Gide, Journal
Et si c'était son meilleur livre? Celui par lequel il faut passer, comme par une porte étroite, celui qui exprimerait la quintessence gidienne, l'âme des soties, des romans, des essais, de tout. Tenu librement de 1899 à 1949, non pas en marge de l'oeuvre mais à son côté, il apparaît comme un baromètre d'un esprit lucide, clairvoyant, intraitable avec lui-même, comme la doublure d'un écrivain constamment en état de "work in progress". Je l'avais pas mal picoré dans mon exemplaire de La Pléiade, ce grand Journal (le volume qui couvre 1939-1949 et qui englobe notamment "Si le grain ne meurt"), mais en m'attachant seulement aux superbes pages consacrées à l'Afrique et notamment "Voyage au Congo", "Retour du Tchad" et "Carnets d'Egypte". Là, folio, pour les 40 ans de la collection, publie une anthologie (concoctée par Peter Schnyder et Juliette Solvès) de l'énorme Journal de Gide, et cela se lit comme un roman. Revêtu d'une jaquette bleue classieuse et veloutée au toucher, ce choix donne 450 pages tantôt crépitantes, tantôt mélancoliques, qui mêlent réflexion sur le monde, sur les amis écrivains (nous croisons Claudel, Proust, Péguy, Suarès, Jammes, Copeau, Wilde, Rilke, Blum, Barrès, Valéry), introspections, pensées et surtout travail d'écriture. Excepté les pages sur l'Urss qui dévoilent un Gide déjà marxiste et en train de devenir stalinien, et celles qui touchent à la montée du nazisme et montrent la naïveté des historiens du temps présent que sont parfois les diaristes (lesquels pêchent par manque de clairvoyance, mais se ravisent vite, heureusement), nous avons là le tableau d'une époque riche, mais que l'auteur ne retranscrit qu'avec parcimonie. Il préfère se confier à son Journal comme un Amiel, un Bloy ou bien le Cioran des Carnets.
Mon âme est un champ de manoeuvres
En mettant son coeur à nu et en ne s'épargnant jamais. Gide dit de son âme que c'est "un champ de manoeuvres". Et livre des fragments qui sont parfois des traits, des aphorismes précieux, des pensées à la Wilde; des formules, des mots d'esprit. J'en ai relevé un bouquet. Jugez : "La phrase est une excroissance de l'idée". "L'admirable, sur cette terre, c'est qu'on est forcé de sentir plus que de penser". "Une grande habileté, c'est de se dire que ce qui vous ennuie vous éduque." Pour moi, lire un livre, c'est m'absenter quinze jours durant avec l'auteur". "L'irretrouvable, l'ininventable, c'est la sensation". "Mettre entre soi et le monde une barrière de simplicité. Rien ne les déroute plus que le naturel". Pour les mots aussi, Gide croyait à la vertu des mauvaises fréquentations. Et cet homme fondamentalement franc avec lui-même, ne cache pas (cela rend son Journal émouvant) les flétrissures de son coeur que seul le chant matinal d'un merle parvient à apaiser à peine. Mais la pudeur semble l'enjoindre de ne pas s'épancher sur les causes de ses blessures. Gide écrit droit et avec cran. Et confesse qu'il se voulait mélancolique car il n'avait pas encore compris la supériorité du bonheur. Il cultive en revanche l'errante imprécision du désir, jouit d'une vie de jeunesse réalisée dans l'âge mûr, et regrette que "certains jours, la vie a si mauvais goût qu'on voudrait pouvoir la cracher". Gide lit La Bruyère et Nietzsche comme des auteurs définitifs. Vilipende la famille et la religion. Adore l'Italie, "où la plus sensuelle caresse rejoint la spiritualité", et se rend souvent au Maroc et en Tunisie... Et, surtout, il note le 30 mars 1932 que la perspective de la publication de son Journal, en annexe de ses oeuvres complètes, en fausse tout à coup le sens... Nous lisons alors les 130 pages qu'il reste avec une certaine méfiance. Mais rien ne change, et c'est le miracle. Le tact. La retenue. L'art. "Il est des jours où je ne me sens plus dessiné que par mes ombres", écrit-il avec un accent lichtenbergien. Gide se fait sombre parce qu'il sent le jour de sa vie baisser à mesure. Aussi, ce Journal prend-il un accent grave, et se lit comme le roman d'une vie grande. Gide ne désespère pourtant de rien, avoue s'accrocher parfois à ses carnets, déclare : "Si je ne parviens pas à rejoindre la sérénité, ma philosophie fait faillite". Le 22 septembre 1938, il écrit : "J'ai achevé hier soir de relire les deux cent premières feuilles d'épreuves de mon Journal, pour l'édition de La Pléiade." Et cela sonne comme le trait de génie (qui, à mes yeux, pourrait définir la littérature) que Gide eut en écrivant "Paludes" -cette histoire d'un célibataire dans une tour entourée de marais. Souvenez-vous, ce sont les premiers mots de cette précieuse sotie. ("Vers cinq heures le temps fraîchit; je fermai mes fenêtres et je me remis à écrire. A six heures entra mon grand ami Hubert; il revenait du manège. Il dit : "Tiens! tu travailles?" Je répondis : "J'écris Paludes. -Qu'est-ce que c'est? - Un livre"...). Gide dîne avec le général de Gaulle, lit Saint-Simon, est de plus en plus intraitable avec lui-même, mais avec tendresse et cela sonne comme un oxymore : "Les plaisirs sont venus se poser sur moi comme des oiseaux de passage. Pour tout accueillir, je vivais les mains ouvertes et n'ai su les refermer sur rien. Du moins ai-je appris à me juger sans indulgence, et plus sévèrement même que ne ferait un ennemi." Le Journal du Prix Nobel 1947 s'achève en conscience le 25 janvier 1950. Gide meurt le 19 février de l'année suivante à l'âge de quatre-vingt-deux ans. Nous refermons ce livre bleu avec un regret certain comme on remonte un drap jusqu'à cacher le visage.
Commentaires
"Une grande habileté, c'est de se dire que ce qui vous ennuie vous éduque." Je ne me suis pas du tout ennuyé en lisant votre billet et j'ai appris.
Alora tutto va bene cosi! (merci claire)
Je voulais écrire ENNUYEE bien sûr- Mes doigts vont trop vite sur le clavier
je relis ce bel article sur Gide.
et ces sublimes lignes "Les plaisirs sont venus se poser sur moi comme des oiseaux de passage. Pour tout accueillir, je vivais les mains ouvertes et n'ai su les refermer sur rien. Du moins ai-je appris à me juger sans indulgence, et plus sévèrement même que ne ferait un ennemi."
le net est un outil merveilleux pour partager des choses lues, des choses aimées.
merci Léon - encore une fois - d'offrir/de partager ce que vous avez aimé.
Quel chaleureux message, chère Carole, qui me ravit : vous lisez avec précision.
lorsque l'on partage les choses que l'on aime, on n'attend pas la reconnaissance de l'autre - a priori - puisque le partage est spontané, offert sans idée de retour.
mais.. pour cette raison justement, il est bon de remercier celui qui a su partager.
et puis vous l'aviez précisé ailleurs sur ce blog "Lorsque je jouis seul d'un paysage merveilleux, que je ne peux donc pas partager mon émotion, ce que je ressens alors est étrange : c'est comme si j'en étais privé."
merveilleux Gide. généreux Mazzella.