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villages pyrénéens

  • Retour à Taüll (Pyrénées catalanes)

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    Le clocher de l'église Sant Climent est l'arbre qui cache la forêt. Cette forêt est un village. Il s'appelle Taüll. Mais comme on n'échappe pas au penchant de la tour, à Pise, on n'échappe pas à cet incroyable campanile et à l'église romane somptueuse qui bornent l'entrée du village. Il convient seulement de s'y arrêter, puis de s'attarder au village. Autour du monolithe célèbre, un cimetière gagné par de hautes herbes ne semble pas envahi par les morts. Les croix de fer forgé, éparses, noyées, figurent d'autres herbes, moins folles, qui émergent comme des animaux qui se dressent du col. Soit on n'est pas mort depuis longtemps, par ici, soit c'est le jardinier qui a rendu l'âme parmi les premiers...
    Un bar-restaurant touche presque l'église. Il sent l'appeau à visiteurs. Celui qui sonne faux. Mieux vaut s'en détourner, d'autant  qu'un distributeur rouge d'une boisson gazeuse commune jusque dans les contreforts du Kalahari -bien qu'à demi dissimulé par des écorces d'arbres-, a l'audace de trôner en plein air, faisant ainsi un détestable écho au fameux campanile distant d'une petite trentaine de mètres.
    A Taüll, on ne peut pas mourir de soif. Le premier des bars situé à l'intérieur du village, le bar-restaurant "Sant Climent", arbore une maquette de l'église en guise de pancarte, témoin du culte porté par le village au monument qui l'a rendu célèbre. Au comptoir, des jeunes narguent un vieux à demi sourd et le beau sourire de la serveuse semble vouloir excuser leurs railleries, afin que je n'emporte pas un mauvais souvenir de son établissement et de son village. Leurs mains poudrées de ciment dévoilent leur activité. On retape ici, on construit là. Taüll bouge un peu. Je me souviens d'une phrase placée en épigraphe d'un film mexicain de Juan Antonio de la Riva, «Le village au-delà de la forêt» : Mon village est si petit qu'il entre dans mon coeur...  _La surprise attend le voyageur vierge d'informations sur Taüll au bout du village. Celui-ci est fermé  par la réplique, de dimensions plus modestes, de l'église Sant Climent située à l'entrée. C'est l'église Santa Maria. Même choeur extérieur arrondi et trapu, fessu est-on tenté d'ajouter. Même campanile carré mais moins haut. Même année de consécration, apprend-on : 1123, à un jour d'intervalle, en décembre, et par l'évêque de Barbastro et de Roda.On aborde Santa Maria de dos, tandis que Sant Climent nous est présenté de face.
    Les deux clochers de Taüll figurent deux doigts -dressés aux deux extrémités du village-, pour aider à filer une laine.
    Les maisons ont des balcons d'un bois très brun et des murs de pierres aux tons sombres, aussi gris-noir que l'ardoise et ocre foncé, aussi, qui les fait ressembler à des genettes...
     C'est ça : de loin, Taüll est une fourrure de genette lovée autour de deux monolithes emblématiques.
    Il convient toujours de se laisser aller jusqu'au bout de chaque village, au moins pour vérifier la vue dont chacun jouit. La vérification d'usage faite à Taüll permet de découvrir un étonnant balcon au bout du chemin. Dans cette partie de la Alta Ribagorça, les balcons s'imposent tellement à l'architecture des maisons couleur genette, en s'exposant dans les grandes longueurs, qu'on a envie de croire qu'ils en sont l'une des pièces principales. Ce balcon, donc, est si ancien, il semble si fragile que je me demande si une libellule qui viendrait s'y poser ne suffirait pas à précipiter sa ruine à bas. Il est magnifique. Abandonné, il résonne encore des pas qui l'ont usé et sous cet édifice en péril, ce plancher ajouré qui menace ruine, je m'obstine à voir une extraordinaire patine là où il n'y a qu'une fatale arthrose...
    Cet émouvant balcon est au bout de la Carrer La Santeta._La sinuosité ophidienne et l'étroitesse médiévale des ruelles empierrées qui montent, descendent et tricotent le village, mettent le passager à l'abri de toute surprise. Je veux dire qu'au bout d'une minute ou deux de marche paisible et néanmoins attentive, si j'avais croisé un homme tout droit sorti du Moyen-Age, vêtu de toile et coiffé de feutre, je ne m'en serais pas étonné et je l'aurais salué d'un ordinaire ¡Ola! N'était cette maison en train d'être bruyamment rafistolée avec force bois blond, le voyage aurait duré quelques instants de plus...
    La partie la plus haute du village, vers le restaurant "El Taliu", apprêtée pour un hypothétique développement touristique, est sans intérêt. Elle est en plus. Et comme tout ce qui est en plus, elle est en trop. Le voyageur apprend à se méfier du superflu car, s'il est flatté, il se répand vite et parvient à gâter l'essentiel.
    Redescendons (l'ennemi vient d'en haut).
    Une pluie soudaine doit être accueillie comme une chance, à Taüll. La chance d'assister en quelques minutes à la naissance d'un ruisseau de village et d'entendre la musique d'un torrent en pleine rue. La pluie, savamment canalisée d'une rue à une place et de là aux ruelles forcément pentues du village, ruisselle abondamment en chantant. Les ruelles deviennent en quelques minutes de véritables cascades, des canaux impétueux. C'est ce que l'on appelle si communément "une pluie torrentielle". Les chats, nombreux à Taüll, se blottissent alors à l'abri d'un poulailler, tenus à distance diplomatique par les plus grosses poules. Une odeur de feu de bois dispute l'atmosphère à l'humidité. Restent les bars, mais rare est celui qui ne diffuse pas une radio locale à plein volume. Retour à la rue-cascade. A ses pieds se trouve une grange ouverte où il fait bon s'arrêter en tous temps, assis sur une bûche, en compagnie des parfums domestiques,  surannés, de poussière, de paille sèche et de beurre rance.
    Par un mimétisme bien compréhensible, la plupart des maisons du village se font l'écho du choeur dodu des deux églises. Elles sont dépourvues d'angles et sont rondes comme une caresse. La pierre, adoucie par ces formes, prend un aspect ventru, replet, qui augmente la douceur de la promenade.
    Soudain, dans une ruelle, un parfum de lavande dénonce le passage récent d'une femme dont je ne parviens pas à entendre le pas. Sa trace occulte provisoirement l'état naturel et comme inchangeable du village jusque dans ses odeurs familières; comme le passage d'un avion impose l'interruption d'une conversation.

    ©Léon Mazzella