Manuscrits de guerre, 2
La seconde partie du livre de Julien Gracq contenant deux inédits et intitulé Manuscrits de guerre est donc un récit, sans titre, écrivais-je hier (lire ci-dessous : Manuscrits de guerre, 1) et reprend des passages, des phrases, des thèmes, des impressions, des actions aussi du Journal qui le précède. Il est écrit à la troisième personne de l'imparfait et met en scène le lieutenant G. Il est aisé de rapprocher celui-ci de l'aspirant Grange du Balcon en forêt. Les deux sont le même double de l’auteur. Le scénario du début (seulement) du Balcon est identique, les lieux sont les mêmes, les compagnons d'armes aussi ... Au début du récit, la plage décrite ainsi que ses environs, Malo (-les Bains, près de Dunkerque, lit-on) ressemble cependant à s'y méprendre à celle de Morgat, qui servit de cadre au Beau ténébreux. Même atmosphère de côte sauvage bretonne, avec des mouettes et leurs cris de poulies rouillées. Il est probable que Gracq commençait d'écrire ce second roman-là, qui paraîtra en 1945, tandis que le Balcon, récit, ne paraîtra qu'en 1958. L'évocation des beautés de la Flandre hollandaise préfigure par ailleurs l'un des plus beaux textes de Gracq : Sieste en Flandre hollandaise (Liberté grande).
Ce récit met en scène un personnage hiératique et stoïque, soucieux d'une morale certaine. Davantage qu'à Grange, nous pensons alors à Aldo (Le Rivage des Syrtes). Un fil d’Ariane court, qui peut se résumer d’une phrase : la poésie d’une guerre, c’est l’ennui quand on la fait. On songe aux attentes dans le Rivage et dans le Balcon aussi. En somme, ce récit assez bref contient déjà tout le terreau sur lequel Gracq bâtira l’essentiel de son œuvre de fiction. C’est pourquoi il est précieux. En revanche, l’action y est permanente (débâcle oblige : les soldats français ne sont plus commandés, égarés sur l’asphalte enfondu de sueur des routes nationales… Ils risquent à tout moment de frôler l’ennemi, vivent sous un parapluie d’avions (…) La troupe avait absorbé les couleurs de la défaite comme une éponge boit l’eau… Le qui vive est constant) et cette vivacité des scènes est inhabituelle, dans les récits, nouvelles et romans de Gracq. Elle est de surcroît singulièrement accrue, par rapport au Journal dont ce récit est directement issu.
En contrepoint, paisiblement, Gracq livre des images sensationnelles dans cette langue somptueuse dont il ne se départira jamais (bien que les lignes qui suivent contiennent -à notre avis- une exceptionnelle imprécision, voire un défaut léger de ponctuation). Extrait :
G. n’avait pas envie de dormir : cette soirée, tout de même, c’était une veille d’armes. Roulé dans sa capote sous les étoiles claires, allongé au côté de l’équipe du canon de 25, il écoutait couler dans la nuit comme une eau la conversation étouffée des soldats qui sourdait de la terre ; rafraîchissante et intarissable comme une source, avec ses hésitations et ses doux silences cette petite voix changée, toute drôle des heures de nuit qu’avaient les hommes, comme des enfants qui se parlent au long de la route en revenant de l’école – une voix de sérieux, si pénétrée de l’importance des choses dites.
Manuscrits de guerre, par Julien Gracq, José Corti, 19€