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emmanuEllemange

893747701.jpgElle mange. Car elle aime manger. Elle voyage. Pour manger, pas pour voyager. Ou alors dans sa tête, qui est reliée à son ventre. Elle écrit sur ce qu’elle mange. Chez elle, chez les autres, au restaurant d’en bas, dans celui-là, loin, parce qu’il est mortel –genre Bras; chez l’habitant aux quatre coins d’une planète réensauvagée par ses passages, et qu’elle finira par connaître par corps, côté cuisines. Elle vit pour manger et mange pour vivre (elle mange donc elle vit, dit-elle), se nourrit spirituellement et « terrestrement » surtout. Elle a des blessures inconsolables et des joies passagères, comme chacun, donc des souvenirs hauts et des souvenirs bas, mais liés à des repas –chacun son méridien de sandwich, à des aliments, à des moments de partage ou de dégustation, fut-ce debout avec un canif, ou à mains nues, ou bien –chic : à L’Ambroisie ou dans une ruelle crade, à l’extrême-orient de tout repère. Elle a des souvenirs liés à des recettes aussi, à des observations de proches ou d’êtres chers qui font, ont fait (la mémoire des gestes), qui en parlent, qui nourrissent, ou bien donnent à goûter. Elle écrit bien. De mieux en mieux. Elle travaille. Elle sait décortiquer le phrasé d’une recette aussi, je veux dire ce qui parle dans l’assiette, ce qui fait sens au-delà des cinq sens. Avec Elle mange (*), je rentre en sixième. Sans régresser ni engraisser : trop la chance.

CANNIBALE DE SURFACE

Elle sait dire l’émotion de tout ce qui se mange et dont elle n’est pas le nom, à la faim. Elle sait aussi le sens du mot fin. Animale, elle goûte tout. Même à l’homme, en cannibale de surface. Extrait : « On ne mange pas un homme comme un fruit.  Ça se mordille un homme, ça ne se mord pas. Ça se suce, ça se lèche, mais ça ne s’avale pas. » Son petit livre précieux est construit ainsi. Par sentiers, par la voie sentimentale, selon des axes fondamentaux, via des instincts transversaux, ces permanents culturels. Il y a une attaque, il y a une chute, et entre, il y a un voyage, une progression, des tapas, des mezze, des voyages, des hommes, un père, une grand-mère, de la séduction, de la rétention, de la dialectique du désir, du plaisir à fond les assiettes, des travaux d’approche comme on se passe du jabugo avec les yeux, et les doigts accessoirement. On y picore mais avec attention, ardeur et sentiment. Il arrive que la peau frissonne en lisant, soit qu’on se reconnaisse dans un texte écrit pour soi (pourquoi tairai-je ma fierté d’être à la carte), soit que l’on parvienne à décoder d’autres textes, ou que l’on retrouve des textes lus une première fois sur brouillon, dans une autre vie. « Elle mange » : j’avais trouvé le titre. S’en souvient-elle -peu me chaut. Ce bouquet de renoncules littéraires, écrites, stylées, chaloupées, accrues, serrées, réduites jusqu’au sirop, jusqu'au bouton, disent des moments forts, tous liés à l'acte-manger, en somme. Pour faire trivial j'écris ainsi, et me dédouaner de ne pas savoir qu’en penser à fond, tant l’empathie gagne la partie. J’aime beaucoup la table des matières de Elle mange, car le folio n'obéit qu'aux mots, lesquels obéissent à une sensibilité certaine. Ils ont leur organisation propre : à la première ligne, l’admiration ouvre la table en renvoyant à la page 57, tandis qu'à la onzième ligne de cette table-là, c’est la mort qui ouvre le bal en nous expédiant page 4.

A LA RECHERCHE DU BEIGNET PERDU

Emmanuelle Jary, c’est le nom de l’auteur, envoie les plats de la façon suivante : admiration, amitié, amour, égoïsme, enfance, ennui, complicité, frime, frustration, honte, mort, séduction, sensualité, tendresse, vie, dégoût, désir, rituel, caprices. Nous suivons le fil en ordre dispersé, fourchette au poing. Un certain beignet africain est sa madeleine, fondatrice et décisive, pour le moment, d’une vocation engendrée par un manque, peut-être... Par une recherche du beignet perdu, ce faux frère. Elle dévore aussi des yeux. Elle sublime ou mange à bras le corps, elle aime la truffe noire autant qu’un vieux comté, un crabe en mue ou une langue de canard, elle se ramasse à la petite cuiller lorsque Pepito, son grand-père adoré, meurt. Elle est capricieuse, pugnace, têtue, lorsqu’il s’agit de manger ça et pas autre chose. Elle dirige la guerre du goût depuis sa naissance. Elle souffre de ne pas aimer le café « comme tout le monde ». Elle peut avoir un caractère de cochon mais sa façon de manger un tablier de sapeur, juste après un gras-double dans un bouchon lyonnais (où logent les papilles de sa nation) est si confondante qu'on lui pardonne. Elle sait dire, vu depuis Paris, l’ennui épais comme la crème de marrons un dimanche après-midi comme personne : sans rien cacher de son désarroi, et c'est ce qui est infiniment touchant. Elle sait dénoncer la fausseté toujours et c’est heureux, puisque-puisque rare. C’est une femme habillée de franchise intérieure. Elle aime savoir dire le gras, l’excès, l’interdit qui dégouline, le borderline gastronomique overdosé -avec talent. D’ailleurs elle s’en délecte, provocatrice-woman. Elle ne s’embarrasse pas avec l’entregent, les précautions d’usage, les habitus versaillais, elle mange avec les doigts au Georges V si ça lui chante, et nous la devinons capable d’un hamdoullah sonore, assise en tailleur sous une tente plantée dans le Haut-Atlas, puisqu’un repas s’y honore bruyamment, selon les rites locaux en vigueur. Elle obéit à certaines règles. C’est son côté ethno, débarrassé de lunettes culturelles depuis sa découverte du goût. Car c’est lui le personnage principal, le héros. Le goût. Son goût à elle. Les goûts d’elle. Mais sa définition du goût est libertaire : un très grand vin lui importe moins que le regard de celui qui saisit le verre, servi par elle, de ce vin-là. De même, un fromage de Rocamadour pas assez fait peut la plonger dans une rage de bouc en rut. Par conséquent (et puisque je sens qu'il est temps que j’arrête), vous aimerez la lire, j'en suis absolument certain.

(*) Editions de l’épure, 10€ (c’est cadeau).

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