L'esprit Arzak
Des photos de François Mouries illustrent ce papier sur le restaurant Arzak, à San Sebastien, que je signe dans le dernier n° de Maisons Sud-Ouest, et dont voici un extrait (le reste en kiosque!) :
"Elena a quarante ans et en paraît trente. Aïta (Papa en Basque, elle l’appelle toujours ainsi) en a soixante-sept, mais il est hors-d’âge, comme les grands armagnacs. Juan Mari et Elena forment un tandem insécable en cuisine. « Los Arzak » comme on a l’habitude de les désigner, fonctionnent main dans la main depuis 1995, date à laquelle Elena est revenue à la maison mère, fondée en 1897 par les aïeuls Juan Maria Etxabe et Escolastica Lete, après des études hôtelières en Suisse et une tournée des grands chefs européens, y compris Ferran Adria, ami et compagnon d’aventures intello-gastronomiques de Juan Mari. Mais Elena a toujours traîné dans les cuisines d’aïta depuis sa plus tendre enfance. « J’avais onze ans, ma grand-mère paternelle Francesca dirigeait la casona (maison), Maïté ma mère pilotait l’administration et mon père était au piano. Avec ma sœur Marta (aujourd’hui membre de la direction du musée Guggenheim de Bilbao), nous passions deux à trois heures par jour à aider en cuisine, pendant les grandes vacances. Et pendant mon tour des grandes tables, je revenais chaque fois montrer à mon père ce que j’avais appris, nous échangions déjà beaucoup. » (...)
Pour penser, à l’étage, passée la cave aux 100 000 bouteilles et 2500 références, qui reposent sur des bacs en inox, où la lumière provient de fibres optiques afin de ne pas augmenter la température, fixée à 16°, il y un appartement consacré à ce que nous avons envie d’appeler le « phosphoring ». C’est le labo Arzak. Il n’en existe qu’un seul autre, celui de Ferran Adria. Deux personnes, Xabi et Igor y travaillent constamment, sans jamais descendre en cuisine. Ils goûtent, tentent, pensent, isolés comme des moines du goût, déstructurent les produits comme le philosophe Derrida le faisait avec les concepts, décortiquent jusqu’à l’âme des ingrédients et les fiancent pour produire « de l’inédit bon ». La pièce d’à côté est consacrée au design des plats. Ils y sont dessinés, disposés selon des critères indispensables, on projette leurs photos au mur, on discute sans cesse. Enfin, une dernière pièce de cet étage labo est ce que Juan Mari nomme « la banque d’idées ». Elle contient 1600 produits différents, venus du monde entier, dûment lyophilisés, dans des boîtes transparentes, sur étagères, et cela constitue un trésor qui enrichit chaque jour l’esprit créatif de l’équipe. Celle-ci allie la jeunesse porteuse du savoir le plus talentueux, à l’expérience « maison » la plus sédimentée : Pello, chef des cuisines, compte trente ans de «boîte » à son actif, Antolina, pâtissière, quarante ! Une saga sur fond de longues tables en inox. Dans un établissement « reloaded » par le décorateur Borja Azcarate, lequel travaille avec le mari d’Elena, architecte, Manu Lamosa. Ça reste en famille. Revenons au labo… Machine à déshydrater, machine à lyophiliser : le tandem Arzak expérimente, n’hésite pas à utiliser les outils modernes. Interrogés sur la techno-cuisine, la cuisine moléculaire et autres avatars décriés pour leur utilisation parfois abusive de produits chimiques nocifs, « los Arzak » répondent sagement : il faut manier cela avec prudence, parcimonie et seulement pour sublimer un produit. Exemple : « de l’œuf à la poule et de la poule à l’œuf », est un plat qui est issu d’un bouillon de poule et de chair de poule lyophilisée (réduite en poudre) laquelle, plus concentrée en goût, vient assaisonner le bouillon en rehaussant les saveurs du produit originel. Ce n’est pas pour faire joli ou tendance, mais parce que c’est bon ainsi ! Excitant pour les neurones comme pour les papilles…
La philosophie Arzak repose sur cinq principes, comme la cuisine basque (maritime) repose sur quatre piliers : les chipirons à l’encre, la morue à la biscayenne, les kokotxas (bas-joues de merlu) au pil-pil et le merlu en sauce verte. Ces cinq axiomes sont : une cuisine d’auteur, une cuisine basque, une cuisine d’investigation, une cuisine d’évolution et une cuisine d’avant-garde. Juan Mari : « Nous partons d’une culture propre, identitaire, forte. Nous l’enrichissons en la frottant à d’autres cultures, d’autres produits, d’autres façons de faire. Nous adaptons cela au goût local et au goût général (c’est parfois difficile). Au final, nous accomplissons une évolution, nous avons le sentiment d’avoir créé quelque chose. » Aujourd’hui, « los Arzak » rêvent peut-être d’inscrire au patrimoine culturel du goût, qui n’existe pas dans le réel, mais qui transcende un tissu de légendes, un plat, un seul, que l’avenir désignerait, ou pas, comme le cinquième élément de la cuisine basque. Mais ils n’y pensent pas trop. Le tandem se concentre sur l’unité de lieu (l’adresse originelle) et l’unité de production (un seul restaurant), ce malgré des tombereaux de propositions mirifiques. L’envie d’encourager, de conseiller les initiatives formidables comme la future Université gastronomique basque les anime. Ils ont surtout l’ardent désir de continuer de cultiver leurs valeurs propres : l’humilité, la capacité à être constamment ému par le monde qui les entoure. Continuer de penser comme un enfant, enfin… « J’ai commencé dans les années soixante-cinq avec la nouvelle cuisine basque, dit Juan Mari. Vingt ans après, avec Elena, le restaurant a été propulsé dans la modernité. Aujourd’hui, ma cuisine serait impossible sans elle. Mais, surtout, avec Elena, la maison Arzak a gagné au Loto !.. » " ©L.M.