moi. C’est un lieu. J’aime y nourrir les gens simplement, sans prétention gastro. Ca reste un bistro et c’est ça que j’aime avant tout, car n’ayant jamais pensé à devenir grand chef, je continue de faire et les courses et la plonge comme la cuisine ! » Simplicité et humilité sont les mots qui sautent à l’esprit lorsqu’on entre au Baratin. Des écrivains célèbres comme Jean Echenoz en ont fait leur adresse fétiche des années durant. L’austère Pascal Quignard a lui aussi élu le Baratin parmi ses repaires. Aujourd’hui, le Baratin selon Raquel, « c’est 23 ans passés dans 4 m2 de cuisine sans puits de lumière, 14 heures par jour et c’est du bonheur. Affreux, mais que du bonheur ! »
© L.M.
Le Baratin, 3 rue Jouye-Rouve, Paris XX.